COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE NEUMEISTER c. AUTRICHE
(Requête no 1936/63)
ARRÊT
STRASBOURG
27 juin 1968
En l’affaire "Neumeister",
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément aux dispositions de l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (ci-après dénommée "la Convention") et des articles 21 à 23 du Règlement de la Cour, en une Chambre composée de MM. les Juges:
H. ROLIN, Président,
A. HOLMBÄCK,
G. BALLADORE PALLIERI,
H. MOSLER,
M. ZEKIA,
S. BILGE,
H. SCHIMA, Juge ad hoc,
ainsi que de M. M.-A. EISSEN, Greffier adjoint,
Rend l’arrêt suivant:
PROCEDURE
1. Par une demande datée du 7 octobre 1966, la Commission européenne des Droits de l’Homme (ci-après dénommée "la Commission") a porté devant la Cour l’affaire "Neumeister". Le 11 octobre 1966, le Gouvernement de la République d’Autriche (ci-après dénommé "le Gouvernement") a saisi lui aussi la Cour de ladite affaire, à l’origine de laquelle se trouve une requête introduite devant la Commission le 12 juillet 1963 par Fritz Neumeister, ressortissant autrichien, contre la République d’Autriche (article 25 de la Convention) (art. 25).
La demande de la Commission - qui s’accompagnait du rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention - et la requête du Gouvernement ont été déposées au Greffe de la Cour dans le délai de trois mois institué par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elles se référaient, d’une part, aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) et, d’autre part, à la déclaration par laquelle le Gouvernement a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour en vertu de l’article 46 (art. 46) de la Convention.
2. Le 7 novembre 1966, M. René Cassin, Président de la Cour, a procédé, en présence du Greffier adjoint, au tirage au sort des noms de six des sept Juges appelés à siéger dans la Chambre susmentionnée, M. Alfred Verdross, Juge élu de nationalité autrichienne, siégeant d’office conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention; le Président a également tiré au sort les noms de trois Juges suppléants.
3. Le Président de la Chambre a recueilli, le 22 novembre 1966, l’opinion de l’Agent du Gouvernement, ainsi que celle des Délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Par une ordonnance du même jour, il a décidé que le Gouvernement aurait à présenter un mémoire dans un délai devant expirer le 25 mars 1967 et qu’après avoir reçu ledit mémoire, la Commission aurait la faculté d’en déposer un de son côté dans un délai qui serait spécifié ultérieurement.
Le 10 mars 1967, le Président de la Chambre a prorogé jusqu’au 1er mai 1967 le délai accordé au Gouvernement. Il a précisé, en même temps, que le dépôt du mémoire en réponse de la Commission aurait lieu au plus tard le 1er septembre 1967.
Le mémoire du Gouvernement est parvenu au Greffe le 27 avril 1967, celui de la Commission le 3 août 1967.
4. Par une ordonnance du 12 octobre 1967, le Président de la Chambre a fixé au 4 janvier 1968 l’ouverture de la procédure orale. Donnant suite à une demande du Gouvernement, la Chambre a autorisé les Agent, conseils et avocats de celui-ci, le 24 novembre 1967, à se servir de la langue allemande pendant cette même procédure, à charge pour lui d’assurer l’interprétation en français ou en anglais de leurs plaidoiries et déclarations (article 27 par. 2 du Règlement).
Le 18 décembre 1967, le Gouvernement a présenté une demande d’ajournement de l’audience. Le Président de la Chambre n’a pas accueilli cette demande mais la maladie soudaine de deux Juges a motivé de sa part une ordonnance du 4 janvier 1968 reportant l’ouverture des débats au 12 février 1968.
5. Le 13 janvier 1968, le Président de la Chambre a chargé le Greffier d’inviter le Gouvernement et la Commission à produire certains documents qui ont été versés au dossier respectivement les 23 janvier et 5 février 1968.
6. Un Juge et un Juge suppléant ayant informé le Président de la Chambre qu’ils ne pouvaient participer à l’audience, le Président de la Cour a procédé, le 17 janvier 1968, au tirage au sort des noms de deux Juges suppléants.
M. le Juge Verdross se trouvant empêché, le Gouvernement a désigné le 12 février 1968, pour siéger dans cette affaire en qualité de Juge ad hoc, M. Hans Schima, Professeur émérite à la Faculté de Droit de l’Université de Vienne et membre de l’Académie des Sciences d’Autriche.
7. Conformément à l’ordonnance susmentionnée du 4 janvier 1968, des audiences publiques se sont tenues à Strasbourg, au Palais des Droits de l’Homme, les 12, 13 et 14 février 1968.
Ont comparu devant la Cour:
- pour la Commission:
M. M. SØRENSEN, Délégué principal, et
MM. C.T. EUSTATHIADES et J.E.S. FAWCETT, Délégués;
- pour le Gouvernement:
M. E. NETTEL, Legationssekretär
au Ministère fédéral des Affaires Étrangères,
Agent, assisté de
M. W.P. PAHR, Ministerialsekretär
à la Chancellerie fédérale, et
M. R. LINKE, Sektionsrat
au Ministère fédéral de la Justice, Conseils.
La Cour a entendu les uns et les autres en leurs déclarations et conclusions.
Le 13 février 1968, la Cour a posé à l’agent du Gouvernement et aux représentants de la Commission une série de questions auxquelles ils ont répondu les 13 et 14 février 1968.
Le 14 février 1968, le Président de la Chambre a prononcé la clôture des débats.
8. La Cour a invité, les 14 et 15 février 1968, le Gouvernement et la Commission à produire une nouvelle série de documents qui ont été versés au dossier par la suite.
9. Après avoir délibéré en Chambre de Conseil, la Cour a rendu le présent arrêt.
EN FAIT
1. La demande de la Commission et la requête du Gouvernement ont pour objet de soumettre l’affaire Neumeister à la Cour, afin que celle-ci puisse décider si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de la République d’Autriche, une violation des obligations qui lui incombent aux termes des articles 5 par. 3, 5 par. 4 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 5-4, art. 6-1) de la Convention.
2. Les faits de la cause, tels qu’ils ressortent du rapport de la Commission, de mémoires, pièces et documents produits et des déclarations orales des représentants respectifs de la Commission et du Gouvernement, peuvent se résumer ainsi:
3. M. Fritz Neumeister, ressortissant autrichien né le 19 mai 1922, a son domicile à Vienne où il était, jadis, propriétaire et directeur d’une grande entreprise de transports, l’"Internationales Transportkontor" ou "ITEKA", qui comptait environ deux cents employés.
4. Le 11 août 1959, le Parquet (Staatsanwaltschaft) de Vienne invita le Tribunal pénal régional (Landesgericht für Strafsachen) de cette ville à ouvrir une instruction préparatoire (Voruntersuchung), assortie d’arrestation immédiate, contre cinq individus dont les nommés Lothar Rafael, Herbert Huber et Franz Schmuckerschlag, et une enquête (Vorerhebungen) contre Fritz Neumeister et trois autres personnes.
La veille, en effet, le Service des Finances du 1er arrondissement de la capitale avait dénoncé (Anzeige) les intéressés au Parquet: il soupçonnait les uns d’avoir fraudé le fisc en obtenant indûment de 1952 à 1958, au titre de l’aide à l’exportation (Ausfuhrhändlervergütung et Ausfuhrvergütung), le "remboursement" de plus de 54.500.000 schillings d’impôts sur le chiffre d’affaires (Umsatzsteuer), les autres - notamment Neumeister - d’avoir trempé dans ces tractations en qualité de complices (als Mitschuldige).
En Autriche, un acte de ce genre ne constitue pas une simple infraction fiscale, mais une escroquerie (Betrug) au sens de l’article 197 du Code pénal. Aux termes de l’article 200, l’escroquerie devient un crime (Verbrechen) si le montant du dommage causé ou escompté dépasse 1500 schillings. La peine encourue est la "réclusion rigoureuse" de cinq à dix ans si ce montant excède 10.000 schillings, si le criminel a montré "une audace ou une ruse particulière" ou s’il est un escroc habituel (article 203). Ces deux montants ont été modifiés depuis lors; ils s’élèvent à l’heure actuelle à 2500 et 25.000 schillings respectivement.
5. Conformément aux dispositions du droit autrichien (ständige Geschäftsverteilung), la conduite de l’instruction et de l’enquête provoquées par le Parquet échut automatiquement, le 17 août 1959, au Juge d’instruction Leonhard qui s’occupait déjà, depuis le 13 février 1959, d’une autre grosse affaire d’escroquerie, l’affaire Stögmüller.
6. Le 21 janvier 1960, Neumeister comparut pour la première fois, comme suspect ("Verdächtigter", dans l’acceptation autrichienne de ce mot), devant le Juge d’instruction. Au cours de son interrogatoire, qui dura une heure un quart, il prit connaissance de l’initiative susmentionnée du Parquet; il protesta de son innocence, attitude dont il semble ne jamais s’être départi par la suite.
7. À la demande du Parquet de Vienne (22 février 1961), le Juge d’instruction décida le 23 février 1961, d’ouvrir une instruction préparatoire contre Neumeister dont il ordonna la mise en détention préventive (Untersuchungshaft).
En conséquence, Neumeister fut placé le lendemain en détention préventive dans l’affaire Rafael et consorts (24 a Vr 6101/59). Il s’entendit en même temps notifier sa mise en liberté provisoire dans une affaire de fraude douanière (no 6 b Vr 8622/60) pour laquelle il se trouvait détenu depuis une vingtaine de jours. Cette autre affaire n’est pas en cause devant la Cour européenne des Droits de l’Homme; elle s’est terminée par l’acquittement des huit prévenus, prononcé le 29 mars 1963 par le Tribunal pénal régional de Vienne dont la Cour Suprême d’Autriche (Oberster Gerichtshof) a confirmé le jugement le 14 avril 1964.
Pendant sa détention, le requérant fut interrogé en qualité d’inculpé ("Beschuldigter", dans l’acceptation autrichienne de ce mot), les 27 février, 2 mars, 18 avril, 19 avril, 20 avril, 21 avril et 24 avril 1961. Des soixante-sept pages de procès-verbaux, il ressort que le Juge d’instruction l’informa en détail de déclarations faites à son sujet par plusieurs coïnculpés dont Franz Scherzer, Walter Vollmann (ancien directeur de la succursale que l’ITEKA avait à Salzbourg), Leopold Brunner et Lothar Rafael. Ce dernier avait fui à l’étranger mais avait adressé au tribunal une lettre longue de plus de trente pages, dans laquelle il accablait Neumeister. Le requérant s’expliqua en détail; les interrogatoires se déroulèrent le plus souvent en présence d’un inspecteur des contributions (Finanzoberrevisor), M. Besau.
8. Le 12 mai 1961, Neumeister bénéficia d’une mesure de mise en liberté provisoire sur parole: il prêta le serment (Gelöbnis) prévu à l’article 191 du Code de procédure pénale mais n’eut pas à fournir de caution. Le Parquet attaqua en vain cette décision auprès de la Cour d’Appel (Oberlandesgericht) de Vienne.
9. Après son élargissement, le requérant retourna à ses activités professionnelles. Au cours du procès concernant l’affaire de fraude douanière (6 b VR 8622/60), il avait dû vendre l’ITEKA, apparemment à vil prix - environ 700.000 schillings, payables en quarante-huit mensualités - mais il fonda une petite entreprise de transports, la firme Scherzinger, qui employait trois personnes.
En juillet 1961, Neumeister se rendit en Finlande, avec l’autorisation du Juge d’instruction, pour y passer ses vacances en compagnie de son épouse et de leurs trois enfants. Au début de février 1962, il fit un voyage de quelques jours en Sarre, également avec l’accord de ce magistrat. Il affirme être allé souvent voir le Juge d’instruction, de son plein gré, tout au long de la période qui s’écoula jusqu’à sa deuxième arrestation (12 juillet 1962, par. 12 infra).
10. Arrêté le 22 juin 1961 à Paderborn (République Fédérale d’Allemagne), Lothar Rafael fut extradé en Autriche le 21 décembre 1961, le Ministre de la Justice de Rhénanie du Nord-Westphalie ayant déféré à la demande que les autorités autrichiennes avaient présentée en ce sens.
En janvier 1962, la police économique (Wirtschaftspolizei) de Vienne interrogea longuement Rafael qui porta de graves accusations contre Neumeister.
11. Neumeister informa le Juge d’instruction, au printemps de 1962, qu’il désirait séjourner à nouveau en Finlande avec sa famille dans le courant du mois de juillet. Le magistrat instructeur ne souleva pas d’objections sur le moment. Par la suite, il aurait avisé le requérant qu’il serait probablement confronté avec Rafael en juin mais qu’il ne lui fallait pas renoncer pour autant à ses projets de vacances à l’étranger.
Les 3, 4, 5 et 6 juillet 1962, Neumeister fut interrogé par le Juge d’instruction en présence de l’inspecteur des contributions Besau. Ayant pris connaissance des déclarations faites à son sujet par différents témoins ou inculpés, et notamment par Rafael en janvier 1962, il les contesta avec force. Cinquante pages de procès-verbaux furent rédigées à cette occasion.
La confrontation de Neumeister avec Rafael se déroula devant la police économique de Vienne les 10 et 11 juillet 1962. Des vingt-deux pages de procès-verbaux, il ressort que Neumeister persista dans ses dénégations.
Dans la matinée du 12 juillet, le Juge d’instruction fit savoir à Neumeister que son départ pour la Finlande, prévu pour le 15, se heurtait à l’opposition du Parquet. Entendu comme témoin, le 7 juillet 1965, par une Sous-Commission de la Commission européenne des Droits de l’Homme, il a fourni sur ce point les précisions suivantes:
"Ce que je dis maintenant est un peu plus difficile pour moi. Personnellement, j’étais convaincu, parce que j’en avais le sentiment - je souligne: le sentiment -, que M. Neumeister reviendrait après son voyage en Finlande. Monsieur le Président, Messieurs de la Commission, vous savez qu’un juge ne doit pas se laisser influencer par le sentiment, mais uniquement par la loi. Cette loi m’a enjoint, étant donné qu’aucun accord d’assistance juridique ou d’extradition n’existe en tant que tel entre l’Autriche et la Finlande, de ne pas céder au sentiment que j’avais que Neumeister reviendrait. Je sais que j’ai dit à l’époque à M. Neumeister: "J’ai le sentiment que vous reviendrez; personnellement, je ne peux, sans l’approbation du Parquet, vous donner aucune autorisation." Cette approbation du Parquet fut refusée à l’époque."
Le requérant a, pour sa part, allégué devant ladite Sous-Commission que le Juge d’instruction lui avait permis de se rendre en Finlande malgré l’avis négatif du Parquet.
12. Quoi qu’il en soit, le Juge d’instruction ordonna le même jour, 12 juillet 1962, à la demande du Parquet, l’arrestation de Neumeister.
Le mandat (Haftbefehl) relevait, pour commencer, que l’intéressé était soupçonné d’avoir commis avec Lothar Rafael et d’autres inculpés, de 1952 à 1957, une série d’actes d’escroquerie ayant causé à l’État un préjudice d’environ dix millions de schillings. Il ajoutait que Neumeister, connaissant les charges réunies contre lui depuis son élargissement (12 mai 1961), devait s’attendre à une lourde peine; que son ancien employé Walter Vollmann, pour qui les résultats de l’instruction se révélaient pourtant moins accablants, s’était soustrait aux poursuites en s’enfuyant; que les récents interrogatoires du requérant et sa confrontation avec Rafael lui avaient montré sans nul doute qu’il lui faudrait renoncer désormais à son attitude de pure dénégation; qu’il avait l’intention de passer ses vacances à l’étranger et que la remise de son passeport n’aurait pas offert une garantie adéquate, la possession de cette pièce n’étant plus nécessaire au franchissement de certaines frontières.
De ces diverses circonstances, le mandat déduisait qu’il existait en l’espèce un danger de fuite (Fluchtgefahr), au sens de l’article 175 par. 1, alinéa 2, du Code de procédure pénale.
Neumeister fut arrêté dans l’après-midi du 12 juillet 1962, à proximité de son bureau. Il pria aussitôt l’aînée de ses filles, Maria Neumeister, d’annuler par télégramme les billets qu’il avait commandés pour la traversée de la Baltique. Aux fonctionnaires de police venus l’appréhender, il déclara qu’il avait eu l’intention de se rendre le lendemain au Parquet afin de solliciter l’autorisation de partir pour la Finlande le lundi 16 juillet.
Le 13 juillet 1962, Neumeister comparut pendant quelques instants devant le Juge d’instruction qui lui notifia sa mise en détention préventive (article 176 par. 1 du Code de procédure pénale).
13. Le 23 juillet 1962, le requérant forma un premier recours contre le mandat d’arrêt du 12 juillet 1962. Soulignant que son entreprise, son domicile et sa famille se trouvaient à Vienne, il affirmait que rien ne permettait de croire à la réalité d’un risque de fuite et qu’il aurait d’ailleurs aisément pu s’enfuir auparavant s’il l’avait voulu.
La Chambre du Conseil (Ratskammer) du Tribunal pénal régional de Vienne rejeta le recours le 31 juillet 1962 pour des raisons voisines de celles qu’énonçait le mandat litigieux. Elle insista en particulier sur les déclarations de Rafael qui, estimait-elle, avaient nettement empiré la situation de Neumeister.
Le requérant attaqua cette décision le 4 août 1962. Il soutenait que l’article 175 par. 1, alinéa 2, du Code de procédure pénale exige un véritable "risque de fuite" et non une simple "possibilité de fuite", que pareil risque doit s’apprécier à la lumière de faits précis et que l’éventualité d’une condamnation sévère ne suffit pas à cet égard; il se référait à un arrêt rendu par la Cour Constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof) le 8 mars 1961 (Recueil Officiel des Décisions de cette Cour, 1961, pages 80 à 82).
La Cour d’Appel (Oberlandesgericht) de Vienne repoussa le recours (Beschwerde) le 10 septembre 1962. Se ralliant aux motifs retenus par la Chambre du Conseil, elle ajouta que l’intéressé savait combien les charges pesant sur lui s’étaient aggravées depuis le 12 mai 1961, devait s’attendre à une lourde peine vu l’énormité du dommage causé et, d’après un rapport de police du 12 juillet 1962, avait entrepris des préparatifs de voyage à l’étranger et les avait maintenus bien que le Juge d’instruction compétent lui eût expressément refusé l’autorisation nécessaire. Dans ces conditions, la Cour jugea qu’il fallait conclure à l’existence d’un danger de fuite.
14. Neumeister introduisit une deuxième demande de mise en liberté provisoire le 26 octobre 1962. Tout en s’efforçant à nouveau de prouver l’absence de danger de fuite, il offrit pour la première fois, en ordre subsidiaire, une garantie bancaire de 200.000 ou, à la rigueur, de 250.000 schillings (article 192 du Code de procédure pénale).
La Chambre du Conseil rejeta la demande le 27 décembre 1962. Rappelant que Neumeister encourait une peine de cinq à dix ans de réclusion rigoureuse (article 203 du Code pénal) et avait à répondre d’un préjudice de près de 6.750.000 schillings, elle estima que la fourniture d’une garantie ne suffirait pas à conjurer le risque de fuite et qu’il n’y avait donc pas lieu d’examiner le taux de la garantie proposée.
Neumeister attaqua cette décision le 15 janvier 1963. En sus des arguments développés dans sa demande du 23 juillet 1962 et dans son recours du 4 août 1962, il fit observer:
- que le montant du dommage qu’on lui attribuait, à tort selon lui, avait fortement diminué, passant de plus de quarante millions de schillings (24 février 1961) à un peu plus de onze millions et demi (12 mai 1961) pour tomber à 6.748.510 schillings 45 (décision du 27 décembre 1962);
- que des détenus impliqués dans d’autres affaires plus importantes avaient recouvré leur liberté contre le versement d’une caution;
- qu’il n’avait jamais cherché à s’enfuir, par exemple entre son élargissement (12 mai 1961) et sa seconde arrestation (12 juillet 1962) et, spécialement, à la faveur de son séjour en Finlande;
- que quelques heures à peine s’étaient écoulées entre sa comparution devant le Juge d’instruction, dans la matinée du 12 juillet 1962, et son arrestation;
- que ce bref intervalle ne lui avait pas laissé la possibilité matérielle d’annuler ses préparatifs de voyage, préparatifs auxquels il n’avait d’ailleurs pas voulu renoncer sans tenter une ultime démarche auprès du Parquet;
- qu’il avait déjà subi plus de neuf mois de détention préventive (24 février 1961 - 12 mai 1961 et 12 juillet 1962 - 15 janvier 1963), élément qui plaidait lui aussi, à l’en croire, pour l’absence de danger de fuite;
- que tous ses intérêts professionnels et familiaux se trouvaient à Vienne où sa femme venait d’ailleurs d’ouvrir un magasin de confection pour dames.
La Cour d’appel de Vienne repoussa le recours le 19 février 1963. Se référant à sa décision du 10 septembre 1962, elle releva que la situation n’avait pas évolué depuis lors dans un sens favorable à Neumeister. Sans doute le montant du préjudice imputé à ce dernier avait-il diminué, mais il ne comprenait pas la somme dont l’intéressé pourrait avoir à répondre dans une affaire d’exportation simulée de machines (Kreisverkehr der Textilien der Firma Benistex). D’ailleurs, il n’avait pas décru au point d’influer de manière décisive sur la peine à laquelle Neumeister devait s’attendre en cas de condamnation. La Cour en conclut que le danger de fuite demeurait si grand que même la fourniture éventuelle d’une garantie ne pouvait être prise en considération (indiskutabel ist) et qu’elle n’était nullement de nature à éliminer ce danger.
15. Quatre semaines auparavant, et plus précisément le 21 janvier 1963, le Juge d’instruction avait procédé à une nouvelle confrontation de Rafael et de Neumeister qui avaient confirmé, pour l’essentiel, leurs déclarations respectives des 10 et 11 juillet 1962. D’après le requérant, la confrontation dura un quart d’heure environ. Un procès-verbal d’une page et demie fut établi à cette occasion.
16. Le 12 juillet 1963, soit le jour même de l’introduction de sa requête devant la Commission européenne des Droits de l’Homme, Neumeister forma une troisième demande de mise en liberté provisoire, qu’il compléta le 16 juillet; il s’engageait à prêter le serment (Gelöbnis) prévu à l’article 191 du Code de procédure pénale et offrait derechef de fournir, au besoin, une garantie bancaire de 200.000 ou 250.000 schillings. Tout en réitérant ses arguments antérieurs, il faisait valoir:
- qu’entre son élargissement (12 mai 1961) et sa seconde arrestation (12 juillet 1962), il s’était toujours tenu à la dispositions du magistrat instructeur, s’était présenté spontanément cinq ou six fois à ce dernier pour se renseigner sur la marche de l’instruction et l’avait informé dès le mois de mars 1962 de son dessein de se rendre en Finlande;
- que les chemins de fer autrichiens l’avaient autorisé à construire à Vienne, près de la Gare de l’Est, un entrepôt d’une valeur de plus d’un million et demi de schillings, projet qu’il n’avait pu réaliser en raison de sa réincarcération;
- que depuis celle-ci, aucune charge nouvelle n’avait été découverte contre lui;
- que Lothar Rafael, ayant passé des aveux (Geständiger), essayait d’améliorer son cas en rejetant sa faute sur autrui et que ses déclarations ne méritaient aucun crédit;
- qu’après plus d’un an de détention préventive, l’hypothèse d’un danger de fuite n’avait plus rien de plausible.
Le Juge d’instruction repoussa la demande le 23 juillet 1963. Il estima en effet que les motifs retenus dans les décisions des 31 juillet 1962, 10 septembre 1962, 27 décembre 1962 et 19 février 1963 conservaient leur actualité et que les pièces du dossier corroboraient, pour l’essentiel, les accusations de Rafael contre Neumeister.
Celui-ci saisit alors la Chambre du Conseil du Tribunal pénal régional de Vienne, le 5 août 1963, d’un recours où il reprenait beaucoup des considérations résumées plus haut, en y ajoutant notamment les suivantes:
- vu l’ampleur et la complexité de l’affaire, l’instruction et la procédure ultérieure s’annonçaient extrêmement longues de sorte que la durée de la détention préventive, déjà supérieure à quatorze mois, risquait d’excéder celle de la peine éventuelle si l’on n’y remédiait à bref délai;
- le Juge d’instruction avait négligé de répondre à plusieurs des arguments de Neumeister et d’indiquer les documents qui lui paraissaient étayer les déclarations de Rafael, lesquelles avaient d’ailleurs de grandes chances d’être retirées tôt ou tard;
- le même magistrat avait minimisé à tort l’importance de la réduction du dommage attribué à Neumeister, réduction qui pouvait fort bien s’accentuer encore à l’avenir;
- il n’avait pas fondé sa décision sur des faits, mais sur de simples présomptions relatives aux répercussions des dires de Rafael sur l’état d’âme (Seelenzustand) de Neumeister.
L’intéressé soulignait en outre:
- qu’il était prêt à remettre au tribunal ses papiers d’identité et son passeport;
- qu’il n’avait nullement les moyens d’entretenir sa famille à l’étranger;
- qu’une fuite n’aurait du reste aucun sens pour un homme de son âge d’autant qu’il s’exposait, en cas d’extradition, à ne pas bénéficier de l’imputation de sa détention préventive sur sa peine éventuelle (allusion à l’article 55 a) in fine du Code pénal).
La Chambre du Conseil rejeta le recours le 8 août 1963. Se référant à la décision attaquée et à celles qui l’avaient précédée, elle releva en substance:
- que les déclarations de Rafael se trouvaient confirmées par une série d’éléments (lettres originales, pièces comptables, extraits de comptes, dépositions de témoins, etc.);
- que la confrontation de Rafael et de Neumeister en juillet 1962 avait profondément aggravé la situation du second et que le Juge d’instruction avait eu raison de s’attacher aux effets qu’elle n’avait pu manquer d’entraîner sur l’esprit du requérant;
- que, dans ces conditions, la fourniture éventuelle d’une garantie ne pouvait être prise en considération (indiskutabel ist) et n’était nullement de nature à éliminer le danger de fuite.
Le 20 août 1963, Neumeister introduisit auprès de la Cour d’Appel de Vienne un recours dirigé contre cette décision. Ses griefs coïncidaient en gros avec ceux qu’il avait formulés le 5 août 1963. Il reprochait aussi à la Chambre du Conseil de ne pas avoir précisé le contenu des pièces censées corroborer les accusations de Rafael, d’avoir laissé dans l’ombre la question de savoir si Neumeister avait eu connaissance de ces pièces et d’avoir perdu de vue le fait que plus de six mois s’étaient écoulés depuis la dernière décision de la Cour d’Appel (19 février 1963). Il faisait également observer qu’il aurait pu aisément s’enfuir, s’il l’avait voulu, entre sa confrontation avec Rafael et son arrestation.
La Cour d’Appel n’eut cependant pas à statuer: Neumeister se désista le 11 septembre 1963, sans expliquer pourquoi.
17. Le 16 septembre 1963, la fille aînée de Neumeister saisit le Ministère de la Justice d’une pétition tendant à l’élargissement de son père; elle offrait un cautionnement d’un million de schillings.
La police économique de Vienne adressa au Tribunal pénal régional, le 13 novembre 1963, un rapport confidentiel d’où il ressortait que Maria Neumeister avait tenté en vain de se procurer une partie de cette somme auprès d’un ancien client des firmes Iteka et Scherzinger.
18. Quelques jours plus tôt - le 6 novembre 1963, soit le surlendemain de la clôture de l’instruction préparatoire (paras. 19 et 20 infra) - Me Michael Stern, avocat, avait formé au nom de Neumeister une quatrième demande de mise en liberté provisoire. Il y reprenait brièvement les arguments développés dans les demandes précédentes, soulignait que la détention préventive du requérant durait depuis près de vingt mois et proposait une garantie bancaire d’un million de schillings.
Au cours de la procédure suivie devant la Commission, Neumeister a déclaré que cette dernière offre avait été présentée contre son gré car il n’était pas en mesure, à l’époque, de fournir une garantie d’un montant aussi élevé. Par une lettre du 14 avril 1964, Me Stern a confirmé qu’il avait agi sur ce point de sa propre initiative. Les représentants du Gouvernement ont fait valoir devant la Commission que ladite offre liait Neumeister et que les juridictions compétentes n’avaient aucune raison de penser qu’elle ne reflétait pas sa volonté.
Le Juge d’instruction rejeta la demande le 5 décembre 1963. Se référant aux décisions des 31 juillet 1962, 10 septembre 1962, 27 décembre 1962, 19 février 1963 et 8 août 1963, il estima que le requérant n’apportait aucun élément de nature à justifier son élargissement.
Neumeister attaqua cette décision le 13 décembre 1963. Il contestait une fois de plus l’existence d’un danger de fuite; à l’en croire, le Tribunal pénal régional et la Cour d’Appel de Vienne n’avaient jamais bien apprécié les faits pertinents à cet égard, s’étaient appuyés sur de vagues présomptions et non sur des preuves solides et avaient attaché à tort une importance déterminante à l’énormité du dommage prétendument causé à l’État. Il se plaignait en particulier que le Tribunal pénal régional n’eût tenu aucun compte, dans sa décision du 5 décembre, de la longueur de la détention préventive déjà subie. En conclusion, le recours réitérait l’offre d’une garantie bancaire d’un million de schillings.
La Chambre du Conseil du Tribunal pénal régional de Vienne accueillit le recours le 8 janvier 1964. Elle reconnut une certaine valeur à l’argumentation du requérant: rappelant que Neumeister encourait une peine de cinq à dix ans de réclusion rigoureuse, elle releva que l’on ne pouvait savoir s’il bénéficierait du "droit d’atténuation extraordinaire" (außerordentliches Milderungsrecht, article 265 a) du Code de procédure pénale) mais que la durée de la détention préventive serait, selon toute probabilité, imputée sur celle de la peine en cas de condamnation (article 55 a) du Code pénal) et que la tentation de s’enfuir s’en trouvait grandement amoindrie (wesentlich verringert). Elle jugea cependant qu’une garantie d’un million de schillings ne suffirait pas à éliminer le danger de fuite. A ce propos, elle souligna qu’aux termes de l’article 192 du Code de procédure pénale, le taux de la caution dépend non seulement de la situation du détenu et de la fortune du garant éventuel, mais encore des conséquences de l’infraction. Par ces motifs, la Chambre du Conseil ordonna la mise en liberté provisoire de Neumeister moyennant une caution de deux millions de schillings (en espèces ou sous forme de garantie bancaire) et le dépôt volontaire (freiwillige Hinterlegung) du passeport de l’intéressé auprès du Tribunal.
Le 21 janvier 1964, Me Stern introduisit au nom de Neumeister un recours tendant à voir ramener le montant de la caution à un million de schillings. Il avançait en substance que d’après l’article 192 du Code de procédure pénale, les conséquences de l’infraction ne sont à prendre en considération qu’eu égard à la situation du détenu et à la fortune du garant. Il en inférait que les tribunaux ne doivent en aucun cas exiger une garantie excédant les facultés du demandeur (Gesuchssteller), sans quoi ils pourraient à leur guise, dans l’hypothèse d’un préjudice important, empêcher toute mise en liberté provisoire.
La décision litigieuse fut partiellement réformée le 4 février 1964. Après avoir constaté que le recours visait uniquement le taux de la caution à fournir, la Cour d’Appel de Vienne estima, avec la Chambre du Conseil, qu’une somme d’un million de schillings apparaissait trop faible en regard du dommage entraîné par les actes dont Neumeister avait à répondre. Elle ajouta que le requérant disposait très vraisemblablement, grâce aux gains qu’il avait réalisés par ces mêmes actes, de moyens supérieurs de beaucoup à son offre. Elle nota aussi qu’il n’avait point allégué, de manière catégorique, qu’une garantie d’un million de schillings épuiserait ses ressources. La Cour releva toutefois qu’elle n’était pas en mesure de se prononcer sur le montant de la caution exigée par la Chambre du Conseil, car elle ne possédait pas les éléments d’appréciation nécessaires. Elle renvoya donc l’affaire à la Chambre du Conseil en soulignant qu’il incomberait à celle-ci de déterminer, à la lumière d’un examen approfondi de la situation de Neumeister et de la fortune des garants qu’il pourrait désigner, un taux de caution compris entre un et deux millions de schillings.
Dans un rapport du 16 mars 1964, établi à la demande de la Chambre du Conseil, la police économique de Vienne exprima l’opinion que Neumeister n’était nullement à même de se procurer deux millions de schillings. Elle s’appuyait sur une série de pièces d’où il ressortait que la firme Scherzinger n’était guère florissante et que Maria Neumeister se déclarait capable de fournir une garantie de cinq cent mille schillings.
La Chambre du Conseil du Tribunal pénal régional de Vienne statua le 31 mars 1964, soit deux semaines après l’établissement de l’acte d’accusation (paras. 19 et 21 infra). Outre le rapport de la police économique, elle mentionna une lettre de Neumeister, datée du 25 février 1964, d’après laquelle une personne qui entendait garder l’anonymat acceptait de constituer une caution d’un million deux cent cinquante mille schillings. Additionnant cette somme aux cinq cent mille schillings proposés par Maria Neumeister, la Chambre du Conseil réduisit à un million sept cent cinquante mille schillings le montant de la caution exigée du requérant.
Par un recours du 20 avril 1964, Neumeister demanda que ce montant fût abaissé à un million deux cent cinquante mille schillings; d’après lui, l’offre de sa fille se trouvait incluse dans celle du garant qui ne désirait par révéler son identité.
La Cour d’Appel de Vienne repoussa le recours le 20 mai 1964. Elle estima en effet que la Chambre du Conseil s’était conformée à la décision du 4 février et que les conséquences de l’infraction revêtaient une importance primordiale aux fins d’application de l’article 192 du Code de procédure pénale.
19. Entre temps, le Juge Leonhard avait prononcé, le 4 novembre 1963, la clôture de l’instruction préparatoire et avait communiqué au Parquet le dossier qui comprenait vingt et un volumes d’environ cinq cents pages chacun, plus une quantité appréciable d’autres documents (articles 111 et 112 du Code de procédure pénale). Le 17 mars 1964, le Parquet de Vienne avait, de son côté, achevé d’établir l’acte d’accusation (Anklageschrift) qui avait été notifié à Neumeister le 26 mars (articles 207 et 208 du Code de procédure pénale).
20. Dans l’accomplissement de sa tâche, le Juge d’instruction avait été secondé par la police économique de Vienne, par le service des contributions (inspecteur Besau), par les chemins de fers autrichiens et par l’administration des postes; il avait, néanmoins, rencontré des obstacles considérables.
Ainsi, quatre des principaux inculpés, à savoir Lothar Rafael, Herbert Huber, Franz Schmuckerschlag et Walter Vollmann, avaient fui à l’étranger, les trois premiers dès le début des poursuites, le quatrième après avoir bénéficié d’une mesure de mise en liberté provisoire sur parole. A l’issue d’assez longues procédures, les autorités autrichiennes avaient obtenu de la République Fédérale d’Allemagne l’extradition de Rafael (21 décembre 1961) et de la Suisse celle de Huber (27 septembre 1962). Au contraire, la République Fédérale d’Allemagne avait refusé d’extrader Schmuckerschlag car il possédait la nationalité allemande en plus de la nationalité autrichienne. Quant à Vollmann, on n’a pas réussi à le découvrir jusqu’ici.
A cela s’ajoutaient une série de difficultés inhérentes à la nature, à l’ampleur et à la complexité des actes incriminés. L’instruction visait à l’origine vingt-deux personnes et avait trait à vingt-deux chefs d’inculpation. Il incombait à l’accusation de prouver, notamment, que les pièces relatives à l’achat des marchandises avaient été falsifiées, que la valeur des exportations avait été frauduleusement majorée, que les entreprises destinataires à l’étranger n’existaient pas ou ignoraient tout de l’affaire et que les exportateurs avaient placé en Suisse ou au Liechtenstein le produit de leurs ventes. A cette fin, il avait fallu reconstituer de multiples opérations commerciales s’échelonnant sur plusieurs années, vérifier les itinéraires suivis par cent cinquante ou cent soixante wagons de chemin de fer, étudier un grand nombre de dossiers du service des contributions, entendre des dizaines de témoins dont certains avaient dû être interrogés à nouveau après l’extradition de Rafael, etc. Beaucoup de témoins vivaient à l’étranger, par exemple aux Pays-Bas, en Italie, aux États-Unis, au Canada, en Amérique Latine, en Afrique et dans le Proche-Orient. La République d’Autriche avait donc été obligée de recourir aux services de l’Interpol ou d’invoquer les traités d’entraide judiciaire qu’elle avait conclus avec des États tels que les Pays-Bas, la République Fédérale d’Allemagne, l’Italie, la Suisse et le Liechtenstein. Les enquêtes menées aux Pays-Bas, en République Fédérale d’Allemagne et en Suisse s’étaient déroulées, pour une part, en présence de fonctionnaires autrichiens et spécialement, en ce qui concerne la Suisse, du Juge d’instruction Leonhard. Des délais allant de six à seize mois s’étaient écoulés entre l’envoi des demandes d’aide judiciaire et la réception du résultat des recherches auxquelles elles avaient donné lieu aux Pays-Bas, en République Fédérale d’Allemagne, en Italie et en Suisse. A l’époque de la clôture de l’instruction, la demande adressée à la Suisse demeurait en instance sur un point pour lequel elle ne devait d’ailleurs pas aboutir, les autorités helvétiques ayant estimé (septembre 1964) que le secret professionnel des banques zurichoises en question s’opposait à la communication des renseignements souhaités. Quant à la réponse du Liechtenstein, elle ne parvint en Autriche qu’en juin 1964.
Des entreprises sous administration soviétique se trouvaient également en cause, surtout pendant la première phase de l’instruction; or, aucun document ne pu être obtenu de la banque des forces armées soviétiques, par l’intermédiaire de laquelle des règlements avaient été effectués.
La marche de l’instruction semble avoir été ralentie par le refus de l’un des inculpés - Herbert Huber - de faire la moindre déclaration devant le magistrat instructeur.
D’un autre côté, les poursuites concernant certains faits ou inculpés avaient été disjointes en raison de leur importance secondaire (article 57 par. 1 du Code de procédure pénale); elles paraissent avoir été abandonnées ultérieurement (article 34 par. 2 du même code). Au moment de la clôture de l’instruction préparatoire, le nombre des individus inculpés en l’espèce ne s’élevait plus qu’à dix.
Après le 21 janvier 1963, date de sa dernière confrontation avec Rafael, Neumeister ne fut plus entendu par le Juge d’instruction qui, au cours de la même période, interrogea vingt-huit fois Rafael (272 pages de procès-verbaux) et cinq autres inculpés dix-sept fois en tout (119 pages de procès-verbaux). D’après le procès-verbal de la confrontation du 21 janvier 1963, une nouvelle confrontation était projetée. Elle n’eut cependant pas lieu; à en croire le requérant, c’est le refus de Lothar Rafael qui empêcha de donner suite à cette intention.
21. Long de 219 pages, l’acte d’accusation du 17 mars 1964 visait dix personnes à savoir, dans l’ordre, Lothar Rafael, Herbert Huber, Franz Scherzer, Fritz Neumeister, Iwan Ackermann, Leopold Brunner, Walter Vollmann, Hermann Fuchshuber, Helmut Dachs et Rudolf Grömmer; il n’avait point trait à l’affaire "Kreisverkehr der Textilien der Firma Benistex", objet d’une procédure indépendante (par. 22 infra).
Pour sa part, Neumeister était accusé d’escroquerie qualifiée (articles 197, 200, 201, alinéas a) et d), et 203 du Code pénal) dans dix groupes de transactions portant sur des objets très divers: savon de toilette, outils (fraises et baguettes de soudure), vêtements féminins (bas en nylon, jupes, blouses etc.), chaussures de gymnastique, articles de cuir, articles de velours, lampes d’appartement et mécanismes de roulement. Le montant du préjudice dont il avait à répondre dépassait 5.200.000 schillings. A cet égard, le requérant arrivait en quatrième position, derrière Rafael (plus de 35.100.000 schillings), Vollmann (près de 31.900.000 schillings) et Huber (près de 31.800.000 schillings) mais devant Scherzer (plus de 1.400.000 schillings), Brunner (plus de 1.250.000 schilling), Dachs (plus de 1.100.000 schillings), Ackermann et Grömmer (près de 200.000 schillings). Certains des agissements incriminés ne le concernaient point. Tel était le cas, au premier chef, d’une grosse affaire d’exportation de produits textiles dans lesquels seuls Rafael, Huber et Vollmann se trouvaient en cause (plus de 25.700.000 schillings, pages 101 à 170 de l’acte d’accusation).
Le Parquet demandait notamment l’ouverture de la procédure de jugement devant le Tribunal pénal régional de Vienne, la convocation de trente-cinq témoins et la lecture des dépositions de cinquante-sept autres.
22. Le 3 juin 1964, le Parquet de Vienne avisa la Chambre du Conseil du Tribunal pénal régional qu’il abandonnait provisoirement, en se réservant de les réintroduire à une date ultérieure, les poursuites intentées contre Neumeister dans l’affaire "Kreisverkehr der Textilien der Firma Benistex" (article 34 par. 2, alinéa 1, du Code de procédure pénale). A l’occasion du dépôt de l’acte d’accusation, le Parquet avait obtenu du Tribunal la disjonction de ces poursuites qui avaient donné lieu, depuis lors, à une procédure séparée (26 d VR 2407/64).
Le même jour, la Chambre du Conseil, constatant que le dommage global imputé à Neumeister se trouvait ainsi réduit de plus de quatre millions de schillings, décida d’abaisser à un million de schillings - en espèce ou sous forme de garantie bancaire - le taux de la caution exigée pour l’élargissement du requérant.
Le 13 août 1964, Neumeister informa la Chambre du Conseil que sa fille Maria Neumeister et une autre personne nommément désignée consentaient à lui servir de garants (Bürgen), la première pour 850.000 schillings, la seconde pour 150.000. Les intéressés confirmèrent la chose le lendemain. Après avoir vérifié leur solvabilité (Tauglichkeit), la Chambre du Conseil accepta leur offre le 16 septembre 1964. Quelques heures plus tard, le requérant prêta le serment prévu à l’article 191 du Code de procédure pénale, déposa son passeport auprès du Tribunal conformément à la décision du 8 janvier 1964, restée inchangée sur ce point, et recouvra sa liberté.
23. Les différentes décisions concernant la détention préventive de Neumeister ont toutes été prononcées conformément aux articles 113 par. 2 (première instance) et 114 par. 2 (appel) du Code de procédure pénale, à l’issue d’une séance non publique au cours de laquelle le Parquet avait été entendu en l’absence du requérant et de son avocat (in nichtöffentlicher Sitzung nach Anhörung der Staatsanwaltschaft bzw. der Oberstaatsanwaltschaft).
24. Le 9 octobre 1964, la date d’ouverture de la procédure de jugement (Hauptverhandlung) fut fixée au 9 novembre.
Le 18 juin 1965, après cent deux journées d’audience, le Tribunal pénal régional de Vienne, constitué en Tribunal d’échevins (Schöffengericht), renvoya les débats à une date indéterminée, et ce pour complément d’instruction. Saisi d’une série de demandes qui émanaient tant du Parquet que de différents accusés y compris Neumeister, il donna suite à plusieurs d’entre elles et prescrivit d’office certaines mesures d’instruction additionnelles. L’attitude de Herbert Huber semble avoir fortement contribué à rendre ce complément d’instruction nécessaire: alors qu’il avait gardé le silence durant l’instruction préparatoire, Huber s’expliqua en détail devant ses juges; à en croire Neumeister, ses déclarations furent favorables à ce dernier et accablantes pour Rafael. Le Tribunal indiqua néanmoins qu’il aurait fallu à ses yeux procéder plus tôt, pendant l’instruction préparatoire, à une partie des nouvelles enquêtes et auditions de témoins ordonnées par lui.
25. En février et juillet 1965, Neumeister se rendit à Strasbourg, avec l’accord du Tribunal, pour les besoins de l’instance qu’il avait introduite auprès de la Commission européenne des Droits de l’Homme. Son passeport lui aurait été restitué quelques jour avant le second de ces voyages.
26. L’instruction complémentaire ne put être assurée par le Juge Leonhard qui avait déposé devant le Tribunal en qualité de témoin (article 68 du Code de procédure pénale); elle échut à son suppléant permanent. Elle s’étendit sur plus de deux années et ne s’acheva donc qu’après l’adoption, le 27 mai 1966, du rapport de la Commission. Le Juge d’instruction interrogea de nombreux témoins dont Alfred Neumeister, frère du requérant (13 décembre 1966), fit établir des rapports d’expertise, recourut aux services du fisc, de la police économique de Vienne, de la gendarmerie, des postes, de l’Interpol, d’autorités helvétiques et allemandes, etc. Les accusés paraissent ne plus avoir été entendus.
Le 8 mars 1966, le Tribunal pénal régional de Vienne avisa Neumeister qu’une décision du même jour avait arrêté (eingestellt), en vertu de l’article 109 du Code de procédure pénale, les poursuites intentées contre lui quant à deux des chefs d’accusation. Le montant du préjudice dont le requérant doit répondre s’en trouva réduit d’environ 370.000 schillings.
27. La procédure de jugement a repris son cours devant le Tribunal pénal régional de Vienne le 4 décembre 1967. D’après les indications fournies à la Cour par le Gouvernement, elle devait durer de quatre à six mois.
28. Dans sa requête introductive d’instance de juillet 1963, (no 1936/63), dont la Commission a produit le texte à la demande de la Cour, Neumeister prétendait:
- qu’on l’avait arrêté et détenu sans "raisons plausibles" de le soupçonner d’avoir commis une infraction et sans "motifs raisonnables" de croire à la nécessité de l’empêcher de s’enfuir (article 5 par. 1 c) de la Convention) (art. 5-1-c);
- qu’il avait lieu de douter de l’impartialité des personnes compétentes pour se prononcer sur son maintien en détention et pour mener l’instruction (article 6 par. 1) (art. 6-1);
- que la procédure suivie pour l’examen de ses demandes de mise en liberté provisoire ne cadrait pas avec les exigences de l’article 5 par. 4 et de l’article 6 paras. 1 et 3 b) et c) (art. 5-4, art. 6-1, art. 6-3-b, art. 6-3-c) "égalité des armes", Waffengleichheit);
- qu’on ne l’avait ni jugé "dans un délai raisonnable" ni libéré pendant la procédure. A cet égard, le requérant avançait en particulier que le Juge d’instruction, chargé de s’occuper simultanément de plusieurs grosses affaires, n’était plus en mesure d’accomplir sa tâche "dans un délai raisonnable" au sens des articles 5 par. 3 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1) de la Convention.
Neumeister se plaignait notamment des décisions rendues quelques mois plus tôt par la Chambre du Conseil du Tribunal pénal régional de Vienne et par la Cour d’Appel.
Au cours d’une audience tenue devant la Commission, l’avocat du requérant a invoqué en outre l’article 5 par. 2 (art. 5-2) de la Convention, affirmant que son client n’avait pas été informé en détail et par écrit des accusations portées contre lui.
La Commission a statué sur la recevabilité de la requête le 6 juillet 1964. Elle a rejeté, pour défaut manifeste de fondement, les griefs relatifs aux paragraphes 1 c) et 2 de l’article 5 (art. 5-1-c, art. 5-2) de la Convention, mais a déclaré la requête recevable sur le terrain des articles 5 par. 3, 5 par. 4 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 5-4, art. 6-1) ("délai raisonnable" et "égalité des armes"); elle n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur la violation alléguée du paragraphe 3 de l’article 6 (art. 6-3), car le requérant n’avait pas insisté sur ce point.
29. À la suite de la décision déclarant recevable une partie de la requête, une Sous-Commission a établi les faits de la cause et recherché en vain un règlement amiable (articles 28 et 29 de la Convention) (art. 28, art. 29).
30. Invoquant l’article 5 par. 3 (art. 5-3), le requérant a soutenu devant la Commission et la Sous-Commission que sa détention préventive avait duré plus que de raison. A l’appui de cette thèse, il a repris beaucoup des arguments qu’il avait développés auprès du Juge d’instruction, de la Chambre du Conseil et de la Cour d’Appel de Vienne (cf. supra). Il a prétendu en outre que ni les déclarations faites à son sujet par Lothar Rafael au début de 1962, ni la fuite de Walter Volmann ne pouvaient justifier sa seconde détention; il a souligné en particulier, à cet égard, que l’extradition de Rafael (21 décembre 1961) avait précédé sa propre réincarcération (12 juillet 1962) de plus de six mois. A l’en croire, la situation se présentait en réalité bien mieux pour lui à l’époque de l’introduction de sa requête (12 juillet 1963) que lors de sa première mise en liberté (12 mai 1961), grâce notamment à l’acquittement prononcé le 29 mars 1963 dans l’affaire de fraude douanière et à la diminution substantielle du volume du dommage dont il avait à répondre dans l’affaire Rafael et consorts. Les autorités judiciaires compétentes auraient méconnu cette évolution favorable en interdisant au requérant de se rendre à nouveau en Finlande, en ordonnant son arrestation et en refusant longtemps de l’élargir non seulement, comme en 1961, sur parole mais même moyennant la fourniture de garanties adéquates. Neumeister leur reproche aussi d’avoir tardé à se renseigner sur ses ressources avant que de fixer le taux du cautionnement à réclamer; d’après lui, l’article 5 par. 3 (art. 5-3) in fine de la Convention ne permet pas d’exiger une garantie d’un montant si considérable qu’il empêche, en pratique, la libération d’un détenu. Le requérant a également allégué - tout en protestant de son innocence - que la durée de sa détention n’était pas proportionnée à la peine à laquelle il lui fallait s’attendre en cas de condamnation: selon lui, cette peine ne saurait excéder vingt mois, ou à la rigueur deux ans dans l’hypothèse, extrême, où le principal accusé, Lothar Rafael, se verrait infliger le maximum légal. Sans contester les difficultés de l’instruction, Neumeister a relevé que la partie la plus complexe de celle-ci avait trait à une affaire de textiles qui ne le concernait en aucune manière; il a ajouté que le magistrat instructeur ne l’avait pas entendu depuis le 21 janvier 1963. Sa détention préventive lui aurait causé un grave préjudice, tant moral que matériel, et l’aurait fortement gêné dans la préparation de sa défense.
Dans sa requête introductive d’instance de juillet 1963, Neumeister affirmait que le Juge d’instruction, chargé de s’occuper simultanément de plusieurs grosses affaires dont l’affaire Stögmüller, n’était pas en mesure d’accomplir sa tâche dans le délai raisonnable visé aux articles 5 par. 3 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1) de la Convention. Par la suite, il ne semble plus avoir invoqué cette dernière disposition sur le point dont il s’agit.
D’après le requérant, enfin, la procédure à laquelle l’examen des demandes de mise en liberté provisoire obéit en Autriche (articles 113 par. 2 et 114 par. 2 du Code de procédure pénale) ne respecte pas le principe de l’"égalité des armes" (Waffengleichheit), consacré par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Neumeister s’est référé, à ce sujet, à l’avis exprimé par la Commission dans les affaires Pataki et Dunshirn (requêtes no 596/59 et 789/60). Il a soutenu en outre qu’un organe judiciaire se conformant à cette procédure, ne saurait passer pour un "tribunal" au sens de l’article 5 par. 4 (art. 5-4).
31. Après l’échec de la tentative de règlement amiable à laquelle la Sous-Commission avait procédé, la Commission plénière a rédigé le rapport prévu à l’article 31 (art. 31) de la Convention. Adopté le 27 mai 1966, ce rapport a été transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 17 août 1966. La Commission y exprimait l’avis suivant, qu’elle a confirmé depuis lors devant la Cour:
(a) par onze voix contre une: la détention du requérant a duré, au-delà d’un "délai raisonnable", de sorte qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention;
(b) par six voix, dont la voix prépondérante du Président (article 29 par. 3 du Règlement intérieur de la Commission), contre six: la cause de Neumeister n’a pas été entendue dans un délai "raisonnable", au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1);
(c) par huit voix contre deux, avec deux abstentions: la procédure concernant la mise en liberté du requérant a respecté les articles 5 par. 4 et 6 par. 1 (art. 5-4, art. 6-1).
Le rapport contient plusieurs opinions individuelles, les unes concordantes, les autres dissidentes.
Arguments de la Commission et du Gouvernement
1. De l’avis de la Commission, l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention garantit à toute personne détenue dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du même article (art. 5-1-c) le droit d’être soit libérée pendant la procédure, soit jugée dans un délai raisonnable. Si un individu placé en détention préventive bénéficie d’une décision de mise en liberté provisoire, satisfaction est donnée pour l’avenir aux exigences de l’article 5 par. 3 (art. 5-3); en l’absence de pareil élargissement, il faut que l’intéressé soit jugé dans un délai raisonnable. La Commission en infère que la détention ne doit pas s’étendre au-delà d’une durée raisonnable. Dès lors, le problème le plus important consisterait à interpréter les mots "délai raisonnable". Aux yeux de la Commission, cette expression est vague et manque de précision; on ne peut donc en apprécier la portée exacte qu’à la lumière des circonstances de la cause et non in abstracto.
2. Afin de faciliter une telle appréciation, la Commission estime qu’il y a lieu en général d’examiner les cas d’espèce suivant les sept "critères", "facteurs" ou "éléments" que voici:
(i) La durée effective de la détention. La Commission n’entendrait point par là introduire une "limite temporelle absolue" à la durée de la détention. Il ne s’agirait pas davantage de mesurer cette durée à elle-même, mais simplement de l’utiliser comme l’un des critères qui permettent d’en déterminer le caractère raisonnable ou déraisonnable.
(ii) La durée de la détention préventive par rapport à la nature de l’infraction, au taux de la peine prescrite et à laquelle on doit s’attendre dans le cas d’une condamnation et par rapport au système légal relatif à l’imputation de la détention préventive sur la peine éventuelle. A ce sujet, la Commission relève que la durée de la détention préventive peut varier selon la nature de l’infraction, le taux de la peine prévue et celui de la peine à laquelle on doit s’attendre. Néanmoins, pour apprécier le rapport entre la peine et la longueur de la détention préventive, il y a lieu d’après elle de tenir compte de la présomption d’innocence consacrée par l’article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention. Si la durée de la détention se rapprochait trop de celle de la peine à laquelle il faut s’attendre dans le cas d’une condamnation, le principe de la présomption d’innocence ne se trouverait pas entièrement respecté.
(iii) Les effets d’ordre matériel, moral ou autre que la détention produit sur le détenu, pour autant qu’ils dépassent les conséquences normales d’une détention.
(iv) La conduite de l’inculpé:
(a) a-t-il contribué à retarder ou à accélérer l’instruction ou les débats?
(b) la procédure a-t-elle été retardée par suite de l’introduction de demandes de libération provisoire, d’appels ou d’autres recours?
(c) a-t-il demandé sa mise en liberté sous caution ou a-t-il offert d’autres garanties assurant sa comparution à l’audience?
Sur ce point, la Commission considère qu’un inculpé refusant de coopérer avec les organes d’instruction, ou exerçant les recours dont il dispose, ne fait que se prévaloir de ses droits et ne saurait donc être pénalisé de ce chef, sauf s’il agit abusivement ou avec outrance.
Quant à la conduite des coïnculpés, la Commission ne croit guère qu’elle soit de nature à justifier, le cas échéant, la prolongation de la détention d’un individu.
(v) Les difficultés de l’instruction de l’affaire (sa complexité quant aux faits ou au nombre des témoins et inculpés, nécessité de recueillir des preuves à l’étranger, etc.).
(vi) La façon dont l’instruction a été conduite:
(a) le système régissant l’instruction;
(b) la conduite de l’instruction de la part des autorités (le soin qu’elles ont apporté à l’affaire et la façon dont elles ont organisé l’instruction).
(vii) La conduite des autorités judiciaires:
(a) dans l’examen des demandes de libération pendant l’instruction;
(b) dans le jugement de l’affaire.
3. La Commission pense qu’un tel plan rationnel permet une interprétation "cohérente" et "dépourvue de toute apparence d’arbitraire". Elle souligne en outre que l’avis à formuler dans un litige donné résultera d’une appréciation des éléments dans leur ensemble. En effet, il peut arriver que l’application de certains critères tende à établir le caractère raisonnable de la durée d’une détention préventive et que celle d’autres critères aille dans le sens opposé ou encore ne fournisse aucune indication claire. La conclusion globale dépendrait, par conséquent, de la valeur et de l’importance relatives des divers éléments; ceci n’exclurait nullement que l’un d’entre eux ait à lui seul un poids décisif le cas échéant.
La Commission ajoute qu’elle a essayé de couvrir, par lesdits critères, toutes les situations de fait qui se présentent habituellement dans les affaires de détention préventive mais que la liste dressée par elle ne revêt point un caractère limitatif, des situations exceptionnelles pouvant justifier l’examen d’autres critères.
4. En l’espèce, la Commission a constaté les faits à la lumière des sept critères et a procédé à leur appréciation juridique en suivant la même méthode; certains des faits de la cause lui ont paru pertinents à l’égard de plusieurs critères.
5. Selon la Commission, l’application du premier critère incite à conclure que la longueur de la détention de Neumeister a été excessive.
La Commission estime que le délai de six mois institué par l’article 26 (art. 26) in fine de la Convention l’empêche de se prononcer sur le caractère "raisonnable" de la durée de la première détention préventive du requérant, soit deux mois et dix-sept jours (24 février 1961 - 12 mai 1961). En revanche, elle retient l’ensemble de la période de vingt-six mois et quatre jours qui s’est écoulée entre le 12 juillet 1962, date de la réincarcération de l’intéressé, et le 16 septembre 1964, date à laquelle il a recouvré sa liberté.
Le Gouvernement ayant soutenu que seule devait entrer en ligne de compte la détention antérieure à l’introduction de la requête (12 juillet 1963), la Commission objecte que ses efforts seraient voués à l’échec si, placée comme en l’occurrence devant une situation continue, elle n’avait pas compétence pour prendre en considération les faits nouveaux postérieurs au dépôt de la requête, faits qui peuvent d’ailleurs fort bien jouer en faveur d’un État défendeur.
6. Aux yeux de la Commission, le deuxième critère a trait, par essence, à la situation qui se présentait aux autorités nationales à l’époque de la détention; il ne saurait donc s’appliquer de manière rétrospective, c’est-à-dire en fonction de la sentence rendue par le juge du fond.
S’employant, à titre purement indicatif "tentative opinion", à se faire une idée de la peine à laquelle le requérant doit s’attendre en cas de condamnation, la Commission relève:
- que l’article 203 du Code pénal prévoit une peine de cinq à dix ans de réclusion rigoureuse;
- que les parties ont discuté devant elle de l’existence d’un rapport de proportionnalité entre le taux des peines éventuelles et le montant du dommage dont chacun des accusés doit répondre en l’espèce, mais qu’elle n’entend pas se prononcer sur cette controverse;
- que la législation autrichienne permet aux tribunaux d’infliger une peine inférieure au minimum normalement encouru, pourvu que l’accusé bénéficie de circonstances atténuantes.
Tenant compte tout particulièrement de cette dernière possibilité, dont les juridictions autrichiennes useraient largement en pratique, la Commission considère que la durée de la détention de Neumeister se rapproche de la peine à prévoir en cas de condamnation. Elle note en outre qu’aux termes de l’article 55 a) du Code pénal autrichien, la période de détention préventive est imputée en principe sur la peine. La Commission ne pense cependant pas qu’il y ait là un élément de nature à modifier, sous l’angle du deuxième critère, l’appréciation du caractère raisonnable de la longueur d’une détention; elle insiste, à ce sujet, sur l’incertitude dans laquelle le détenu doit vivre avant le jugement.
Au total, l’application du deuxième critère inciterait donc, elle aussi, à conclure que la détention du requérant a duré plus que de raison.
7. Il en irait de même de celle du troisième critère, car Neumeister aurait, à un degré exceptionnel, souffert de sa détention sur le plan professionnel et financier.
8. En ce qui concerne le quatrième critère, la Commission constate que le requérant ne paraît pas avoir prolongé indûment l’instruction par son attitude. Sans doute n’a-t-il pas non plus contribué à l’abréger puisqu’il n’a cessé de proclamer son innocence, mais tel était son droit le plus strict. La Commission ne trouve pas davantage que le fait d’avoir introduit une série de demandes et recours, dans les conditions définies par la loi, révèle de la part de Neumeister l’intention de ralentir abusivement la marche de la procédure. Certes, les initiatives de l’intéressé ont pu interrompre ou freiner le travail du Juge d’instruction et du Parquet en les obligeant à transmettre le dossier aux juridictions compétentes, mais la Commission fait valoir qu’il existe des moyens techniques – par exemple l’établissement de copies des pièces nécessaires - propres à assurer en pareil cas le déroulement continu des poursuites.
9. De l’avis de la Commission, l’affaire dont il s’agit était d’une très grande complexité en raison de la nature, de l’ampleur et de la multiplicité des transactions litigieuses, de leurs ramifications à l’étranger et du nombre des inculpés et des témoins. L’examen du cinquième critère tendrait donc à justifier une longue période de détention. La Commission estime néanmoins que le maintien de Neumeister en détention préventive ne saurait s’expliquer par les difficultés de l’instruction préparatoire après la clôture de celle-ci, qui remonte au 4 novembre 1963.
10. Pour ce qui est du sixième critère, la Commission commence par analyser les textes régissant, en Autriche, l’instruction préparatoire et notamment la distribution des affaires entre les magistrats instructeurs (articles 83 par. 2 et 87 par. 3 de la Constitution; article 18 du Code de procédure pénale; article 4 par. 2 de la "Gerichtsverfassungsnovelle"; articles 17 à 19 de la "Geschäftsordnung für die Gerichtshöfe Erster und Zweiter Instanz"); elle étudie ensuite le déroulement de l’instruction ouverte contre le requérant. Les organes compétents à cet égard ne lui paraissent pas avoir négligé leurs devoirs ni prolongé la détention de Neumeister de quelque autre manière comparable, mais le fonctionnement du système en vigueur lui semble avoir entraîné certains retards en l’espèce, étant donné que le Juge d’instruction avait à s’occuper simultanément de plusieurs affaires fort lourdes et complexes. La Commission signale qu’elle a éprouvé des difficultés à déterminer si la répartition des affaires peut se modifier, en droit autrichien, après l’établissement du rôle annuel. Elle relève que si le Gouvernement conteste l’existence d’une telle possibilité, le juge chargé d’instruire l’affaire Matznetter, elle aussi pendante devant la Cour, a été temporairement dispensé de traiter d’autres affaires. La Commission ne croit pas, du reste, qu’il faille approfondir la question: d’après un principe général de droit international, un État ne saurait invoquer sa propre législation pour justifier le non-accomplissement de ses obligations conventionnelles. Dès lors, la Commission n’entend pas rechercher si les retards constatés par elle découlaient d’un obstacle légal ou plutôt de l’inapplication de clauses qui auraient permis de les éviter.
En définitive, l’examen des faits sous l’angle du sixième critère inciterait à conclure que la durée de la détention de Neumeister a été excessive. Sans doute les représentants du Gouvernement ont-ils communiqué à la Cour, à l’audience de février 1968, des précisions nouvelles sur les mesures prises pour alléger la tâche du Juge d’instruction (cf. infra). La Commission répond que ces renseignements l’auraient amenée à compléter quelque peu son rapport si elle en avait disposé à l’époque; elle ne les trouve cependant pas de nature à renverser sa conclusion.
11. Aux yeux de la Commission, la conduite adoptée par les autorités judiciaires quant aux demandes de mise en liberté provisoire de Neumeister (première branche du septième critère) peut donner lieu à des appréciations différentes. La Commission estime donc difficile de déterminer si l’examen de cet élément donne à penser que la durée de la détention litigieuse a dépassé ou non des limites raisonnables.
La Commission n’admet en tout cas pas l’argument, avancé par le Gouvernement (cf. infra), selon lequel Neumeister a perdu son droit "d’être jugé dans un délai raisonnable" du jour où la Chambre du Conseil du Tribunal pénal régional de Vienne a, pour la première fois, accepté en principe de le libérer sous caution (8 janvier 1964). La seconde phrase de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention offrirait aux États contractants une solution intermédiaire entre la poursuite de la détention et un élargissement pur et simple mais le recours à pareille solution ne saurait, d’après la Commission, servir d’excuse à un gouvernement pour prolonger indéfiniment la détention d’une personne qui refuse de constituer la garantie requise, en particulier si elle n’est pas en mesure de la fournir; s’il en était autrement, ledit gouvernement pourrait aisément échapper à ses obligations en réclamant des garanties excessives.
La Commission ajoute que la seconde branche du septième critère (la conduite des autorités judiciaires dans le jugement de l’affaire) n’entre pas en ligne de compte en l’espèce sur le terrain de l’article 5 par. 3 (art. 5-3), Neumeister ayant recouvré sa liberté avant le début du procès.
12. A la lumière d’une appréciation globale de ces divers éléments, la Commission arrive, par onze voix contre une, à la conclusion qu’il y a eu violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3). Elle n’indique pas à quelle date précise cette violation a pris naissance à ses yeux: d’après elle, il lui incombait uniquement de se prononcer sur le point de savoir si la durée de la détention de Neumeister a été raisonnable ou non.
13. Selon la Commission, le problème du "délai" prévu à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention ne se pose pas de la même manière que pour l’article 5 par. 3 (art. 5-3), car l’applicabilité de la première de ces deux clauses ne dépend pas, elle, de l’existence d’une détention.
En matière pénale, le délai dont il s’agit commencerait à courir dès que les soupçons pesant sur l’intéressé ont eu des répercussions importantes sur sa situation. La Commission retient en l’occurrence, par sept voix contre cinq, le jour du premier interrogatoire de Neumeister par le Juge d’instruction (21 janvier 1960) et non, par exemple, la date de l’établissement de l’acte d’accusation (17 mars 1964).
La Commission considère d’autre part, à la majorité de neuf voix contre trois, que le délai de l’article 6 (art. 6) n’a pas pour terme l’ouverture du procès ni l’audition de l’accusé par la juridiction de jugement (cf. les mots "entendue" et "hearing"), mais pour le moins la "décision" du tribunal de première instance "sur le bien-fondé de l’accusation" ("determination of any criminal charge"), décision non encore rendue dans la présente affaire. Elle ne croit pas devoir rechercher en l’espèce s’il comprendrait aussi, le cas échéant, les procédures de recours.
En ce qui concerne le caractère "raisonnable" du délai, plusieurs des critères que la Commission utilise dans le domaine de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) joueraient également, mutatis mutandis, dans celui de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (le premier, le quatrième, le cinquième, le sixième et les deux branches du septième).
La Commission estime en définitive, par six voix - dont la voix prépondérante de son Président - contre six, que la cause de Neumeister n’a pas été entendue dans un délai raisonnable et, partant, que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’a pas été observé à cet égard. Elle ne s’arrête pas à la circonstance que Neumeister n’a guère formulé de griefs à ce sujet: elle estime avoir compétence pour connaître de tout point de droit que les faits relatifs à une requête lui paraissent soulever, en se plaçant au besoin sous l’angle d’un article de la Convention que le requérant n’a pas expressément invoqué; sa pratique et l’article 41 par. 1 d) de son Règlement iraient en ce sens.
14. Aux yeux de la Commission, la procédure à laquelle obéit, en Autriche, l’examen des demandes de mise en liberté provisoire, échappe à l’empire de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention car elle n’a trait ni au "bien-fondé d’une accusation en matière pénale" (unanimité), ni à des "contestations sur des droits et obligations de caractère civil" (sept voix contre cinq). A la différence du Gouvernement (cf. infra), la Commission ne pense pas que l’article 6 (art. 6) abandonne la définition de ces derniers mots à l’ordre juridique interne de chaque État contractant. Elle ne croit cependant pas pouvoir leur donner une interprétation assez large pour englober la procédure litigieuse. S’attachant à préciser comment elle conçoit la notion autonome de "droits et obligations de caractère civil", elle se réfère notamment aux travaux préparatoires de la Convention et à sa propre jurisprudence.
De l’avis de la Commission, on peut soutenir que l’article 5 par. 4 (art. 5-4) de la Convention, dans la mesure où il exige qu’un tribunal statue sur la légalité de la détention, implique le respect de certains principes fondamentaux. Néanmoins, la procédure fixée par les articles 113 et 114 du Code autrichien de procédure pénale ne serait pas contraire à cette disposition (sept voix contre cinq).
La Commission conclut, par huit voix contre deux et avec deux abstentions, que dans la procédure concernant la mise en liberté de Neumeister il n’y a eu violation ni de l’article 5 par. 4 (art. 5-4), ni de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
15. La Commission attire l’attention de la Cour sur les opinions individuelles - concordantes ou dissidentes selon le cas – que plusieurs de ses membres ont exprimées dans son rapport sur les diverses questions surgissant en l’espèce.
16. À l’audience du 12 février 1968, la Commission a présenté les conclusions suivantes:
"Plaise à la Cour de dire:
(1) si l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention a ou n’a pas été violé par la détention de Fritz Neumeister entre le 12 juillet 1962 et le 16 septembre 1964;
(2) si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention a ou n’a pas été violé par le non-achèvement des poursuites pénales engagées contre Fritz Neumeister à partir du 21 janvier 1960, date à laquelle l’intéressé a été entendu pour la première fois par le Juge d’instruction en tant que suspect, ou à partir d’une date ultérieure;
(3) si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ou l’article 5 par. 4 (art. 5-4), ou encore les deux articles à la fois, ont ou n’ont pas été violés par la procédure suivie, en application des articles 113 et 114 du Code autrichien de procédure pénale, au sujet des recours introduits par Fritz Neumeister contre sa détention préventive."
17. D’après le Gouvernement, l’avis que la Commission a exprimé dans son rapport et selon lequel la République d’Autriche a violé les articles 5 par. 3 et 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1) dans le cas de Neumeister, repose sur un établissement défectueux des faits et sur une interprétation erronée de la Convention.
18. Au sujet de l’interprétation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) et de son application en l’espèce, le Gouvernement conteste avant tout la méthode adoptée par la Commission. En effet, il ressortirait clairement du sens littéral du mot "raisonnable" ("reasonable") que la question de savoir si la longueur de la détention préventive a été excessive ne peut se résoudre qu’à la lumière des circonstances de la cause et non à l’aide d’une série de "critères", "éléments" ou "facteurs" préconçus. Cette opinion serait d’ailleurs conforme à la pratique antérieure de la Commission et aux intentions des rédacteurs de l’article 5 par. 3 (art. 5-3). Au surplus, le Gouvernement estime que le système de procédure pénale de l’État considéré revêt une grande importance en la matière. A ses yeux, les auteurs de la Convention étaient convaincus que les deux systèmes de procédure pénale en vigueur dans les États membres du Conseil de l’Europe, à savoir le système anglo-américain et le système continental, étaient en parfaite harmonie avec la Convention bien qu’ils diffèrent profondément l’un de l’autre. Le Gouvernement en déduit que l’article 5 par. 3 (art. 5-3) ne doit pas être envisagé sous l’angle d’un seul système juridique donné. Il s’ensuivrait qu’en recherchant si la durée d’une détention préventive est "raisonnable" ou non, il ne faut jamais perdre de vue les "normes habituelles" ("Common Standard") du système juridique dont relève la Haute Partie Contractante en cause. D’après le Gouvernement, une décision déclarant que la Convention n’a pas été respectée dans le cas de Neumeister signifierait indirectement que le droit autrichien de procédure pénale n’est pas conforme aux principes de la Convention, alors pourtant qu’il ressemble beaucoup à celui de la plupart des autres pays du continent européen.
Le Gouvernement reproche aussi à la Commission d’avoir constaté les faits en fonction des critères choisis par elle. Partant d’une opinion juridique préconçue, la Commission n’aurait pas fondé son avis sur l’ensemble des faits de la cause, mais uniquement sur ceux dont elle avait besoin pour répondre à certaines questions auxquelles la solution du problème juridique lui paraissait liée. En procédant de la sorte, elle aurait négligé d’établir ou d’apprécier plusieurs faits importants.
19. Le Gouvernement oppose en outre au raisonnement de la Commission les considérations suivantes qui démontreraient l’absence de violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3).
20. A l’encontre du premier des sept "critères", à savoir la durée effective de la détention, le Gouvernement soulève des objections de principe. Selon lui, ce "critère" tend à introduire dans la Convention une limite absolue de la longueur de la détention préventive, ce que les Hautes Parties Contractantes auraient précisément voulu éviter par l’emploi des mots "délai raisonnable". Il ne s’analyserait d’ailleurs pas en un véritable critère, car il préjugerait la conclusion à laquelle les divers critères sont censés mener. Du reste, la Commission ne le retenait pas dans sa jurisprudence antérieure.
D’autre part, le Gouvernement estime que la requête vise exclusivement la durée de la détention subie par Neumeister jusqu’au moment où celui-ci a saisi la Commission (12 juillet 1963). En prenant en considération le laps de temps qui s’est écoulé jusqu’à la mise en liberté provisoire du requérant (16 septembre 1964), la Commission aurait outrepassé la compétence que lui attribuent les articles 24 à 31 (art. 24, art. 25, art. 26, art. 27, art. 28, art. 29, art. 30, art. 31) de la Convention.
Le Gouvernement avance, en ordre subsidiaire, que la période postérieure au 8 janvier 1964, date à laquelle la Chambre du Conseil a, pour la première fois, accepté en principe d’élargir Neumeister sous caution, ne saurait entrer en ligne de compte. D’après lui, une telle offre de mise en liberté satisfait aux prescriptions de l’article 5 par. 3 (art. 5-3). Si l’intéressé n’en profite pas, soit qu’il ne consente pas à fournir la garantie exigée, soit qu’il n’en ait pas la possibilité, il perd, aux yeux du Gouvernement, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Au demeurant, on ne trouve à l’article 5 par. 3 (art. 5 - 3) aucune clause expresse interdisant de demander aux détenus des garanties "excessives"; il en résulterait que les rédacteurs de la Convention n’ont entendu imposer aux États aucune obligation à cet égard.
21. Le Gouvernement ne partage pas davantage l’opinion émise par la Commission au sujet du deuxième critère. En appliquant celui-ci, la Commission se serait livrée, par la force des choses, à certaines spéculations concernant la peine dont le requérant risque de se voir frapper, aucun jugement de condamnation n’ayant été rendu jusqu’ici en l’espèce. Or, ces spéculations se fonderaient tant sur une appréciation erronée des faits considérés comme acquis que sur un établissement défectueux des faits. Ainsi, l’hypothèse selon laquelle une juridiction autrichienne a la faculté de prononcer, s’il existe des circonstances atténuantes, une peine inférieure au minimum légal, serait inexacte sous la forme inconditionnelle que lui donnerait la Commission. En effet, l’article 265 a) du Code de procédure pénale, pertinent en la matière, ne jouerait que dans le cas exceptionnel d’un concours de circonstances atténuantes très importantes et prédominantes. Pour constater les faits de manière objective et complète, la Commission aurait dû, de l’avis du Gouvernement, tenir compte de la pratique des tribunaux autrichiens, lesquels n’auraient pas coutume d’infliger à un accusé une peine sensiblement plus légère que le minimum légal dans une affaire où le préjudice s’élève à plusieurs millions de schillings. Le Gouvernement souligne d’autre part que le Code pénal autrichien prévoit également, en ses articles 43 à 45, un certain nombre de circonstances aggravantes. Enfin, un calcul purement mathématique qui proportionnerait le taux de la peine au montant du dommage dont un accusé doit répondre aboutirait, d’après le Gouvernement, à des conséquences inacceptables.
22. Le troisième critère serait lui aussi impropre à l’examen de la présente affaire: il introduirait des différences de traitement dans l’application des clauses légales relatives à la mise en liberté provisoire, résultat incompatible avec le principe de l’égalité devant la loi, consacré par l’article 7 de la Constitution autrichienne et l’article 7 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
De plus, l’application de ce critère exigerait la constatation précise des effets de la détention sur toute la vie personnelle de Neumeister. Or, la Commission aurait négligé de procéder à pareille constatation. Elle n’aurait étayé d’aucun argument sa conclusion suivant laquelle la détérioration de la situation financière du requérant était essentiellement ou exclusivement imputable à la détention litigieuse; sur ce point, elle n’aurait cité que les déclarations sans preuve de l’intéressé et un passage isolé d’une décision de la Chambre du Conseil du Tribunal pénal régional de Vienne. De même, la Commission n’aurait pas fourni de détails au sujet des difficultés que Neumeister affirme avoir rencontrées dans la préparation de sa défense. D’une manière générale, elle aurait perdu de vue le fait que toute détention entraîne nécessairement des inconvénients pour le détenu.
23. Selon le Gouvernement, la Commission s’est contentée de présenter, sous l’angle du quatrième critère, une partie du résultat de ses investigations, sans relever spécialement certains faits dont elle avait connaissance et qui, appréciés à leur juste valeur, auraient éclairé d’un jour différent la conduite du requérant.
La Commission aurait eu le tort d’appliquer le quatrième critère dans un sens subjectif, oubliant que l’attitude d’un inculpé pendant le procès constitue un élément objectif. Assurément, Neumeister n’aurait pas cherché à ralentir la procédure par les recours qu’il a exercés. Ceux-ci n’en auraient pas moins provoqué des retards, le dossier ayant dû chaque fois être transmis aux autorités compétentes. En outre, Neumeister n’aurait rien fait pour accélérer la marche de la procédure. Au contraire, il n’aurait pas donné un compte rendu exact de son rôle dans les transactions en cause.
Le Gouvernement souligne enfin que la Commission, bien que son critère no 4 vise également la conduite des autres inculpés, a examiné isolément le comportement du requérant. Or, il estime que si des poursuites sont engagées simultanément contre plusieurs inculpés soupçonnés de complicité, chacun d’eux doit subir les conséquences des initiatives des autres. Aussi reproche-t-il à la Commission d’avoir dissocié de l’ensemble de l’affaire les poursuites intentées contre le requérant, alors pourtant que le Juge d’instruction, déposant devant elle en qualité de témoin, avait déclaré que s’il n’avait pas instruit séparément le cas de Neumeister, c’est parce que certaines des infractions imputées à ce dernier étaient inextricablement liées aux activités de ses coïnculpés. D’après le Gouvernement, un établissement complet et correct des faits et une application juridiquement exacte de ce critère auraient nécessairement amené la Commission à exprimer l’avis que la durée de la détention préventive avait été raisonnable.
24. Au sujet du cinquième critère, le Gouvernement approuve la conclusion de la Commission. Celle-ci n’aurait cependant pas assez tenu compte des difficultés inhérentes à la procédure pénale dont il s’agit (exposé des faits, par. 20). Le Gouvernement rappelle qu’il a fallu, en l’espèce, recourir à l’aide judiciaire de l’étranger et demander l’extradition de plusieurs inculpés. En raison de l’ampleur et de la complexité des transactions incriminées, les enquêtes et interrogatoires menés hors d’Autriche auraient exigé beaucoup de temps et, parfois, la participation personnelle du magistrat instructeur. De plus, les demandes d’aide judiciaire auraient soulevé dans certains pays requis, notamment en Suisse, des problèmes de droit dont la solution aurait également entraîné une perte de temps. Le rapport de la Commission ne mentionnerait pas ces faits sans lesquels on ne saurait convenablement apprécier la complexité de l’affaire ni les obstacles rencontrés par le Juge d’instruction. Le Gouvernement regrette enfin qu’ici encore la Commission n’ait pas pris en considération la conduite des coïnculpés pendant la procédure, mais seulement leur nombre.
25. En ce qui concerne le sixième critère, les fait constatés par la Commission ne suffiraient pas à justifier la conclusion à laquelle elle arrive.
En premier lieu, la Commission aurait sous-estimé le rôle de l’instruction préparatoire dans la procédure pénale autrichienne. Le Gouvernement souligne que la "Voruntersuchung" a pour but l’établissement de la matérialité des faits. Il en résulterait que dans les affaires pénales complexes et difficiles, une assez longue instruction préparatoire et, par voie de conséquence, une assez longue détention préventive sont souvent inévitables.
La Commission n’aurait pas non plus apprécié les faits de la cause à leur juste valeur. Elle serait partie de l’hypothèse qu’il eût été possible de dispenser le Juge d’instruction de tout autre travail pour lui permettre de se consacrer uniquement à l’instruction ouverte contre le requérant. Or, la législation autrichienne (article 87 par. 3 de la Constitution, article 18 du Code de procédure pénale, article 34 par. 1 de la loi sur l’organisation judiciaire et article 17 par. 5 du Règlement intérieur adopté par le Ministère de la Justice à l’intention des tribunaux de première et deuxième instances) empêcherait de modifier, en cours d’année, la répartition des affaires pénales pour la simple raison qu’un juge se trouve débordé. Le Gouvernement signale cependant que le Président et la "Chambre du Personnel" (Personalsenat) du Tribunal pénal régional de Vienne, soucieux d’alléger la tâche du Juge d’instruction, ont à maintes reprises attribué à d’autres magistrats les affaires qui auraient dû normalement lui échoir, dans toute la mesure où les textes en vigueur s’y prêtaient (du 1er au 30 juin 1959, du 1er décembre 1960 au 31 mai 1961, du 18 septembre 1961 au 31 juillet 1962, du 1er octobre au 31 décembre 1962 et du 15 mai au 30 septembre 1963). Entendu par la Commission en qualité de témoin, le Juge d’instruction a déclaré d’ailleurs que s’il ne lui avait pas fallu s’occuper en même temps de plusieurs affaires, l’instruction de l’affaire Neumeister en aurait été abrégée mais que le gain de temps eût été si minime qu’il ne valait guère la peine d’en parler.
En examinant l’attitude des autorités chargées de l’instruction, d’autre part, la Commission n’aurait fondé ses constatations que sur les dépositions du Juge d’instruction, sans les apprécier ensuite du point de vue juridique. D’après le Gouvernement, une telle appréciation aurait montré que le magistrat instructeur et ses assistants ont agi avec le soin et la diligence nécessaires, encore qu’un certain retard ait été inévitable du fait que deux des principaux inculpés avaient fui à l’étranger et que l’on du, pour les découvrir, lancer des avis de recherche internationaux.
D’une manière générale, le Gouvernement estime que l’on n’a épargné aucun effort pour accélérer le cours de l’instruction. Il relève, à ce sujet, que les poursuites relatives à certains actes ou à certains inculpés ont été disjointes ou abandonnées en vertu des articles 57 par. 1 et 34 par. 2 du Code de procédure pénale. Il considère que l’on ne pouvait aller plus loin dans cette voie qu’on ne l’a fait. A ses yeux, les différentes infractions incriminées étaient si étroitement liées entre elles qu’elles ne permettaient pas de dissocier le cas de Neumeister de celui de ses coïnculpés. Pareille disjonction, contraire au principe légal de la connexité (article 56 par. 1 du Code de procédure pénale), aurait du reste abouti en réalité à ralentir la marche de la procédure, car le Tribunal aurait nécessairement dû comparer entre elles les allégations de tous les accusés afin d’en contrôler la véracité.
26. Pour ce qui est du septième critère, le Gouvernement se déclare hors d’état de présenter des observations critiques: il reproche à la Commission de ne point préciser les conclusions qu’elle tire des faits qu’elle croit avoir constatés dans son rapport.
Le Gouvernement soutient en particulier que la décision du 8 janvier 1964, qui subordonnait l’élargissement du requérant à la fourniture d’une garantie de deux millions de schillings, était pleinement compatible avec l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention, vu l’existence d’un danger de fuite et le fait que Neumeister s’était sans doute beaucoup enrichi grâce aux infractions dont il doit répondre.
Selon le Gouvernement, la Commission n’aurait pu manquer de reconnaître le caractère raisonnable de la durée de la détention litigieuse si elle avait correctement apprécié les faits pertinents.
27. De ce qui précède, le Gouvernement déduit que même si l’on utilise la méthode choisie par la Commission, on ne saurait apercevoir en l’espèce aucune violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3), car les arguments militant pour le caractère raisonnable de la longueur de la détention l’emporteraient de loin sur ceux qui vont dans la direction opposée. Ceci vaudrait notamment pour les critères no 4, 5 et 6, lesquels seraient décisifs en l’occurrence.
Le Gouvernement s’étonne enfin que la Commission n’indique pas à quelle date, d’après elle, la durée de la détention de Neumeister est devenue excessive.
28. De l’avis du Gouvernement, la Commission a outrepassé sa compétence en recherchant si la cause de Neumeister a ou non été entendue dans le "délai raisonnable" visé à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention: le requérant n’aurait pas formulé de griefs à cet égard et le problème dont il s’agit n’aurait joué aucun rôle à l’audience de juillet 1964 sur la recevabilité de la requête.
Le Gouvernement considère, d’autre part, que les mots "délai raisonnable" ont le même sens dans les deux articles où ils figurent, l’article 5 par. 3 et l’article 6 par. 1 (art. 5-3, art. 6-1).
Le délai à retenir sur le terrain de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’aurait pas commencé à courir dès le premier interrogatoire de Neumeister par le Juge d’instruction (21 janvier 1960), mais uniquement à compter de la mise en état d’accusation (17 mars 1964). Les termes "accusation" et "criminal charge" désigneraient en effet, tant dans le système continental que dans le système anglo-américain, l’acte juridique consistant à saisir le tribunal pour l’inviter à statuer sur le bien-fondé de l’allégation d’après laquelle un individu a commis une infraction punissable. Le Gouvernement signale à ce sujet que selon le Code autrichien de procédure pénale, seule une personne contre laquelle une "Anklage" a été déposée a le droit d’être jugée par un tribunal indépendant. A ses yeux, on aboutirait à des conséquences incompatibles avec les buts de la Convention si l’on se ralliait à l’interprétation adoptée en la matière par la Commission: on en arriverait à empêcher l’arrêt des poursuites avant l’ouverture du procès, alors que plusieurs systèmes juridiques nationaux, et notamment les articles 90, 189 et 227 du Code autrichien de procédure pénale, en prévoient la possibilité. Ladite interprétation se heurterait également au paragraphe 3 a) et au paragraphe 2 de l’article 6 (art. 6-3-a, art. 6-2): on voit mal comment une personne contre laquelle est engagée une simple enquête ou instruction préparatoire (Vorverhandlungen), serait informée en détail "de la nature et de la cause de l’accusation portée contre elle"; quant à la présomption d’innocence, elle vaudrait exclusivement pour les individus "accusés" au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), ainsi du reste que la Commission l’aurait reconnu elle-même à maintes reprises.
Le Gouvernement ne partage pas non plus l’opinion, exprimée par la Commission, selon laquelle le délai de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’étend, pour le moins, jusqu’à la décision du tribunal de première instance sur le bien-fondé de l’accusation. Ce délai s’achèverait en réalité aussitôt que l’accusé est "entendu", c’est-à-dire dès le début de la procédure de jugement. Le Gouvernement insiste à ce propos sur le contraste existant entre l’article 6 par. 1 et l’article 5 par. 3 (art. 6-1, art. 5-3) qui, lui, contient le mot "jugé". Il ajoute que les auteurs de la Convention auraient utilisé, dans la version anglaise de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), les mots "for the determination", au lieu de "in the determination", s’ils avaient vraiment voulu exiger qu’il soit statué sur toute accusation dans un délai raisonnable.
Le Gouvernement reproche enfin à la Commission de se borner à déclarer que certains des critères appliqués par elle sous l’angle de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) valent aussi pour l’article 6 par. 1 (art. 6-1), sans préciser quels faits lui semblent plus particulièrement pertinents sur le terrain de la première ou, au contraire, de la seconde de ces dispositions.
29. Quant à la procédure à laquelle obéit, en Autriche, l’examen des demandes de mise en liberté provisoire, le Gouvernement se réfère pour l’essentiel à l’avis de la Commission, suivant lequel cette procédure n’enfreint pas les articles 6 par. 1 et 5 par. 4 (art. 6-1, art. 5-4). Il souligne qu’il a toujours approuvé l’interprétation restrictive des mots "droits de caractère civil" ("civil rights"), telle qu’elle ressort de la jurisprudence constante de la Commission. Il pense pourtant, à la différence de cette dernière, que la Convention abandonne la définition de ces termes à l’ordre juridique interne de chacun des États contractants, lesquels n’auraient point de conception commune en la matière. Il demande à la Cour de statuer sur cet important problème.
30. À l’audience du 13 février 1968, le Gouvernement a présenté les conclusions suivantes:
"(Plaise à la Cour de) dire:
que les mesures, prises par les autorités autrichiennes, qui font l’objet de la requête introduite par Fritz Neumeister contre la République d’Autriche, ainsi que du rapport établi par la Commission européenne des Droits de l’Homme, le 27 mai 1966, conformément à l’article 31 (art. 31) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, ne sont pas en opposition avec les obligations découlant de cette Convention."
EN DROIT
1. La Cour est appelée à décider si Neumeister a été victime, de la part des autorités judiciaires autrichiennes, de violations de la Convention dans les faits visés dans la partie de sa requête du 12 juillet 1963 que la Commission a déclaré recevable le 6 juillet 1964. Ces faits sont relatifs à la durée de la détention de Neumeister qui, à la date du dépôt de sa requête, se trouvait détenu sans interruption depuis un an, ainsi qu’à la longueur de la procédure poursuivie à sa charge et aux conditions dans lesquelles il fut statué sur ses diverses demandes de libération.
2. Les dispositions de la Convention pouvant entrer en ligne de compte pour cet examen sont:
(a) quant à la durée de la détention provisoire de Neumeister, l’article 5 par. 3 (art. 5-3);
(b) quant à la longueur de la procédure poursuivie à sa charge, l’article 6 par. 1 (art. 6-1);
(c) quant à l’inobservation du principe de l’égalité des armes dans l’examen de ses demandes de libération, les articles 5 par. 4 et 6 par. 1 (art. 5-4, art. 6-1), éventuellement combinés entre eux.
A. Sur la question de savoir si le maintien en détention de Neumeister s’est prolongé au-delà du délai raisonnable prévu à l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention
3. Aux termes du paragraphe 3 de l’article 5 (art. 5-3), "toute personne arrêtée ou détenue dans les conditions prévues au paragraphe 1 c)" du même article (art. 5-1-c) "a le droit", notamment, "d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure", la mise en liberté pouvant "être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience".
4. La Cour estime que cette disposition ne peut pas être comprise comme offrant aux autorités judiciaires une option entre la mise en jugement dans un délai raisonnable et une mise en liberté provisoire, fût-elle subordonnée à des garanties. Le caractère raisonnable de la durée de détention s’écoulant jusqu’à la mise en jugement doit s’apprécier en fonction de l’état de détention dans lequel se trouve une personne accusée. Jusqu’à condamnation, celle-ci doit être réputée innocente et l’objet de la disposition analysée est essentiellement d’imposer la mise en liberté provisoire du moment où le maintien en détention cesse d’être raisonnable. Tel est, du reste, l’esprit de la législation autrichienne (article 190 par. 1 du Code de procédure pénale).
5. La Cour est également d’avis que pour apprécier si, dans un cas déterminé, la détention d’une personne accusée ne dépasse pas la limite raisonnable, il appartient aux autorités judiciaires nationales de rechercher toutes les circonstances de nature à faire admettre ou à faire écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant une dérogation à la règle du respect de la liberté individuelle.
C’est essentiellement sur la base des motifs indiqués dans les décisions relatives aux demandes de mise en liberté provisoire, ainsi que des faits non controuvés indiqués par le requérant dans ses recours, que la Cour est appelée à apprécier s’il y a eu ou non violation de la Convention.
6. En l’espèce, Neumeister a subi deux périodes de détention préventive, l’une du 24 février 1961 au 12 mai 1961, soit pendant deux mois et dix-sept jours, l’autre du 12 juillet 1962 au 16 septembre 1964, soit pendant deux ans, deux mois et quatre jours.
Certes, la Cour ne pourrait pas rechercher si la première période était ou non autorisée par la Convention; en effet, à supposer que Neumeister ait en 1961 exercé des recours et les ait épuisés, il ne s’est adressé à la Commission que le 12 juillet 1963, soit postérieurement à l’expiration du délai de six mois fixé par l’article 26 (art. 26) de la Convention.
Ladite période de détention n’en a pas moins constitué une première dérogation au respect de la liberté à laquelle Neumeister pouvait en principe prétendre. Dans l’hypothèse d’une condamnation, cette première détention serait en principe déduite de la peine privative de liberté qui lui serait infligée (article 55 a) du Code pénal autrichien); elle diminue donc la durée effective d’emprisonnement à laquelle on pourrait s’attendre. Il convient, dès lors, d’en tenir compte dans l’appréciation du caractère raisonnable de sa détention ultérieure. On constate au surplus que le Gouvernement autrichien a admis que la période de détention subie par Neumeister soit prise en considération par la Cour à partir de la deuxième arrestation de Neumeister, soit le 12 juillet 1962, alors que la requête déposée devant la Commission est postérieure de plus de six mois à la décision définitive rendue sur la première demande de libération provisoire.
7. Le Gouvernement autrichien a par contre soutenu la thèse que la Cour ne pourrait connaître de la détention subie par Neumeister postérieurement au 12 juillet 1963, jour où il introduisit sa requête, vu que celle-ci ne pouvait porter que sur des faits antérieurs à cette date.
La Cour estime ne pouvoir se rallier à cette manière de voir. Dans sa requête du 12 juillet 1963, Neumeister se plaignait en effet, non d’un acte instantané mais d’une situation dans laquelle il se trouvait depuis un certain temps et qui était appelée à perdurer tant qu’il n’y serait pas mis fin par une décision de mise en liberté provisoire que longtemps il s’efforça vainement d’obtenir. Ce serait faire preuve d’un formalisme excessif que d’exiger du requérant dénonçant une telle situation d’introduire auprès de la Commission une nouvelle requête après chaque décision définitive rejetant une demande de mise en liberté. Ceci entraînerait inutilement, pour la Commission et la Cour, une multiplication et un enchevêtrement de procédures de nature à paralyser leur fonctionnement.
La Cour a estimé pour ces motifs devoir faire porter son examen sur le maintien en détention préventive de Neumeister jusqu’à sa mise en liberté provisoire le 16 septembre 1964.
8. Ce qui frappe tout d’abord dans l’examen des circonstances qui entourèrent la deuxième détention de Neumeister, est le fait que, alors que son arrestation le 12 juillet 1962 avait été provoquée par les récentes déclarations de son coïnculpé Rafael, l’intéressé, qui, avait déjà fait l’objet d’une longue instruction, ne fut plus interrogé pendant les quinze mois qui s’écoulèrent entre sa deuxième arrestation (12 juillet 1962) et la clôture de l’instruction (4 novembre 1963). Le 21 janvier 1963, il est vrai, il fut confronté avec Rafael mais cette confrontation, qui fut interrompue au bout de peu de minutes, ne fut pas reprise contrairement à ce que le procès-verbal annonçait.
Un tel état de choses réclamait, de la part des autorités judiciaires, une attention particulière dans l’examen des requêtes que Neumeister leur adressait en vue de sa libération provisoire.
9. Le motif invoqué par elles pour justifier le rejet de ces requêtes a été celui mentionné dans le mandat d’arrêt du 12 juillet 1962, à savoir le danger de voir Neumeister se soustraire par la fuite à sa comparution devant le tribunal appelé à le juger.
De l’avis des autorités judiciaires, ce danger résultait de la crainte que devaient inspirer à Neumeister les déclarations de son coïnculpé Rafael dans ses interrogatoires de janvier 1962 et ses confrontations avec Neumeister des 10 et 11 juillet 1962; celles-ci auraient à ce point aggravé les charges existant contre le prévenu et accru le taux de la peine à laquelle il pouvait s’attendre en cas de condamnation, ainsi que le montant du préjudice qu’il pouvait être appelé à réparer, qu’elles devaient engendrer chez lui une tentation considérable de se soustraire par la fuite à cette double responsabilité civile et pénale.
Les premières décisions autrichiennes trouvaient une confirmation de ce danger de fuite dans le fait que Neumeister aurait poursuivi ses préparatifs de voyage en Finlande après avoir eu connaissance de l’aggravation de son cas et après avoir été informé par le Juge d’instruction du refus d’autoriser ce voyage.
10. La Cour comprend que les autorités judiciaires autrichiennes aient considéré le danger de fuite comme ayant été fortement accru, en juillet 1962, par la gravité plus grande des sanctions pénales et civiles que les déclarations nouvelles de Rafael devaient faire craindre à Neumeister.
Le danger de fuite ne peut toutefois pas s’apprécier uniquement sur la base de pareilles considérations. D’autres circonstances, relatives notamment au caractère de l’intéressé, à sa moralité, à son domicile, sa profession, ses ressources, ses liens familiaux, ses liens de tous ordres avec le pays où il est poursuivi, peuvent soit confirmer l’existence du danger de fuite soit le faire apparaître comme à ce point réduit qu’il ne peut justifier une détention provisoire.
Il y a lieu du reste de tenir compte aussi du fait que le danger de fuite décroît nécessairement avec le temps passé en détention puisque l’imputation probable de la durée de la détention préventive sur celle de la privation de liberté à laquelle l’intéressé peut craindre d’être condamné est de nature à lui faire apparaître cette éventualité comme moins redoutable et à réduire sa tentation de fuir.
11. En l’espèce, les réponses de Neumeister aux motifs donnés par les autorités judiciaires autrichiennes pour justifier sa détention provisoire ont été rappelées succinctement plus haut (exposé des faits, paras. 13, 14, 16 et 18). Le requérant a fait valoir dans ses recours, et rappelé devant la Commission, diverses circonstances relatives à son implantation à Vienne et qui étaient de nature à contrecarrer en lui toute tentation de fuite. Les explications relatives à la prétendue poursuite des préparatifs de voyage en Finlande sont confirmées par l’examen des pièces du dossier et n’ont pas été contredites par le Juge d’instruction au cours de son interrogatoire par la Commission (exposé des faits, paras. 11, 12 et 14).
Le Juge d’instruction a d’autre part reconnu devant la Commission qu’il ne croyait pas personnellement que Neumeister eût eu l’intention de se soustraire par la fuite à sa comparution à l’audience (exposé des faits, par. 11). Une telle déclaration, émanant d’un magistrat qui, au cours de la longue instruction menée depuis 1959, devait avoir appris à connaître le requérant, a certes son importance.
12. La Cour est d’avis que dans ces conditions le danger de voir Neumeister se soustraire par la fuite à la comparution à l’audience de jugement n’était en tout cas plus, en octobre 1962, à ce point considérable que l’on dût écarter comme nécessairement inefficace l’obtention des garanties qui, suivant l’article 5 par. 3 (art. 5-3), peuvent accompagner une mise en liberté provisoire afin de diminuer les risques qu’elle présente.
Or, telle fut bien l’attitude des autorités judiciaires autrichiennes lorsque pour la première fois, le 26 octobre 1962, Neumeister proposa une garantie bancaire de 200.000 ou à la rigueur de 250.000 schillings (exposé des faits, par. 14) et encore lorsque cette offre fut réitérée le 12 juillet 1963 (exposé des faits, par. 16) et même lorsque l’offre de caution fut portée par son avocat, le 6 novembre 1963, à un million de schillings (exposé des faits, par. 18).
13. La Cour n’est pas en mesure d’émettre un avis quant à l’importance de la caution qui pouvait raisonnablement être imposée à Neumeister, et elle n’exclut pas que les premières offres eussent pu être rejetées comme insuffisantes. Elle constate cependant que les juridictions autrichiennes ont fondé leur appréciation essentiellement sur l’ampleur du préjudice résultant des infractions imputées à Neumeister et qu’il pouvait être appelé à réparer. Le préjudice était tel que, suivant les décisions rendues, l’offre d’une garantie bancaire ne pouvait être prise en considération ("indiskutabel", exposé des faits, paras. 14 et 16). Ce refus des autorités judiciaires de tenir aucunement compte des offres successives de caution faites par Neumeister se justifiait de moins en moins à mesure que ces offres s’approchaient du montant que l’on pouvait raisonnablement considérer comme suffisant à assurer la comparution du requérant à l’audience.
14. Lorsque le principe d’une mise en liberté subordonnée à une garantie parut pouvoir être admis, c’est encore exclusivement en fonction de l’importance du préjudice que celle de la caution exigée fut fixée successivement à 2 millions, 1.750.000 et 1.250.000 schillings, pour finalement être ramenée, le 3 juin 1964, à une caution d’un montant d’un million de schillings que l’intéressé ne fut du reste en mesure de fournir que le 16 septembre.
Cette préoccupation de déterminer le taux de la garantie à fournir par un détenu exclusivement en fonction du montant du préjudice qui lui est imputé ne paraît pas conforme à l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention. La garantie prévue par cette disposition a pour objet d’assurer non la réparation du préjudice, mais la présence de l’accusé à l’audience. Son importance doit dès lors être appréciée principalement par rapport à l’intéressé, à ses ressources, à ses liens avec les personnes appelées à servir de cautions et pour tout dire à la confiance qu’on peut avoir que la perspective de perte du cautionnement ou de l’exécution des cautions en cas de non-comparution à l’audience agira sur lui comme un frein suffisant pour écarter toute velléité de fuite.
15. Par ces motifs, la Cour constate que le maintien en détention provisoire de Neumeister jusqu’au 16 septembre 1964 a constitué une violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention.
B. Sur la question de savoir si la procédure poursuivie à charge de Neumeister s’est prolongée au-delà du délai raisonnable prévu à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention
16. La Commission a exprimé l’avis qu’elle est en droit de rechercher, même d’office, si les faits dont elle se trouve saisie par une requête ne révèlent pas d’autres violations de la Convention que celles dénoncées dans la requête. Il en est certainement ainsi, et il en va de même pour la Cour ainsi qu’il a déjà été constaté dans l’arrêt du 1er juillet 1961 sur le fond de l’affaire "Lawless" (Publications de la Cour, Série A, 1960-61, page 60, par. 40). Il est toutefois douteux que la question se posât en l’espèce, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ayant été expressément visé dans le document déposé par le requérant en juillet 1963 (exposé des faits, paras. 28 et 30). De toute façon, la Cour, ayant été saisie de l’ensemble de la procédure poursuivie à charge de Neumeister depuis son inculpation, estime devoir examiner, comme la Commission, si les faits de la cause révèlent ou non une violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
17. L’article 6 prévoit, dans son premier paragraphe (art. 6-1), que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue ... dans un délai raisonnable, par un tribunal ... qui décidera ... du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle".
18. La période à prendre en considération pour vérifier l’observation du texte précité commence nécessairement le jour où une personne se trouve accusée, sans quoi il ne serait pas possible de statuer sur le bien-fondé de l’accusation, ce terme étant compris au sens de la Convention.
La Cour note que l’inculpation de Neumeister a eu lieu le 23 février 1961.
19. L’article 6 par. 1 (art. 6-1) indique d’autre part comme terme final le jugement statuant sur le bien-fondé de l’accusation, ce qui peut s’étendre à une décision rendue par une juridiction de recours lorsque celle-ci se prononce sur le bien-fondé de l’accusation. En l’espèce il n’y a pas encore eu de jugement sur le fond. Neumeister a comparu devant le juge du fond le 9 novembre 1964, mais une décision du 18 juin 1965 a prescrit de nouvelles mesures d’instruction et le procès s’est rouvert le 4 décembre 1967. Il va de soi qu’aucune de ces dates ne peut être admise comme terme final de la période à laquelle s’applique l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
20. Que plus de sept ans se soient déjà écoulés depuis l’inculpation sans qu’il ait encore été statué sur le bien-fondé de l’accusation par un jugement de condamnation ou d’acquittement est certes une durée exceptionnelle qui devra, dans la plupart des cas, être considérée comme excédant le délai raisonnable prévu à l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
D’autre part, l’examen du relevé établi par le Gouvernement autrichien au sujet des activités du Juge d’instruction du 12 juillet 1962 au 4 novembre 1963, date de la clôture de l’instruction (Annexe IV au rapport de la Commission), inspire de sérieuses inquiétudes. Non seulement il n’y eut au cours de ces quinze mois, comme la Cour l’a déjà mentionné (par. 8), ni interrogatoire de Neumeister ni confrontation sérieuse avec le coïnculpé dont les déclarations auraient provoqué sa deuxième arrestation, mais entre le 24 juin 1963 et le 18 septembre de la même année, le Juge n’interrogea aucun des nombreux coïnculpés ni aucun témoin et ne procéda à aucun autre devoir.
Enfin, il est certes décevant que le procès n’ait pu s’ouvrir que le 9 novembre 1964, soit un an après la clôture de l’instruction, et davantage encore qu’après une instruction aussi longue la juridiction de jugement ait dû, après avoir siégé plusieurs mois, ordonner de nouvelles mesures d’instruction qui n’étaient pas toutes provoquées par les déclarations de l’accusé Huber, demeuré silencieux jusqu’au procès.
21. La Cour ne considère toutefois pas que ces divers indices suffisent pour conclure en l’espèce à un dépassement du délai raisonnable prévu à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
Il n’est pas douteux, en effet, que l’affaire Neumeister présentait une complexité toute particulière en raison des circonstances mentionnées plus haut (exposé des faits, par. 20). On ne peut, notamment, imputer aux autorités judiciaires autrichiennes les difficultés rencontrées par elles à l’étranger pour obtenir l’exécution de leurs nombreuses commissions rogatoires (arguments du Gouvernement, par. 24). L’attente du retour de celles-ci explique sans doute l’ajournement de la clôture de l’instruction alors qu’en Autriche il ne restait plus de devoirs à accomplir.
La marche de l’instruction eût probablement été accélérée si la cause du requérant avait été disjointe de celles de ses coïnculpés, mais rien n’indique qu’une telle disjonction eût été compatible en l’espèce avec une bonne administration de la justice (arguments du Gouvernement, par. 25 in fine).
La Cour ne croit pas, d’autre part, que la marche de l’instruction eût été plus rapide si, à supposer la chose légalement possible, l’instruction de l’affaire avait été confiée à plus d’un magistrat. Elle relève en outre que si le Juge commis n’a pas pu être déchargé des affaires financières dont il avait été chargé avant 1959, de nombreuses autres affaires qui eussent dû normalement lui échoir après cette date ont été confiées à d’autres magistrats (arguments du Gouvernement, par. 25).
Il convient encore de souligner que le souci de célérité ne peut dispenser les magistrats qui, dans le système de procédure pénale en vigueur sur le continent européen, ont la responsabilité de l’instruction ou de la conduite du procès, de prendre toute mesure de nature à faire la lumière sur le bien ou le mal-fondé de l’accusation (Grundsatz der amtswegigen Wahrheitserforschung).
Enfin, il est clair que les retards survenus dans l’ouverture et la réouverture des débats ont été en grande partie causés par la nécessité de laisser aux avocats des parties comme aux magistrats du siège le temps de prendre connaissance d’un dossier se composant de vingt et un volumes d’environ cinq cents pages chacun et d’une quantité appréciable de documents annexes (exposé des faits, par. 19).
C. Sur la question de savoir s’il y a eu violation du principe de l’égalité des armes dans l’examen des demandes de libération de Neumeister et s’il en est résulté une violation de l’article 5 par. 4 (art. 5-4) ou de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), ou éventuellement des deux articles combinés
22. Il a été relevé par le requérant, et non contesté par le Gouvernement autrichien, que les décisions concernant la détention préventive ont été rendues après que le Ministère public eut été entendu en l’absence du requérant et de son avocat au sujet de la demande écrite présentée par eux. La Cour incline à admettre que ce fait est contraire au principe de l’égalité des armes que la Commission a déclaré à juste titre, dans plusieurs décisions et avis, être compris dans la notion de procès équitable (fair trial) inscrite à l’article 6 par. 1 (art. 6-1). La Cour ne considère cependant pas ledit principe comme applicable à l’examen des demandes de mise en liberté provisoire.
23. Certains membres de la Commission se sont prononcés pour la thèse contraire en exprimant l’opinion que pareilles demandes portaient sur "des droits et obligations de caractère civil" et que toute cause relative à une contestation de ces droits devait, aux termes de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), être entendue équitablement.
L’argument ne paraît pas fondé. Indépendamment de la portée excessive qu’il attache à la notion de "droits de caractère civil", dont la Commission a cherché, à diverses reprises, à fixer les limites, il faut noter que les recours relatifs à la détention préventive appartiennent incontestablement au domaine de la loi pénale et que le texte de la disposition invoquée a expressément limité l’exigence du procès équitable au procès portant sur le bien-fondé de l’accusation, ce qui est manifestement étranger aux recours en question.
Au surplus, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne se borne pas à exiger que la cause soit entendue équitablement; il exige aussi qu’elle le soit publiquement. On ne pourrait donc considérer que la première exigence s’applique à l’examen des demandes de libération sans admettre qu’il en aille de même de la seconde. Or, la publicité dans ce domaine ne répondrait pas à l’intérêt des inculpés tel qu’il est généralement compris.
24. On ne peut davantage justifier l’application du principe de l’égalité des armes aux recours dirigés contre les détentions préventives en invoquant l’article 5 par. 4 (art. 5-4) qui, imposant l’ouverture de pareils recours, exige qu’ils soient portés devant un "tribunal". Ce terme implique seulement que l’autorité appelée à statuer doit avoir un caractère judiciaire, c’est-à-dire être indépendante du pouvoir exécutif comme des parties en cause; il ne se rapporte aucunement à la procédure à suivre. Au surplus, la disposition litigieuse prévoit aussi qu’il doit être statué à bref délai sur pareils recours (on trouve dans le texte anglais le terme plus expressif encore de "speedily"). Ceci indique bien quel doit être en l’espèce le souci dominant. Une complète procédure écrite ou des débats contradictoires pour l’examen des recours serait une source de retards qu’il importe d’éviter en cette matière.
25. La Cour constate, pour ces motifs, que la procédure suivie par les juridictions autrichiennes dans l’examen des demandes de libération provisoire du requérant n’a contrevenu ni à l’article 5 par. 4 (art. 5-4) ni à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 par. 3 (art. 5-3) de la Convention;
Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) quant à la longueur de la procédure poursuivie à charge du requérant;
Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 par. 4 (art. 5-4) de la Convention, ni de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), en ce qui concerne la procédure suivie pour l’examen des demandes de mise en liberté provisoire introduites par F. Neumeister;
Décide, en conséquence, que les faits de la cause révèlent de la part de la République d’Autriche, sur l’un des trois points litigieux, une violation des obligations découlant de la Convention.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le vingt-sept juin mil neuf cent soixante-huit.
H. Rolin
Président
M.-A. Eissen
Greffier adjoint
MM. A. Holmbäck et M. Zekia, Juges, estiment qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention quant à la longueur de la procédure poursuivie à charge du requérant. Se prévalant du droit que leur confèrent les articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 50 par. 2 du Règlement de la Cour, ils joignent au présent arrêt l’exposé de leurs opinions dissidentes.
H.R.
M.-A.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE A. HOLMBÄCK
(Traduction)
Ainsi que la Cour l’a constaté dans son arrêt, la période à prendre en considération pour vérifier si le délai raisonnable visé à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) a été respecté ou non dans le cas de Neumeister a commencé le 23 février 1961. Les débats s’étant ouverts en l’espèce le 9 novembre 1964, cette période a donc duré plus de trois ans et huit mois. Ladite période a été trop longue à mes yeux et je partage donc l’avis de la Commission (rapport du 27 mai 1966; six voix, dont la voix prépondérante du Président, contre six) selon lequel il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Le 18 juin 1965, le procès a été ajourné et l’affaire a été renvoyée au Juge d’instruction. Le procès a repris devant le tribunal le 4 décembre 1967. A mon sens, les renseignements fournis à la Cour ne permettent pas de se former une opinion sur le point de savoir si ce retard supplémentaire entraîne lui aussi une violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE M. ZEKIA
(Traduction)
Il m’est impossible de suivre mes éminents collègues lorsqu’ils concluent que dans l’affaire Neumeister il n’y a pas eu, de la part des autorités autrichiennes, violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Je me propose d’indiquer brièvement les raisons de mon désaccord. Les faits, arguments et conclusions, y compris ceux qui ont trait à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, se trouvant exposés dans l’arrêt déjà rendu par la Cour, je n’ai pas à y revenir.
Neumeister a été inculpé, le 23 février 1961, d’escroquerie qualifiée au sens des articles pertinents du Code pénal autrichien. L’escroquerie portait sur plusieurs millions de schillings. Le requérant a été maintenu en détention à deux reprises pendant deux ans, quatre mois et vingt et un jours au total. La première période a commencé le 24 février 1961, c’est-à-dire le lendemain de l’inculpation, pour s’achever le 12 mai de la même année. La seconde a duré du 12 juillet 1962 au 16 septembre 1964, date à laquelle le requérant a été mis en liberté sous caution. Le procès s’est ouvert le 9 novembre 1964, les faits reprochés à l’accusé étant essentiellement les mêmes que ceux qui avaient motivé l’inculpation initiale, et il a été reporté sine die pour complément d’instruction au bout de plusieurs mois de séances. Il s’est rouvert le 4 décembre 1967, mais les débats ne sont pas encore terminés.
Plus de sept ans se sont écoulés depuis l’inculpation initiale de Neumeister et il n’a pas encore été condamné ou acquitté.
Quoique la clôture de l’instruction ait eu lieu le 4 novembre 1963, le procès n’a commencé que le 9 novembre 1964 et les organes chargés de l’instruction semblent avoir fait preuve d’un net laisser-aller durant les quinze mois qui ont précédé le 1er novembre 1963.
Aux termes de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera ... du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle." Le deuxième paragraphe du même article (art. 6-2) dispose que "Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie."
L’expression "dans un délai raisonnable", que l’on trouve dans le premier paragraphe de l’article 6 (art. 6-1), et les mots "est présumée innocente", qui figurent dans le deuxième, ne sont certainement pas dépourvus de portée pratique.
Il s’agit sans nul doute d’une affaire exceptionnellement compliquée qui a exigé des enquêtes prolongées et une longue procédure destinée à l’obtention de preuves à l’étranger. Une série d’infractions sont imputées au requérant et un certain nombre de personnes se trouvent impliquées avec lui.
Malgré les difficultés rencontrées dans la préparation et la présentation de l’affaire, je n’arrive pas à me convaincre - même en tenant compte dans une certaine mesure des retards occasionnés par ces longues enquêtes et par les difficultés qu’il y avait à recueillir des preuves - que l’on puisse considérer comme compatible avec la lettre et l’esprit de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), précité, de la Convention, le long délai qui s’est écoulé entre l’inculpation initiale de Neumeister et la date, non encore connue, de la fin de son procès.
Dans une société démocratique, le fait de maintenir un homme, pendant plus de sept ans, dans l’incertitude, l’inquiétude et l’angoisse, dans l’ignorance de ce qu’il adviendra de lui, avec les souffrances qui en résultent pour lui et sa famille dans la vie professionnelle et sociale, constitue à mon avis une nette violation du droit qui lui est garanti par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en question. Il est certes souhaitable, et l’administration de la justice l’exige, que tout tribunal s’efforce d’établir la vérité et toute la vérité, spécialement dans une affaire pénale, mais une procédure tendant à cette fin prête fortement à discussion si elle s’accompagne de retards extrêmes, qu’elle serve ou non l’intérêt de la justice. Mieux vaudrait, en pareil cas, trancher en faveur de l’intéressé s’il existe un doute dans l’esprit de la Cour.
En conséquence, il ne fait aucun doute pour moi que les autorités autrichiennes ont enfreint en l’espèce l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
ARRÊT NEUMEISTER c. AUTRICHE
ARRÊT NEUMEISTER c. AUTRICHE
ARRÊT NEUMEISTER c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE A. HOLMBÄCK
AFFAIRE NEUMEISTER c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE A. HOLMBÄCK
ARRÊT NEUMEISTER c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE ZEKIA
ARRÊT NEUMEISTER c. AUTRICHE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE ZEKIA