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18/12/1986 | CEDH | N°9697/82

CEDH | AFFAIRE JOHNSTON ET AUTRES c. IRLANDE


COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE JOHNSTON ET AUTRES c. IRLANDE
(Requête no 9697/82)
ARRÊT
STRASBOURG
18 décembre 1986
En l’affaire Johnston et autres*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir  Vincent Evans,
MM.  

R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
J.A. Carrillo Salcedo,
ainsi que d...

COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE JOHNSTON ET AUTRES c. IRLANDE
(Requête no 9697/82)
ARRÊT
STRASBOURG
18 décembre 1986
En l’affaire Johnston et autres*,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir  Vincent Evans,
MM.  R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
J.A. Carrillo Salcedo,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 juin, 1er juillet et 27 novembre 1986,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.   L’affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 21 mai 1985, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (no 9697/82) dirigée contre l’Irlande et dont M. Roy H.W. Johnston, ressortissant de cet État, Mme Janice Williams-Johnston, sujet britannique, et Mlle Nessa Williams-Johnston, leur fille, de nationalité irlandaise, avaient saisi la Commission en 1982 en vertu de l’article 25 (art.25).
2.   La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) et à la déclaration irlandaise de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur l’existence de violations des articles 8, 9, 12 et 13 (art. 8, art. 9, art. 12, art. 13 ) ainsi que de l’article 14 (combiné avec les articles 8 et 12) (art. 14+8, art. 14+12).
3.   A la suite de l’invitation prescrite à l’article 33 § 3 d) du règlement, Roy Johnston et Janice Williams-Johnston ont exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et ont désigné leur conseil (article 30); ils ont précisé que leur réponse devait s’interpréter comme incluant leur fille en qualité de troisième requérante. Quant à lui, le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, avisé par le greffier de la possibilité d’intervenir dans la procédure (articles 48, alinéa b) (art. 48-b), de la Convention et 33 § 3 b) du règlement), n’a pas manifesté l’intention de s’en prévaloir.
4.   La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. B. Walsh, juge élu de nationalité irlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b)). Le 28 juin 1985, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. W. Ganshof van der Meersch, J. Cremona, G. Lagergren, F. Gölcüklü et R. Macdonald, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).
5.   Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 § 5), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement irlandais ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le représentant des requérants sur la nécessité d’une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément aux ordonnances ainsi rendues, le greffe a reçu:
- le 31 octobre 1985, les prétentions des requérants au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention;
- le 28 novembre 1985, les mémoires respectifs du Gouvernement et des requérants.
Par une lettre du 31 janvier 1986, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué formulerait ses observations lors des audiences.
6.   Le 24 janvier 1986, la Chambre a décidé, en vertu de l’article 50 (art. 50) du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.
7.   Le 30 janvier, le président a fixé au 23 juin 1986 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement, délégué de la Commission et conseil des requérants par l’intermédiaire du greffier.
8.   Les débats se sont déroulés en public les 23 et 24 juin 1986, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme J. Liddy, jurisconsulte adjoint,
ministère des Affaires étrangères,  agent,
M. D. Gleeson, Senior Counsel,
M. J. O’Reilly, Counsel,  conseils,
M. M. Russell, Office of the Attorney General,
M. P. Smyth, ministère des Affaire étrangères,  conseillers;
- pour la Commission
M. Gaukur Jörundsson,  délégué;
- pour les requérants
Mme M. Robinson, sénateur, Senior Counsel,
M. W. Duncan, maître de conférences en droit,  conseils,
Mme M. O’Leary, solicitor.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions et à celles d’un de ses membres, MM. Gleeson et O’Reilly pour le Gouvernement, M. Gaukur Jörundsson pour la Commission, Mme Robinson et M. Duncan pour les requérants.
9.   Le Gouvernement a déposé divers documents pendant les audiences, la Commission - à la demande du président - les 16 juin et 30 juillet 1986.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10.  Le premier requérant, Roy H.W. Johnston, né en 1930, est un cadre supérieur en matière de recherche scientifique appliquée. Il réside à Rathmines, Dublin, avec la deuxième requérante, Janice Williams-Johnston, née en 1938; enseignante, elle travaillait comme directrice d’une classe enfantine à Dublin mais se trouve au chômage depuis 1985. La troisième requérante est leur fille, Nessa Doreen Williams-Johnston, née en 1978.
11.  Le premier requérant a épousé Mlle M. en 1952 selon le rite de l’Église d’Irlande. De leur union sont issus trois enfants (1956, 1959 et 1965).
En 1965, il apparut clairement au couple que les liens matrimoniaux étaient irrémédiablement brisés. Aussi les intéressés décidèrent-ils de loger séparément à différents étages de la maison familiale. Plusieurs années après, au su et avec le consentement l’un de l’autre, ils nouèrent chacun des relations de concubinage avec des tiers. Les deux couples s’entendirent pour habiter dans des appartements distincts jusqu’en 1976, date à laquelle l’épouse de M. Johnston déménagea.
En 1978, la deuxième requérante, avec laquelle Roy Johnston vivait depuis 1971, donna le jour à Nessa. Il accepta de voir son nom figurer dans le registre des naissances comme celui du père (paragraphe 26 ci-dessous).
12.  La Constitution irlandaise (paragraphes 16-17 ci-dessous) empêche le premier requérant d’obtenir en Irlande la dissolution de son mariage par voie de divorce afin d’épouser la deuxième requérante. Pour régulariser ses rapports avec elle et avec sa femme et pourvoir aux besoins des personnes à sa charge, il a pris les mesures suivantes.
a) Avec l’agrément de son épouse, il consulta des solicitors, à Dublin et à Londres, au sujet de la possibilité pour lui de divorcer hors d’Irlande. Les solicitors londoniens lui indiquèrent qu’il ne l’avait pas en Angleterre, faute de résider dans le ressort des juridictions anglaises (voir aussi les paragraphes 19-21 ci-dessous). Les choses en restèrent donc là.
b) Le 19 septembre 1982, il conclut avec son épouse un accord formel de séparation confirmant un accord antérieur de quelques années. Elle recevait une somme forfaitaire de 8.800 livres irlandaises (IR £), plus une pension alimentaire pour celui des enfants nés du mariage qui demeurait à charge. Chacune des parties renonçait aussi à ses droits successoraux sur le patrimoine de l’autre.
c) Le premier requérant a légué l’usufruit de sa maison à la deuxième requérante, la nue-propriété à ses quatre enfants conjointement, une moitié du surplus de ses biens à la deuxième requérante et l’autre moitié à ses quatre enfants, par parts égales.
d) Il pourvoit aux besoins de la troisième requérante depuis sa naissance et agit à tous égards comme un père attentionné.
e) Il a contribué à l’entretien de son épouse jusqu’à la conclusion de l’accord de séparation susmentionné et pourvu aux besoins des trois enfants issus du mariage tant qu’ils étaient à charge.
f) Il a désigné la deuxième requérante comme bénéficiaire de son régime de pension.
g) Il a souscrit une assurance-maladie en faveur des deuxième et troisième requérantes comme membres de sa famille.
13.  La deuxième requérante, qui dépend beaucoup du premier sur le plan financier, se préoccupe de la précarité de son statut juridique actuel, notamment du défaut d’obligation alimentaire pesant sur lui et de droits potentiels de succession ab intestat (voir aussi le paragraphe 23 ci-dessous). Comme la loi l’y autorise, elle a adopté le nom du premier requérant et l’utilise avec ses amis et voisins, mais elle continue à porter le sien - Williams - à d’autres fins. Elle craindrait de révéler aux employeurs sa situation familiale exacte et, de peur d’avoir à l’exposer, hésiterait à demander la nationalité irlandaise malgré son désir de l’acquérir.
14.  Quant à la troisième requérante, elle a en droit irlandais la qualité d’enfant illégitime. Ses parents s’inquiètent de l’absence de moyens qui lui permettraient, même avec leur consentement, d’être reconnue comme leur fille jouissant, à leur égard, de tous les droits d’entretien et de succession (paragraphes 30-32 ci-dessous). Ils redoutent aussi que sa situation juridique ne jette l’opprobre sur elle, notamment à l’école.
15.  Les deux premiers requérants déclarent que s’ils ne pratiquent aucune religion officielle depuis quelque temps, ils se sont récemment affiliés à Dublin à la Société religieuse des Amis (les Quakers). Cette décision s’explique en partie par leur souci de voir Nessa recevoir une éducation chrétienne.
II. DROIT INTERNE APPLICABLE
A. Dispositions constitutionnelles relatives à la famille
16.  La Constitution de l’Irlande, entrée en vigueur en 1937, renferme les dispositions suivantes:
"40.3.1o. L’État s’engage à respecter dans ses lois et, dans la mesure du possible, à défendre et soutenir par ses lois les droits individuels du citoyen.
40.3.2o. En particulier, par ses lois il protégera de son mieux contre les attaques injustes, la vie, la personne, l’honneur et les droits de propriété de tout citoyen et, en cas d’injustice, il les défendra.
41.1.1o. L’État reconnaît la famille comme le groupement primaire, naturel et fondamental de la société et comme une institution morale possédant des droits inaliénables et imprescriptibles, antérieurs et supérieurs à toute loi positive.
41.1.2o. [Il] garantit donc la protection de la Constitution et de l’autorité à la famille, base nécessaire à l’ordre social et indispensable au bien-être de la Nation et de l’État.
41.3.1o. L’État s’engage solennellement à veiller avec une attention spéciale à l’institution du mariage sur laquelle la famille est fondée et à la protéger contre toute atteinte.
41.3.2o. Il ne sera adopté aucune loi permettant de dissoudre le mariage.
42.1. L’État reconnaît que l’éducateur premier et naturel de l’enfant est la famille et il s’engage à respecter le droit et le devoir inaliénables des parents d’assurer, selon leurs moyens, l’éducation religieuse et morale, intellectuelle, physique et sociale de leurs enfants.
42.5. Dans des cas exceptionnels où, pour des raisons physiques ou morales, les parents manqueraient à leurs devoirs envers leurs enfants, l’État, gardien du bien commun, s’efforcera, par des moyens convenables, de les remplacer, mais dans le respect constant des droits naturels et imprescriptibles de l’enfant."
17.  L’article 41.3.2o de la Constitution interdit en Irlande le divorce au sens de dissolution du mariage (divorce a vinculo matrimonii). En revanche, les époux peuvent se voir relever du devoir de cohabitation par un acte de séparation conclu entre eux, et qui les lie, ou par un jugement de séparation de corps (appelée aussi divorce a mensa et thoro). Pareille décision exige la preuve d’un adultère, de cruauté ou de pratiques contre nature; elle ne dissout pas le mariage. Dans la suite du présent arrêt, le mot "divorce" désigne un divorce a vinculo matrimonii.
On peut aussi obtenir, sous certaines conditions, un jugement de nullité: la constatation par la High Court qu’un mariage était invalide, donc nul et non avenu ab initio. Un mariage peut aussi être "annulé" par un tribunal ecclésiastique, mais sans incidence sur l’état civil des parties.
18.  D’après la jurisprudence constante des tribunaux irlandais, la "famille" protégée par l’article 41 de la Constitution est celle qui se fonde sur le mariage. Ainsi, dans The State (Nicolaou) v. An Bord Uchtála (Commission de l’adoption), Irish Reports 1966, p. 567, la Cour Suprême a déclaré:
"Il ressort clairement des termes de l’article 41, et en particulier de son paragraphe 3, que la famille visée par lui est la famille fondée sur l’institution du mariage; dans le contexte de cet article, le mariage s’entend d’un mariage valide au regard du droit en vigueur dans l’État. Certes, des personnes non mariées vivant sous le même toit et les enfants nés de leur union peuvent souvent passer pour une famille et posséder nombre, sinon la totalité, des apparences extérieures d’une famille; elles peuvent même être considérées comme telle aux fins d’une loi déterminée. Néanmoins, les garanties de l’article 41 se limitent aux familles créés par mariage."
La Cour Suprême a pourtant jugé qu’un enfant illégitime a des droits naturels non spécifiés (par opposition aux droits attribués par la loi), à protéger au titre de l’article 40.3 de la Constitution, par exemple le droit aux aliments et à la vie, le droit d’être élevé et éduqué, d’avoir l’occasion de travailler et de parvenir au plein épanouissement de sa personnalité et de sa dignité d’être humain, ainsi que les mêmes droits naturels, consacrés par la Constitution, qu’un enfant légitime à une "éducation religieuse et morale, intellectuelle, physique et sociale" (G. v. An Bord Uchtála, Irish Reports 1980, p. 32).
B. Reconnaissance des divorces prononcés à l’étranger
19.  Selon l’article 41.3.3o de la Constitution,
"Aucune personne dont le mariage a été dissous conformément au droit civil d’un autre État, mais demeure valide au regard du droit en vigueur dans la juridiction du gouvernement et du Parlement établis par la présente Constitution, ne pourra valablement contracter mariage dans ladite juridiction du vivant de l’autre partie au premier mariage."
20.  D’une série de décisions judiciaires, il ressort que le texte précité n’interdit pas aux tribunaux irlandais de reconnaître, en vertu des principes généraux du droit international privé irlandais, certains jugements de divorce rendus à l’étranger, même au profit de ressortissants irlandais. Il n’en allait ainsi que si les conjoints avaient, à l’époque de la procédure, leur "domicile" en un lieu relevant de la juridiction du tribunal étranger (Re Caffin Deceased: Bank of Ireland v. Caffin, Irish Reports 1971, p. 123; Gaffney v. Gaffney, Irish Reports 1975, p. 133); depuis le 2 octobre 1986, il suffit que l’un d’entre eux remplisse cette condition (Domicile and Recognition of Foreign Divorces Act 1986). Pour être réputée "domiciled" dans un pays étranger, une personne doit non seulement y résider, mais encore avoir l’intention d’y demeurer en permanence sans esprit de retour. En outre, le divorce prononcé à l’étranger n’est pas reconnu si une partie a frauduleusement invoqué le "domicile" devant le tribunal étranger pour provoquer le jugement.
21.  Si un officier de l’état civil d’Irlande reçoit notification d’un projet de mariage entre deux personnes dont il sait que l’une ou l’autre a obtenu un divorce à l’étranger, la réglementation applicable l’oblige à en référer au Conservateur en chef. Celui-ci demande un avis juridique sur le point de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, le divorce serait reconnu en droit irlandais comme ayant eu pour effet de dissoudre le mariage et si le projet de mariage peut donc se réaliser.
C. Statut juridique des personnes se trouvant dans la situation des deux premiers requérants
1. Mariage
22.  Les personnes qui, à l’instar des deux premiers requérants, vivent ensemble et dans le cadre de relations stables après la rupture du mariage de l’une d’elles ne peuvent, du vivant de l’autre partie à ce mariage, s’épouser en Irlande et n’y sont pas considérées comme une famille aux fins de l’article 41 de la Constitution (paragraphes 17 et 18 ci-dessus).
2. Aliments et successions
23.  Contrairement à un couple marié, de telles personnes n’ont l’une envers l’autre aucun devoir légal de secours ni aucun droit successoral. En revanche, rien en droit irlandais ne les empêche de cohabiter, de s’entraider matériellement et de se faire des libéralités entre vifs ou à cause de mort. Elles peuvent aussi contracter des accords d’assistance mutuelle, encore que Gouvernement et requérants expriment des opinions divergentes sur la compatibilité de pareils accords avec l’ordre public.
En général, le membre marié du couple demeure, en théorie du moins, dans l’obligation légale d’entretenir son époux ou épouse. De plus, les dispositions testamentaires prises par lui peuvent être subordonnées aux droits de son conjoint ou de ses enfants légitimes au titre de la loi de 1965 sur les successions.
3. Divers
24.  Comparées aux couples mariés, les personnes se trouvant dans la situation des deux premiers requérants:
a) si des difficultés surgissent entre elles, n’ont aucun accès au système des "ordonnances d’interdiction" (barring orders) ménageant des recours en cas de violences au sein de la famille (loi de 1976 sur le droit de la famille, entretien des conjoints et des enfants, modifiée par la loi de 1981 sur le droit de la famille, protection des conjoints et des enfants), mais peuvent solliciter une injonction ou déclaration judiciaires offrant un remède analogue;
b) ne jouissent d’aucun des droits conférés par la loi de 1976 sur la protection du foyer familial quant au foyer familial et à son contenu, notamment l’interdiction faite à un époux de vendre sans le consentement de son conjoint et l’exonération des droits de timbre et d’enregistrement foncier dans l’hypothèse d’un transfert de propriété de l’un à l’autre;
c) en cas de transfert de propriété entre eux, sont traités moins favorablement aux fins de l’impôt sur l’acquisition de capital;
d) jouissent de droits différents au regard du code de protection sociale, notamment quant aux prestations servies aux épouses abandonnées;
e) ne peuvent adopter ensemble un enfant (voir aussi le paragraphe 29 ci-dessous).
D. Statut juridique des enfants illégitimes
1. Filiation
25.  Le droit irlandais consacre le principe mater semper certa est: la filiation maternelle d’un enfant illégitime, telle la troisième requérante, se trouve établie du seul fait de la naissance, sans qu’il faille une déclaration volontaire ou judiciaire.
La loi de 1930 sur les enfants illégitimes (ordonnances de filiation), modifiée par les lois de 1976 sur le droit de la famille (entretien des conjoints et des enfants) et de 1983 sur les tribunaux, prévoit des procédures au terme desquelles la District Court ou la Circuit Court peuvent rendre contre le père putatif d’un enfant une "ordonnance de filiation", le condamnant à des versements périodiques pour l’entretien de ce dernier, ou approuver un accord forfaitaire de subsides conclu entre l’homme qui se reconnaît père d’un enfant illégitime et la mère. Aucune de ces procédures n’établit la filiation paternelle de l’enfant erga omnes; le constat de paternité ne possède que l’autorité relative de la chose jugée.
26.  La loi de 1863, modifiée en 1880, sur l’enregistrement des naissances et décès en Irlande permet à l’officier d’état civil d’inscrire sur le registre le nom d’une personne comme celui du père d’un enfant illégitime si la mère et l’intéressé l’y invitent conjointement. L’acte d’enregistrement n’établit pourtant pas la filiation paternelle.
2. Tutelle
27.  La mère d’un enfant illégitime est, dès la naissance, l’unique tuteur de l’enfant (article 6 § 4 de la loi de 1964 sur la tutelle des mineurs) et a les mêmes droits de tutelle que ceux dont jouissent conjointement les parents d’un enfant légitime. Le père naturel peut saisir la justice de questions relatives à la garde de l’enfant et au droit de visite de l’un ou l’autre des parents (article 11 § 4 de ladite loi), mais non demander au tribunal de se prononcer sur d’autres sujets touchant au bien-être de l’enfant, ni se faire désigner cotuteur de l’enfant, fût-ce avec l’accord de la mère.
3. Légitimation
28.  Un enfant illégitime peut être légitimé par le mariage subséquent de ses parents sous la condition, non remplie par les deux premiers requérants, qu’ils eussent pu être légalement mariés ensemble à l’époque de sa naissance ou à un moment quelconque des dix mois précédents (article 1 §§ 1 et 2 de la loi de 1931 sur les enfants légitimes).
4. Adoption
29.  D’après la loi (amendée) de 1952 sur l’adoption, seuls peuvent bénéficier d’une ordonnance d’adoption un couple marié vivant sous le même toit, une veuve, un veuf, la mère ou le père naturels ou encore un parent de l’enfant.
5. Entretien
30.  La loi de 1930 sur les enfants illégitimes (ordonnances de filiation), modifiée par la loi de 1976 sur le droit de la famille (entretien des conjoints et des enfants), a pour effet d’imposer à chacun des parents d’un enfant illégitime une égale obligation d’assurer son entretien. L’exécution de celle-ci ne peut être exigée du père en l’absence d’une "ordonnance de filiation" (paragraphe 25 ci-dessus).
6. Successions
31.  La dévolution d’un patrimoine ab intestat obéit à la loi de 1965 sur les successions, qui prévoit pour l’essentiel un partage, selon des quotités déterminées, entre le conjoint ou les "descendants" survivants. Dans O’B v. S. (Irish Reports 1984, p. 316), la Cour Suprême a estimé que le mot "descendant" n’englobait pas les enfants non issus d’un mariage légal et qu’un enfant illégitime n’avait donc, en vertu de la loi de 1965, aucun droit sur la succession ab intestat de son père naturel. Tout en ajoutant que la discrimination ainsi créée au profit des enfants légitimes se justifiait sous l’angle des paragraphes 1 et 3 de l’article 41 de la Constitution (paragraphe 16 ci-dessus), elle a déclaré qu’il incombait d’abord au législateur de décider si et dans quelle mesure il fallait modifier les règles en vigueur en matière de succession ab intestat. Les normes pertinentes de la loi relevaient d’un statut destiné à renforcer la protection de la famille conformément à l’article 41, lequel ne se borne pas à consacrer un intérêt de l’État, mais impose à celui-ci l’obligation de sauvegarder la famille; dès lors, ladite discrimination ne revêtait pas nécessairement un caractère injuste, déraisonnable ou arbitraire et lesdites normes ne se trouvaient pas entachées d’invalidité eu égard à celles de la Constitution.
Un enfant illégitime peut en revanche, dans certaines circonstances, avoir des droits sur la succession ab intestat de sa mère. Une règle particulière (l’article 9 § 1 de la loi de 1931 sur les enfants légitimes) prévoit que si la mère d’un enfant illégitime décède ab intestat sans laisser de descendant légitime, l’enfant a droit à la même part que s’il était né légitime.
32.  Quant aux successions testamentaires, l’article 117 de la loi précitée de 1965 autorise un tribunal à prendre des mesures en faveur d’un enfant lorsqu’il estime que le testateur a failli à son devoir moral d’arrêter les dispositions appropriées. Un enfant illégitime n’a aucun droit sur le patrimoine de son père au titre de cet article, mais peut agir contre la succession de sa mère si cette dernière ne laisse aucun descendant légitime.
33.  Un enfant illégitime qui hérite de ses parents est passible de l’impôt sur l’acquisition de capital selon des modalités moins favorables que pour un enfant né du mariage.
E. Propositions de réforme législative
1. Divorce
34.  En 1983 a été créée une commission mixte du Dáil (Chambre des députés) et du Seanad (Sénat), chargée notamment d’examiner les problèmes résultant de la rupture du mariage. Dans son rapport de 1985, elle cite des chiffres donnant à penser qu’environ 6 % des mariages ont échoué à ce jour en Irlande, mais note l’absence de statistiques précises. Elle estime que les parties à des relations stables nouées après l’échec du mariage et les enfants nés de telles relations ne jouissent pas actuellement d’un statut et d’une protection légaux suffisants; elle ne se prononce pas pour autant sur la nécessité ou l’opportunité de légiférer en matière de divorce.
Lors d’un référendum national qui a eu lieu le 26 juin 1986, la majorité a repoussé un amendement à la Constitution, qui eût permis une telle législation.
2. Enfants illégitimes
35.  En septembre 1982, la Commission de réforme de la législation irlandaise a publié un rapport sur les enfants illégitimes. Elle recommande essentiellement que la législation abolisse la notion juridique d’enfants illégitimes et reconnaisse aux enfants nés hors mariage les mêmes droits qu’aux enfants issus d’un mariage.
Après avoir étudié le rapport, le gouvernement a déclaré en octobre 1983 qu’il avait opté pour une réforme; elle devrait s’attacher à éliminer la discrimination que subissent les personnes nées hors mariage et à définir les droits et obligations de leurs pères. Il a décidé cependant de ne pas retenir une proposition de la Commission de réforme, tendant à octroyer au père des droits automatiques de tutelle à l’égard d’un tel enfant.
36.  En mai 1985, le ministre de la Justice a saisi les Chambres du Parlement d’un mémorandum, intitulé "The Status of Children" ("Le statut des enfants"), indiquant la nature et la portée des principales modifications préconisées par le gouvernement. Le 9 mai 1986, le projet de loi de 1986 sur le statut des enfants, dont une première version se trouvait annexée au mémorandum, a été introduit devant le Seanad. Il a pour but déclaré de supprimer, dans la mesure du possible, les discriminations que le droit en vigueur engendre au détriment des enfants nés hors mariage. S’il aboutit sous sa forme actuelle, il entraînera notamment les conséquences suivantes:
a) Dans le cas où le nom d’une personne figure au registre des naissances comme celui du père d’un enfant né hors mariage, l’intéressé sera présumé père sauf preuve contraire (comp. le paragraphe 26 ci-dessus).
b) Le père d’un enfant né hors mariage pourra demander en justice la cotutelle de l’enfant avec la mère (comp. le paragraphe 27 ci-dessus), auquel cas ils auront des droits et responsabilités parentaux identiques à ceux de parents mariés.
c) La condition restreignant la possibilité d’une légitimation par mariage subséquent disparaîtra grâce à l’abrogation de l’article 1 § 2 de la loi de 1931 sur les enfants légitimes (paragraphe 28 ci-dessus).
d) Les dispositions légales régissant l’obligation, pour les deux parents d’un enfant né hors mariage, de pourvoir à ses besoins seront analogues à celles qui valent pour des parents mariés (paragraphe 30 ci-dessus).
e) En matière successorale, on ne distinguera plus entre les personnes selon que leurs parents étaient ou non mariés ensemble. Ainsi, un enfant né hors mariage aura droit à une part de la succession ab intestat de chacun de ses parents; il jouira des mêmes droits qu’un enfant né dans le mariage sur le patrimoine d’un parent qui décéderait en laissant un testament (comp. les paragraphes 31 et 32 ci-dessus).
L’exposé des motifs précise que les modifications fiscales éventuelles rendues nécessaires par les nouvelles mesures projetées relèveraient d’une législation distincte, du ressort du ministre des Finances.
3. Adoption
37.  Se trouve aussi à l’étude une réforme du droit de la l’adoption, à la suite de la publication en juillet 1984 du rapport de la Commission de révision des services d’adoption. Cette Commission a recommandé que, comme à présent (paragraphe 29 ci-dessus), les couples non mariés ne puissent adopter conjointement même leurs propres enfants naturels.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
38.  Roy Johnston, Janice Williams-Johnston et Nessa Williams-Johnston ont saisi la Commission le 16 février 1982 (requête no 9697/82). Ils se plaignaient de l’absence, en Irlande, de textes permettant le divorce et reconnaissant la vie familiale de personnes qui, après l’échec du mariage de l’une d’elles, entretiennent des relations familiales hors mariage; ils invoquaient les articles 8, 9, 12 et 13 (art. 8, art. 9, art. 12, art. 13) de la Convention, ainsi que l’article 14 (combiné avec les articles 8 et 12) (art. 14+8, art. 14+12).
39.  La Commission a retenu la requête le 7 octobre 1983.
Dans son rapport du 5 mars 1985 (article 31) (art. 31), elle formule l’avis:
- qu’il n’y a pas violation des articles 8 et 12 (art. 8, art. 12) quant au droit - non garanti par la Convention - de divorcer et de se remarier (unanimité);
- qu’il n’y a pas violation de l’article 8 (art. 8) en ce que la loi irlandaise ne confère pas aux deux premiers requérants un statut familial reconnu (douze voix contre une);
- qu’il y a violation de l’article 8 (art. 8) en ce que le régime juridique concernant le statut de la troisième requérante en droit irlandais ne respecte pas la vie familiale des trois requérants (unanimité);
- qu’il n’y a pas violation des droits du premier requérant au titre de l’article 9 (art. 9) (unanimité);
- qu’il n’y a pas violation de l’article 14, combiné avec les articles 8 et 12 (art. 14+8, art. 14+12), car les deux premiers requérants ne sont pas victimes de discriminations résultant de la loi irlandaise (douze voix contre une);
- qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief distinct de la troisième requérante en matière de discrimination;
- qu’il n’y a pas violation de l’article 13 (art. 13) (unanimité).
Le texte intégral de l’avis de la Commission figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
40.  Devant la Cour, les requérants s’appuient sur les mêmes articles que devant la Commission, à l’exception de l’article 13 (art. 13).
Lors des audiences des 23 et 24 juin 1986, le Gouvernement a confirmé en substance les conclusions de son mémoire du 28 novembre 1985, par lesquelles il priait la Cour:
"1) Quant au moyen préliminaire: de dire et déclarer que les requérants a) ne peuvent se prétendre victimes au sens de l’article 25 (art. 25) de la Convention; b) n’ont pas épuisé les voies de recours internes;
2) Quant aux articles 8 et 12 (art. 8, art. 12): de dire et déclarer qu’il n’y a pas eu violation des articles 8 et 12 (art. 8, art. 12) pour autant que les deux premiers requérants revendiquent le droit de divorcer et de se remarier;
3) Quant à l’article 8 (art. 8): de dire et déclarer qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 (art. 8) en ce qui concerne la vie familiale des trois requérants ou de l’un quelconque d’entre eux;
4) Quant à l’article 9 (art. 9): de dire et déclarer qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 (art. 9);
5) Quant à l’article 14 combiné avec les articles 8 et 12 (art. 14+8, art. 14+12): de dire et déclarer qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec les articles 8 et 12 (art. 14+8, art. 14+12) de la Convention;
6) Quant à l’article 13 (art. 13): de dire et déclarer qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 (art. 13);
7) Quant à l’article 50 (art. 50): i) de dire et déclarer qu’il n’est ni justifié ni approprié d’accorder une indemnité; ii) en ordre subsidiaire, au cas et dans la mesure où elle conclurait à la violation de tel ou tel article de la Convention, de dire et déclarer que pareil constat constitue en soi une satisfaction équitable suffisante".
Le Gouvernement a relevé toutefois que les requérants n’alléguaient plus la violation de l’article 13 (art. 13); il a aussi formulé des arguments supplémentaires sur la recevabilité de certains de leurs griefs (paragraphe 47 ci-dessous).
EN DROIT
I.   SUR LES MOYENS PRELIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A. Sur la qualité de "victimes" des requérants
41.  Selon le Gouvernement, la situation de "tranquillité domestique" des requérants montre qu’ils ne risquent pas de subir directement les effets des aspects du droit irlandais dont ils se plaignent. Dans le cadre d’un différend sorti de leur imagination, ils soulèveraient des problèmes purement hypothétiques. Ils ne sauraient donc se prétendre à bon droit "victimes" au sens de l’article 25 § 1 (art. 25-1) de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi:
"La Commission peut être saisie d’une requête (...) par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers, qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties Contractantes des droits reconnus dans la (...) Convention (...)."
42.  Le Gouvernement avait déjà - en vain - présenté ce moyen devant la Commission pendant l’examen de la recevabilité; il n’est donc pas forclos à le formuler devant la Cour (voir, entre autres, l’arrêt Campbell et Fell du 28 juin 1984, série A no 80, p. 31, § 57).
La Cour estime cependant ne pouvoir accueillir l’exception. L’article 25 (art. 25) habilite les particuliers à soutenir qu’une loi viole leurs droits par elle-même, en l’absence d’acte individuel d’exécution, s’ils risquent d’en subir directement les effets (arrêt Marckx du 13 juin 1979, série A no 31, p. 13, § 27). Or les requérants s’en prennent bien aux répercussions de la loi sur leur propre vie.
De plus, la question de l’existence d’un préjudice ne relève pas de l’article 25 (art. 25) qui, par "victime", désigne "la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux" (voir, entre autres, l’arrêt de Jong, Baljet et van den Brink du 22 mai 1984, série A no 77, p. 20, § 41).
Les requérants peuvent donc se prétendre victimes des manquements qu’ils allèguent.
43.  La Cour n’estime pas devoir surseoir à statuer, comme l’y invite le Gouvernement, jusqu’à l’adoption du projet de loi sur le statut des enfants, lequel tend à modifier à plusieurs égards la législation irlandaise en cause (paragraphe 36 ci-dessus). A plusieurs occasions, elle a poursuivi l’examen d’une affaire alors même que des réformes étaient proposées ou déjà réalisées (voir par exemple les arrêts Marckx, Airey et Silver et autres, des 13 juin 1979, 9 octobre 1979 et 25 mars 1983, série A no 31, 32 et 61).
B. Sur l’épuisement des voies de recours internes
44.  D’après le Gouvernement - qui avait défendu en temps utile une thèse analogue devant la Commission -, les requérants auraient pu demander aux tribunaux irlandais de contrôler la constitutionnalité de chacune des dispositions du droit irlandais qu’ils attaquent. Comme ils n’auraient pas épuisé les voies de recours internes que l’on pourrait leur avoir signalés, la Commission aurait eu tort de retenir la requête.
45.  L’article 26 (art. 26) de la Convention n’exige l’épuisement que des recours relatifs aux violations incriminées; ils doivent exister avec un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’accessibilité et l’effectivité voulues. Il incombe à l’État défendeur, s’il plaide le non-épuisement, de démontrer que ces diverses conditions se trouvent réunies (voir, entre autres, l’arrêt de Jong, Baljet et van den Brink précité, série A no 77, p. 19, § 39).
46.  Aucun recours efficace ne s’ouvre aux requérants dans la mesure où ils dénoncent l’interdiction du divorce par la Constitution d’Irlande.
Sur les autres points, la Cour, eu égard notamment à la jurisprudence constante des tribunaux irlandais (paragraphes 18 et 31 ci-dessus), n’estime pas que le Gouvernement ait établi avec quelque degré de certitude l’existence de pareil recours.
C. Sur l’irrecevabilité alléguée de certains griefs pour d’autres motifs
47.  Lors des audiences des 23 et 24 juin 1986, le Gouvernement a fait valoir que depuis la décision de recevabilité les requérants ont formulé, devant la Commission puis la Cour, plusieurs griefs nouveaux relatifs à leur statut en droit irlandais et non retenus par ladite décision. Selon lui, "la Cour n’est pas valablement saisie" de ces griefs qui portent sur la possibilité d’"ordonnances d’interdiction", l’applicabilité de la loi de 1976 sur la protection du foyer familial, les droits de succession ab intestat entre les deux premiers requérants, la fiscalité et les droits de timbre, le bénéfice du code de protection sociale et la discrimination alléguée en matière d’emploi.
48.  D’après le délégué de la Commission, les requérants soulèvent ces questions pour illustrer leur allégation générale, présentée à la Commission et déclarée par elle recevable, à savoir qu’ils se trouveraient "placés dans une situation les empêchant de jouir d’un statut familial reconnu par le droit irlandais ou de garantir à leur enfant la qualité de membre à part entière de leur famille".
De son côté, la Cour note qu’aux termes de leur requête initiale à la Commission les intéressés reprochent à l’Irlande d’enfreindre l’article 8 (art. 8) "par la manière dont son droit interne traite leurs relations familiales". Pendant les débats, le Gouvernement a souligné du reste que la thèse exposée à la Cour et à laquelle il lui fallait répondre constituait "un ensemble".
Dans ces conditions, les griefs dont il s’agit ne sortent pas du cadre de l’affaire, délimité par la décision de la Commission sur la recevabilité. En outre, la Cour a déjà jugé, au paragraphe 46 ci-dessus, qu’aucun d’eux n’est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (arrêt James et autres du 21 février 1986, série A no 98, p. 46, § 80).
II.  SITUATION DES DEUX PREMIERS REQUERANTS
A. Incapacité de divorcer et de se remarier
1. Articles 12 et 8 (art. 12, art. 8)
49.  Selon les deux premiers requérants, l’impossibilité en droit irlandais d’obtenir la dissolution du mariage de Roy Johnston et, par voie de conséquence, l’incapacité pour lui d’épouser Janice Williams-Johnston, enfreignent à leur détriment les articles 12 et 8 (art. 12, art. 8) de la Convention, ainsi libellés:
Article 12 (art. 12)
"A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit."
Article 8 (art. 8)
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui."
Le Gouvernement combat cette allégation et la Commission la rejette.
50.  D’après les requérants, la question-clé consiste ici à savoir non pas si la Convention garantit le droit de divorcer, mais si leur incapacité de s’épouser se concilie avec le droit de se marier ou de se remarier et avec le droit au respect de la vie familiale, consacrés par les articles 12 et 8 (art. 12, art. 8).
Aux yeux de la Cour, les questions soulevées ne se prêtent pas à un classement en catégories aussi tranchées. Dans toute société souscrivant au principe de la monogamie, il ne se conçoit pas que Roy Johnston puisse se marier avant la dissolution de son union avec Mme Johnston. La deuxième requérante, elle, se plaint non d’une incapacité générale de se marier, mais de l’impossibilité pour elle d’épouser le premier requérant, situation qui découle précisément de ce qu’il ne peut divorcer. On ne saurait donc aborder l’affaire indépendamment du problème de l’inexistence du divorce.
a) Article 12 (art. 12)
51.  Pour examiner si les requérants peuvent déduire de l’article 12 (art. 12) un droit au divorce, la Cour recherchera le sens ordinaire à attribuer aux termes de cette disposition dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but (arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 14, § 29, et article 31 § 1 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités).
52.  Avec la Commission, elle constate que le sens ordinaire des mots "droit de se marier" est clair: ils visent la formation de relations conjugales et non leur dissolution. De plus, ils figurent dans un contexte renvoyant expressément aux "lois nationales"; même si, comme l’affirment les requérants, l’interdiction du divorce doit s’analyser en une limitation à la capacité de se marier, pareille limitation ne saurait, dans une société adhérant au principe de la monogamie, passer pour une atteinte à la substance même du droit garanti par l’article 12 (art. 12).
Cette interprétation concorde du reste avec l’objet et le but de l’article 12 (art. 12) tels qu’ils ressortent des travaux préparatoires. L’article 12 (art. 12) tire son origine de l’article 16 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dont le paragraphe 1 se lit ainsi:
"A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution."
En expliquant à l’Assemblée consultative pourquoi le projet du futur article 12 (art. 12) ne reprenait pas la dernière phrase du texte précité, M. Teitgen, rapporteur de la Commission des questions juridiques et administratives, précisa:
"En renvoyant à l’article de la Déclaration Universelle dont il s’agit, nous renvoyons au paragraphe de cet article qui consacre le droit de se marier et de fonder une famille, mais non pas aux dispositions ultérieures de cet article, qui visent les droits égaux après le mariage, puisque nous ne garantissons que le droit au mariage." (Recueil des travaux préparatoires, vol. 1, p. 268)
Pour la Cour, les travaux préparatoires ne révèlent aucune intention d’englober dans l’article 12 (art. 12) une garantie quelconque du droit à la dissolution du mariage par le divorce.
53.  Les requérants insistent beaucoup sur l’évolution sociale postérieure à la rédaction de la Convention et notamment sur l’augmentation, sensible selon eux, du nombre des ruptures des liens conjugaux.
La Convention et ses Protocoles doivent s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui (voir, entre autres, l’arrêt Marckx précité, série A no 31, p. 26, § 58), mais la Cour ne saurait en dégager, au moyen d’une interprétation évolutive, un droit qui n’y a pas été inséré au départ. Il en va particulièrement ainsi quand il s’agit, comme ici, d’une omission délibérée.
Il échet d’ajouter que le Protocole no 7 (P7) à la Convention, ouvert à la signature le 22 novembre 1984, ne comprend pas davantage le droit de divorcer. On n’a pas saisi l’occasion de traiter la question à l’article 5 (P7-5), qui reconnaît aux époux certains droits supplémentaires, par exemple en cas de dissolution du mariage. Le paragraphe 39 du rapport explicatif du Protocole précise d’ailleurs que les mots "lors de sa dissolution", figurant à l’article 5 (P7-5), "n’impliquent aucune obligation, de la part de l’État, de prévoir la dissolution ou des formes spéciales de dissolution du mariage".
54.  Partant, les requérants ne sauraient déduire de l’article 12 (art. 12) un droit de divorcer. Cette disposition ne s’applique donc pas en l’espèce, isolément ou combiné avec l’article 14 (art. 14+12).
b) Article 8 (art. 8)
55.  De la jurisprudence de la Cour sur l’article 8 (art. 8) ressortent notamment les principes que voici:
a) En garantissant le droit au respect de la vie familiale, l’article 8 (art. 8) présuppose l’existence d’une famille (arrêt Marckx précité, série A no 31, p. 14, § 31).
b) Il vaut pour la "vie familiale" de la famille "naturelle" comme de la famille "légitime" (ibidem).
c) S’il tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un "respect" effectif de la vie familiale. La notion de "respect" manque cependant de netteté, surtout quand de telles obligations se trouvent en cause; ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre vu la diversité des pratiques suivies et des conditions existant dans les États contractants. Partant, il s’agit d’un domaine dans lequel ils jouissent d’une large marge d’appréciation pour déterminer, en fonction des besoins et ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre afin d’assurer l’observation de la Convention (arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali du 28 mai 1985, série A no 94, p. 33-34, § 67).
56.  Les requérants, dont les deux premiers vivent ensemble depuis quelque quinze ans (paragraphe 11 ci-dessus), constituent manifestement une "famille" aux fins de l’article 8 (art. 8). Aussi ont-ils droit à sa protection bien que leurs relations se situent hors mariage (paragraphe 55 b) ci-dessus).
Quant à cette partie de l’affaire, il s’agit seulement de se demander si un "respect" effectif de leur vie familiale entraîne, pour l’Irlande, l’obligation positive d’instaurer des mesures qui autoriseraient le divorce.
57.  A cet égard, l’article 8 (art. 8), qui utilise la notion assez vague de "respect" de la vie familiale, pourrait sembler se prêter mieux que l’article 12 (art. 12) à une interprétation évolutive. Néanmoins, la Convention doit se lire comme un tout; la Cour ne croit pas que l’on puisse logiquement déduire de l’article 8 (art. 8), texte de but et de portée plus généraux, un droit au divorce exclu, elle l’a constaté, de l’article 12 (art. 12) (paragraphe 54 ci-dessus). Elle n’oublie pas les difficultés des deux premiers requérants; selon elle, pourtant, si la protection de la vie privée ou familiale peut parfois exiger des moyens permettant de relever les époux du devoir de cohabitation (arrêt Airey précité, série A no 32, p. 17, § 33), on ne saurait considérer que les engagements assumés par l’Irlande au titre de l’article 8 (art. 8) impliquent pour elle l’obligation d’adopter des mesures autorisant le divorce et le remariage revendiqués par les requérants.
58.  Sur ce point, il n’y a donc aucun manquement au respect dû à la vie familiale des deux premiers requérants.
2. Article 14 combiné avec l’article 8 (art. 14+8)
59.  Les deux premiers requérants se plaignent de ce que si Roy Johnston ne peut divorcer pour épouser Janice Williams-Johnston, d’autres personnes résidant en Irlande et possédant les fonds nécessaires peuvent obtenir à l’étranger un divorce reconnu de jure ou de facto en Irlande (paragraphes 19-21 ci-dessus). Ils se prétendent de ce chef victimes, dans la jouissance des droits énoncés à l’article 8 (art. 8), d’une discrimination fondée sur les ressources pécuniaires et contraire à l’article 14 (art. 14), ainsi libellé:
"La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."
Le Gouvernement combat cette allégation et la Commission la rejette.
60.  L’article 14 (art. 14) protège les personnes "placées dans des situations analogues" contre des différences discriminatoires de traitement dans l’exercice des droits et libertés reconnus par la Convention (voir en dernier lieu l’arrêt Lithgow et autres du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 66, § 177).
Selon les principes généraux du droit international privé irlandais, les divorces prononcés à l’étranger ne sont reconnus en Irlande que si les ont obtenus des personnes "domiciliées" à l’étranger (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour ne tient pas pour établi qu’il en aille autrement en pratique. A ses yeux, on ne saurait considérer comme analogues la situation de telles personnes et celle des deux premiers requérants.
61.  Partant, il n’y a pas discrimination au sens de l’article 14 (art. 14).
3. Article 9 (art. 9)
62.  Le premier requérant se prétend aussi heurté dans sa conscience par l’impossibilité de vivre avec la deuxième requérante autrement que dans le cadre de relations extraconjugales. Il en résulterait une violation de l’article 9 (art. 9) de la Convention, qui garantit à toute personne le "droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion".
Cette thèse, combattue par le Gouvernement et rejetée par la Commission, se double de l’allégation d’une discrimination en matière de conscience et de religion, contraire à l’article 14 combiné avec l’article 9 (art. 14+9).
63.  La liberté de Roy Johnston d’avoir des convictions et de les manifester ne se trouve assurément pas en cause. Il se plaint là encore, en substance, de l’inexistence du divorce en droit irlandais, question à laquelle l’article 9 (art. 9), pris dans son sens ordinaire, ne s’étend pas selon la Cour.
Cette disposition et, par suite, l’article 14 (art. 14) ne s’appliquent donc pas.
4. Conclusion
64.  La Cour conclut ainsi au défaut de fondement des griefs tirés de l’incapacité de divorcer et de se remarier.
B. Questions autres que l’incapacité de divorcer et de se remarier
65.  Les deux premiers requérants affirment en outre que leur statut en droit irlandais comporte, au mépris de l’article 8 (art. 8), des ingérences dans leur vie familiale ou un manque de respect pour celle-ci. Ils en donnent les exemples suivants:
a) leur non-reconnaissance en tant que "famille" aux fins de l’article 41 de la Constitution d’Irlande (paragraphe 18 ci-dessus);
b) l’absence d’obligations mutuelle d’entretien et de droits successoraux réciproques (paragraphe 23 ci-dessus);
c) leur traitement dans le domaine de l’impôt sur l’acquisition de capital, des droits de timbre et des frais d’enregistrement foncier (paragraphe 24 b) et c) ci-dessus);
d) l’impossibilité de recourir aux "ordonnances d’interdiction" (paragraphe 24 a) ci-dessus);
e) l’inapplicabilité de la loi de 1976 sur la protection du foyer familial (paragraphe 24 b) ci-dessus);
f) les différences, dans le code de protection sociale, entre personnes mariées et non mariées (paragraphe 24 d) ci-dessus).
Le Gouvernement combat cette thèse. Pour la Commission, la circonstance que le droit irlandais ne confère pas aux deux premiers requérants un statut reconnu de famille n’enfreint pas l’article 8 (art. 8).
66.  La Cour n’aperçoit aucune ingérence des pouvoirs publics dans la vie familiale des deux premiers requérants: l’Irlande n’a nullement essayé de les empêcher ou leur interdire de vivre ensemble et de continuer à le faire; ils ont même pu prendre plusieurs mesures pour régulariser au mieux leur situation (paragraphe 12 ci-dessus). Il s’agit donc uniquement de savoir si un "respect" effectif de leur vie familiale entraîne, pour l’Irlande, l’obligation positive d’améliorer leur statut (paragraphe 55 c) ci-dessus).
67.  Il n’y a pas lieu d’examiner point par point les divers aspects du droit irlandais mentionnés par les requérants (paragraphe 65 ci-dessus). Ils sont avancés à titre d’exemple, à l’appui d’un grief général des intéressés (paragraphe 48 ci-dessus); tout en les gardant à l’esprit, la Cour se concentrera sur ce problème plus vaste.
68.  Certains textes législatifs destinés à soutenir la vie familiale ne valent pas pour les deux premiers requérants, mais la Cour, à l’instar de la Commission, n’estime pas possible de dégager de l’article 8 (art. 8) l’obligation, à la charge de l’Irlande, de doter les couples non mariés d’un statut analogue à celui des couples mariés.
Les requérants précisent du reste que leurs griefs concernent les seuls couples désireux, comme eux, de se marier mais juridiquement incapables de le faire, et non ceux qui choisissent de leur plein gré de vivre en dehors du mariage. La Cour ne saurait pourtant accueillir leur argumentation, même circonscrite de la sorte. Plusieurs des points litigieux constituent de simples conséquences de l’impossibilité, pour Roy Johnston, d’obtenir une dissolution de son mariage afin d’épouser Janice Williams-Johnston, situation que la Cour n’a pas jugée incompatible avec la Convention. Quant au surplus, l’article 8 (art. 8) ne saurait s’interpréter comme exigeant d’instaurer un régime spécial pour une catégorie particulière de couples non mariés.
69.  Il n’y a donc pas méconnaissance de l’article 8 (art. 8) à ce titre.
III.  SITUATION DE LA TROISIEME REQUERANTE
A. Article 8 (art. 8)
70.  D’après les requérants, la situation de la troisième requérante en droit irlandais comporte, au mépris de l’article 8 (art. 8), des ingérences dans leur vie familiale ou un manque de respect pour celle-ci. Outre les questions mentionnées aux alinéas d) et e) du paragraphe 65 ci-dessus, ils citent, à titre d’exemple, les suivantes:
a) établissement de la filiation paternelle de la troisième requérante (paragraphes 25 et 26 ci-dessus);
b) impossibilité, pour le premier requérant, d’être désigné cotuteur de la troisième requérante et absence, dans son chef, de droits parentaux envers elle (paragraphe 27 ci-dessus);
c) impossibilité pour elle d’être légitimée même par le mariage subséquent de ses parents (paragraphe 28 ci-dessus);
d) impossibilité pour elle d’être adoptée conjointement par eux (paragraphe 29 ci-dessus);
e) droits successoraux de la troisième requérante à l’égard de ses parents (paragraphes 31 et 32 ci-dessus);
f) traitement de la troisième requérante aux fins de l’impôt sur l’acquisition de capital (paragraphe 33 ci-dessus) et répercussions sur elle du traitement de ses parents en matière fiscale (paragraphe 24 b) et c) ci-dessus).
Le Gouvernement combat cette allégation. La Commission, au contraire, exprime l’avis qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8): le régime juridique concernant le statut de la troisième requérante en droit irlandais ne respecterait pas la vie familiale des trois requérants.
71.  Roy Johnston et Janice Williams-Johnston ont pu prendre plusieurs mesures pour intégrer leur fille à la famille (paragraphe 12 ci-dessus), mais il faut se demander si un "respect" effectif de la vie familiale entraîne, pour l’Irlande, l’obligation positive d’améliorer la situation juridique de Nessa (paragraphe 55 c) ci-dessus).
72.  En plus des principes rappelés au paragraphe 55 ci-dessus, les passages suivants de la jurisprudence de la Cour entrent spécialement ici en ligne de compte:
"(...) l’État, en fixant dans son ordre juridique interne le régime applicable à certains liens de famille comme ceux de la mère célibataire avec son enfant, doit agir de manière à permettre aux intéressés de mener une vie familiale normale. Tel que le conçoit l’article 8 (art. 8), le respect de la vie familiale implique en particulier, aux yeux de la Cour, l’existence en droit national d’une protection juridique rendant possible dès la naissance l’intégration de l’enfant dans sa famille. Divers moyens s’offrent en la matière au choix de l’État, mais une législation ne répondant pas à cet impératif enfreint le paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1) sans qu’il y ait lieu de l’examiner sous l’angle du paragraphe 2 (art. 8-2)." (arrêt Marckx précité, série A no 31, p. 15, § 31)
"Pour déterminer s’il existe une obligation positive, il faut prendre en compte - souci sous-jacent à la Convention tout entière - le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (...). Dans la recherche d’un tel équilibre, les objectifs énumérés au paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2) peuvent jouer un certain rôle, encore que cette disposition parle uniquement des "ingérences" dans l’exercice du droit protégé par le premier alinéa et vise donc les obligations négatives en découlant (...)." (arrêt Rees du 17 octobre 1986, série A no 106, p. 15, § 37)
Comme le souligne le Gouvernement, l’affaire Marckx portait uniquement sur les relations entre mère et enfant. La Cour estime pourtant que ses observations sur l’intégration d’un enfant dans sa famille valent également pour une cause comme celle-ci, relative à des parents qui vivent avec leur fille une relation familiale depuis nombre d’années mais ne peuvent s’épouser en raison de l’indissolubilité du mariage de l’un d’eux.
73.  Là aussi, la Cour se concentrera sur le grief général concernant la situation juridique de la troisième requérante (voir, mutatis mutandis, le paragraphe 67 ci-dessus): elle gardera à l’esprit, sans les étudier séparément, les divers aspects du droit irlandais énumérés au paragraphe 70 ci-dessus. En tout cas, elle note que beaucoup d’entre eux sont si imbriqués qu’une réforme du droit en vigueur pour l’un d’eux pourrait rejaillir sur un autre.
74.  Le préambule de la Convention européenne du 15 octobre 1975 sur le statut juridique des enfants nés hors mariage constate que "dans un grand nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, des efforts ont été accomplis ou sont entrepris pour améliorer le statut juridique des enfants nés hors mariage en réduisant les différences entre le statut juridique de ces enfants et celui des enfants nés dans le mariage, ces différences défavorisant les premiers sur le plan juridique et social". En Irlande même, cette tendance se traduit par le projet de loi sur le statut des enfants, présenté récemment au Parlement (paragraphe 36 ci-dessus).
Pareille évolution ne peut qu’influencer la Cour dans l’examen de cette partie de l’affaire. Comme l’a relevé l’arrêt Marckx précité, le "respect" de la vie familiale, entendue comme englobant les rapports entre proches parents, implique pour l’État l’obligation d’agir de manière à permettre leur développement normal (série A no 31, p. 21, § 45). Or, aux yeux de la Cour, le développement normal des liens familiaux naturels entre les deux premiers requérants et leur fille exige que cette dernière soit placée, juridiquement et socialement, dans une position voisine de celle d’un enfant légitime.
75.  Étudiée dans son ensemble, la situation juridique actuelle de la troisième requérante se révèle pourtant très différente de celle d’un enfant légitime; en outre, il n’est pas établi que Nessa elle-même ou ses parents disposent de moyens d’éliminer ou réduire les disparités. Dans les circonstances de la cause, et nonobstant la large marge d’appréciation dont l’Irlande jouit en la matière (paragraphe 55 c) ci-dessus), l’absence d’un régime juridique approprié reflétant les liens familiaux naturels de la troisième requérante constitue un manque de respect pour la vie familiale de l’intéressée.
Elle représente nécessairement aussi un manque de respect pour celle de chacun des deux premiers requérants, eu égard à leurs rapports étroits et intimes avec leur fille. Contrairement à l’opinion du Gouvernement, pareil constat n’équivaut pas à conclure, de manière indirecte, que Roy Johnston devrait avoir le droit de divorcer et de se remarier; la Cour en veut pour preuve le fait que l’Irlande elle-même envisage d’améliorer la situation juridique des enfants naturels tout en maintenant l’interdiction constitutionnelle du divorce.
76.  Il y a donc, ici, violation de l’article 8 (art. 8) dans le chef des trois requérants.
77.  Il n’appartient pas à la Cour d’indiquer les mesures à prendre par l’Irlande sur le point considéré; elle laisse à l’État concerné la détermination des moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de l’obligation qui découle pour lui de l’article 53 (art. 53) (arrêt Airey précité, série A no 32, p. 15, § 26, et arrêt Marckx précité, série A no 31, p. 25, § 58). En les choisissant, l’Irlande doit veiller à ménager le juste équilibre voulu entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu.
B. Article 14 (art. 14)
78.  La troisième requérante se prétend victime d’une discrimination, contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8 (art. 14+8), en raison des distinctions que le droit irlandais opère entre enfants légitimes et enfants naturels quant aux droits successoraux sur le patrimoine des parents (paragraphes 31-32 ci-dessus).
Le Gouvernement conteste cette allégation.
79.  A l’instar de la Commission, la Cour ne croit pas devoir trancher la question séparément: les droits successoraux figurent parmi les aspects du droit irlandais dont elle a tenu compte en examinant le grief général relatif à la situation juridique de la troisième requérante (paragraphes 70-76 ci-dessus).
IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
80.  Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
En vertu de ce texte, les requérants sollicitent une satisfaction équitable pour préjudice matériel, dommage moral, frais et dépens.
A. Préjudice matériel
81.  Sous la rubrique du préjudice matériel, le premier requérant réclame des sommes déterminées pour la perte potentielle de l’abattement fiscal consenti aux personnes mariées et pour les honoraires d’un comptable concernant cette question; la deuxième requérante demande 2.000 IR £ à cause de la réduction de ses perspectives d’emploi, qu’elle impute à l’absence de statut familial. Le Gouvernement plaide le défaut de preuve à l’appui.
82.  La Cour estime qu’il échet de rejeter ces prétentions. Elles tirent leur origine de points sur lesquels elle n’a relevé aucune violation de la Convention, à savoir l’incapacité de divorcer et de se remarier ainsi que d’autres aspects du statut de la deuxième requérante en droit irlandais (paragraphes 49-64 et 65-69 ci-dessus).
B. Dommage moral
83.  Les requérants revendiquent une indemnité de 20.000 IR £ pour le dommage moral dû aux graves soucis et troubles émotifs qu’entraîneraient directement pour eux la non-reconnaissance de leurs relations familiales et l’empêchement de mariage. Selon le Gouvernement, une satisfaction équitable ne s’impose pas à ce titre.
84.  A l’appui de leur thèse, les intéressés dressent une liste de difficultés ou de sources de préoccupations. La Cour relève cependant que plusieurs d’entre elles résultent soit de l’impossibilité pour les deux premiers requérants de s’épouser, soit d’autres aspects du statut de ceux-ci en droit irlandais. Puisqu’elles n’ont débouché sur aucune déclaration de manquement aux exigences de la Convention, elles ne sauraient justifier l’octroi d’une satisfaction équitable en vertu de l’article 50 (art. 50).
Il pourrait, en principe, en aller autrement pour les questions restantes si et dans la mesure où elles se rattachent à la situation juridique de la troisième requérante, ce qui ne ressort pas clairement du dossier. La Cour considère pourtant que dans les circonstances particulières de l’espèce, ses constats de violation sur ce point (paragraphes 70-76 ci-dessus) constituent par eux-mêmes une satisfaction équitable suffisante.
Elle ne saurait donc accueillir la demande dont il s’agit.
C. Frais et dépens
85.  Les requérants sollicitent le remboursement de leurs frais et dépens afférents aux instances suivies devant la Commission et la Cour. Ils n’ont pas donné assez de précisions à certains égards, mais ils ont indiqué lors des audiences qu’ils pourraient en fournir davantage par écrit s’ils y étaient invités. Le Gouvernement s’est borné à plaider qu’ils auraient dû produire le décompte détaillé des honoraires dès l’origine.
Cet aspect de la question de l’application de l’article 50 (art. 50) peut néanmoins passer pour se trouver en état lui aussi.
86.  Les requérants ont bénéficié de l’aide judiciaire devant les organes de la Convention. La Cour ne voit cependant aucune raison de douter qu’ils aient assumé des engagements pour des frais non couverts, ni que les chefs quantifiés de leur demande répondent aux critères retenus par sa jurisprudence en la matière (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Zimmermann et Steiner du 13 juillet 1983, série A no 66, p. 14, § 36).
Toutefois, si la procédure menée à Strasbourg a conduit à un constat de violation quant à la situation juridique de la troisième requérante, les autres griefs des requérants, eux, n’ont pas abouti. Dans ces conditions, il ne serait pas approprié de leur accorder l’intégralité (quelque 20.000 IR £) des frais exposés (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 18 octobre 1982, série A no 54, p. 10, § 21). Statuant en équité, comme le veut l’article 50 (art. 50), la Cour croit devoir leur allouer pour frais et dépens 12.000 IR £, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, les exceptions préliminaires du Gouvernement;
2. Dit, par seize voix contre une, que l’absence en droit irlandais de dispositions permettant le divorce et l’incapacité corrélative, pour les deux premiers requérants, de se marier entre eux n’enfreignent pas l’article 8 (art. 8) de la Convention ni l’article 12 (art. 12);
3. Dit, par seize voix contre une, que les deux premiers requérants ne sont pas victimes d’une discrimination, contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8 (art. 14+8), du fait que le droit irlandais peut reconnaître certains divorces prononcés à l’étranger;
4. Dit, par seize voix contre une, que l’article 9 (art. 9) ne s’applique pas en l’espèce;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas violation de l’article 8 (art. 8) quant aux autres aspects de leur statut en droit irlandais dont se plaignent les deux premiers requérants;
6. Dit, à l’unanimité, que la situation juridique de la troisième requérante en droit irlandais enfreint l’article 8 (art. 8) dans le chef des trois requérants;
7. Dit, par seize voix contre une, qu’il ne s’impose pas de rechercher si la troisième requérante est victime, comme elle l’affirme, d’une discrimination contraire à l’article 14, combiné avec l’article 8 (art. 14+8), en raison des incapacités dont la frappe le droit irlandais des successions;
8. Dit, à l’unanimité, que l’Irlande doit payer aux trois requérants ensemble, pour frais et dépens afférents à la procédure devant la Commission et la Cour, douze mille livres irlandaises (12.000 IR £), plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée;
9. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 18 décembre 1986.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouvent joints une déclaration de M. Pinheiro Farinha et, conformément aux articles 51 § 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 § 2 du règlement, l’opinion séparée de M. De Meyer.
R.R.
M.-A.E.
DECLARATION DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA
Je crois, data venia à mes éminents collègues, qu’à l’alinéa b) du paragraphe 55 il aurait fallu ajouter la phrase suivante: "La Cour reconnaît qu’il est en soi légitime, voire méritoire de soutenir et encourager la famille traditionnelle."
Il s’agit là d’une citation du paragraphe 40 de l’arrêt Marckx du 13 juin 1979; son omission peut conduire à interpréter le présent arrêt comme signifiant, ce qui n’est pas le cas, que la Cour ne reconnaît aucune valeur au mariage.
OPINION SEPAREE, EN PARTIE DISSIDENTE ET EN PARTIE CONCORDANTE, DE M. LE JUGE DE MEYER
I. Quant à l’impossibilité, pour le premier requérant, de demander la dissolution du mariage conclu par lui en 1952 et quant à l’empêchement de mariage en résultant entre les deux premiers requérants
1.   Comme la Cour le dit au paragraphe 50 de l’arrêt, ces deux questions ne peuvent pas être isolées l’une de l’autre: en réalité, elles se réduisent à une seule, la première.
Le fait qu’aucun mariage n’est possible entre les premier et deuxième requérants, aussi longtemps que le mariage conclu par le premier requérant en 1952 n’est pas dissous, ne peut être, en lui-même, constitutif d’une violation des droits fondamentaux de ces deux requérants.
Ce n’est que le fait que le premier requérant ne peut pas demander la dissolution de son mariage de 1952 qui peut être constitutif d’une telle violation. Il peut l’être, en lui-même, quant au premier requérant, en tant que celui-ci est partie à ce mariage. Il peut l’être, par ailleurs, aussi bien quant à la deuxième requérante que quant au premier requérant, en ce qu’il entraîne nécessairement, pour elle et pour lui, l’impossibilité de se marier entre eux du vivant de l’épouse du premier requérant.
2.   En l’espèce, les faits constatés par la Commission sont, pour l’essentiel, assez simples.
Le premier requérant et la femme qu’il a épousée en 1952, selon le rite de l’Église d’Irlande, se sont séparés, de commun accord, en 1965, ayant reconnu que leurs liens matrimoniaux étaient irrémédiablement brisés2. Ils ont conclu des accords de séparation réglant leurs droits, ainsi que ceux de leurs trois enfants3, nés respectivement en 1956, en 1959 et en 19654. Ils ont exécuté les obligations résultant de ces accords5. Ils ont, de commun accord, contracté chacun une nouvelle relation avec un autre partenaire6: dans le cas du premier requérant, cette relation a été établie avec la deuxième requérante en 1971 et a donné lieu à la naissance, en 1978, de la troisième requérante7.
Le divorce étant interdit en Irlande, le premier requérant s’est informé, avec le consentement, semble-t-il, de son épouse, de la possibilité de l’obtenir ailleurs. Il a consulté à cette fin des hommes de loi à Dublin et à Londres, mais, ceux-ci lui ayant indiqué que, faute de résider dans le ressort des tribunaux anglais, il ne pouvait obtenir un divorce en Angleterre, il ne s’est pas engagé plus avant dans cette voie8.
3.   Ces constatations de la Commission n’ont pas été contestées.
Le gouvernement défendeur s’est contenté de faire observer qu’on ne connaît pas avec certitude l’attitude de l’épouse du premier requérant, ni celle de leurs enfants, à l’égard du divorce souhaité par lui9.
Ce point aurait mérité d’être élucidé, mais n’est pas déterminant quant à la question qui se pose en l’espèce. En effet, il s’agit seulement de savoir si les droits fondamentaux des premier et deuxième requérants sont ou ne sont pas violés en ce que, dans la situation de fait rappelée ci-dessus, il est impossible au premier requérant de demander la dissolution du mariage conclu par lui en 1952: si cela était possible, son épouse devrait nécessairement être appelée à la cause, pour autant qu’elle ne se serait pas associée à la demande, et l’autorité statuant sur celle-ci devrait nécessairement avoir égard aux intérêts des enfants.
4.   Au demeurant, la question qui se pose en l’espèce ne concerne que la dissolution civile du mariage, puisque celui-ci ne peut, en tant que mariage religieux conclu selon le rite de l’Église d’Irlande, relever de la juridiction de l’État défendeur: il ne peut en relever qu’en tant que mariage reconnu par cet État quant à ses effets civils.
5.   Voici donc une situation dans laquelle, d’un commun accord et depuis longtemps, deux conjoints se sont séparés, ont réglé, d’une manière apparemment satisfaisante, leurs droits, ainsi que ceux de leurs enfants, et ont refait leur vie, chacun de son côté avec un nouveau partenaire.
A mon avis, l’inexistence de toute possibilité de demander, dans une telle situation, la dissolution civile du mariage constitue, d’une part, en elle-même, une violation, dans le chef de chacun des époux, des droits reconnus dans les articles 8, 9 et 12 (art. 8, art. 9, art. 12) de la Convention et, d’autre part, en ce qu’elle entraîne nécessairement pour chacun des époux l’impossibilité de se remarier civilement du vivant de son conjoint, une violation des mêmes droits dans le chef de chacun des époux et de chacun des nouveaux partenaires.
Elle ne se concilie ni avec le droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale, ni avec leur droit à la liberté de conscience et de religion, ni avec leur droit de se marier et de fonder une famille.
Il me semble en effet que dans des cas comme celui dont il s’agit en l’espèce l’exercice effectif de ces droits peut exiger que les conjoints ne soient pas simplement admis à demander d’être relevés de leur devoir de cohabitation, mais qu’ils le soient aussi à demander d’être, en droit civil, entièrement libérés de leurs liens conjugaux, par la consécration légale de leur séparation définitive10.
L’interdiction, par la Constitution de l’État défendeur, de toute législation permettant la dissolution du mariage est, comme semble déjà l’avoir reconnu en 1967 une commission du Parlement de cet État, "coercitive à l’égard de tous ceux, catholiques ou non-catholiques, dont les préceptes religieux ne prohibent pas absolument le divorce en toutes circonstances" et "peu compatible avec les principes de liberté religieuse généralement reconnus, tels qu’ils ont été proclamés au Concile du Vatican et ailleurs". Elle est surtout, comme l’a dit la même commission, "d’une dureté et d’une rigueur non nécessaires"11.
Elle ne peut se justifier dans ce que la Convention, en plusieurs de ses dispositions et notamment dans celles relatives au respect de la vie privée et familiale et à la liberté de conscience et de religion, appelle une "société démocratique".
La Cour a déjà dit, plus d’une fois, qu’il n’y a pas de société de ce genre sans pluralisme, sans tolérance et sans esprit d’ouverture12: ce sont là les caractéristiques d’une telle société13.
Dans une société fondée sur de tels principes il me paraît excessif d’imposer, d’une manière rigoureuse et absolue, l’indissolubilité civile du mariage, sans même permettre d’envisager la possibilité d’exceptions dans des cas comme celui dont il s’agit dans la présente affaire.
Il ne suffit pas, pour légitimer un système aussi draconien, que celui-ci soit souhaité ou voulu par une large majorité de la population: la Cour a dit aussi que, "bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité", mais "commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus d’une position dominante"14.
Cela me paraît devoir s’appliquer aussi en matière de mariage et de divorce.
6.   Les considérations qui précèdent n’impliquent pas la reconnaissance d’un droit au divorce ni de ce qu’un tel droit puisse, pour autant qu’il existe, avoir la qualité d’un droit fondamental.
Elles signifient simplement que l’exclusion radicale de toute possibilité de demander la dissolution civile d’un mariage n’est pas compatible avec le droit au respect de la vie privée et familiale, avec le droit à la liberté de conscience et de religion et avec le droit de se marier et de fonder une famille.
7.   Je crois aussi qu’il y a discrimination quant à l’exercice des droits dont il s’agit.
Alors qu’il interdit absolument tout divorce en Irlande même, l’État défendeur reconnaît les divorces obtenus dans d’autres pays par ceux qui y étaient domiciliés à l’époque de la procédure en divorce15.
Ainsi les Irlandais qui s’installent à l’étranger et y restent assez longtemps pour qu’on puisse admettre qu’ils ont eu l’intention d’y demeurer en permanence échappent à l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent d’obtenir le divorce en Irlande.
Cet état de choses contredit fâcheusement la validité absolue du principe de l’indissolubilité du mariage en ce qu’ainsi ce principe ne paraît digne d’être observé qu’en Irlande même et non pas ailleurs.
La distinction ainsi faite entre les Irlandais selon qu’ils sont domiciliés en Irlande même ou ailleurs me paraît manquer de justification objective et raisonnable16.
8.   Je pense donc, contrairement à la majorité de la Cour, qu’en l’espèce les premier et deuxième requérants sont fondés à se plaindre d’une violation de leur droit au respect de leur vie privée et familiale, de leur droit à la liberté de conscience et de religion et de leur droit de se marier et de fonder une famille, ainsi que d’une discrimination dans l’exercice de ces droits.
II. Quant aux autres aspects de la situation des premier et deuxième requérants, indépendamment de leurs rapports avec la troisième requérante ou relatifs à celle-ci
A cet égard j’estime, comme les autres membres de la Cour, qu’aucun droit fondamental n’est violé en l’espèce.
Du point de vue des droits fondamentaux, l’État n’a aucune obligation positive à l’égard de couples qui vivent maritalement sans être mariés: il lui suffit de s’abstenir d’ingérences illégitimes.
Ce n’est que dans la mesure où des enfants résultent d’unions de ce genre, tout comme d’ailleurs de relations passagères, que peuvent naître des obligations positives de l’État en ce qui concerne la situation de ces enfants, en ce compris, bien entendu, les rapports de ceux-ci avec leurs auteurs17et avec les familles de leurs auteurs18.
De telles obligations peuvent naître pareillement, dans toute la mesure où l’intérêt de ces enfants le requiert, en ce qui concerne les rapports mutuels des auteurs de ces enfants ou des familles de ces auteurs.
Dans des cas de ce genre, il ne s’agit donc toujours que d’obligations relatives à la situation de ces enfants. Il en est notamment ainsi dans la présente affaire.
III. Quant à la situation de la troisième requérante et à celle des premier et deuxième requérants dans leurs rapports avec la troisième requérante ou relatifs à celle-ci
1.   A cet égard je souscris presque entièrement à ce qui est dit dans l’arrêt en ce qui concerne la violation, dans le chef des trois requérants, du droit au respect de la vie privée et familiale.
Il me semble toutefois qu’il ne suffit pas de dire que la troisième requérante doit être placée "dans une position voisine de celle d’un enfant légitime"19: à mon avis, nous aurions dû dire plus clairement et plus simplement que la situation juridique d’un enfant conçu hors mariage doit être identique à celle d’un enfant issu d’un couple marié et que, de même, il ne peut y avoir, quant aux rapports avec un enfant ou relatifs à un enfant, aucune différence entre la situation juridique de ses auteurs, ainsi que des familles de ceux-ci, selon qu’il s’agit d’un enfant issu d’un couple marié ou d’un enfant conçu hors mariage.
Je note, par ailleurs, qu’en tant que fille du premier requérant, toujours lié par son mariage de 1952, la troisième requérante est un enfant adultérin; cela n’empêche pas que les principes énoncés dans l’arrêt, comme dans celui relatif à l’affaire Marckx, s’appliquent à son cas aussi bien qu’à celui de tout autre enfant conçu hors mariage.
2.   J’estime que la Cour auraît dû, en l’espèce, comme dans l’affaire Marckx, constater, en même temps qu’une violation du droit au respect de la vie privée et familiale, une violation, en rapport avec ce droit, du principe de non-discrimination.
A mon avis, cette violation résulte du fait même que, d’une part, la situation juridique de la troisième requérante, en tant qu’enfant conçu hors mariage, est différente de celle d’un enfant issu d’un couple marié et que, d’autre part, celle des premier et deuxième requérants dans leurs rapports avec la troisième requérante ou relatifs à celle-ci est différente de celle des auteurs d’un enfant issu d’un couple marié dans leurs rapports avec cet enfant ou relatifs à celui-ci.
A cet égard, les faits de la cause révèlent donc, non seulement une violation du droit au respect de la vie privée et familiale, mais aussi, en même temps, une violation, quant à ce droit, du principe de non-discrimination.
J’observe, pour le surplus, que le principe de non-discrimination me paraît ainsi violé tout autant dans le chef des premier et deuxième requérants que dans celui de la troisième requérante, et tout autant en ce qui concerne les aspects de la situation juridique des intéressés autres que ceux relatifs à leurs droits successoraux qu’en ce qui concerne ceux-ci.
IV. Quant à la satisfaction équitable sollicitée par les requérants
1.   Tout en me séparant de la majorité en ce qui concerne les paragraphes 2, 3, 4 et 7 du dispositif de l’arrêt, je souscris, quant aux principes, mais pour des motifs quelque peu différents, à ce que la Cour décide à propos de la satisfaction équitable sollicitée par les requérants.
Ceux-ci ne sont pas les seules victimes de la situation incriminée, qui touche, d’une manière générale et impersonnelle, toutes les personnes se trouvant dans des conditions semblables à la leur.
Il me semble qu’en pareil cas la satisfaction équitable à accorder aux requérants doit normalement se limiter au remboursement des frais et dépens afférents à la procédure devant la Commission et la Cour et ne pas comporter d’indemnisation pour préjudice matériel ou moral.
Celle-ci se justifierait toutefois s’il s’agissait de mesures ou décisions qui, sous l’apparence de dispositions par voie générale ou impersonnelle, avaient eu pour objet ou pour effet de toucher directement et individuellement les requérants. Mais il n’en est pas ainsi dans la présente affaire.
2.   Quant au montant du remboursement, je me rallie, compte tenu de ce que la majorité a décidé au principal, au paragraphe 8 du dispositif de l’arrêt.
* Note du greffier: L'affaire porte le numéro 6/1985/92/139.  Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2 Rapport de la Commission, § 34.
3 Ibid., § 38, b.
4 Ibid., § 34.
5 Ibid., § 38, e.
6 Ibid., § 35.
7 Ibid., §§ 35 et 36.
8 Ibid., § 38, a.
9 Observations faites par M. Gleeson lors des audiences des 23 et 24 juin 1986.
10 Voir, mutatis mutandis, l'arrêt Airey du 9 octobre 1979, A 32, § 33.
11 "It can be argued, therefore, that the existing constitutional provision is coercive in relation to all persons, Catholics and non-Catholics, whose religious rules do not absolutely prohibit divorce in all circumstances.  It is unnecessarily harsh and rigid and could, in our view, be regarded as being at variance with the accepted principles of religious liberty as declared at the Vatican Council and elsewhere" (Report of the Informal Committee on the Constitution, 1967, § 126, cité dans le Report of the Joint Committee on Marriage Breakdown, 1985, § 7.8.8, document produit par le gouvernement défendeur comme annexe 3 de son mémoire du 28 novembre 1985).
12 Voir les arrêts Handyside du 7 décembre 1976, A 24, § 49, et Lingens du 8 juillet 1986, A 103, § 41.
13 Voir l'arrêt Young, James et Webster du 13 août 1981, A 44, § 63.
14 Ibid., loc. cit.
15 Voir les §§ 19 à 21 de l'arrêt.
16 Voir l'arrêt du 23 juillet 1968 sur l'affaire relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique, A 6, § 10.
17 Voir l'arrêt Marckx du 13 juin 1979, A 31, § 31.
18 Ibid., §§ 45 à 48.
19 § 74 de l'arrêt.
MALONE v. THE UNITED KINGDOM JUGDMENT
ARRÊT JOHNSTON ET AUTRES c. IRLANDE
ARRÊT JOHNSTON ET AUTRES c. IRLANDE
ARRÊT JOHNSTON ET AUTRES c. IRLANDE
DECLARATION DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA
ARRÊT JOHNSTON ET AUTRES c. IRLANDE
OPINION SEPAREE, EN PARTIE DISSIDENTE ET EN PARTIE CONCORDANTE, DE M. LE JUGE DE MEYER
ARRÊT JOHNSTON ET AUTRES c. IRLANDE
OPINION SEPAREE, EN PARTIE DISSIDENTE ET EN PARTIE CONCORDANTE, DE M. LE JUGE DE MEYER


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (victime) ; Exception préliminaire rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Non-violation de l'art. 8 et 12 ; Non-violation de l'art. 14+8 ; Violation de l'art. 8 au regard de la situation juridique de la troisième requérante en droit irlandais ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 12) SE MARIER, (Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 34) VICTIME, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE


Parties
Demandeurs : JOHNSTON ET AUTRES
Défendeurs : IRLANDE

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (plénière)
Date de la décision : 18/12/1986
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 9697/82
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1986-12-18;9697.82 ?

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