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08/04/2025 | CJUE | N°C-292/23

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Parquet européen contre I.R.O. et F.J.L.R., 08/04/2025, C-292/23


 ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

8 avril 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Parquet européen – Règlement (UE) 2017/1939 – Article 42, paragraphe 1 – Actes de procédure destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers – Contrôle juridictionnel, par les juridictions nationales, conformément aux exigences et aux procédures prévues par le droit national – Portée – Citation à comparaître de témoins – Droit national ne permettant pas le contrôle juridictionnel direct d’une telle mesure – Article 19, paragraphe

 1, second alinéa, TUE – Articles 47
et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Principes...

 ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

8 avril 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Parquet européen – Règlement (UE) 2017/1939 – Article 42, paragraphe 1 – Actes de procédure destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers – Contrôle juridictionnel, par les juridictions nationales, conformément aux exigences et aux procédures prévues par le droit national – Portée – Citation à comparaître de témoins – Droit national ne permettant pas le contrôle juridictionnel direct d’une telle mesure – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Articles 47
et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Principes d’équivalence et d’effectivité »

Dans l’affaire C‑292/23,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Juzgado Central de Instrucción no 6 de Madrid (tribunal d’instruction au niveau national no 6 de Madrid, Espagne), par décision du 26 avril 2023, parvenue à la Cour le 3 mai 2023, dans la procédure pénale contre

I.R.O.,

F.J.L.R.,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, M. T. von Danwitz, vice‑président, Mme K. Jürimäe, MM. C. Lycourgos, I. Jarukaitis, S. Rodin, A. Kumin, N. Jääskinen, D. Gratsias (rapporteur) et M. Gavalec, présidents de chambre, M. E. Regan, Mme I. Ziemele, MM. J. Passer, Z. Csehi et Mme O. Spineanu‑Matei, juges,

avocat général : M. A. M. Collins,

greffier : Mme R. Stefanova-Kamisheva, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 10 septembre 2024,

considérant les observations présentées :

– pour le Parquet européen, par MM. J. F. Castillo García, L. De Matteis, en qualité d’agents, et M. I. de Lucas Martín, Fiscal Europeo,

– pour I.R.O. et F.J.L.R., par M. N. de Dorremochea Guiot, procurador, et Me P. Soriano Mendiara, abogado,

– pour le gouvernement espagnol, par Mmes A. Gavela Llopis et P. Pérez Zapico, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement français, par M. R. Bénard, Mme B. Dourthe et M. B. Fodda, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. D. G. Pintus, avvocato dello Stato,

– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes E. M. M. Besselink, M. K. Bulterman et A. Hanje, en qualité d’agents,

– pour la Commission européenne, par M. J. Baquero Cruz, Mme F. Blanc et M. H. Leupold, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 4 octobre 2024,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 42, paragraphe 1, du règlement (UE) 2017/1939 du Conseil, du 12 octobre 2017, mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen (JO 2017, L 283, p. 1), de l’article 7 de la directive (UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures
pénales (JO 2016, L 65, p. 1), de l’article 2 et de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, de l’article 86, paragraphe 3, TFUE ainsi que des articles 6, 47 et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée par le Parquet européen contre I.R.O. et F.J.L.R., qui font l’objet d’une enquête de cet organe pour des faits de fraude aux subventions et de faux en écriture en lien avec le financement d’un projet par l’Union européenne.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 Les considérants 12, 30, 32, 83 et 85 à 89 du règlement 2017/1939 énoncent :

« (12) Conformément au principe de subsidiarité, l’objectif consistant à combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union peut être mieux atteint, en raison de ses dimensions et de ses effets, au niveau de l’Union. [...] Étant donné que les objectifs fixés dans le présent règlement, à savoir renforcer la lutte contre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union par l’institution du Parquet européen, ne peuvent pas être atteints de manière
suffisante par les États membres de l’Union européenne du fait de la fragmentation des poursuites nationales dans le domaine des infractions préjudiciables aux intérêts financiers de l’Union mais peuvent, en raison de la compétence conférée au Parquet européen pour déclencher des poursuites relatives à ces infractions, l’être mieux au niveau de l’Union, celle-ci peut prendre des mesures, conformément au principe de subsidiarité consacré à l’article 5 [TUE]. Conformément au principe de
proportionnalité tel qu’énoncé audit article, le présent règlement n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre ces objectifs et fait en sorte que son incidence sur les ordres juridiques et les structures institutionnelles des États membres soit la moins intrusive possible.

[...]

(30) Les enquêtes du Parquet européen devraient, en principe, être menées par les procureurs européens délégués dans les États membres. [...]

[...]

(32) Les procureurs européens délégués devraient faire partie intégrante du Parquet européen et, en cette qualité, lorsqu’ils mènent des enquêtes et des poursuites visant des infractions qui relèvent de la compétence du Parquet européen, ils devraient agir exclusivement pour le compte et au nom de celui-ci sur le territoire de leur État membre respectif. [...]

[...]

(83) Le présent règlement impose au Parquet européen de respecter, en particulier, le droit d’accéder à un tribunal impartial, les droits de la défense et la présomption d’innocence, tels qu’ils sont consacrés aux articles 47 et 48 de la [Charte]. [...] [Le Parquet européen] devrait dès lors exercer ses activités dans le respect absolu de ces droits, et le présent règlement devrait être appliqué et interprété en conséquence.

[...]

(85) Les droits de la défense prévus dans le droit applicable de l’Union, comme [la directive 2016/343, telle qu’elle a été mise] en œuvre en droit interne, devraient s’appliquer aux activités du Parquet européen. Tout suspect ou toute personne poursuivie à l’égard desquels le Parquet européen déclenche une enquête devrait bénéficier de ces droits, ainsi que des droits, prévus en droit national, de demander que des experts soient nommés ou que des témoins soient entendus, ou que des éléments de
preuve au nom de la défense soient produits d’une autre manière par le Parquet européen.

(86) L’article 86, paragraphe 3, [TFUE] permet au législateur de l’Union de fixer les règles applicables au contrôle juridictionnel des actes de procédure que le Parquet européen arrête dans l’exercice de ses fonctions. Cette compétence attribuée au législateur de l’Union témoigne de la nature particulière des tâches et de la structure du Parquet européen, qui diffère de celle de tous les autres organes et organismes de l’Union et exige des règles spéciales en matière de contrôle juridictionnel.

(87) L’article 86, paragraphe 2, [TFUE] prévoit que le Parquet européen exerce l’action publique devant les juridictions compétentes des États membres. Les actes pris par le Parquet européen dans le cadre de ses enquêtes sont étroitement liés aux poursuites qui pourraient en résulter et ont donc des effets dans l’ordre juridique des États membres. Dans de nombreux cas, ces actes seront exécutés par les autorités répressives nationales agissant sur instructions du Parquet européen, après avoir
obtenu dans certains cas l’autorisation d’une juridiction nationale.

Il convient, dès lors, de considérer que les actes de procédure du Parquet européen qui sont destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers devraient être soumis au contrôle des juridictions nationales compétentes conformément aux exigences et procédures prévues par le droit national. Cela devrait garantir que les actes de procédure qui sont adoptés par le Parquet européen avant la mise en accusation et qui sont destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers
(catégorie à laquelle appartiennent le suspect, la victime et d’autres personnes intéressées dont les droits peuvent être affectés par ces actes) sont soumis au contrôle juridictionnel des juridictions nationales. Les actes de procédure concernant le choix de l’État membre dont les juridictions seront compétentes pour entendre les poursuites, qui doit être déterminé sur la base des critères énoncés dans le présent règlement, sont destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers et
devraient dès lors être soumis au contrôle juridictionnel des juridictions nationales au plus tard au stade du procès.

[...] Lorsque le droit national prévoit le contrôle juridictionnel d’actes de procédure qui ne sont pas destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers [...], le présent règlement ne devrait pas être interprété comme affectant ces dispositions juridiques. En outre, les États membres ne devraient pas être tenus de prévoir un contrôle juridictionnel, par les juridictions nationales compétentes, des actes de procédure qui ne sont pas destinés à produire des effets juridiques à
l’égard de tiers, comme la désignation d’experts ou le remboursement des frais des témoins.

Enfin, le présent règlement n’affecte pas les pouvoirs des juridictions du fond nationales.

(88) La légalité des actes de procédure du Parquet européen qui sont destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers devrait être soumise au contrôle juridictionnel des juridictions nationales. À cet égard, il convient de garantir des voies de recours effectives, conformément à l’article 19, paragraphe 1, deuxième alinéa, [TUE]. Par ailleurs, comme la Cour de justice l’a souligné dans sa jurisprudence, les règles de procédure nationales régissant les recours relatifs à la protection
des droits individuels octroyés par le droit de l’Union ne doivent pas être moins favorables que les règles régissant des recours similaires au niveau national (principe d’équivalence) et ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité).

Lorsque les juridictions nationales contrôlent la légalité de ces actes, elles peuvent le faire sur la base du droit de l’Union, y compris le présent règlement, ainsi que sur la base du droit national applicable dans la mesure où une question n’est pas traitée dans le présent règlement. [...]

[...]

(89) La disposition du présent règlement relative au contrôle juridictionnel ne modifie pas les pouvoirs dont dispose la Cour de justice pour contrôler les décisions administratives du Parquet européen qui sont destinées à produire des effets juridiques à l’égard de tiers, à savoir les décisions qui ne sont pas adoptées dans l’exercice de ses fonctions consistant à mener des enquêtes, à engager des poursuites ou à porter une affaire en jugement. Le présent règlement n’empêche pas non plus un État
membre de l’Union européenne, le Parlement européen, le Conseil [de l’Union européenne] ou la Commission [européenne] de former des recours en annulation conformément à l’article 263, deuxième alinéa, [TFUE] et à l’article 265, premier alinéa, [TFUE], ni d’engager des procédures en manquement au titre des articles 258 et 259 [TFUE]. »

4 L’article 4 de ce règlement, intitulé « Missions », est libellé comme suit :

« Le Parquet européen est compétent pour rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs et complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union [...] À cet égard, le Parquet européen diligente des enquêtes, effectue des actes de poursuite et exerce l’action publique devant les juridictions compétentes des États membres jusqu’à ce que l’affaire ait été définitivement jugée. »

5 Aux termes de l’article 8 dudit règlement, intitulé « Structure du Parquet européen » :

« 1.   Le Parquet européen est un organe indivisible de l’Union fonctionnant comme un parquet unique à structure décentralisée.

2.   Le Parquet européen est organisé à un double niveau : central et décentralisé.

3.   Le niveau central consiste dans le Bureau central, sis au siège du Parquet européen. Le Bureau central est composé du collège, des chambres permanentes, du chef du Parquet européen, des adjoints au chef du Parquet européen, des procureurs européens et du directeur administratif.

4.   Le niveau décentralisé est constitué par les procureurs européens délégués, qui sont affectés dans les États membres.

[...] »

6 L’article 13 du même règlement, intitulé « Les procureurs européens délégués », énonce, à son paragraphe 1 :

« Les procureurs européens délégués agissent au nom du Parquet européen dans leurs États membres respectifs et sont investis des mêmes pouvoirs que les procureurs nationaux dans le domaine des enquêtes, des poursuites et de la mise en état des affaires [...]

Les procureurs européens délégués sont responsables des enquêtes et des poursuites qu’ils engagent, qui leur sont confiées ou dont ils se saisissent en exerçant leur droit d’évocation. [...]

[...] »

7 L’article 28 du règlement 2017/1939, intitulé « Conduite de l’enquête », est libellé comme suit, à son paragraphe 1 :

« Le procureur européen délégué chargé d’une affaire peut, conformément au présent règlement et au droit national, [...] prendre des mesures d’enquête et d’autres mesures de sa propre initiative [...] »

8 L’article 30 du règlement 2017/1939, intitulé « Mesures d’enquête et autres mesures », dispose, à ses paragraphes 1, 4 et 5 :

« 1.   À tout le moins dans les cas où l’infraction qui fait l’objet de l’enquête est passible d’une peine maximale d’au moins quatre années d’emprisonnement, les États membres veillent à ce que les procureurs européens délégués soient habilités à ordonner ou à demander les mesures d’enquête suivantes :

a) la perquisition [...]

b) la production de tout objet ou document pertinent, [...]

c) la production de données informatiques stockées, [...]

d) le gel des instruments ou des produits du crime, [...]

e) l’interception de communications électroniques [...]

f) le repérage et le traçage d’un objet [...]

[...]

4.   Les procureurs européens délégués sont habilités à demander ou à ordonner, en plus des mesures visées au paragraphe 1, toute autre mesure à laquelle les procureurs pourraient avoir recours dans leur État membre, conformément au droit national, dans le cadre de procédures nationales similaires.

5.   Les procureurs européens délégués ne peuvent ordonner les mesures visées aux paragraphes 1 et 4 que s’il existe des motifs raisonnables de croire que la mesure spécifique en question pourrait permettre d’obtenir des informations ou des éléments de preuve utiles à l’enquête, et pour autant qu’il n’existe aucune mesure moins intrusive qui permettrait d’atteindre le même objectif. Les procédures et les modalités d’adoption des mesures sont régies par le droit national applicable. »

9 L’article 41 de ce règlement, intitulé « Portée des droits conférés aux suspects et aux personnes poursuivies », énonce :

« 1.   Les activités du Parquet européen sont exercées dans le respect total des droits des suspects et personnes poursuivies qui sont consacrés par la [Charte], notamment le droit à un procès équitable et les droits de la défense.

2.   Tout suspect ou personne poursuivie impliqué dans les procédures pénales du Parquet européen jouit, au minimum, des droits procéduraux prévus dans le droit de l’Union, y compris les directives concernant les droits des suspects et personnes poursuivies dans le cadre de procédures pénales, telles qu’elles ont été mises en œuvre en droit interne, comme :

[...]

b) le droit à l’information et à l’accès aux pièces du dossier, [...]

c) le droit d’accès à un avocat et le droit de communiquer avec des tiers et d’informer des tiers en cas de détention, [...]

d) le droit de garder le silence et le droit d’être présumé innocent, [...]

[...]

3.   Sans préjudice des droits visés au présent chapitre, les suspects et les personnes poursuivies ainsi que les autres personnes concernées par les procédures du Parquet européen jouissent de tous les droits procéduraux que le droit interne applicable leur accorde, y compris la possibilité de présenter des éléments de preuve, de demander la désignation d’experts ou une expertise et l’audition de témoins, et de demander que le Parquet européen obtienne de telles mesures au nom de la défense. »

10 L’article 42 dudit règlement, intitulé « Contrôle juridictionnel », prévoit :

« 1.   Les actes de procédure du Parquet européen qui sont destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers sont soumis au contrôle des juridictions nationales compétentes conformément aux exigences et procédures prévues par le droit national. Il en va de même lorsque le Parquet européen s’abstient d’adopter des actes de procédure destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers que celui-ci était légalement tenu d’adopter en application du présent règlement.

2.   La Cour de justice est compétente, conformément à l’article 267 [TFUE], pour statuer, à titre préjudiciel, sur :

a) la validité des actes de procédure du Parquet européen, pour autant qu’une telle question de validité soit soulevée devant une juridiction d’un État membre directement sur la base du droit de l’Union ;

b) l’interprétation ou la validité de dispositions du droit de l’Union, y compris le présent règlement ;

c) l’interprétation des articles 22 et 25 du présent règlement en ce qui concerne tout conflit de compétence entre le Parquet européen et les autorités nationales compétentes.

3.   Par dérogation au paragraphe 1 du présent article, les décisions du Parquet européen visant à classer une affaire sans suite, pour autant qu’elles soient contestées directement sur la base du droit de l’Union, sont soumises au contrôle de la Cour de justice conformément à l’article 263, quatrième alinéa, [TFUE].

4.   La Cour de justice est compétente, conformément à l’article 268 [TFUE], pour statuer sur tout litige concernant la réparation des dommages causés par le Parquet européen.

5.   La Cour de justice est compétente, conformément à l’article 272 [TFUE], pour statuer sur tout litige concernant les clauses d’arbitrage contenues dans les contrats conclus par le Parquet européen.

6.   La Cour de justice est compétente, conformément à l’article 270 [TFUE], pour statuer sur tout litige concernant les questions relatives au personnel.

7.   La Cour de justice est compétente pour statuer sur la révocation du chef du Parquet européen ou des procureurs européens, [...]

8.   Le présent article s’entend sans préjudice du contrôle juridictionnel exercé par la Cour de justice, conformément à l’article 263, quatrième alinéa, [TFUE], à l’égard des décisions du Parquet européen qui affectent les droits des personnes concernées au titre du chapitre VIII et des décisions du Parquet européen qui ne sont pas des actes de procédure, telles que les décisions du Parquet européen relatives au droit d’accès du public aux documents, ou d’une décision révoquant un procureur
européen délégué adoptée conformément à l’article 17, paragraphe 3, du présent règlement, ou de toute autre décision administrative. »

Le droit espagnol

La LO 9/2021

11 La Ley Orgánica 9/2021, de aplicación del Reglamento (UE) 2017/1939 del Consejo, de 12 de octubre de 2017, por el que se establece una cooperación reforzada para la creación de la Fiscalía Europea [loi organique 9/2021, portant application du règlement (UE) 2017/1939 du Conseil, du 12 octobre 2017, mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen], du 1er juillet 2021 (BOE no 157, du 2 juillet 2021, p. 78523, ci-après la « LO 9/2021 »), institue, auprès de
chaque juridiction compétente, un Juez de garantías (juge des garanties), qui, selon le préambule de cette loi organique, constitue un organe étranger à la direction de la procédure, néanmoins chargé des missions de contrôle juridictionnel expressément prévues par ladite loi organique.

12 L’article 42 de la LO 9/2021 prévoit :

« 1.   Les procureurs européens délégués dirigent l’enquête conformément aux dispositions de la présente loi organique, du règlement [2017/1939] et des règles établies dans leur règlement intérieur, en ordonnant l’accomplissement de tous les devoirs d’enquête et de toutes les mesures conservatoires prévus dans la Ley de Enjuiciamiento Criminal [(code de procédure pénale)], à l’exception de ceux réservés à l’autorité judiciaire par la Constitution et par le reste de l’ordre juridique, qui doivent
être autorisés par le juge des garanties.

[...]

3.   Les devoirs d’enquête sont accomplis conformément aux dispositions du code de procédure pénale, à l’exception des devoirs spéciaux expressément établis dans la présente loi organique. »

13 L’article 43 de la LO 9/2021 dispose :

« 1.   Le procureur européen délégué peut convoquer et faire déposer, en qualité de témoin, toute personne qui a connaissance de faits ou de circonstances utiles à la constatation de l’infraction et à l’identification de la personne responsable ou qui est susceptible de fournir des renseignements utiles à cette fin.

À l’exception des personnes dispensées de l’obligation de comparaître et de témoigner au cours de la procédure orale, toute personne est tenue de se présenter à la convocation du procureur européen délégué afin de déclarer, en qualité de témoin, tout ce qu’elle sait sur les questions qui lui sont posées.

2.   La déposition du témoin est obtenue selon les formes prévues par le code de procédure pénale.

Les parties intervenant à la procédure peuvent assister à la déposition du témoin par l’intermédiaire de leurs avocats, auquel cas elles ont la possibilité, à la fin de la déposition, de demander au témoin d’apporter les éclaircissements qu’elles estiment nécessaires. »

14 L’article 90 de la LO 9/2021 prévoit :

« Les décisions prises par le procureur européen délégué au cours de la procédure d’enquête ne peuvent être contestées devant le juge des garanties que dans les cas expressément prévus par la présente loi organique ».

15 L’article 91 de la LO 9/2021 régit le déroulement de la procédure de recours.

16 En vertu de la LO 9/2021, le défendeur à la procédure d’enquête peut introduire un recours contre les décisions du procureur européen délégué suivantes :

– la décision d’engager la procédure ;

– la décision qui refuse à la personne poursuivie la nouvelle déposition qu’elle a souhaité fournir ;

– la décision de refus des devoirs d’enquête sollicités devant le procureur européen délégué ;

– la décision qui refuse que des documents et des rapports produits soient versés au dossier de la procédure ;

– la décision qui refuse l’intervention de l’expert désigné par la défense lors de l’expertise qu’il a été convenu de réaliser ;

– la décision de refus de la récusation de l’expert ;

– la décision sur les mesures patrimoniales conservatoires ;

– la décision par laquelle le procureur européen délégué ordonne le placement en détention, et

– la décision ordonnant la réouverture de l’enquête.

Le code de procédure pénale

17 L’article 311 du code de procédure pénale est libellé en ces termes :

« Le juge chargé d’instruire l’affaire accomplit les devoirs d’enquête proposés par le ministère public ou par toute partie intervenant à la procédure s’il ne les estime pas inutiles ou préjudiciables.

La décision de refus des devoirs demandés peut faire l’objet d’un recours hiérarchique, qui est simultanément tranché et renvoyé devant la juridiction compétente qui a rendu ladite décision.

[...] »

18 L’article 766, paragraphe 1, du code de procédure pénale dispose :

« Les ordonnances du juge d’instruction et du juge pénal susceptibles de recours peuvent faire l’objet d’un recours en réexamen devant la même juridiction ainsi que d’un recours hiérarchique. À moins que la loi n’en dispose autrement, ces recours ne suspendent pas le cours de la procédure. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

19 I.R.O. et F.J.L.R. étaient directeurs d’une société espagnole qui a obtenu une subvention pour la réalisation d’un projet financé par des fonds de l’Union. L’Office européen de lutte antifraude (OLAF) a informé la Fiscalía de área de Getafe-Leganés (parquet de Getafe-Leganés, Espagne) que les frais directs de personnel que cette société avait réclamés pour deux chercheurs qu’elle avait employés pour la réalisation de ce projet, à savoir Y.C. et I.M.B., n’étaient pas suffisamment justifiés.

20 Le parquet de Getafe-Leganés a saisi le Juzgado de Primera Instancia e Instrucción no 1 de Getafe (tribunal de première instance et d’instruction no 1 de Getafe, Espagne) d’une plainte pour fraude aux subventions. Le 20 avril 2021, cette juridiction a ouvert une enquête pénale contre I.R.O. Dans le cadre de cette enquête, celui-ci a été interrogé le 21 mai 2021 et a exercé son droit de garder le silence. Le 2 juillet 2021, ladite juridiction a entendu Y.C. en qualité de témoin.

21 Par une décision du 26 juillet 2022, les procureurs européens délégués chargés de l’affaire en Espagne ont exercé leur droit d’évocation et ont ouvert l’enquête à l’origine du présent renvoi préjudiciel.

22 Par décisions des 22 août et 25 octobre 2022, ces procureurs européens délégués ont, conformément à l’article 27 de la LO 9/2021, cité respectivement I.R.O. et F.J.L.R. à comparaître à une première audition afin d’informer chacun d’entre eux qu’ils faisaient l’objet d’une enquête pour fraude aux subventions et faux en écriture, sur le fondement respectivement de l’article 308 ou, le cas échéant, de l’article 306 du Código Penal (code pénal) ainsi que des articles 390 et 392 de ce code.

23 Par une décision du 2 février 2023 (ci-après la « décision du 2 février 2023 »), prise en application de l’article 43 de la LO 9/2021, lesdits procureurs européens délégués ont cité Y.C. et I.M.B. à comparaître devant eux en qualité de témoins. Le 7 février 2023, se fondant sur l’article 90 de la LO 9/2021, les avocats représentant I.R.O. et F.J.L.R. ont introduit un recours devant le Parquet européen par lequel ils contestaient cette décision en ce qu’elle citait Y.C. à comparaître en qualité de
témoin. Ils faisaient valoir que cette mesure d’enquête n’était ni pertinente, ni nécessaire, ni utile, puisque le Juzgado de Primera Instancia e Instrucción no 1 de Getafe (tribunal de première instance et d’instruction no 1 de Getafe) avait déjà entendu Y.C. en cette qualité. Le 8 février 2023, ce recours a été notifié au Juzgado Central de Instrucción no 6 de Madrid (tribunal d’instruction au niveau national no 6 de Madrid, Espagne), qui intervient dans la procédure en tant que juge des
garanties et qui est la juridiction de renvoi.

24 Cette juridiction demande à la Cour de lui fournir des éléments d’interprétation du droit de l’Union lui permettant d’apprécier les effets du règlement 2017/1939 en ce qui concerne la compétence du juge des garanties pour contrôler certains actes de procédure du Parquet européen destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers. Elle fait observer que, en vertu des articles 42 et 43 de la LO 9/2021, lus en combinaison avec l’article 90 de celle-ci, le contrôle juridictionnel des actes
de procédure de cet organe n’est possible que s’il est expressément autorisé par cette loi organique. La citation à comparaître en qualité de témoin ne figurant pas parmi les actes à l’égard desquels ladite loi organique autorise un tel contrôle, il n’existe pas de recours devant le juge des garanties contre la décision du 2 février 2023.

25 Or, la juridiction de renvoi souligne que l’article 42 du règlement 2017/1939 autorise le contrôle juridictionnel des actes de procédure du Parquet européen destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers et considère que tel est le cas de la décision du 2 février 2023.

26 En premier lieu, elle estime que cette décision produit un effet direct à l’égard des personnes citées à comparaître, en ce qu’elle porte atteinte, d’une part, à leur droit fondamental d’entrer et de sortir du territoire de l’Union ainsi que d’y circuler librement, protégé à l’article 6 de la Charte, et, d’autre part, à leurs droits de la défense, consacrés à l’article 48 de la Charte, en ce qu’il existe une possibilité raisonnable que leurs déclarations puissent faire apparaître une forme de
participation aux faits en cause et qu’il soit possible d’en déduire des indices de comportement infractionnel, alors que le code de procédure pénale ne prévoit pas que, lors de sa déposition, le témoin soit assisté d’un avocat.

27 En second lieu, selon ladite juridiction, la citation à comparaître de Y.C. et de I.M.B. produit des effets à l’égard des personnes faisant l’objet de l’enquête en cours. D’une part, elle considère qu’une convocation de Y.C. en tant que témoin, alors qu’il avait déjà fait une déposition devant le Juzgado de Primera Instancia e Instrucción no 1 de Getafe (tribunal de première instance et d’instruction no 1 de Getafe) en cette qualité, pourrait produire un effet sur le droit de ces personnes à une
procédure sans retards injustifiés, dès lors que cela impliquerait la répétition d’actes de procédure déjà accomplis. D’autre part, elle fait observer que les dépositions de Y.C. et de I.M.B pourraient permettre d’obtenir des éléments à charge de nature à porter préjudice aux personnes faisant l’objet de l’enquête.

28 Au vu de ces considérations, la juridiction de renvoi est d’avis que l’impossibilité d’exercer un recours à l’égard de la décision du 2 février 2023 pourrait entraîner une restriction injustifiée, au regard des principes d’équivalence et d’effectivité, d’un droit subjectif tiré du droit de l’Union.

29 En ce qui concerne le principe d’équivalence, cette juridiction fait valoir que, si les faits en cause étaient examinés par un juge d’instruction espagnol, qui est l’équivalent du procureur européen délégué au niveau national, il conviendrait de suivre la procédure d’enquête pénale, dès lors que la peine encourue pour les infractions concernées est inférieure à cinq ans d’emprisonnement. Or, en vertu de l’article 766 du code de procédure pénale, les décisions par lesquelles les juges
d’instruction ordonnent l’accomplissement de devoirs d’enquête dans le cadre de cette procédure sont susceptibles de recours devant le juge qui a pris la décision contestée ainsi que devant une juridiction fonctionnellement supérieure.

30 Par ailleurs, la juridiction de renvoi relève que, certes, selon un courant jurisprudentiel national, dans le cadre de la procédure d’instruction dite « Procedimiento Sumario Ordinario » (procédure pour les infractions punies d’une peine de plus de cinq ans d’emprisonnement), l’article 311 du code de procédure pénale prévoit que l’ordonnance qui admet les devoirs d’enquête demandés par les parties n’est pas susceptible de recours. Néanmoins, ce courant jurisprudentiel, qui étend à la procédure
d’enquête pénale l’application d’une disposition propre à la procédure d’instruction Procedimiento Sumario Ordinario, n’a pas été confirmé par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne), n’est pas unanime et n’a pas donné lieu à une réforme législative.

31 La juridiction de renvoi estime donc qu’il existe une atteinte au principe d’équivalence, dès lors que la LO 9/2021 ne permet pas d’introduire un recours contre les actes de citation à comparaître de témoins, alors que le code de procédure pénale n’établit aucun type de limitation quant à la possibilité de contester des décisions du juge d’instruction concernant l’accomplissement ou le refus de devoirs d’enquête.

32 En ce qui concerne le principe d’effectivité, cette juridiction constate que la LO 9/2021 restreint le contrôle juridictionnel des actes des procureurs européens délégués à des cas limitativement énumérés. Elle considère que le caractère restrictif des pouvoirs de contrôle du juge des garanties résultant de cette loi, notamment de son article 90, entrave l’exercice du droit à un recours effectif et des droits de la défense que le règlement 2017/1939 reconnaît aux justiciables et qui découlent de
la Charte ainsi que des valeurs inhérentes à l’État de droit sur lesquelles se fonde l’Union. En outre, le recours prévu à l’article 42, paragraphe 1, de ce règlement s’intègre dans le cadre d’une procédure qui a pour objectif essentiel la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale dans l’Union. Par conséquent, conformément au principe de coopération loyale, il existe un intérêt légitime et une raison impérieuse d’intérêt général à ce que les modalités procédurales de ce recours prévues au
niveau national n’aient pas pour effet de priver de sens ou de limiter l’exercice d’un tel recours, qui découle du droit de l’Union.

33 C’est dans ces conditions que le Juzgado Central de Instrucción no 6 de Madrid (tribunal d’instruction au niveau national no 6 de Madrid) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’article 42, paragraphe 1, du règlement [2017/1939] doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une règle de droit national telle que l’article 90 de la [LO 9/2021], qui exclut du contrôle juridictionnel un acte de procédure du Parquet européen produisant des effets juridiques à l’égard de tiers (au sens précédemment exposé), tel que la décision du 2 février 2023 par laquelle le procureur européen délégué cite les témoins à comparaître ?

2) Les articles 6 et 48 de la [Charte] et l’article 7 de la directive [2016/343] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent [à] une règle de droit national telle que l’article 90 de la [LO 9/2021], lu en combinaison avec l’article 42, paragraphes 1 et 3, et l’article 43 de cette loi, qui exclut du contrôle juridictionnel un acte de procédure du Parquet européen tel que la décision par laquelle le procureur européen délégué cite à comparaître en qualité de témoin un tiers qui a
raisonnablement pu participer aux faits infractionnels visés par l’enquête ?

3) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 86, paragraphe 3, TFUE doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à un système de contrôle juridictionnel tel que celui prévu aux articles 90 et 91 de la LO 9/2021 pour les actes des procureurs européens délégués pris en vertu de l’article 42, paragraphe 1, et de l’article 43 de cette loi, qui exclut dudit contrôle juridictionnel un devoir d’enquête ordonné par le procureur européen délégué dans l’exercice de ses
pouvoirs d’enquête et ne présente aucun rapport d’équivalence avec les règles de procédure nationales qui organisent les recours contre les décisions prises par les juges d’instruction nationaux dans l’exercice de leurs pouvoirs d’enquête ?

4) L’article 2 TUE, qui consacre les valeurs inhérentes à l’État de droit sur lequel l’Union est fondée, lu en combinaison avec, d’une part, le droit à un recours effectif et le droit à un procès [équitable] offrant toutes les garanties prévues à l’article 47 de la [Charte], et, d’autre part, le principe d’effectivité consacré à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à un système de contrôle juridictionnel des actes des procureurs
européens délégués tel que celui prévu par la législation espagnole aux articles 90 et 91 de la LO 9/2021, qui restreint les possibilités de recours à un certain nombre de cas limitativement énumérés ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la recevabilité

34 Le Parquet européen, les gouvernements espagnol, français et néerlandais ainsi que la Commission soutiennent que la deuxième question est irrecevable au motif qu’elle est purement hypothétique. En effet, le litige au principal porterait sur la contestation, par les personnes faisant l’objet de l’enquête du Parquet européen, de la décision de ce dernier de citer des tiers en qualité de témoins, alors que cette question porterait sur la possibilité pour ces témoins eux-mêmes de contester cette
décision.

35 En outre, le Parquet européen fait valoir que les troisième et quatrième questions présentent également un caractère hypothétique, étant donné que, selon lui, l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939 ne confère pas automatiquement un droit à un contrôle juridictionnel des actes de procédure de cet organe, en l’absence d’une base juridique dans le droit national.

36 Selon une jurisprudence constante, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union
n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 24 octobre 2018, XC e.a., C‑234/17, EU:C:2018:853, point 16 ainsi que jurisprudence citée).

37 En l’occurrence, d’une part, par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 6 et 48 de la Charte ainsi que l’article 7 de la directive 2016/343 s’opposent à une règle de droit national qui ne prévoit pas la possibilité, pour des tiers, de former un recours contre une décision du Parquet européen les citant à comparaître en qualité de témoins, eu égard aux atteintes à leurs droits fondamentaux susceptibles de découler de cette décision.

38 Or, il convient de relever que, si le litige au principal concerne effectivement un recours contre la décision du 2 février 2023, par laquelle les procureurs européens délégués saisis de l’affaire au principal ont cité Y.C. et I.M.B. à comparaître devant eux en qualité de témoins, ce recours a été formé non pas par ces personnes, mais par I.R.O. et F.J.L.R., qui font l’objet de l’enquête de ces procureurs européens délégués dans le cadre de laquelle cette décision a été prise. Par conséquent, la
juridiction de renvoi n’exposant pas les raisons pour lesquelles, en dépit de ce contexte, il serait, néanmoins, nécessaire que la Cour réponde à la deuxième question, cette question est irrecevable.

39 D’autre part, les troisième et quatrième questions visent, en substance, à déterminer si les principes d’équivalence et d’effectivité s’opposent à une législation nationale qui restreint les possibilités de recours contre les actes de procédure du Parquet européen à un certain nombre de cas limitativement énumérés, et qui, de ce fait, n’offre pas une protection équivalente à celle offerte par les règles de procédure nationales applicables aux recours contre les décisions prises dans l’exercice de
leurs pouvoirs d’enquête par les juges d’instruction, lesquels sont les équivalents, au niveau national, des procureurs européens délégués.

40 À cet égard, ainsi qu’il ressort de la demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi considère que, en l’état du droit national, la décision du Parquet européen de citer à comparaître Y.C. et I.M.B. en qualité de témoins, qui constitue l’objet du litige au principal, n’est pas susceptible de recours. En outre, elle estime que, contrairement à ce que soutient le Parquet européen, le droit national doit être interprété en ce sens que les décisions par lesquelles un juge d’instruction
ordonne l’accomplissement de devoirs d’enquête dans le cadre d’une enquête pénale sont susceptibles de recours.

41 Au regard de ces considérations, dont il n’appartient pas à la Cour de remettre en cause l’exactitude, les troisième et quatrième questions apparaissent pertinentes pour l’issue du litige dont la juridiction de renvoi est saisie, dès lors que la recevabilité du recours au principal est susceptible de dépendre de la réponse de la Cour à ces questions. Au demeurant, l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Parquet européen a trait à l’interprétation de l’article 42, paragraphe 1, du
règlement 2017/1939 et relève donc du fond desdites questions et non de leur recevabilité.

42 Les troisième et quatrième questions sont donc recevables.

Sur les première, troisième et quatrième questions

43 Par ses première, troisième et quatrième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939, lu à la lumière de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, des articles 47 et 48 de la Charte ainsi que des principes d’équivalence et d’effectivité, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale ne permettant pas aux personnes faisant l’objet d’une enquête du Parquet
européen de contester directement devant la juridiction nationale compétente une décision par laquelle, dans le cadre de cette enquête, le procureur européen délégué chargé de l’affaire concernée cite à comparaître des témoins.

44 Aux termes de l’article 4 du règlement 2017/1939, « [l]e Parquet européen est compétent pour rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs et [les] complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union ». À cet égard, le Parquet européen diligente des enquêtes, effectue des actes de poursuite et exerce l’action publique devant les juridictions compétentes des États membres jusqu’à ce que l’affaire soit définitivement jugée.

45 L’article 8, paragraphe 1, de ce règlement prévoit que le Parquet européen est un organe indivisible de l’Union fonctionnant comme un parquet unique à structure décentralisée. Les paragraphes 2 à 4 de cet article 8 énoncent que le Parquet européen est organisé à un double niveau, à savoir, d’une part, un niveau central, consistant dans le Bureau central, situé au siège du Parquet européen, et, d’autre part, un niveau décentralisé, lequel est constitué par les procureurs européens délégués qui
sont affectés dans les États membres.

46 Selon l’article 13, paragraphe 1, dudit règlement, lu à la lumière des considérants 30 et 32 de celui-ci, les enquêtes du Parquet européen doivent, en principe, être menées par les procureurs européens délégués, lesquels agissent au nom du Parquet européen dans leurs États membres respectifs [arrêt du 21 décembre 2023, G. K. e.a. (Parquet européen), C‑281/22, EU:C:2023:1018, point 42].

47 En vertu de l’article 28, paragraphe 1, du règlement 2017/1939, le procureur européen délégué chargé d’une affaire peut, conformément à ce règlement et au droit national, prendre des mesures d’enquête et d’autres mesures de sa propre initiative. Plus particulièrement, les procureurs européens délégués sont habilités à adopter non seulement les mesures d’enquête visées à l’article 30, paragraphe 1, dudit règlement, à tout le moins dans les cas où l’infraction qui fait l’objet de l’enquête est
passible d’une peine maximale d’au moins quatre années d’emprisonnement, mais aussi, conformément à cet article 30, paragraphe 4, à demander ou à ordonner toute autre mesure à laquelle les procureurs pourraient avoir recours dans leur État membre, conformément au droit national, dans le cadre de procédures nationales similaires. En outre, ainsi que l’énonce ledit article 30, paragraphe 5, les procédures et les modalités d’adoption des mesures sont régies par le droit national applicable.

48 Dans ce contexte, ainsi que le considérant 86 du règlement 2017/1939 l’expose, afin de tenir compte de la nature particulière des tâches et de la structure du Parquet européen, qui diffère de celle de tous les autres organes et organismes de l’Union, l’article 86, paragraphe 3, TFUE permet au législateur de l’Union de fixer des règles spéciales applicables au contrôle juridictionnel des actes de procédure que le Parquet européen arrête dans l’exercice de ses fonctions.

49 Le législateur de l’Union a exercé cette compétence en adoptant l’article 42 de ce règlement, dont le paragraphe 1 prévoit que les actes de procédure du Parquet européen qui sont destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers devraient être soumis au contrôle des juridictions nationales compétentes conformément aux exigences et aux procédures prévues par le droit national.

50 Afin de déterminer si cet article 42, paragraphe 1, s’oppose à une réglementation nationale qui ne permet pas aux personnes faisant l’objet d’une enquête du Parquet européen de contester directement devant la juridiction nationale compétente une décision par laquelle le procureur européen délégué chargé de l’affaire concernée cite à comparaître des témoins, il convient de vérifier si une telle décision relève de la notion d’« actes de procédure du Parquet européen qui sont destinés à produire des
effets juridiques à l’égard de tiers », au sens de cette disposition.

51 Selon une jurisprudence constante, il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme qui doit être recherchée en tenant compte non seulement des termes de cette disposition, mais également de son contexte
et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie [arrêt du 30 avril 2024, M.N. (EncroChat), C‑670/22, EU:C:2024:372, point 109 et jurisprudence citée].

52 En premier lieu, il est vrai que, selon les termes de l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939, les juridictions nationales compétentes procèdent au contrôle juridictionnel des actes de procédure du Parquet européen destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers « conformément aux exigences et procédures prévues par le droit national ».

53 Cela étant, il résulte des termes mêmes de cet article 42, paragraphe 1, que cette référence « aux exigences et procédures prévues par le droit national » concerne uniquement les modalités selon lesquelles les juridictions nationales compétentes procèdent au contrôle juridictionnel des actes concernés, et non pas la portée de la notion d’« actes de procédure du Parquet européen qui sont destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers », pour laquelle cette disposition ne renvoie pas
au droit des États membres, au sens de la jurisprudence citée au point 51 du présent arrêt.

54 En outre, comme M. l’avocat général l’a relevé aux points 39 à 43 de ses conclusions, il ressort des termes et de l’économie de l’article 42 du règlement 2017/1939, lu à la lumière des considérants 86, 87 et 89 de celui-ci, ainsi que du contexte dans lequel cette disposition s’insère que celle-ci vise, notamment, à prévoir une répartition des compétences entre les juridictions nationales et les juridictions de l’Union aux fins de l’exercice du contrôle juridictionnel de l’activité du Parquet
européen.

55 Ainsi, si, comme il a été rappelé aux points 49 et 52 du présent arrêt, cet article 42, paragraphe 1, attribue aux juridictions nationales la compétence pour contrôler les actes de procédure du Parquet européen destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers, les paragraphes 2 à 8 dudit article 42 énumèrent les cas dans lesquels le contrôle juridictionnel de l’activité du Parquet européen relève, en revanche, de la compétence des juridictions de l’Union.

56 En particulier, l’article 42, paragraphe 3, du règlement 2017/1939 confère la compétence aux juridictions de l’Union pour contrôler, conformément à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, les décisions du Parquet européen visant à classer une affaire sans suite, pour autant qu’elles soient contestées directement sur la base du droit de l’Union. En outre, en vertu du paragraphe 8 de cet article 42, les juridictions de l’Union contrôlent également, conformément à cet article 263, quatrième alinéa,
tant les décisions du Parquet européen qui affectent les droits à la protection des données que les personnes concernées tirent du chapitre VIII de ce règlement que les décisions du Parquet européen qui ne sont pas des actes de procédure telles que les décisions relatives au droit d’accès du public aux documents, une éventuelle décision révoquant un procureur européen délégué, conformément à l’article 17, paragraphe 3, dudit règlement, ou toute autre décision administrative.

57 Partant, les « actes de procédure », au sens de l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939, sont ceux dont la légalité est contrôlée, en principe, par les juridictions nationales, à l’exception de ceux visés à cet article 42, paragraphe 3, et par opposition aux décisions relatives à la protection des données à caractère personnel et aux « décisions administratives » du Parquet européen, au sens dudit article 42, paragraphe 8, lesquelles relèvent du champ d’application de
l’article 263 TFUE.

58 Il résulte de ce qui précède que la notion d’« actes de procédure du Parquet européen qui sont destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers », au sens de l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939 constitue une notion autonome du droit de l’Union qui doit être interprétée sur la base de critères uniformes. En effet, seule une telle interprétation est de nature à assurer, dans toute l’Union, la répartition cohérente des compétences entre les juridictions nationales et les
juridictions de l’Union aux fins de l’exercice du contrôle juridictionnel de l’activité du Parquet européen.

59 En deuxième lieu, il convient d’examiner si une décision du Parquet européen de citer à comparaître des témoins relève de cette notion, laquelle n’est pas définie par le règlement 2017/1939.

60 À cet égard, premièrement, il ressort du considérant 87 de ce règlement que l’expression « actes de procédure » vise, notamment, les actes pris par le Parquet européen dans le cadre de ses enquêtes. Or, il est constant que la décision en cause au principal constitue un « acte de procédure », conformément au sens usuel qu’il convient de donner à cette expression, et que cet acte a été adopté dans le cadre d’une enquête du Parquet européen.

61 Deuxièmement, s’agissant de la question de savoir si une telle décision doit être considérée comme étant un acte de procédure « destiné à produire des effets juridiques à l’égard de tiers », il convient, d’emblée, de relever que cette expression correspond au critère utilisé à l’article 263, premier alinéa, TFUE pour définir le champ des actes attaquables devant les juridictions de l’Union dans le cadre du recours en annulation prévu à cet article 263.

62 À cet égard, il doit être rappelé que, conformément à une jurisprudence constante, un recours en annulation peut être formé, sur le fondement de l’article 263, premier alinéa, TFUE, contre toute disposition ou mesure adoptée par les institutions, les organes ou les organismes de l’Union, quelle qu’en soit la forme, qui vise à produire des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts d’une personne physique ou morale, en modifiant de façon caractérisée la situation juridique de
celle-ci (arrêt du 22 septembre 2022, IMG/Commission, C‑619/20 P et C‑620/20 P, EU:C:2022:722, point 98 ainsi que jurisprudence citée).

63 Il peut donc être déduit du libellé de l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939, lu à la lumière de l’économie générale de ce règlement et de la finalité de cet article 42, que, en se référant à un critère analogue à celui visé à l’article 263, premier alinéa, TFUE, le législateur de l’Union a entendu non pas limiter le contrôle juridictionnel obligatoire des actes de procédure du Parquet européen à certaines catégories spécifiques d’actes procéduraux, mais étendre ce contrôle à tout
acte de nature procédurale visant à produire des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts de tiers, en modifiant de façon caractérisée leur situation juridique, notamment à ceux adoptés dans le cadre d’une procédure d’enquête pénale.

64 Dans ce contexte, d’une part, il convient de relever que, selon le considérant 87 du règlement 2017/1939, le terme « tiers », visé à l’article 42 de ce règlement, désigne une catégorie de personnes à laquelle appartiennent non seulement le « suspect » et la « victime », mais aussi « d’autres personnes intéressées dont les droits peuvent être affectés par ces actes ».

65 Par ailleurs, au troisième alinéa de ce considérant 87, afin d’illustrer la notion d’« actes de procédure qui ne sont pas destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers », le législateur de l’Union ne s’est référé expressément qu’à la désignation d’experts et au remboursement des frais des témoins. Vu le caractère exemplatif de cette énumération, il ne saurait être exclu, d’emblée, qu’une décision portant citation à comparaître des témoins, qui ne figure pas au nombre des actes de
procédure mentionnés audit considérant 87, puisse être considérée comme produisant des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts de la personne concernée, en modifiant de façon caractérisée sa situation juridique.

66 D’autre part, l’interprétation exposée au point 63 du présent arrêt est la seule à même de garantir le respect du principe selon lequel l’Union est une union de droit dans laquelle ses institutions, organes et organismes sont soumis au contrôle de la conformité de leurs actes, notamment, aux traités, aux principes généraux du droit ainsi qu’aux droits fondamentaux (voir, en ce sens, arrêt du 3 octobre 2013, Inuit Tapiriit Kanatami e.a./Parlement et Conseil, C‑583/11 P, EU:C:2013:625, point 91
ainsi que jurisprudence citée).

67 Cela étant, il y a lieu de rappeler également que, pour déterminer, dans un cas donné, si l’acte attaqué vise à produire des effets juridiques obligatoires, il convient de s’attacher à la substance de celui-ci et d’apprécier ses effets au regard de critères objectifs, tels que le contenu de l’acte en cause, en tenant compte, le cas échéant, du contexte dans lequel celui-ci a été adopté ainsi que des pouvoirs de l’institution, de l’organe ou de l’organisme de l’Union qui en est l’auteur. Ces
pouvoirs doivent eux-mêmes être appréhendés non pas de manière abstraite, mais en tant qu’éléments de nature à éclairer l’analyse concrète du contenu dudit acte, laquelle revêt un caractère central et indispensable (voir, par analogie, arrêt du 22 septembre 2022, IMG/Commission, C‑619/20 P et C‑620/20 P, EU:C:2022:722, point 99 ainsi que jurisprudence citée).

68 Au regard des critères énoncés aux points 62 à 67 du présent arrêt, la question de savoir si une décision d’un procureur européen délégué de citer à comparaître des témoins vise à produire des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les droits des personnes faisant l’objet d’une enquête, telles que les requérants au principal, en modifiant de façon caractérisée leur situation juridique, ne saurait être tranchée de manière abstraite et générale.

69 En effet, ces critères exigent de procéder à une appréciation in concreto de l’acte en cause au regard, en particulier, de la qualité du « tiers » contestant cet acte, du contenu de celui-ci, du contexte dans lequel il a été adopté et des pouvoirs de l’organe qui en est l’auteur.

70 À cet égard, il y a lieu de relever que, ainsi qu’il ressort des considérants 83 et 85 à 87 du règlement 2017/1939, l’article 42, paragraphe 1, de ce règlement, lu en combinaison avec l’article 41 de celui-ci, doit être interprété en ce sens que le contrôle juridictionnel des actes de procédure destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers permet de garantir le respect, par le Parquet européen, des droits fondamentaux des personnes à l’égard desquelles ces actes de procédure
produisent de tels effets, et, notamment, de contrôler le respect, par cet organe, du caractère équitable de la procédure et des droits de la défense des suspects et des personnes poursuivies, conformément aux articles 47 et 48 de la Charte.

71 En particulier, un tel contrôle implique, notamment, de vérifier le respect, non seulement des droits procéduraux des suspects et des personnes poursuivies prévus par le droit de l’Union, qui sont visés à l’article 41, paragraphe 1, dudit règlement, mais aussi, conformément à l’article 41, paragraphe 3, de celui-ci, de tous les droits procéduraux accordés par le droit interne applicable à ces personnes ainsi qu’aux autres personnes concernées par les procédures du Parquet européen.

72 Le périmètre des garanties procédurales accordées aux différentes catégories de personnes étant ainsi susceptible de varier en fonction des règles de procédure nationales de l’État membre concerné, le périmètre des actes de procédure que ces personnes sont recevables à contester devant les juridictions nationales est, par conséquent, également susceptible de varier selon le droit national applicable.

73 L’appréciation des effets d’une décision de citer à comparaître des témoins sur les droits des personnes faisant l’objet d’une enquête dépend donc, dans une certaine mesure, des règles de procédure nationales ainsi que du contexte spécifique de l’enquête pénale dans le cadre de laquelle le Parquet européen a adopté cette décision, de sorte que les juridictions nationales compétentes pour effectuer le contrôle juridictionnel prévu à l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939 sont les plus
à même d’y procéder.

74 Cette interprétation est corroborée par les considérants 12 et 87 de ce règlement. D’une part, il ressort de ce considérant 12 que le législateur de l’Union a entendu limiter, conformément aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, énoncés à l’article 5, paragraphes 3 et 4, TUE, le degré d’harmonisation du contrôle juridictionnel des actes de procédure du Parquet européen à ce qui est strictement nécessaire pour assurer, à l’égard de ceux-ci, un niveau uniforme de protection
juridictionnelle effective qui soit conforme au droit primaire de l’Union. D’autre part, elle est également cohérente avec le degré d’intégration important de cet organe de l’Union dans les systèmes de procédure pénale des États membres dans le cadre desquels il exerce ses compétences, lequel justifie, comme il ressort du considérant 87, premier alinéa, dudit règlement, la compétence des juridictions nationales à l’égard des actes de procédure visés à l’article 42, paragraphe 1, du même
règlement.

75 Il en résulte que c’est aux juridictions nationales compétentes d’apprécier, au regard notamment des règles de procédure nationales ainsi que du contexte spécifique de l’enquête pénale dans le cadre de laquelle elles sont saisies, si une décision d’un procureur européen délégué portant citation à comparaître de témoins vise à produire des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts des personnes contestant cette décision, telles que, en l’occurrence, les personnes faisant
l’objet de cette enquête, en modifiant de façon caractérisée leur situation juridique, notamment en affectant leurs droits procéduraux. Si tel est le cas, ladite décision est soumise au contrôle de ces juridictions, en vertu de l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939.

76 En troisième lieu, s’agissant de la question de savoir si ce contrôle juridictionnel doit, le cas échéant, s’effectuer dans le cadre d’un recours direct contre la même décision, il convient de relever que le libellé de cette disposition ne précise pas si les États membres doivent prévoir une voie de recours spécifique permettant la contestation directe d’un acte de procédure du Parquet européen et si ledit contrôle doit nécessairement tendre à l’annulation de l’acte contesté.

77 En revanche, ladite disposition prévoit que le contrôle juridictionnel en question est effectué « conformément aux exigences et procédures prévues par le droit national ». Il s’ensuit que, pour autant que les droits consacrés aux articles 47 et 48 de la Charte soient pleinement garantis, la même disposition n’exclut pas que, dans les États membres dans lesquels les règles de la procédure pénale ne prévoient pas une telle voie de recours spécifique pour la contestation des actes accomplis au cours
de cette procédure, ce contrôle juridictionnel puisse être effectué de manière incidente.

78 Cette interprétation est corroborée par le considérant 88 du règlement 2017/1939, qui indique que, s’agissant du contrôle de légalité opéré par les juridictions nationales en ce qui concerne les actes de procédure destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers, des voies de recours effectives doivent être garanties conformément à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

79 Cette disposition du traité UE impose aux États membres l’obligation d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. Selon la jurisprudence de la Cour, cette obligation correspond au droit à un recours effectif de toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés, énoncé à l’article 47, premier alinéa, de la Charte. Or, ladite obligation implique
seulement que toute personne se voie reconnaître le droit de contester en justice un acte lui faisant grief de nature à porter atteinte à ces droits et à ces libertés, et non pas nécessairement que le titulaire de ce droit à un recours effectif dispose d’une voie de recours directe ayant pour objet, à titre principal, de mettre en cause une mesure donnée, pour autant qu’il existe par ailleurs, devant les différentes juridictions nationales compétentes, une ou plusieurs voies de recours lui
permettant d’obtenir, à titre incident, un contrôle juridictionnel de cette mesure assurant le respect des droits et des libertés que le droit de l’Union lui garantit, sans devoir s’exposer à cette fin au risque de se voir infliger une sanction en cas de non-respect de la mesure en cause [voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2020, État luxembourgeois (Droit de recours contre une demande d’information en matière fiscale), C‑245/19 et C‑246/19, EU:C:2020:795, points 47, 58 et 79 ainsi que
jurisprudence citée].

80 À cet égard, si l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939 doit être lu à la lumière de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ainsi que des articles 47 et 48 de la Charte, il ne préjuge toutefois pas des modalités procédurales du contrôle juridictionnel opéré par les juridictions nationales. Ainsi, ce dernier peut également prendre la forme d’un contrôle incident, notamment par la juridiction pénale de jugement, pour autant que ces modalités procédurales garantissent un droit de
recours effectif, ce qui suppose que le tribunal saisi du litige soit compétent pour examiner toutes les questions de droit et de fait pertinentes pour résoudre ce litige. En particulier, ce tribunal doit être compétent pour vérifier que les preuves sur lesquelles se fonde l’acte concerné n’ont pas été obtenues ou utilisées en violation des droits et des libertés garantis à l’intéressé par le droit de l’Union [voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2020, État luxembourgeois (Droit de recours contre
une demande d’information en matière fiscale), C‑245/19 et C‑246/19, EU:C:2020:795, point 82 ainsi que jurisprudence citée].

81 En quatrième et dernier lieu, ainsi que les termes du considérant 88 du règlement 2017/1939 le laissent entendre, l’article 42, paragraphe 1, de celui-ci doit être interprété à la lumière du principe d’autonomie procédurale des États membres.

82 En vertu de ce principe, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de régler les modalités procédurales des voies de recours nécessaires pour assurer aux justiciables, dans les domaines couverts par le droit de l’Union, le respect de leur droit à une protection juridictionnelle effective, à condition, toutefois, que ces modalités ne soient pas, dans les situations relevant du droit de l’Union, moins favorables que dans des situations similaires soumises au droit interne
(principe d’équivalence) et qu’elles ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité) (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia, C‑497/20, EU:C:2021:1037, points 56 et 58 ainsi que jurisprudence citée).

83 S’agissant du principe d’équivalence, la juridiction de renvoi a exprimé des doutes quant au respect de celui-ci par les règles de procédure nationales applicables.

84 En vue de vérifier le respect du principe d’équivalence, il convient, d’une part, d’identifier les procédures ou les recours comparables et, d’autre part, de déterminer si les recours fondés sur le droit national sont traités d’une manière plus favorable que les recours ayant trait à la sauvegarde des droits que les particuliers tirent du droit de l’Union [arrêt du 26 septembre 2018, Staatssecretaris van Veiligheid en justitie (Effet suspensif de l’appel), C‑180/17, EU:C:2018:775, point 38 et
jurisprudence citée].

85 S’agissant du caractère comparable des recours, il appartient à la juridiction nationale, qui a une connaissance directe des modalités procédurales applicables, de vérifier la similitude des recours concernés sous l’angle de leur objet, de leur cause et de leurs éléments essentiels [arrêt du 26 septembre 2018, Staatssecretaris van Veiligheid en justitie (Effet suspensif de l’appel), C‑180/17, EU:C:2018:775, point 39 et jurisprudence citée].

86 En l’occurrence, ainsi qu’il a été exposé aux points 29 et 40 du présent arrêt, il ressort de la demande de décision préjudicielle que les voies de recours contre les actes de procédure des procureurs européens délégués affectés en Espagne doivent être comparées à celles existant, en droit interne, contre des actes analogues accomplis par un juge d’instruction, lequel est l’équivalent, au niveau national, d’un procureur européen délégué.

87 En ce qui concerne le traitement similaire des recours, il convient de rappeler que chaque cas où se pose la question de savoir si une disposition procédurale nationale concernant les recours fondés sur le droit de l’Union est moins favorable que celles concernant des recours similaires de nature interne doit être analysé par la juridiction nationale en tenant compte de la place des règles concernées dans l’ensemble de la procédure, du déroulement de ladite procédure et des particularités de ces
règles, devant les diverses instances nationales [arrêt du 26 septembre 2018, Staatssecretaris van Veiligheid en justitie (Effet suspensif de l’appel), C‑180/17, EU:C:2018:775, point 40 et jurisprudence citée].

88 À cet égard, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, au point 61 de ses conclusions, il paraît ressortir des indications fournies par la juridiction de renvoi que les personnes qui font l’objet d’une enquête d’un procureur européen délégué affecté en Espagne se trouvent dans une situation moins favorable que les personnes faisant l’objet d’une enquête d’un juge d’instruction, étant donné que la réglementation nationale applicable au contrôle juridictionnel des actes de procédure
du Parquet européen exclut la possibilité d’un recours direct contre une décision portant citation à comparaître de témoins, alors que celle applicable au contrôle juridictionnel d’un acte analogue d’un juge d’instruction prévoit la possibilité d’un recours devant ce dernier ou devant une juridiction supérieure.

89 Toutefois, il revient à la juridiction de renvoi de vérifier si tel est le cas, au regard des critères énoncés au point 87 du présent arrêt et, notamment, s’il convient d’écarter l’interprétation du droit national défendue par le gouvernement espagnol et par le Parquet européen dans leurs observations écrites, selon laquelle il serait possible, dans une situation purement interne, de faire application de dispositions procédurales ne prévoyant pas un tel recours direct.

90 Quant au principe d’effectivité, il y a lieu de considérer que celui-ci ne comporte pas, en l’occurrence, d’exigences allant au-delà de celles découlant du droit à une protection juridictionnelle effective, tel qu’il est garanti à l’article 47, premier alinéa, de la Charte ainsi qu’à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE [voir, en ce sens, arrêt du 26 septembre 2018, Staatssecretaris van Veiligheid en justitie (Effet suspensif de l’appel), C‑180/17, EU:C:2018:775, point 43 et
jurisprudence citée]. Or, il ressort du point 79 du présent arrêt que ces dispositions du droit primaire de l’Union ne s’opposent pas à l’absence d’une voie de recours directe contre un acte de procédure du Parquet européen portant citation à comparaître de témoins, pour autant que les exigences rappelées, en particulier, à ce point 79 et au point 80 de cet arrêt soient respectées.

91 Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient de répondre aux première, troisième et quatrième questions que l’article 42, paragraphe 1, du règlement 2017/1939, lu à la lumière de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, des articles 47 et 48 de la Charte ainsi que des principes d’équivalence et d’effectivité, doit être interprété en ce sens qu’une décision par laquelle, dans le cadre d’une enquête, le procureur européen délégué chargé de l’affaire concernée cite à comparaître des témoins
est soumise au contrôle de la juridiction nationale compétente, en vertu de cet article 42, paragraphe 1, lorsque cette décision vise à produire des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts des personnes contestant ladite décision, telles que les personnes faisant l’objet de cette enquête, en modifiant de façon caractérisée leur situation juridique. Si tel est le cas, le droit national doit garantir à ces personnes le contrôle juridictionnel effectif de la même décision à
tout le moins à titre incident, le cas échéant, par la juridiction pénale de jugement. Toutefois, en application du principe d’équivalence, lorsque les dispositions procédurales nationales concernant des recours similaires de nature interne prévoient la possibilité de contester directement une décision analogue, une telle possibilité doit également être offerte auxdites personnes.

Sur les dépens

92 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

  L’article 42, paragraphe 1, du règlement (UE) 2017/1939 du Conseil, du 12 octobre 2017, mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen, lu à la lumière de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, des articles 47 et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que des principes d’équivalence et d’effectivité,

  doit être interprété en ce sens que :

  une décision par laquelle, dans le cadre d’une enquête, le procureur européen délégué chargé de l’affaire concernée cite à comparaître des témoins est soumise au contrôle de la juridiction nationale compétente, en vertu de cet article 42, paragraphe 1, lorsque cette décision vise à produire des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts des personnes contestant ladite décision, telles que les personnes faisant l’objet de cette enquête, en modifiant de façon caractérisée leur
situation juridique.

  Si tel est le cas, le droit national doit garantir à ces personnes le contrôle juridictionnel effectif de la même décision à tout le moins à titre incident, le cas échéant, par la juridiction pénale de jugement.

  Toutefois, en application du principe d’équivalence, lorsque les dispositions procédurales nationales concernant des recours similaires de nature interne prévoient la possibilité de contester directement une décision analogue, une telle possibilité doit également être offerte auxdites personnes.

  Signatures

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( *1 ) Langue de procédure : l’espagnol.


Synthèse
Formation : Grande chambre
Numéro d'arrêt : C-292/23
Date de la décision : 08/04/2025

Analyses

Renvoi préjudiciel – Parquet européen – Règlement (UE) 2017/1939 – Article 42, paragraphe 1 – Actes de procédure destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers – Contrôle juridictionnel, par les juridictions nationales, conformément aux exigences et aux procédures prévues par le droit national – Portée – Citation à comparaître de témoins – Droit national ne permettant pas le contrôle juridictionnel direct d’une telle mesure – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Articles 47 et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Principes d’équivalence et d’effectivité.


Parties
Demandeurs : Parquet européen
Défendeurs : I.R.O. et F.J.L.R.

Origine de la décision
Date de l'import : 10/04/2025
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2025:255

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