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26/03/2025 | CJUE | N°T-307/22

CJUE | CJUE, Arrêt du Tribunal, A2B Connect BV e.a. contre Conseil de l'Union européenne., 26/03/2025, T-307/22


 ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre élargie)

26 mars 2025 ( 1 )

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine – Interdiction temporaire de diffusion et suspension des autorisations de diffusion des contenus de certains médias – Interdiction temporaire de publicité pour des produits ou des services dans des contenus produits ou diffusés par certains médias – Compétence du Conseil – Liberté d’expression et d’information – Proportionna

lité – Obligation de
motivation »

Dans l’affaire T‑307/22,

A2B Connect BV, établie à Purme...

 ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre élargie)

26 mars 2025 ( 1 )

« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine – Interdiction temporaire de diffusion et suspension des autorisations de diffusion des contenus de certains médias – Interdiction temporaire de publicité pour des produits ou des services dans des contenus produits ou diffusés par certains médias – Compétence du Conseil – Liberté d’expression et d’information – Proportionnalité – Obligation de
motivation »

Dans l’affaire T‑307/22,

A2B Connect BV, établie à Purmerend (Pays-Bas),

BIT BV, établie à Ede (Pays-Bas),

Freedom Internet BV, établie à Amsterdam (Pays-Bas),

représentées par Mes L. Oranje, J. Spauwen et J. van den Brink, avocats,

parties requérantes,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par Mme S. Lejeune, en qualité d’agent,

partie défenderesse,

soutenu par

République d’Estonie, représentée par Mme M. Kriisa, en qualité d’agent,

par

République de Lettonie, représentée par Mmes J. Davidoviča, K. Pommere et I. Romanovska, en qualité d’agents,

par

République de Lituanie, représentée par M. K. Dieninis et Mme V. Kazlauskaitė-Švenčionienė, en qualité d’agents,

par

Commission européenne, représentée par MM. J.-F. Brakeland, C. Giolito, L. Malferrari et Mme M. Carpus Carcea, en qualité d’agents,

et par

Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, représenté par MM. F. Hoffmeister, L. Havas et Mme M. De Almeida Veiga, en qualité d’agents,

parties intervenantes,

LE TRIBUNAL (première chambre élargie),

composé de MM. M. van der Woude, président, R. Mastroianni (rapporteur), Mme M. Brkan, MM. I. Gâlea et T. Tóth, juges,

greffier : M. A. Marghelis, administrateur,

vu la phase écrite de la procédure, notamment :

– la requête déposée au greffe du Tribunal le 24 mai 2022,

– le mémoire en adaptation de la requête déposé au greffe du Tribunal le 29 août 2022,

– les mémoires en intervention de la République d’Estonie, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, de la Commission et du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité déposés au greffe du Tribunal le 6 janvier 2023,

à la suite de l’audience du 10 juillet 2024,

rend le présent

Arrêt

1 Par leur recours fondé sur l’article 263 TFUE, les requérantes, A2B Connect BV, BIT BV et Freedom Internet BV, demandent, premièrement, l’annulation de la décision (PESC) 2022/351 du Conseil, du 1er mars 2022, modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 65, p. 5, ci-après la « première décision attaquée »), et du règlement (UE) 2022/350 du Conseil, du 1er mars 2022, modifiant le
règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 65, p. 1, ci-après le « premier règlement attaqué ») (ci-après, pris ensemble, les « actes du 1er mars 2022 »), et, deuxièmement,l’annulation partielle de la décision (PESC) 2022/884 du Conseil, du 3 juin 2022, modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine
(JO 2022, L 153, p. 128, ci-après la « seconde décision attaquée »), et du règlement (UE) 2022/879 du Conseil, du 3 juin 2022, modifiant le règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 153, p. 53, ci-après le « second règlement attaqué ») (ci-après, pris ensemble, les « actes du 3 juin 2022 »), en tant que ces actes (ci-après, pris ensemble, les « actes attaqués ») les concernent.

Antécédents du litige et faits postérieurs à l’introduction du recours

2 La présente affaire s’inscrit dans le contexte des mesures restrictives instaurées par l’Union européenne eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

3 Les requérantes sont des opérateurs de la société de l’information établis aux Pays-Bas, qui se présentent comme des fournisseurs de services d’accès à Internet pour les particuliers, en ce qui concerne Freedom Internet, ou pour les entreprises, en ce qui concerne A2B Connect et BIT.

4 En mars 2014, la Fédération de Russie a illégalement annexé la Crimée ainsi que la ville de Sébastopol (Ukraine), et mène depuis lors des actions de déstabilisation continues dans l’est de l’Ukraine. En réponse à ces agissements, l’Union a instauré des mesures restrictives eu égard aux actions de la Fédération de Russie déstabilisant la situation en Ukraine, des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de
l’Ukraine ainsi que des mesures restrictives en réaction à l’annexion illégale de la Crimée et de la ville de Sébastopol par la Fédération de Russie.

5 Le 17 mars 2014 ont ainsi été adoptés par le Conseil de l’Union européenne la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 16), et le règlement (UE) no 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 6).

6 Par la suite, la décision 2014/512/PESC du Conseil, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 13), a été adoptée pour introduire des mesures restrictives ciblées dans les domaines de l’accès aux marchés des capitaux, de la défense, des biens à double usage et des technologies sensibles, notamment dans le secteur énergétique. Estimant que ces dernières mesures relevaient du champ d’application
du traité FUE et que leur mise en œuvre nécessitait une action réglementaire à l’échelle de l’Union, le Conseil a adopté le règlement (UE) no 833/2014, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 1), qui contient des dispositions plus détaillées pour donner effet, tant au niveau de l’Union que dans les États membres, aux prescriptions de la décision 2014/512.

7 Le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie a annoncé une opération militaire en Ukraine et, le même jour, les forces armées russes ont attaqué l’Ukraine à plusieurs endroits du pays.

8 À la même date, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (ci-après le « haut représentant ») a publié une déclaration au nom de l’Union condamnant l’invasion de l’Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie et a indiqué que la riposte de l’Union comprendrait des mesures restrictives à la fois sectorielles et individuelles. Dans ses conclusions adoptées lors de sa réunion extraordinaire du même jour, le Conseil européen a condamné avec la
plus grande fermeté cette « agression non provoquée et injustifiée », en estimant que, par ses actions militaires illégales, dont elle devrait répondre, la Fédération de Russie violait de façon flagrante le droit international et les principes de la charte des Nations unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945 (ci-après la « charte des Nations unies »), et portait atteinte à la sécurité et à la stabilité européennes et mondiales.

9 Dans ce contexte, le 1er mars 2022, le Conseil a adopté, sur le fondement de l’article 29 TUE, la première décision attaquée et, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le premier règlement attaqué, afin d’interdire des actions de propagande continues et concertées, au soutien de l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie, à destination de la société civile dans l’Union et dans les pays voisins, menées par l’intermédiaire de certains médias placés sous le contrôle permanent,
direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, de telles actions constituant une menace pour l’ordre et pour la sécurité publics de l’Union.

10 L’article 1er, point 1, de la première décision attaquée a inséré dans la décision 2014/512 un nouvel article 4 octies, libellé dans les termes suivants :

« 1.   Il est interdit aux opérateurs de diffuser des contenus, d’autoriser ou de faciliter la diffusion de contenus, ou de contribuer à celle-ci par les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX, y compris par transmission ou distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services [I]nternet, les plateformes ou applications de partage de vidéos sur [I]nternet, qu’elles soient nouvelles ou préinstallées.

2.   Toute licence ou autorisation de diffusion, tout accord de transmission et de distribution conclu avec les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX sont suspendus. »

11 L’article 1er, point 1, du premier règlement attaqué a inséré dans le règlement no 833/2014 un nouvel article 2 septies, libellé dans les termes suivants :

« 1.   Il est interdit aux opérateurs de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant des personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe XV, y compris par la transmission ou la distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services [I]nternet, les plateformes ou applications, nouvelles ou préexistantes, de partage de vidéos sur [I]nternet.

2.   Toute licence ou autorisation de diffusion et tout accord de transmission et de distribution conclu avec les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe XV sont suspendus. »

12 Par les actes du 1er mars 2022 une liste des personnes morales, des entités ou des organismes faisant l’objet de l’interdiction de diffusion a été ajoutée, respectivement, en tant qu’annexe IX de la décision 2014/512 et en tant qu’annexe XV du règlement no 833/2014 (ci-après, la « liste en cause »). Les noms des requérantes n’y figurent pas.

13 Au vu de la gravité de la situation en Ukraine, le Conseil a adopté les actes du 3 juin 2022, à savoir, sur le fondement de l’article 29 TUE, la seconde décision attaquée et, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le second règlement attaqué.

14 L’article 1er, point 10, de la seconde décision attaquée a ajouté à l’article 4 octies de la décision 2014/512 un nouveau paragraphe 3, qui est libellé dans les termes suivants :

« 3.   Il est interdit de faire la publicité de produits ou de services dans des contenus produits ou diffusés par les personnes morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe IX, y compris par l’un quelconque des moyens de transmission ou de distribution visés au paragraphe 1. »

15 L’article 1er, point 1, du second règlement attaqué a ajouté à l’article 2 septies du règlement no 833/2014 un nouveau paragraphe 3, qui est libellé, en substance, dans les mêmes termes.

16 L’article 1er, point 14, de la seconde décision attaquée et le point 4 de l’annexe de cette décision ainsi que l’article 1er, point 21, et l’annexe VI du second règlement attaqué ont modifié la liste en cause, en y ajoutant les noms de trois entités supplémentaires, parmi lesquels ceux des requérantes ne figurent pas.

Conclusions des parties

17 À la suite de l’adaptation de la requête en application de l’article 86 du règlement de procédure du Tribunal, les requérantes concluent à ce qu’il plaise au Tribunal :

– annuler les actes attaqués ;

– condamner le Conseil aux dépens.

18 Dans le dernier état de ses écritures, le Conseil conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal :

– rejeter le recours et le mémoire en adaptation comme étant irrecevables ou, à titre subsidiaire, comme étant non fondés ;

– condamner les requérantes aux dépens.

19 La République d’Estonie, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la Commission européenne et le haut représentant concluent, en substance, au rejet du recours.

En droit

20 Par le recours et par l’adaptation de la requête, les requérantes demandent l’annulation, d’une part, des actes du 1er mars 2022, en ce que l’article 4 octies, inséré par la première décision attaquée dans la décision 2014/512, et l’article 2 septies, inséré par le premier règlement attaqué dans le règlement no 833/2014, prévoient, dans des termes quasi identiques, l’interdiction de la diffusion de contenus provenant des médias dont le nom figure sur la liste en cause et, d’autre part, des actes
du 3 juin 2022, en ce que l’article 4 octies, paragraphe 3, inséré par la seconde décision attaquée dans la décision 2014/512, et l’article 2 septies, paragraphe 3, inséré par le second règlement attaqué dans le règlement no 833/2014, prévoient, dans des termes quasi identiques, l’interdiction de faire la publicité de produits ou de services dans des contenus produits ou diffusés par les médias dont le nom figure sur la liste en cause.

21 Sans soulever formellement une exception au titre de l’article 130, paragraphe 1, du règlement de procédure, le Conseil excipe, dans ses écritures, de l’irrecevabilité du recours, au motif que la demande tendant à l’annulation des actes du 1er mars 2022 ne répond pas aux critères prévus à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE. Il soutient également que le mémoire en adaptation est irrecevable au motif, d’une part, qu’il ne remplit pas les critères énoncés à l’article 86 du règlement de procédure
et, d’autre part, que les requérantes n’ont ni intérêt à agir ni qualité pour agir contre les actes du 3 juin 2022.

Sur la compétence du Tribunal pour connaître du chef de conclusions tendant à l’annulation des décisions attaquées

22 Il convient d’examiner d’office si les conclusions tendant à l’annulation des première et seconde décisions attaquées (ci-après les « décisions attaquées ») sont portées devant une juridiction compétente pour en connaître. En effet, dans la mesure où la question de sa compétence pour connaître d’un litige est d’ordre public, une telle question peut être à tout moment de la procédure examinée, même d’office, par le Tribunal (voir arrêts du 7 février 2024, Usmanov/Conseil, T‑237/22, non publié,
sous pourvoi, EU:T:2024:56, point 22 et jurisprudence citée, et du 15 mai 2024, Russian Direct Investment Fund/Conseil, T‑235/22, non publié, EU:T:2024:311, point 19 et jurisprudence citée). Les parties ont été entendues à cet égard, lors de l’audience, en réponse à une question écrite qui leur avait été adressée avant la tenue de celle-ci.

23 À cet égard, il y a lieu de relever que les décisions attaquées ont été adoptées sur le fondement de l’article 29 TUE, qui est une disposition relative à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC).

24 Si, par application de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et de l’article 275, premier alinéa, TFUE, la Cour de justice de l’Union européenne n’est, en principe, pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la PESC ainsi que les actes adoptés sur le fondement de ces dispositions, il convient, toutefois, de rappeler que les traités établissent explicitement deux exceptions à ce principe. En effet, d’une part, tant l’article 24, paragraphe 1, second
alinéa, dernière phrase, TUE que l’article 275, second alinéa, TFUE prévoient que la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour contrôler le respect de l’article 40 TUE. D’autre part, l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE attribue à la Cour de justice de l’Union européenne la compétence pour contrôler la légalité de certaines décisions visées à l’article 275, second alinéa, TFUE. Pour sa part, cette dernière disposition prévoit la compétence du juge de
l’Union pour se prononcer sur les recours formés dans les conditions prévues à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, concernant le contrôle de la légalité des décisions du Conseil, adoptées sur le fondement des dispositions relatives à la PESC, qui prévoient des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales (voir arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 60 et jurisprudence citée).

25 En ce qui concerne les actes adoptés sur le fondement des dispositions relatives à la PESC, c’est la nature individuelle de ces actes qui ouvre, conformément aux termes de l’article 275, second alinéa, TFUE, l’accès aux juridictions de l’Union (voir arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 103 et jurisprudence citée).

26 À cet égard, il y a lieu de rappeler que les mesures restrictives s’apparentent, à la fois, à des actes de portée générale dans la mesure où elles imposent à une catégorie générale et abstraite de destinataires de mettre en œuvre des interdictions concernant les activités de certaines entités visées par leurs annexes et à des décisions individuelles à l’égard de ces entités (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 102 et jurisprudence
citée).

27 En l’espèce, d’une part, l’article 4 octies, paragraphe 1, de la décision 2014/512, tel qu’inséré par l’article 1er, point 1, de la première décision attaquée, prévoit l’interdiction pour les « opérateurs de diffuser des contenus, d’autoriser ou de faciliter la diffusion de contenus, ou de contribuer à celle-ci par [les médias dont le nom figure sur la liste en cause] ». D’autre part, l’article 4 octies, paragraphe 3, de la décision 2014/512, tel qu’inséré par l’article 1er, point 10, de la
seconde décision attaquée, prévoit l’interdiction de « faire la publicité de produits ou de services dans des contenus produits ou diffusés par [les médias dont le nom figure sur la liste en cause], y compris par l’un quelconque des moyens de transmission ou de distribution visés au paragraphe 1 ».

28 Ainsi, il y a lieu de constater que les décisions attaquées font explicitement référence aux médias énumérés dans la liste en cause, dont les contenus font l’objet des interdictions imposées par les dispositions susmentionnées. De telles mesures ciblent ainsi des médias identifiés et constituent, à l’égard de ceux-ci, des mesures restrictives à l’encontre de personnes morales, au sens de l’article 275, second alinéa, TFUE.

29 En effet, il ressort de la jurisprudence qu’une décision prévoyant des mesures restrictives peut être considérée comme individuelle si la personne concernée est identifiée dans son corps ou dans une liste en annexe à celle-ci, en d’autres termes, si ladite personne est nommément visée par ladite décision (voir, en ce sens, arrêt du 15 mai 2024, Russian Direct Investment Fund/Conseil, T‑235/22, non publié, EU:T:2024:311, point 25 et jurisprudence citée).

30 Or, dans la mesure où les noms des requérantes ne figurent ni dans le corps de la décision 2014/512 telle que modifiée, ni dans son annexe IX telle que modifiée, les décisions attaquées ne constituent pas des mesures restrictives à l’encontre des requérantes (voir, en ce sens et par analogie, arrêts du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 104, et du 15 mai 2024, Russian Direct Investment Fund/Conseil, T‑235/22, non publié, EU:T:2024:311, point 26). En effet, les mesures
restrictives en cause, lesquelles sont prévues à la fois par les décisions attaqués et les premier et second règlements attaqués (ci-après les « règlements attaqués »), doivent être comprises comme ayant une portée générale à l’encontre des requérantes (voir point 27 ci-dessus), dans la mesure où elles font partie des entités appartenant à la catégorie générale et abstraite des « opérateurs » auxquels il est interdit de diffuser les contenus provenant des « personnes morales, entités ou
organismes énumérés à l’annexe IX » de la décision 2014/512 telle que modifiée, et une portée individuelle à l’égard de ces derniers.

31 Les requérantes ne sauraient dès lors se prévaloir de la nature individuelle des mesures restrictives en cause à l’égard des médias identifiés dans le corps de la décision 2014/512 telle que modifiée, moyennant la référence explicite à la liste en cause dans laquelle figure le nom de ces derniers, pour fonder la compétence du Tribunal pour connaître de leur recours en annulation.

32 Il s’ensuit que le Tribunal n’est pas compétent pour connaître de la légalité des décisions attaquées.

33 En revanche, la compétence du Tribunal ne se trouve aucunement limitée s’agissant des règlements attaqués qui, ayant été adoptés sur le fondement de l’article 215 TFUE, donnent effet aux décisions attaquées, arrêtées dans le contexte de la PESC. En effet, de tels règlements constituent des actes de l’Union adoptés sur le fondement du traité FUE à l’égard desquels les juridictions de l’Union doivent, conformément aux compétences dont elles sont investies en vertu des traités, assurer un contrôle
en principe complet de légalité (arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 106).

34 Au vu de ce qui précède, il n’y a lieu de statuer que sur la légalité des règlements attaqués.

Sur la demande d’annulation des règlements attaqués

Sur la recevabilité

35 Le Conseil, soutenu par la Commission, fait valoir, notamment, que les requérantes, en tant que fournisseurs de services Internet, ne sont pas directement concernées par le premier règlement attaqué, dès lors qu’elles n’auraient qu’une obligation indirecte de bloquer l’accès aux sites des médias visés par les mesures restrictives en cause. En outre, le Conseil excipe de l’irrecevabilité de l’adaptation de la requête, au motif, d’une part, qu’elle ne remplit pas les critères énoncés à l’article 86
du règlement de procédure et, d’autre part, que les requérantes n’ont ni intérêt à agir ni qualité pour agir dans un recours en annulation dirigé contre le second règlement attaqué. Le recours et l’adaptation de la requête seraient donc irrecevables.

36 Les requérantes contestent ces arguments.

37 À cet égard, il convient de rappeler que le juge de l’Union est en droit d’apprécier, suivant les circonstances de chaque espèce, si une bonne administration de la justice justifie de rejeter au fond un recours, sans statuer préalablement sur sa recevabilité (voir, en ce sens, arrêt du 26 février 2002, Conseil/Boehringer, C‑23/00 P, EU:C:2002:118, points 51 et 52).

38 En l’espèce, le recours étant, en tout état de cause et pour les motifs exposés ci-après, dépourvu de fondement, il y a lieu, dans un souci d’économie de la procédure, d’examiner son bien-fondé, sans statuer préalablement sur sa recevabilité.

Sur le fond

39 À l’appui du recours, les requérantes invoquent trois moyens, tirés, en substance, le premier, de l’absence de compétence du Conseil pour adopter les règlements attaqués, le deuxième, d’une violation du droit à la liberté d’expression et d’information, consacré à l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), et, le troisième, de la violation du droit à une bonne administration, garanti à l’article 41 de la Charte.

40 Il convient d’examiner, d’abord, le premier moyen, ensuite, le troisième moyen et, enfin, le deuxième moyen.

– Sur le premier moyen, tiré de l’absence de compétence du Conseil pour adopter les règlements attaqués

41 Les requérantes font valoir que, en adoptant les règlements attaqués, le Conseil a agi en dehors du cadre de ses compétences en matière de PESC. Plus précisément, ces règlements ne poursuivraient pas l’un des objectifs de la PESC, tels qu’identifiés dans le document intitulé « Lignes directrices concernant la mise en œuvre et l’évaluation de mesures restrictives (sanctions) dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne », adopté par le Conseil, le 4 mai 2018
(ci-après les « lignes directrices sur les mesures restrictives »). Les règlements attaqués viseraient plutôt à réglementer directement certains contenus médiatiques afin de protéger les citoyens de l’Union contre une désinformation préjudiciable pour un temps indéfini et sans avoir aucun lien avec la guerre en Ukraine.

42 Selon les requérantes, la régulation des contenus médiatiques relèverait plutôt du champ d’application de la directive 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 10 mars 2010, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (JO 2010, L 95, p. 1), qui, notamment, confère aux seules autorités nationales le pouvoir d’intervenir pour sanctionner un média
audiovisuel pour un contenu éditorial inapproprié. En effet, bien avant l’adoption des règlements attaqués, six États membres auraient déjà adopté des mesures sur le fondement de ladite directive concernant des contenus médiatiques préjudiciables provenant de médias russes.

43 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la Commission et le haut représentant, conteste les arguments des requérantes.

44 Bien qu’il ait été conclu, au point 34 ci-dessus, qu’il n’y avait lieu de statuer que sur la légalité des règlements attaqués, il convient néanmoins de relever que, selon l’article 215, paragraphe 2, TFUE, le Conseil ne peut adopter des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d’entités non étatiques que lorsqu’une décision, adoptée conformément au titre V, chapitre 2, du traité UE, le prévoit. Il s’ensuit que la condition préalable à la vérification de
la compétence du Conseil pour adopter les règlements attaqués est que celui-ci soit compétent pour adopter les décisions attaquées, lesquelles lui confèrent ce pouvoir.

45 À cet égard, il convient de rappeler que, aux termes de l’article 3, paragraphe 5, TUE, dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens. Elle contribue à la paix, à la sécurité ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la charte des Nations unies.

46 Les décisions attaquées se fondent sur l’article 29 TUE. Cette disposition, insérée dans le chapitre 2 du titre V du traité UE portant « Dispositions spécifiques concernant la [PESC] », confère au Conseil le pouvoir d’« adopte[r] des décisions qui définissent la position de l’Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique ». Conformément à l’article 23 TUE, l’action de l’Union sur la scène internationale, au titre du même chapitre, repose sur les principes, poursuit les
objectifs et est menée conformément aux dispositions générales visées au chapitre 1, y compris, selon l’article 21, paragraphe 1, TUE, la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme, le respect de la dignité humaine, le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international. L’article 24, paragraphe 1, TUE précise que « [l]a compétence de l’Union en matière de [PESC] couvre tous les domaines de la politique étrangère ainsi que
l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union » (arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, ci-après l’« arrêt RT France », EU:T:2022:483, point 49).

47 Selon la jurisprudence, il résulte des dispositions combinées, d’une part, des articles 21, 23, de l’article 24, paragraphe 1, de l’article 25 et de l’article 28, paragraphe 1, premier alinéa, TUE et, d’autre part, de l’article 29 TUE que constituent des « positions de l’Union », au sens de ce dernier article, les décisions qui, premièrement, s’inscrivent dans le cadre de la PESC, telle que définie à l’article 24, paragraphe 1, TUE, deuxièmement, ont trait à une « question particulière de nature
géographique ou thématique » et, troisièmement, n’ont pas le caractère d’« actions opérationnelles » au sens de l’article 28 TUE, à savoir d’actions impliquant des opérations civiles ou militaires, menées par un ou plusieurs États membres hors de l’Union (voir arrêt RT France, point 50 et jurisprudence citée).

48 La notion de « position de l’Union » au sens de l’article 29 TUE se prête ainsi à une interprétation large, de sorte que, pourvu que les conditions énoncées au point 47 ci-dessus soient respectées, peuvent notamment être adoptés, sur le fondement dudit article, non seulement des actes à caractère programmatique ou de simples déclarations d’intention, mais aussi des décisions prévoyant des mesures de nature à modifier directement la situation juridique de particuliers. Cela est d’ailleurs confirmé
par le libellé de l’article 275, second alinéa, TFUE (voir arrêt RT France, point 51 et jurisprudence citée).

49 Eu égard à la vaste portée des buts et des objectifs de la PESC, tel qu’ils sont exprimés à l’article 3, paragraphe 5, et à l’article 21 TUE, ainsi qu’aux dispositions spécifiques relatives à celle‑ci, notamment les articles 23 et 24 TUE, le Conseil dispose d’une grande latitude aux fins de définir l’objet des mesures restrictives que l’Union adopte dans le domaine de la PESC. Ainsi, il ne saurait être reproché au Conseil d’avoir considéré que, face à la crise internationale provoquée par
l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie, parmi les mesures utiles pour réagir à la grave menace contre la paix aux frontières de l’Union et à la violation du droit international, pouvait également figurer l’interdiction de diffusion de contenus de certains médias, financés par le budget de l’État russe, au motif qu’ils soutiendraient ladite agression par des actions de propagande continues et concertées à destination de la société civile dans l’Union et dans les pays voisins, en
faussant et en manipulant gravement les faits (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 52). De même, dans un tel contexte, le Conseil pouvait également, sur le fondement des dispositions relatives à la PESC, adopter une interdiction de faire la publicité de produits ou de services dans des contenus produits ou diffusés par les médias énumérés dans la liste en cause.

50 En effet, il ressort des considérants 8 et 19, respectivement, de la première et de la seconde décision attaquée que, selon l’appréciation du Conseil, les actions mentionnées au point 49 ci-dessus constituaient une menace importante et directe pour l’ordre et la sécurité publics de l’Union, ce qui justifiait son intervention dans le cadre des compétences que le traité UE lui reconnaît au titre V, chapitre 2 (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 53).

51 De telles interventions sont donc directement liées aux finalités de la PESC visées à l’article 21, paragraphe 2, sous a) et c), TUE, car elles viseraient, d’une part, à sauvegarder les valeurs de l’Union, ses intérêts fondamentaux, sa sécurité, son indépendance et son intégrité et, d’autre part, à préserver la paix, à prévenir les conflits et à renforcer la sécurité internationale (voir arrêt RT France, point 54 et jurisprudence citée).

52 S’agissant des objectifs poursuivis par le Conseil, les considérants 4 à 10 de la première décision attaquée ainsi que les considérants 4 et 5 et 17 à 20 de la seconde décision attaquée se réfèrent à la nécessité de protéger l’Union et ses États membres contre des campagnes de désinformation et de déstabilisation qui seraient menées par les médias placés sous le contrôle des dirigeants de la Fédération de Russie et qui menaceraient l’ordre et la sécurité publics de l’Union, dans un contexte
marqué par une agression militaire de l’Ukraine. Il s’agit ainsi d’intérêts publics qui visent à protéger la société européenne et s’insèrent dans une stratégie globale, laquelle vise à mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par l’Ukraine (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 55).

53 Dès lors que la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à remettre en cause les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne, les mesures restrictives en cause s’inscrivent également dans le cadre de la poursuite par l’Union des objectifs qui lui ont été assignés à l’article 3, paragraphes 1 et 5, TUE (arrêt RT France, point 56).

54 Par l’adoption des décisions attaquées, le Conseil a donc exercé la compétence attribuée à l’Union par les traités au titre des dispositions relatives à la PESC. Cette conclusion ne saurait être remise en cause par les lignes directrices sur les mesures restrictives, qui, ainsi que le soutient à juste titre le Conseil, ne sauraient, en tout état de cause, être interprétées comme limitant ladite compétence.

55 Cette conclusion ne saurait non plus être remise en cause par l’argumentation selon laquelle le Conseil aurait outrepassé les compétences qui lui sont conférées par les traités, en adoptant des mesures visant à réglementer directement certains contenus médiatiques afin de protéger les citoyens de l’Union contre la désinformation préjudiciable pour un temps indéfini et sans avoir de lien avec la guerre en Ukraine. En effet, les actes attaqués ont pour objet d’imposer des mesures restrictives en
réaction aux actions et à la politique de la Fédération de Russie visant à déstabiliser et à porter atteinte à la souveraineté et à l’intégrité de l’Ukraine. Les requérantes ne sauraient dès lors soutenir que, par l’adoption desdites mesures, le Conseil se serait fondé sur les dispositions du traité UE relatives à la PESC afin de réglementer les contenus des médias visés par lesdits actes au-delà du contexte caractérisé par les actions et les politiques de déstabilisation de l’Ukraine par la
Fédération de Russie.

56 Par ailleurs, il en va de même en ce qui concerne la circonstance, invoquée par les requérantes, selon laquelle le pouvoir de sanctionner un média audiovisuel pour un contenu éditorial inapproprié ne relèverait que de la compétence des autorités de régulation nationales. En effet, d’une part, les compétences de l’Union, y compris celles relatives à la PESC, ne peuvent être exclues ni conditionnées par l’existence ou l’exercice de pouvoirs attribués par le droit national à une autorité
administrative. Ainsi, la circonstance qu’une autorité administrative nationale dispose d’une compétence pour adopter des sanctions ne s’oppose pas à la compétence reconnue au Conseil pour adopter, dans des conditions particulières, des mesures restrictives visant à interdire provisoirement et de manière réversible la diffusion de certains contenus médiatiques (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 57).

57 D’autre part, il convient de relever que la compétence attribuée aux autorités administratives nationales par les législations internes ne poursuit pas les mêmes objectifs, ne repose pas sur les mêmes postulats ni sur les mêmes valeurs et ne saurait garantir les mêmes résultats qu’une intervention uniforme et immédiate sur l’ensemble du territoire de l’Union, telle que celle réalisable au titre de la PESC. Il convient également de noter que, dans leurs dispositifs, les décisions attaquées
s’adressent aux opérateurs, leur interdisant de diffuser les contenus des entités énumérées dans la liste en cause et de faire la publicité dans des contenus produits ou diffusés par lesdites entités, par tout moyen, y compris le câble, le satellite et la télévision sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications de partage de vidéos sur Internet, qu’elles soient nouvelles ou préinstallées. Dans la mesure où de telles interdictions s’appliquent, quel que soit l’État
membre dans lequel lesdits opérateurs sont établis et quel que soit le mode de diffusion des contenus, il s’ensuit que les résultats visés par les décisions attaquées n’auraient pas pu être atteints par l’intermédiaire des autorités de régulation nationales, dont la compétence est limitée au territoire de l’État membre auquel elles appartiennent, et dont, par conséquent, une quelconque intervention n’aurait pas pu avoir la même efficacité que celle d’une mesure à caractère général adoptée dans le
cadre de la PESC (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 58).

58 Enfin, s’agissant de l’argument soulevé par les requérantes concernant, en substance, la répartition des compétences internes de l’Union, il y a lieu de constater que l’adoption des actes attaqués ne peut pas être remise en cause par la possibilité pour l’Union d’intervenir, dans le domaine des services audiovisuels, sur la base d’autres catégories de compétences régies par le traité FUE, notamment les compétences attribuées à l’Union pour la régulation du marché intérieur, au titre de
l’article 4, paragraphe 2, TFUE (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 59).

59 À cet égard, il suffit de rappeler que, conformément à l’article 40, second alinéa, TUE, la mise en œuvre des politiques visées aux articles 3 à 6 TFUE ne doit pas affecter l’application des procédures et l’étendue des attributions des institutions prévues par les traités pour l’exercice des compétences de l’Union au titre de la PESC (arrêt RT France, point 60).

60 Il s’ensuit que les compétences de l’Union au titre de la PESC et au titre d’autres dispositions du traité FUE relevant de la troisième partie de celui-ci, ayant trait aux politiques et aux actions internes de l’Union, ne s’excluent pas mutuellement, mais se complètent, chacune ayant son propre champ d’application et visant à atteindre des objectifs différents (voir arrêt RT France, point 61 et jurisprudence citée).

61 S’agissant de la compétence du Conseil pour adopter le premier règlement attaqué, il doit être relevé que, selon l’article 215, paragraphe 2, TFUE, lorsqu’une décision, adoptée conformément au titre V, chapitre 2, du traité UE, le prévoit, le Conseil peut adopter des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d’entités non étatiques.

62 En l’espèce, étant donné que, ainsi qu’il a été rappelé au point 44 ci-dessus, afin de vérifier la compétence du Conseil pour adopter les règlements attaqués, il doit être préalablement vérifié si celui-ci était compétent pour adopter les décisions attaquées lui conférant ce pouvoir, il y a lieu de relever que, dans la mesure où le Conseil pouvait valablement adopter les décisions attaquées sur le fondement de l’article 29 TUE, l’adoption desdits règlements sur le fondement de l’article 215,
paragraphe 2, TFUE était nécessaire, ainsi que cela ressort des considérants 12 et 28, respectivement, du premier et du second règlement attaqué, pour assurer la mise en œuvre uniforme des mesures restrictives en cause sur le territoire de l’Union. En effet, dès lors que lesdites mesures ne peuvent être mises en œuvre qu’en imposant aux opérateurs l’interdiction temporaire, d’une part, de diffusion des contenus des médias énumérés dans la liste en cause et, d’autre part, de faire la publicité
dans des contenus produits ou diffusés par ces derniers, force est de constater que la mise en œuvre uniforme de telles interdictions sur l’ensemble du territoire de l’Union pouvait être mieux réalisée au niveau de l’Union qu’au niveau national (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 63).

63 Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu d’écarter le moyen tiré de l’incompétence du Conseil comme étant non fondé.

– Sur le troisième moyen, tiré d’une violation du droit à une bonne administration, garanti par l’article 41 de la Charte

64 Par le troisième moyen, les requérantes invoquent la violation du droit à une bonne administration, garanti par l’article 41 de la Charte, en raison, en substance, de la violation de l’obligation de motivation consacrée à l’article 296 TFUE.

65 Selon les requérantes, le Conseil a méconnu son obligation de fournir les raisons spécifiques et concrètes, tenant notamment au contexte ainsi qu’à la gravité et à l’urgence particulière de la situation, pour lesquelles il a estimé qu’il était nécessaire d’adopter les mesures restrictives en cause. S’agissant du contexte, les considérants des règlements attaqués se borneraient à fournir des motifs concernant les seules activités de diffusion des médias, sans tenir compte du rôle neutre des
« opérateurs », tels que les requérantes. S’agissant de la gravité et de l’urgence de la situation, le Conseil n’aurait pas suffisamment motivé les raisons pour lesquelles les médias, dont le nom figure sur la liste en cause, diffuseraient une propagande préjudiciable justifiant l’adoption des mesures restrictives en cause.

66 Le Conseil n’aurait pas non plus satisfait à son obligation de motiver le choix de la base légale retenue dans les règlements attaqués, ni à son obligation d’y inclure une justification détaillée de la nécessité et de la proportionnalité de ces règlements, ainsi que de leur conformité avec les droits fondamentaux.

67 Enfin, les requérantes reprochent au Conseil de ne pas avoir documenté et rendu public le processus décisionnel ayant conduit à l’adoption des règlements attaqués, ce qui les aurait empêchées d’en connaître l’origine et le contexte.

68 Dans le mémoire en réplique, les requérantes font également valoir que les considérations de l’arrêt RT France ne peuvent pas être appliquées dans la présente affaire, dès lors que le caractère insuffisant de la motivation n’a été apprécié dans cet arrêt qu’à l’égard de RT France.

69 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la Commission et le haut représentant, conteste les arguments des requérantes.

70 À titre liminaire, il y a lieu de relever que, en dépit de l’intitulé du présent moyen, dans lequel les requérantes se réfèrent, de manière générique, à la violation du droit à une bonne administration, garanti à l’article 41 de la Charte, en réalité, elles ne font valoir qu’une violation de l’obligation de motivation.

71 Or, selon une jurisprudence constante, l’obligation de motiver un acte faisant grief a pour but, d’une part, de fournir à l’intéressé une indication suffisante pour savoir si l’acte est bien fondé ou s’il est éventuellement entaché d’un vice permettant d’en contester la validité devant le juge de l’Union et, d’autre part, de permettre à ce dernier d’exercer son contrôle sur la légalité de cet acte (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 102 et jurisprudence citée).

72 Il convient également de rappeler que la motivation exigée à l’article 296 TFUE et à l’article 41, paragraphe 2, sous c), de la Charte doit être adaptée à la nature de l’acte en cause et au contexte dans lequel il a été adopté. L’exigence de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l’espèce, notamment du contenu de l’acte, de la nature des motifs invoqués et de l’intérêt que les destinataires ou d’autres personnes concernées directement et individuellement par l’acte
peuvent avoir à recevoir des explications. Il n’est notamment pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents, dans la mesure où le caractère suffisant d’une motivation doit être apprécié au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte ainsi que de l’ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée (voir arrêt RT France, point 103 et jurisprudence citée).

73 Ainsi, d’une part, un acte faisant grief est suffisamment motivé dès lors qu’il est intervenu dans un contexte connu de l’intéressé, qui lui permet de comprendre la portée de la mesure prise à son égard. D’autre part, le degré de précision de la motivation d’un acte doit être proportionné aux possibilités matérielles et aux conditions techniques ou de délai dans lesquelles celui-ci doit intervenir (voir arrêt RT France, point 104 et jurisprudence citée).

74 Au vu de cette jurisprudence, il convient de distinguer selon que la motivation des actes litigieux porte sur des dispositions de portée générale ou sur des dispositions qui s’apparentent, pour leurs destinataires, à des mesures restrictives de portée individuelle (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, Gazprom Neft/Conseil, T‑735/14 et T‑799/14, EU:T:2018:548, point 114).

75 En effet, s’agissant des dispositions de portée générale, la motivation peut se borner à indiquer, d’une part, la situation d’ensemble qui a conduit à leur adoption et, d’autre part, les objectifs généraux qu’elles se proposent d’atteindre (voir, en ce sens, arrêts du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 120 et jurisprudence citée, et du 17 septembre 2020, Rosneft e.a./Conseil, C‑732/18 P, non publié, EU:C:2020:727, point 68).

76 En revanche, s’agissant des dispositions qui constituent, à l’égard de leurs destinataires, des mesures restrictives de portée individuelle, la jurisprudence a précisé que la motivation d’un acte du Conseil imposant une mesure restrictive ne devait pas seulement identifier la base juridique de cette mesure, mais également les raisons spécifiques et concrètes pour lesquelles le Conseil a considéré, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’appréciation, que l’intéressé devait faire l’objet
d’une telle mesure (voir arrêt du 13 septembre 2018, Gazprom Neft/Conseil, T‑735/14 et T‑799/14, EU:T:2018:548, point 117 et jurisprudence citée).

77 C’est à l’aune de ces considérations qu’il convient de vérifier si le Conseil s’est acquitté de son obligation de motiver à suffisance de droit les dispositions litigieuses.

78 En l’espèce, il convient de relever que les règlements attaqués imposant les mesures restrictives en cause ne revêtent pas une portée individuelle à l’égard des requérantes (voir point 30 ci-dessus). Au contraire, ces mesures visent à introduire une interdiction de portée générale pour tous les opérateurs, d’une part, de diffuser des contenus provenant de médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie et dont le nom figure sur la liste en
cause et, d’autre part, de faire la publicité dans des contenus produits ou diffusés par ces derniers. Partant, il y a lieu d’apprécier le caractère suffisant de la motivation à l’égard, d’une part, de la situation d’ensemble qui a conduit à l’adoption des dispositions litigieuses et, d’autre part, des objectifs généraux que celles-ci se proposent d’atteindre (voir point 75 ci-dessus).

79 Il y a lieu de rappeler que, aux points 112 et 113 de l’arrêt RT France, le Tribunal a jugé que la motivation du premier règlement attaqué était suffisante s’agissant de la partie requérante dans cette affaire au regard de laquelle cet acte constituait une mesure de portée individuelle. Il s’ensuit que le premier règlement attaqué est nécessairement suffisamment motivé en ce qui concerne les requérantes dans la présente affaire, étant donné que, à leur égard, ce règlement constitue un acte de
portée générale dont la motivation peut, ainsi que cela ressort de la jurisprudence rappelée au point 75 ci-dessus, se limiter à indiquer la situation d’ensemble qui a conduit à l’adoption des actes portant les mesures restrictives en cause et les objectifs généraux qu’elles se proposent d’atteindre.

80 À cet égard, ainsi que le Tribunal l’a déjà relevé au point 107 de l’arrêt RT France, le contexte général ayant conduit le Conseil à adopter les mesures restrictives en cause est clairement exposé, notamment, dans les considérants du premier règlement attaqué. En effet, d’une part, le considérant 4 de ce règlement fait référence aux conclusions du Conseil européen, du 24 février 2022 (voir point 8 ci-dessus), par lesquelles celui-ci a condamné avec la plus grande fermeté l’« agression militaire
non provoquée et injustifiée » de l’Ukraine par la Fédération de Russie, a appelé à l’élaboration et à l’adoption en urgence d’une nouvelle série de sanctions individuelles et économiques et a demandé, notamment, à la Fédération de Russie de cesser sa campagne de désinformation. D’autre part, le considérant 5 dudit règlement fait référence aux conclusions du Conseil du 10 mai 2021 par lesquelles celui-ci a souligné la nécessité de renforcer encore la résilience de l’Union et des États membres, de
même que leur capacité à lutter contre les menaces hybrides, y compris la désinformation, notamment face aux ingérences et aux opérations d’influence étrangères. Le premier règlement attaqué indique ainsi la situation d’ensemble, connue des requérantes, et les objectifs généraux qu’il se propose d’atteindre. Il en est de même pour le second règlement attaqué. Il y a lieu de relever que de telles justifications ressortent également des considérants 7 à 11 et 13 du second règlement attaqué.

81 Il y a donc lieu de considérer que le Conseil a suffisamment motivé les règlements attaqués, au sens de la jurisprudence mentionnée au point 75 ci-dessus, en vertu de laquelle il n’est pas nécessaire, s’agissant d’actes de portée générale, d’examiner si ce dernier a fourni les « raisons spécifiques et concrètes » ayant conduit à l’adoption desdits actes.

82 Cette conclusion ne saurait être remise en cause par les arguments des requérantes.

83 En premier lieu, il ne saurait être reproché au Conseil de ne pas avoir suffisamment motivé l’appréciation du caractère nécessaire et proportionné des mesures restrictives en cause, ainsi que leur conformité aux droits fondamentaux. À cet égard, il y a lieu de rappeler, au sens de la jurisprudence mentionnée au point 72 ci-dessus, qu’il n’est pas exigé que la motivation spécifie tous les éléments de fait et de droit pertinents. Par ailleurs, la question de savoir si de telles mesures sont
appropriées et nécessaires pour atteindre leurs objectifs, ainsi que celle de leur conformité aux droits fondamentaux, relève de l’examen au fond de celles-ci (voir, en ce sens, arrêt du 13 septembre 2018, Gazprom Neft/Conseil, T‑735/14 et T‑799/14, EU:T:2018:548, point 126), examen qui sera effectué ci-après dans le cadre du deuxième moyen.

84 En second lieu, l’argumentation des requérantes, selon laquelle la non-divulgation de la documentation relative au processus décisionnel constitue en elle-même une circonstance pertinente aux fins d’apprécier si le Conseil a rempli son obligation de motivation, ne saurait prospérer. Ainsi que le souligne à juste titre le Conseil, le droit de l’Union n’impose aucune obligation de divulguer ladite documentation et le fait de ne pas procéder à une telle divulgation ne figure pas parmi les
circonstances pertinentes, rappelées au point 72 ci-dessus, pour apprécier le caractère suffisant de la motivation.

85 Au demeurant, il convient de relever que les requérantes, d’une part, ont été à même de comprendre les interdictions litigieuses, en exposant les raisons pour lesquelles elles contestaient de telles mesures, et, d’autre part, ont bien compris qu’elles étaient tenues d’agir en application desdites mesures, bien qu’elles ne soient pas des organismes de radiodiffusion télévisuelle.

86 Au vu de tout ce qui précède, le troisième moyen doit être écarté comme étant non fondé.

– Sur le deuxième moyen, tiré d’une méconnaissance de la liberté d’expression et d’information

87 Par leur deuxième moyen, les requérantes font valoir que les règlements attaqués méconnaissent la liberté d’expression et d’information garantie à l’article 11 de la Charte, qui correspond à l’article 10 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »).

88 En particulier, selon les requérantes, les mesures restrictives en cause sont de nature à apporter une restriction à leur liberté de communiquer des informations.

89 À cet égard, les requérantes font valoir qu’elles sont tenues de réaliser un filtrage extrêmement large pour reconnaître tout contenu provenant des médias dont le nom figure sur la liste en cause, indépendamment de la plateforme sur laquelle ce contenu apparaît, quelle que soit la personne qui est à l’origine de sa publication et quels que soient le but et le contexte dans lesquels il a été publié, ce qui constituerait une ingérence de grande ampleur au regard de leur droit à la liberté
d’expression et d’information.

90 Une interdiction aussi large constituerait, en outre, une restriction au droit de communiquer et de recevoir des informations des utilisateurs des services des requérantes, qui serait une partie intégrante du droit de communiquer les informations dont les requérantes seraient titulaires.

91 Selon les requérantes, une telle restriction à la liberté d’expression et d’information ne respecte pas les conditions énoncées à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, notamment en ce qui concerne celles tenant à ce que les limitations de l’exercice dudit droit soient prévues par la loi, proportionnées et nécessaires. À cet égard, les requérantes font valoir, dans la réplique, que le raisonnement développé dans l’arrêt RT France ne saurait être appliqué, mutatis mutandis, dans la présente
affaire, notamment en raison de la « position neutre » qu’elles auraient en qualité de fournisseurs de services Internet.

92 Plus particulièrement, en ce qui concerne, en premier lieu, l’exigence selon laquelle les mesures restrictives en cause sont prévues par la loi, les requérantes considèrent que celles-ci ne sont pas suffisamment claires et prévisibles.

93 En deuxième lieu, s’agissant du caractère nécessaire de ces mesures, les requérantes estiment, premièrement, que le Conseil n’as pas tenu compte du fait que le cas d’espèce relève du domaine du discours politique et de questions d’intérêt général, de sorte qu’un niveau élevé de protection de la liberté d’expression devrait être accordé aux contenus des médias visés par l’interdiction en cause.

94 Deuxièmement, les requérantes reprochent au Conseil de ne pas avoir étayé les allégations figurant dans les règlements attaqués concernant, en substance, les raisons et l’urgence d’introduire une interdiction générale de diffusion des contenus provenant des médias dont le nom figure sur la liste en cause et de faire la publicité dans des contenus produits ou diffusés par ceux-ci, ainsi que les motifs pour lesquels lesdits médias joueraient un rôle « essentiel et déterminant » dans la guerre en
Ukraine, ceux précisant comment ceux-ci déformeraient et manipuleraient gravement les faits et quel serait l’impact ou l’effet de leurs activités au sein de l’Union.

95 Troisièmement, les règlements attaqués reposeraient sur une interprétation erronée du droit à la liberté d’expression et d’information, car la désinformation et la propagande ne sauraient être considérées comme des contenus « illicites ».

96 Quatrièmement, le Conseil n’aurait pas non plus ciblé strictement les contenus illicites des entités visées par les mesures restrictives en cause, mais il aurait adopté des restrictions concernant tous les contenus desdites entités, sans aucune distinction.

97 Enfin, les requérantes contestent le caractère efficace des règlements attaqués, au motif qu’il ne serait pas prouvé que les interdictions litigieuses permettent d’arrêter dans une large mesure la propagation de la désinformation concernant l’agression en Ukraine. Au contraire, selon elles, il est toujours possible d’accéder aux contenus faisant l’objet de cette interdiction.

98 En troisième lieu, s’agissant du caractère disproportionné des mesures restrictives en cause, les requérantes font valoir, en substance, que des mesures autres que l’interdiction complète de diffusion pouvaient être envisagées et, en tout état de cause, que ces mesures pouvaient être limitées aux domaines de la radiodiffusion et des services de vidéos à la demande, plutôt que d’être conçues en des termes si larges qu’un nombre potentiellement considérable de contenus serait susceptible d’être
frappé par ladite interdiction. En outre, ces mesures ne seraient pas limitées d’une manière claire dans le temps, mais elles se traduiraient, en substance, en une interdiction préventive et permanente.

99 Dans la réplique et dans leurs observations sur les mémoires en intervention, les requérantes font aussi valoir, en substance, que les règlements attaqués ne sont pas conformes à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 10 de la CEDH, notamment en ce qui concerne les garanties procédurales et les restrictions préalables.

100 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la Commission et le haut représentant, conteste les arguments des requérantes.

101 À titre liminaire, il importe de rappeler que le respect des droits fondamentaux s’impose à toute action de l’Union, y compris dans la mise en œuvre, par des règlements fondés sur l’article 215 TFUE, de décisions adoptées dans le domaine de la PESC.

102 Aux termes de l’article 11, paragraphe 1, de la Charte, toute personne a droit à la liberté d’expression, ce qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. Aux termes de l’article 11, paragraphe 2, de la Charte, la liberté des médias et leur pluralisme sont respectés.

103 L’article 11 de la Charte constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et pluraliste, faisant partie des valeurs sur lesquelles est, conformément à l’article 2 TUE, fondée l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 21 décembre 2016, Tele2 Sverige et Watson e.a., C‑203/15 et C‑698/15, EU:C:2016:970, point 93, et du 23 avril 2020, Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, C‑507/18, EU:C:2020:289, point 48).

104 Les droits et libertés consacrés à l’article 11 de la Charte ne sont pas des prérogatives absolues, mais doivent être pris en considération par rapport à leur fonction dans la société (voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., C‑511/18, C‑512/18 et C‑520/18, EU:C:2020:791, point 120 et jurisprudence citée).

105 Ainsi qu’il résulte des explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C‑303, p. 17) et conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits que contient celle-ci ont le même sens et la même portée que les droits correspondants garantis par la CEDH, sans pour autant faire obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue [arrêt du 22 juin 2023, K. B. et F. S. (Relevé d’office dans le domaine pénal), C‑660/21, EU:C:2023:498, point 41].

106 En vue de l’interprétation de l’article 11 de la Charte, il convient donc de tenir compte des droits correspondants garantis par l’article 10 de la CEDH, tels qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme [voir, en ce sens, arrêts du 15 mars 2022, Autorité des marchés financiers, C‑302/20, EU:C:2022:190, point 67, et du 12 janvier 2023, Migracijos departamentas (Motifs de persécution fondés sur des opinions politiques), C‑280/21, EU:C:2023:13, point 29 et jurisprudence citée].

107 Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme que l’article 10 de la CEDH garantit la liberté d’expression et d’information à toute personne et concerne non seulement le contenu des informations, mais aussi les moyens de leur diffusion, toute restriction apportée à ces moyens touchant le droit de recevoir et de communiquer des informations (voir Cour EDH, 28 septembre 1999, Öztürk c. Turquie, CE:ECHR:1999:0928JUD002247993, § 49 et jurisprudence citée).

108 En l’espèce, il convient de relever que les requérantes se prévalent, en substance, d’une part, d’une violation de leur droit à la liberté de communiquer des informations et, d’autre part, du droit des utilisateurs de leurs services à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations.

109 En premier lieu, en ce qui concerne la violation alléguée de la liberté des requérantes de communiquer des informations, il convient de relever, à titre liminaire, que, contrairement à ce qu’elles font valoir, le fait qu’elles aient un rôle neutre dans la diffusion des contenus n’empêche pas qu’un certain nombre de considérations qui ont été développées par le Tribunal dans l’arrêt RT France soient transposables, lorsque ces considérations se réfèrent aux mesures restrictives en cause d’un point
de vue objectif, au cas d’espèce.

110 Or, même à supposer que des fournisseurs de services Internet, tels que les requérantes, lesquelles se qualifient au demeurant comme des opérateurs qui fournissent un accès à Internet à des particuliers ou à des entreprises (voir point 3 ci-dessus), puissent être considérés, en dépit de l’invocation de leur rôle neutre dans la diffusion des contenus, comme étant titulaires d’un droit autonome à la liberté de communiquer des informations, les arguments des requérantes ne sauraient prospérer.

111 En effet, à supposer que l’interdiction temporaire de contribuer à la diffusion des contenus des médias visés par les mesures restrictives en cause, imposée par le premier règlement attaqué, et celle de faire la publicité de produits ou de services dans des contenus diffusés par lesdits médias, imposée par le second règlement attaqué, puissent constituer une ingérence dans l’exercice de la liberté de communiquer des informations des requérantes, il importe de rappeler que l’article 52,
paragraphe 1, de la Charte admet des limitations à l’exercice des droits consacrés par celle-ci. Ainsi, pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte à la liberté d’expression doit répondre à quatre conditions. Premièrement, la limitation en cause doit être « prévue par la loi », en ce sens que l’institution de l’Union adoptant des mesures susceptibles de restreindre la liberté d’expression d’une personne, physique ou morale, doit disposer d’une base légale à cette fin. Deuxièmement, la
limitation en cause doit respecter le contenu essentiel de la liberté d’expression. Troisièmement, elle doit répondre effectivement à un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union. Quatrièmement, elle doit être proportionnée. Ces conditions correspondent, en substance, à celles prévues par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle, pour être justifiée sous l’angle de l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH, une ingérence dans l’exercice du droit à
la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes et être « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, en ce sens, arrêt RT France, points 143 à 146).

112 S’agissant de la première condition, selon laquelle toute restriction de la liberté d’expression et d’information doit être prévue par la loi, il convient de relever que les mesures restrictives en cause sont prévues par la loi, car elles figurent dans des actes juridiques qui, notamment, sont d’application générale et pour lesquels il existe des bases juridiques claires dans le droit de l’Union. En effet, les règlements attaqués ont été adoptés sur le fondement de l’article 215 TFUE afin de
mettre en œuvre les décisions attaquées, lesquelles avaient été adoptées sur le fondement de l’article 29 TUE.

113 Il y a lieu de rappeler qu’une personne ou une entité doit, le cas échéant, en s’entourant de conseils éclairés, être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Plus particulièrement, ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue. Ainsi ne méconnaît pas, en elle-même, l’exigence de prévisibilité une loi qui, tout en conférant un pouvoir d’appréciation, en
précise l’étendue et les modalités d’exercice avec assez de netteté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 150 et jurisprudence citée).

114 Il était donc prévisible, pour des fournisseurs de services Internet, grâce auxquels est diffusé du contenu en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie, apporté lors d’émissions diffusées à la télévision et sur Internet par des médias entièrement financés par le budget de l’État russe, d’être visés par des mesures restrictives consistant à interdire la diffusion des activités de propagande en faveur d’une telle agression et que, de ce fait, une interdiction de
diffusion de contenus provenant desdits médias soit imposée à tout opérateur, « y compris par transmission ou distribution par tout moyen tel que […] les fournisseurs de services [I]nternet ». C’est d’autant plus le cas au vu du large pouvoir d’appréciation dont dispose le Conseil dans le cadre de l’adoption de mesures restrictives et compte tenu de l’importance du rôle que les médias, surtout ceux qui relèvent de l’audiovisuel, jouent dans la société contemporaine (voir, en ce sens, arrêt RT
France, point 151 et jurisprudence citée).

115 Dans ces circonstances, il y a lieu de considérer que la condition selon laquelle les limitations à la liberté d’expression et d’information doivent être prévues par la loi est satisfaite en l’espèce.

116 S’agissant de la deuxième condition, relative à l’atteinte au contenu essentiel de la liberté des requérantes de communiquer des informations, il convient de relever que l’interdiction de diffusion des contenus provenant de certains médias, tout comme l’interdiction de faire de la publicité dans des contenus produits ou diffusés par ces derniers, ne concerne que la liberté de recevoir ou de communiquer les contenus d’un nombre limité des médias. Il en résulte que ces interdictions ne sauraient
porter atteinte au contenu essentiel de la liberté invoquée par les requérantes.

117 En outre, il ressort du libellé de la dernière partie des considérants 10 et 11, respectivement, du premier et du second règlement attaqué, lus et interprétés à la lumière de l’exigence de limiter autant que possible l’ingérence dans la liberté d’expression et d’information, que les mesures prévues par ces règlements pouvaient être maintenues, d’une part, « jusqu’à ce que l’agression de l’Ukraine prenne fin » et, d’autre part, jusqu’à ce que « la Fédération de Russie et ses médias associés
cessent de mener des actions de propagande contre l’Union et ses États membres ». S’agissant de deux conditions cumulatives, si l’une des deux cessait d’être satisfaite, il n’y aurait plus lieu de maintenir les mesures restrictives en cause (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 155). Il ne saurait donc être allégué que, ainsi que le prétendent les requérantes, les règlements attaqués ont vocation à s’appliquer sans limite de temps définie au préalable par le Conseil.

118 Le fait que les mesures restrictives en cause aient été maintenues par la suite, dès lors que lesdites conditions étaient toujours remplies, ne saurait remettre en cause leur caractère temporaire et réversible. Au demeurant, contrairement à ce que semblent prétendre les requérantes, une telle circonstance ne saurait être prise en compte, dès lors que la légalité des règlements attaqués doit être appréciée en fonction des éléments de fait et de droit existant à la date à laquelle ils ont été
adoptés (voir arrêt du 10 septembre 2019, HTTS/Conseil, C‑123/18 P, EU:C:2019:694, point 37 et jurisprudence citée).

119 Enfin, s’agissant de l’argument tiré de ce que le filtrage des contenus, que les requérantes seraient obligées de mettre en œuvre, engendrerait une quantité de travail et un coût élevé pour celles-ci, à supposer qu’il soit fondé sur une interprétation correcte de l’obligation découlant de l’article 2 septies du règlement no 833/2014, introduit par le premier règlement attaqué, il convient de relever qu’il n’est pas pertinent dans le cadre de l’appréciation de l’atteinte au contenu essentiel du
droit de communiquer des informations, mais pourrait, tout au plus, relever, ainsi que le souligne le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant, d’une éventuelle violation de la liberté d’entreprise, qui n’a toutefois pas été invoquée par les requérantes.

120 Quant à l’interdiction de faire la publicité, imposée par l’article 1er, point 1, du second règlement attaqué, force est de constater que, contrairement à ce que prétendent les requérantes, elle vise, pour l’essentiel, à interdire aux entreprises qui opèrent sur le territoire de l’Union d’acheter des espaces publicitaires sur les chaînes et sur les sites Internet des médias dont le nom figure sur la liste en cause. Il s’ensuit qu’une telle interdiction, ainsi que le souligne le Conseil, n’est
pas susceptible de créer pour des fournisseurs de services Internet, tels que les requérantes, une obligation consistant à empêcher leurs utilisateurs de diffuser une publicité dans des contenus produits ou diffusés par les médias visés par les mesures restrictives ou tout simplement d’y avoir accès. En effet, contrairement à ce que prétendent les requérantes, il ressort clairement du libellé de l’article 1er, point 1, du second règlement attaqué que l’interdiction qui y est prévue ne concerne
pas la publicité des contenus desdits médias, mais impose de ne pas faire la publicité dans les contenus produits ou diffusés par ceux-ci.

121 Dans ces conditions, il ne saurait être considéré que les interdictions litigieuses portent atteinte au contenu essentiel de la liberté de communiquer des informations des requérantes.

122 S’agissant de la troisième condition, relative à la poursuite d’un objectif d’intérêt général reconnu comme tel par l’Union, il convient de relever que le Tribunal a jugé que, ainsi qu’il ressort des considérants 5 à 10 des du premier règlement attaqué et des considérants 7 à 11 du second règlement attaqué, les mesures restrictives en cause poursuivaient l’objectif, visé à l’article 21, paragraphe 2, sous a), TUE, de sauvegarder les valeurs de l’Union, ses intérêts fondamentaux, sa sécurité et
son intégrité, qu’elles s’inscrivaient dans le cadre de la poursuite par l’Union des objectifs, notamment pacifiques, qui lui ont été assignés à l’article 3, paragraphes 1 et 5, TUE, qu’elles étaient conformes à l’objectif, visé à l’article 21, paragraphe 2, sous c), TUE, de préserver la paix, de prévenir les conflits et de renforcer la sécurité internationale, conformément aux buts et aux principes de la charte des Nations unies et, enfin, qu’elles visaient à mettre un terme à l’état de guerre
et aux violations du droit international humanitaire, que la guerre est susceptible d’engendrer, ce qui répond aussi à un objectif d’intérêt général primordial pour la communauté internationale (voir arrêt RT France, points 161 à 166 et jurisprudence citée).

123 Dans ces circonstances, il y a lieu de conclure que, en l’espèce, la condition relative à la poursuite d’un objectif d’intérêt général reconnu comme tel par l’Union est remplie.

124 S’agissant de la quatrième condition, relative au caractère proportionné des mesures restrictives en cause, il convient de relever que le principe de proportionnalité exige que les limitations qui peuvent être apportées par des actes de droit de l’Union à des droits et libertés consacrés dans la Charte ne dépassent pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la satisfaction des objectifs légitimes poursuivis ou du besoin de protection des droits et libertés d’autrui, étant entendu
que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et que les inconvénients causés par celle‑ci ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés (voir arrêt RT France, point 168 et jurisprudence citée).

125 Dans l’arrêt RT France, le Tribunal a déjà jugé que le Conseil n’avait pas commis d’erreur en considérant nécessaire de prévenir, dans le respect de l’article 11 de la Charte, des formes d’expression visant à justifier et à soutenir un acte d’agression militaire, perpétrée en violation du droit international et de la charte des Nations unies et que, compte tenu en particulier du contexte extraordinaire de l’espèce, il convenait de conclure que les limitations à la liberté d’expression de RT
France et, par définition, des autres médias visés par l’interdiction litigieuse que les mesures restrictives en cause étaient susceptibles de comporter étaient proportionnées, en ce qu’elles étaient appropriées et nécessaires, aux buts recherchés (voir arrêt RT France, points 192 à 213 et jurisprudence citée). Force est toutefois de constater que cette analyse concernant le caractère proportionné des règlements attaqués a été effectuée au regard de RT France, qui est l’une des entités
expressément visées par les mesures restrictives en cause.

126 En l’espèce, une telle analyse doit, en revanche, porter sur le caractère proportionné des règlements attaqués au regard des requérantes, étant donné qu’elles se prévalent de la violation de leur propre droit à la liberté d’expression et d’information, en particulier à la liberté de communiquer les informations.

127 Tout d’abord, il convient de vérifier si les mesures restrictives en cause sont appropriées, au regard des requérantes, pour atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union. À cet égard, il y a lieu de considérer que le Conseil a pu valablement estimer que lesdites mesures restrictives, qui visaient des médias contrôlés par des dirigeants de la Fédération de Russie se livrant à des actions de propagande en faveur de l’invasion militaire par celle-ci de l’Ukraine, étaient
susceptibles de protéger l’ordre et la sécurité publics de l’Union et de préserver l’intégrité du débat démocratique au sein de la société européenne, la paix et la sécurité internationale (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 193).

128 Il importe de relever que les interdictions litigieuses, en ce qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’une série de mesures restrictives adoptées à la suite de l’agression militaire de l’Ukraine, constituent également des mesures appropriées pour atteindre l’objectif d’exercer une pression maximale sur les autorités russes, afin que celles-ci mettent fin à leurs actions et politiques déstabilisant l’Ukraine ainsi qu’à l’agression militaire de ce pays.

129 Or, compte tenu de ce que les mesures restrictives en cause visent à interdire, d’une part, la diffusion de contenus provenant des médias contrôlés par des dirigeants de la Fédération de Russie se livrant à des actions de propagande en faveur de l’invasion militaire de l’Ukraine, dont le nom figure sur la liste en cause, et, d’autre part, la publicité de produits et de services dans des contenus diffusés par ceux-ci, il était approprié que le Conseil prenne en compte des fournisseurs de services
Internet, tels que les requérantes, à l’instar de l’un quelconque des moyens de transmission ou de distribution de contenus, en tant qu’opérateurs censés assurer la mise en œuvre, et donc l’efficacité, dans le territoire de l’Union desdites interdictions. Par ailleurs, il convient de relever, à l’instar du Conseil, que l’interdiction de la publicité est également appropriée afin d’accroître la pression sur les autorités russes.

130 La circonstance évoquée par les requérantes, selon laquelle les mesures restrictives en cause ne seraient pas adéquates, dès lors qu’il serait toujours possible d’accéder au site Internet du journal Russia today partout dans l’Union, ne saurait remettre en cause le caractère approprié de l’interdiction de diffusion litigieuse. En effet, les éventuelles difficultés de mise en œuvre des règlements attaqués ne sauraient impliquer le caractère inapproprié desdites mesures.

131 Il s’ensuit que les mesures restrictives en cause sont appropriées pour atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union.

132 S’agissant du caractère nécessaire des limitations, au regard des requérantes, force est de constater que les interdictions litigieuses constituent des mesures générales qui sont imposées à ces dernières, à l’instar d’autres fournisseurs de services Internet ainsi que d’autres opérateurs de la société de l’information. Compte tenu de la particularité de ces interdictions, qui doivent être appliquées de manière généralisée sur tout le territoire de l’Union, elles étaient intrinsèquement
nécessaires pour poursuivre de manière efficace les objectifs inhérents aux mesures restrictives en cause.

133 En effet, les interdictions litigieuses, pour être suffisamment efficaces et produire les effets poursuivis par les mesures restrictives en cause, qui visent des médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie ayant mis en place une campagne systématique de propagande en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine (arrêt RT France, points 161 et 162), devaient nécessairement concerner toute forme de diffusion, y compris par les
« fournisseurs de services [I]nternet », et ne pouvaient être limitées, comme le prétendent les requérantes (voir point 98 ci-dessus), aux domaines de la radiodiffusion et des services de vidéos à la demande. Au demeurant, il y a lieu de relever que les requérantes ne se sont prévalues d’aucune mesure alternative moins contraignante qui aurait permis d’atteindre aussi efficacement les objectifs poursuivis par les mesures en cause.

134 Enfin, une mise en balance des intérêts en jeu démontre que les inconvénients que comportent les interdictions litigieuses ne sont pas démesurés au regard des objectifs poursuivis. À cet égard, l’importance des objectifs poursuivis par les règlements attaqués, qui s’inscrivent dans l’objectif plus large du maintien de la paix et de la sécurité internationale, conformément aux objectifs de l’action extérieure de l’Union énoncés à l’article 21 TUE, est de nature à prévaloir sur des conséquences
négatives, même considérables, pour certains opérateurs qui n’avaient aucune responsabilité quant à la situation ayant conduit à l’adoption des mesures restrictives (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 149 et jurisprudence citée). En outre, il y a lieu de rappeler que les requérantes doivent se limiter à ne pas contribuer à la diffusion des contenus provenant desdits médias, qui sont au demeurant en nombre très limité. Ainsi, les
mesures restrictives en cause n’empêchent pas les requérantes d’exercer leurs droits fondamentaux et, notamment, leur prétendue liberté de communiquer des informations, étant donné qu’il leur est permis de fournir l’accès à tous les autres contenus à leurs utilisateurs du réseau Internet avec lesquels elles sont liées contractuellement. Partant, les requérantes n’ont pas établi que les règlements attaqués avaient porté une atteinte disproportionnée à leur liberté de communiquer des informations.

135 Au vu de tout ce qui précède, il convient de conclure que, même à supposer que les requérantes puissent invoquer une liberté de communiquer des informations, les limitations à cette liberté que les mesures restrictives en cause sont susceptibles de comporter sont proportionnées, en ce qu’elles sont appropriées, nécessaires et strictement proportionnées aux buts recherchés.

136 En second lieu, en ce qui concerne la prétendue violation du droit à la liberté d’expression et d’information des utilisateurs des services des requérantes, que l’on empêcherait d’avoir accès aux contenus des médias visés par les mesures restrictives en cause, il convient de relever qu’un tel droit concerne non seulement le droit de communiquer des informations, mais aussi celui, pour le public, d’en recevoir (voir, en ce sens, Cour EDH, 1er décembre 2015, Cengiz et autres c. Turquie,
CE:ECHR:2015:1201JUD004822610, point 56 et jurisprudence citée).

137 En l’espèce, les requérantes n’ont pas indiqué dans quelle mesure et, surtout, à quel titre, compte tenu de leur qualité de fournisseurs de services d’accès à Internet et, de ce fait, de leur rôle de « simple transport » des informations transmises, elles pourraient se prévaloir du droit à la liberté d’expression et d’information des utilisateurs de leurs services.

138 En effet, à supposer que ces utilisateurs, qui sont des personnes physiques ou morales à qui les requérantes assurent l’accès au réseau Internet, puissent invoquer la violation d’un droit à la liberté d’expression et d’information, et en particulier du droit à la liberté de recevoir des informations, il n’en reste pas moins que les requérantes ne sauraient se prévaloir, au soutien de leur recours en annulation, d’un droit dont elles ne sont pas titulaires (voir, en ce sens et par analogie, arrêt
du 22 juin 2022, Anglo Austrian AAB et Belegging-Maatschappij “Far-East”/BCE, T‑797/19, EU:T:2022:389, point 285, confirmé sur pourvoi par arrêt du 12 septembre 2024, Anglo Austrian AAB/BCE et Far-East, C‑579/22 P, EU:C:2024:731). En effet, il ressort de la jurisprudence que la violation d’un droit subjectif ne peut, en principe, être invoquée que par la personne dont le droit a prétendument été violé, et non par des tiers (voir, par analogie, arrêt du 19 septembre 2019, Zhejiang Jndia Pipeline
Industry/Commission, T‑228/17, EU:T:2019:619, point 36 et jurisprudence citée).

139 En l’espèce, les requérantes se sont limitées à indiquer, de manière tout à fait générique, que les utilisateurs de leurs services ne disposaient pas de voies de recours devant des juridictions nationales pour y faire valoir une atteinte à leur droit de recevoir et de communiquer des informations. Toutefois, les requérantes n’expliquent pas à quel titre et sur quel fondement juridique elles pourraient, au nom et pour le compte desdits utilisateurs, se prévaloir de la prétendue violation de leur
droit dans un recours en annulation devant le Tribunal.

140 Par ailleurs, cette conclusion ne saurait être remise en cause par l’argumentation des requérantes selon laquelle leur droit à communiquer des informations et le droit des utilisateurs à recevoir et communiquer des informations, garantis à l’article 11, paragraphe 1, de la Charte, auraient un caractère indissociable. En effet, il convient de relever que, même à supposer que les requérantes puissent se prévaloir d’un droit propre à communiquer des informations, les limitations que les mesures
restrictives en cause sont susceptibles d’y apporter sont conformes à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte (voir point 135 ci-dessus). En tout état de cause, force est de constater que si l’ingérence dans le droit de diffuser des contenus impliquant le soutien d’un acte d’agression est justifiée et proportionnée, il en va a fortiori de même pour la limitation du droit du public à recevoir les informations émanant de tels contenus (voir, en ce sens, arrêt RT France, point 214).

141 Enfin, s’agissant de l’article 11, paragraphe 2, de la Charte, force est de constater que les requérantes se sont limitées à l’invoquer pour la première fois lors de l’audience, sans par ailleurs préciser à quel titre cette disposition, qui vise spécifiquement le respect de la liberté des médias et de leur pluralisme, que ce soit la liberté des journalistes ou des éditeurs et des organes de presse, s’appliquerait à elles qui ne sont pas des médias mais des fournisseurs de services Internet.

142 Au vu de tout ce qui précède, il y a lieu de rejeter le deuxième moyen et, par voie de conséquence, le recours dans son intégralité, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur la recevabilité des éléments de preuve supplémentaires produits par les requérantes au titre de l’article 85, paragraphe 3, du règlement de procédure.

Sur les dépens

143 Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Les requérantes ayant succombé, il y a lieu de les condamner à supporter leurs propres dépens ainsi que ceux exposés par le Conseil, conformément aux conclusions de ce dernier.

144 Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens. Par conséquent, la République d’Estonie, la République de Lettonie, la République de Lituanie et la Commission, qui pour sa part avait conclu à la condamnation des requérantes aux dépens, supporteront leurs propres dépens.

145 Aux termes de l’article 138, paragraphe 3, du règlement de procédure, le Tribunal peut ordonner qu’une partie intervenante autre que celles mentionnées aux paragraphes 1 et 2 de cet article supporte ses propres dépens. En l’espèce, il y a lieu de décider que le haut représentant supportera ses propres dépens.

  Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre élargie)

déclare et arrête :

  1) Le recours est rejeté.

  2) A2B Connect BV, BIT BV et Freedom Internet BV supporteront leurs propres dépens ainsi que ceux exposés par le Conseil de l’Union européenne.

  3) La République d’Estonie, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la Commission européenne et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité supporteront leurs propres dépens.

van der Woude

Mastroianni

Brkan

  Gâlea

Tóth

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 26 mars 2025

Signatures

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( 1 ) Langue de procédure : l’anglais.


Synthèse
Formation : Première chambre élargie
Numéro d'arrêt : T-307/22
Date de la décision : 26/03/2025
Type de recours : Recours en annulation

Analyses

Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine – Interdiction temporaire de diffusion et suspension des autorisations de diffusion des contenus de certains médias – Interdiction temporaire de publicité pour des produits ou des services dans des contenus produits ou diffusés par certains médias – Compétence du Conseil – Liberté d’expression et d’information – Proportionnalité – Obligation de motivation.

Relations extérieures

Politique étrangère et de sécurité commune


Parties
Demandeurs : A2B Connect BV e.a.
Défendeurs : Conseil de l'Union européenne.

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mastroianni

Origine de la décision
Date de l'import : 28/03/2025
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:T:2025:331

Source

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