ARRÊT DE LA COUR (septième chambre)
17 octobre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 1999/70/CE – Accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée – Clause 4 – Secteur public – Enseignants – Engagement dans la fonction publique statutaire de travailleurs employés à durée déterminée par la voie d’une procédure de recrutement sur titres – Détermination de l’ancienneté – Prise en compte partielle des périodes de service accomplies dans le cadre de contrats de travail à durée déterminée – Réintégration ultérieure de
la période d’ancienneté non prise en compte – Absence d’incidence sur l’appréciation de l’existence d’une discrimination »
Dans l’affaire C‑322/23 [Lufoni] ( i ),
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunale di Lecce (tribunal de Lecce, Italie), par décision du 22 mai 2023, parvenue à la Cour le 24 mai 2023, dans la procédure
ED
contre
Ministero dell’Istruzione e del Merito,
Istituto nazionale della previdenza sociale (INPS),
LA COUR (septième chambre),
composée de M. F. Biltgen, président de la première chambre, faisant fonction de président de la septième chambre, Mme M. L. Arastey Sahún (rapporteure), présidente de la cinquième chambre, et M. J. Passer, juge,
avocate générale : Mme J. Kokott,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour l’Istituto nazionale della previdenza sociale (INPS), par Mes C. D’Aloisio, E. De Rose, E. Sciplino et A. Sgroi, avvocati,
– pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de Mme L. Fiandaca et M. F. Sclafani, avvocati dello Stato,
– pour la Commission européenne, par Mmes D. Recchia et F. van Schaik, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de la clause 4 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999 (ci-après l’« accord-cadre »), qui figure à l’annexe de la directive 1999/70/CE du Conseil, du 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée (JO 1999, L 175, p. 43).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant ED au Ministero dell’Istruzione e del Merito (ministère de l’Éducation et du Mérite, Italie) et à l’Istituto nazionale della previdenza sociale (INPS) [Institut national de la sécurité sociale (INPS), Italie] au sujet du calcul, à la date de la titularisation de ED en tant qu’enseignant statutaire, de l’ancienneté qu’il a acquise dans le cadre d’une série de contrats à durée déterminée conclus en tant qu’enseignant non statutaire.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 La clause 3 de l’accord-cadre énonce :
« Aux termes du présent accord, on entend par :
1. “travailleur à durée déterminée”, une personne ayant un contrat ou une relation de travail à durée déterminée conclu directement entre l’employeur et le travailleur où la fin du contrat ou de la relation de travail est déterminée par des conditions objectives telles que l’atteinte d’une date précise, l’achèvement d’une tâche déterminée ou la survenance d’un événement déterminé ;
2. “travailleur à durée indéterminée comparable”, un travailleur ayant un contrat ou une relation de travail à durée indéterminée dans le même établissement, et ayant un travail/emploi identique ou similaire, en tenant compte des qualifications/compétences. Lorsqu’il n’existe aucun travailleur à durée indéterminée comparable dans le même établissement, la comparaison s’effectue par référence à la convention collective applicable ou, en l’absence de convention collective applicable, conformément à
la législation, aux conventions collectives ou aux pratiques nationales. »
4 La clause 4, points 1 et 4, de cet accord-cadre est libellée comme suit :
« 1. Pour ce qui concerne les conditions d’emploi, les travailleurs à durée déterminée ne sont pas traités d’une manière moins favorable que les travailleurs à durée indéterminée comparables au seul motif qu’ils travaillent à durée déterminée, à moins qu’un traitement différent ne soit justifié par des raisons objectives.
[...]
4. Les critères de périodes d’ancienneté relatifs à des conditions particulières d’emploi sont les mêmes pour les travailleurs à durée déterminée que pour les travailleurs à durée indéterminée, sauf lorsque des critères de périodes d’ancienneté différents sont justifiés par des raisons objectives. »
Le droit italien
Le décret législatif no 297/1994
5 L’article 485, paragraphe 1, du decreto legislativo no 297 – Approvazione del testo unico delle disposizioni legislative vigenti in materia di istruzione, relative alle scuole di ogni ordine e grado (décret législatif no 297, portant approbation du texte unique des dispositions législatives applicables en matière d’enseignement et relatives aux écoles de tout type et de tout niveau), du 16 avril 1994 (GURI no 115, du 19 mai 1994, supplément ordinaire no 79), dans sa version applicable au litige au
principal (ci-après le « décret législatif no 297/1994 »), prévoit :
« Concernant le personnel enseignant des écoles d’enseignement secondaire et artistique, le service accompli auprès de ces écoles d’État et assimilées, y compris celles situées à l’étranger, en qualité d’enseignant non statutaire, est reconnu comme un service accompli en qualité d’enseignant statutaire, à des fins juridiques et économiques, dans son intégralité pour les quatre premières années et pour les deux tiers de la période supplémentaire éventuelle, ainsi qu’à des fins économiques en ce qui
concerne le tiers restant. Les droits économiques découlant de cette reconnaissance sont conservés et évalués dans tous les échelons de rémunération postérieurs à celui attribué à la date de cette reconnaissance. »
6 L’article 489, paragraphe 1, de ce décret législatif dispose :
« Aux fins de la reconnaissance visée aux articles qui précèdent, le service d’enseignement doit être considéré comme accompli durant une année scolaire entière s’il a été de la durée prévue aux fins de la validité de l’année par le système éducatif en vigueur au moment où il a été accompli. »
La loi no 124/1999
7 Aux termes de l’article 11, paragraphe 14, de la legge n. 124 – Disposizioni urgenti in materia di personale scolastico (loi no 124, portant dispositions urgentes en matière de personnel scolaire), du 3 mai 1999 (GURI no 107, du 10 mai 1999), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi no 124/1999 ») :
« Le paragraphe 1 de l’article 489 du [décret législatif no 297/1994] doit être entendu en ce sens que le service d’enseignement accompli par un enseignant non statutaire à compter de l’année 1974-1975 est considéré comme accompli pendant une année scolaire entière si sa durée a été au moins de 180 jours ou si le service a été accompli de manière ininterrompue à compter du 1er février jusqu’à la fin des opérations d’évaluation finale des élèves. »
Le décret présidentiel no 399/1988
8 L’article 4, paragraphe 3, du decreto del Presidente della Repubblica n. 399 – Norme risultanti dalla disciplina prevista dall’accordo per il triennio 1988-1990 del 9 giugno 1988 relativo al personale del comparto scuola (décret du président de la République no 399, portant réglementation découlant de l’accord 1988-1990 du 9 juin 1988 concernant le personnel scolaire), du 23 août 1988 (GURI no 213, du 10 septembre 1988, supplément ordinaire no 85, ci-après le « décret présidentiel no 399/1988 »),
dispose :
« Au terme de la 16e année de service pour les enseignants de l’enseignement secondaire supérieur diplômés de l’université, et de la 18e année pour les coordinateurs administratifs, les enseignants des écoles maternelles et élémentaires, de l’enseignement secondaire du premier cycle et les enseignants de l’enseignement secondaire supérieur diplômés d’école supérieure, de la 20e année pour le personnel auxiliaire et assistant, de la 24e année pour les professeurs des conservatoires de musique et
des académies, l’ancienneté prise en compte uniquement à des fins économiques vaut dans son intégralité aux fins des classements ultérieurs dans la grille de rémunération. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
9 ED a travaillé en tant qu’enseignant dans l’enseignement secondaire supérieur, dans le cadre de plusieurs contrats à durée déterminée, au cours des années scolaires 1996/1997 à 1998/1999, 2000/2001 à 2009/2010 et 2011/2012 à 2014/2015, avant de bénéficier d’une titularisation en tant qu’enseignant statutaire, pour une durée indéterminée, avec effet au 1er septembre 2015, par la voie d’une procédure de recrutement sur titres.
10 Lors de cette titularisation, ED s’est vu reconnaître, à des fins juridiques et économiques, en vertu de la réglementation nationale applicable, une ancienneté acquise en vertu de ces contrats à durée déterminée pour une durée de 10 années, 5 mois et 10 jours de service.
11 Considérant que le calcul de cette ancienneté méconnaît la clause 4 de l’accord-cadre en ce qu’il ne prend pas en compte la totalité de la durée des services qu’il a effectués avant sa titularisation, ED a introduit, le 22 avril 2021, un recours devant le Tribunale di Lecce (tribunal de Lecce, Italie), qui est la juridiction de renvoi, afin que lui soit reconnue une ancienneté acquise au titre desdits contrats à durée déterminée pour une durée de 10 années, 10 mois et 17 jours.
12 S’agissant du système de calcul de l’ancienneté prévu par la réglementation nationale, cette juridiction relève, d’une part, que l’article 11, paragraphe 14, de la loi no 124/1999 prévoit que, lorsque, pour une année scolaire donnée, le service accompli en tant qu’enseignant non statutaire a atteint une durée d’au moins 180 jours ou a été accompli à compter du 1er février jusqu’à la fin des opérations d’évaluation finale des élèves, il est considéré comme ayant été accompli pendant une année
scolaire entière. À l’inverse, lorsqu’un tel service ne remplit aucune de ces deux conditions, il n’est pas pris en compte.
13 Ainsi, il ressort de la décision de renvoi que, en ce qui concerne ED, les années scolaires 2000/2001, 2011/2012 et 2012/2013 n’ont pas été prises en compte, dès lors que, pour ces années, la durée de ses services ne remplissait pas les conditions prévues à cet article 11, paragraphe 14, de la loi no 124/1999.
14 D’autre part, après que la durée du service accompli a été calculée selon les règles mentionnées au point 12 du présent arrêt, cette durée serait, conformément à l’article 485 du décret législatif no 297/1994, prise en compte intégralement pour les quatre premières années, tandis que, pour les années suivantes, elle serait prise en compte pour deux tiers à des fins juridiques et économiques. Le tiers restant serait pris en compte, à des fins économiques, à savoir aux fins des classements
ultérieurs dans la grille de rémunération, aux échéances prévues à l’article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988 et, notamment, au terme de la 16e année de service pour les enseignants de l’enseignement secondaire supérieur diplômés de l’université.
15 La juridiction de renvoi ajoute que l’article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988 a une pertinence particulière pour la solution du litige au principal, dans la mesure où, en vertu de cette disposition, il serait possible de réintégrer, à des fins économiques, à savoir celles qui font l’objet de ce litige, la partie de l’ancienneté qui n’est pas prise en compte lors de la titularisation de l’intéressé. Les personnes se trouvant dans la même situation que celle de ED verraient
ainsi la reconnaissance de la totalité de la durée du service accompli en tant qu’enseignants non statutaires non pas rejetée, mais seulement reportée à la 16e année de service.
16 La juridiction de renvoi relève que, dans l’arrêt du 20 septembre 2018, Motter (C‑466/17, ci-après l’ arrêt Motter , EU:C:2018:758), qui portait sur le système de calcul de l’ancienneté en cause au principal, la Cour n’a pas tenu compte, notamment, de cet article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988, dès lors que la décision de renvoi dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt ne mentionnait pas cette disposition. Selon la juridiction de renvoi, il est donc nécessaire, en
l’occurrence, de soumettre à la Cour de nouvelles questions préjudicielles en fournissant un cadre juridique plus complet.
17 Elle précise également que les éléments évoqués par la Cour dans le même arrêt quant à la comparabilité des situations concernées et quant aux justifications objectives invoquées par le gouvernement italien sont transposables à la présente affaire.
18 En outre, la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie), dans son arrêt no 31149, du 28 novembre 2019, rendu sur le fondement de l’arrêt Motter, aurait jugé que l’article 485 du décret législatif no 297/1994 était contraire à la clause 4 de l’accord-cadre et que l’application de cet article 485 devrait, par conséquent, être écartée lorsque l’ancienneté des enseignants engagés à durée déterminée qui sont par la suite titularisés, calculée conformément aux critères visés à
l’article 485 ainsi qu’à l’article 489 de ce décret législatif, tel que complété par l’article 11, paragraphe 14, de la loi no 124/1999, est inférieure à l’ancienneté qui serait reconnue à un enseignant placé dans une situation comparable engagé, dès son recrutement, pour une durée indéterminée.
19 La Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) aurait donc jugé que l’existence d’une discrimination doit être appréciée en comparant, à la date de la titularisation de l’intéressé, l’ancienneté résultant du calcul prévu par chacun des deux systèmes de calcul visés au point précédent afin de retenir le système le plus avantageux.
20 En l’occurrence, ED demanderait, en application des principes dégagés par la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation), que lui soit reconnue une ancienneté de 10 années, 10 mois et 17 jours, à savoir 5 mois et 7 jours de plus que l’ancienneté qu’il s’est vu reconnaître.
21 La juridiction de renvoi fait observer que, selon le système de calcul dont ED se prévaut, celui-ci perdrait notamment le bénéfice du droit, prévu à l’article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988, à se voir reconnaître, au terme de sa 16e année de service, une période d’ancienneté supplémentaire de 3 années, 2 mois et 20 jours, à des fins seulement économiques.
22 Ainsi, le fait que, selon la jurisprudence de la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation), le moment déterminant pour apprécier l’existence d’une discrimination au titre de la clause 4 de l’accord-cadre soit celui de la titularisation aurait pour conséquence, en pratique, une majoration de l’ancienneté de ED d’environ 5 mois mais une privation du bénéfice de la reconnaissance de la période d’ancienneté supplémentaire mentionnée au point précédent.
23 Partant, la juridiction de renvoi estime que le système de calcul de l’ancienneté issu de la jurisprudence de la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) conduit à une plus grande disparité entre les travailleurs à durée déterminée et les travailleurs à durée indéterminée placés dans des situations comparables que le système de calcul de l’ancienneté qui est prévu à l’article 485 du décret législatif no 297/1994, et dont cette dernière juridiction a relevé le caractère discriminatoire, ce
qui pourrait être contraire aux principes dégagés par la Cour dans l’arrêt du 18 octobre 2012, Valenza e.a. (C‑302/11 à C‑305/11, EU:C:2012:646).
24 Par conséquent, la juridiction de renvoi se demande si la réintégration de l’ancienneté, telle qu’elle est prévue à l’article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988, peut constituer une justification objective de la différence de traitement jugée contraire à la clause 4 de l’accord-cadre.
25 Cela étant, cette juridiction souligne à cet égard, en substance, que cette réintégration de l’ancienneté, au titre de cet article 4, paragraphe 3, peut être considérée comme étant un élément de fait futur et incertain, lié à des considérations de fait propres à chaque personne.
26 Dans ces conditions, le Tribunale di Lecce (tribunal de Lecce) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) La clause 4 de [l’accord-cadre] s’oppose-t-elle à une réglementation interne telle que celle figurant aux articles 485 et 489 du décret législatif no 297/1994, à l’article 11, paragraphe 14, de la loi no 124/1999 ainsi qu’à l’article 4, paragraphe 3, du décret [présidentiel] no 399/1988, qui prévoient que l’ancienneté avant titularisation, compte tenu dudit article 11, paragraphe 14, est prise en compte intégralement pour les quatre premières années seulement et, pour les années suivantes,
est prise en compte pour deux tiers à des fins juridiques et économiques et, pour le tiers restant, à des fins seulement économiques, et cela une fois atteinte une certaine ancienneté, fixée à l’article 4, paragraphe 3, du décret [présidentiel] no 399/1988 ?
2) En tout état de cause, pour apprécier l’existence d’une discrimination, au sens de la clause 4 de [l’accord-cadre], le juge national doit-il tenir compte de la seule ancienneté avant titularisation reconnue lors de la titularisation ou, au contraire, doit-il tenir compte de l’ensemble de la réglementation relative au traitement de cette ancienneté et, partant, tenir compte aussi des dispositions qui permettent, à un certain moment après la titularisation, de récupérer totalement l’ancienneté à
des fins seulement économiques ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la recevabilité
27 Le gouvernement italien fait valoir que les questions préjudicielles sont irrecevables, dès lors que la réponse à celles-ci ne soulève aucun doute, en particulier au regard de l’arrêt Motter. Par ailleurs, la première question serait hypothétique, dans la mesure où celle-ci reflèterait un désaccord de la juridiction de renvoi avec la jurisprudence de la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) et où l’ordre juridique interne offrirait des moyens de surmonter un tel désaccord.
28 À cet égard, il est de jurisprudence constante que, dans le cadre de la procédure instituée par l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les
questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 9 mars 2023, Vapo Atlantic, C‑604/21, EU:C:2023:175, point 31 et jurisprudence citée).
29 En l’occurrence, d’une part, il convient de rappeler qu’il n’est nullement interdit à une juridiction nationale de poser à la Cour une question préjudicielle dont, selon l’opinion d’un des intéressés ayant participé à la procédure devant la Cour, la réponse ne laisse place à aucun doute raisonnable. Ainsi, à supposer même que tel soit le cas, la demande de décision préjudicielle comportant de telles questions ne devient pas pour autant irrecevable (voir, en ce sens, arrêt du 9 mars 2023, Vapo
Atlantic, C‑604/21, EU:C:2023:175, point 33 et jurisprudence citée).
30 D’autre part, la juridiction de renvoi indique les raisons pour lesquelles, selon elle, une réponse aux questions posées est nécessaire aux fins de la résolution du litige au principal. À cet égard, elle affirme qu’elle nourrit des doutes quant à la conformité, à la jurisprudence de la Cour, des conclusions que la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) a tirées de l’arrêt Motter. Elle ajoute que, dans cet arrêt, la Cour n’a pas pris en compte tous les aspects de la réglementation
nationale en cause au principal et que des doutes subsistent quant à l’interprétation à retenir de la clause 4 de l’accord-cadre dans des situations telles que celle de ED. Le problème soulevé par la première question n’est donc pas de nature hypothétique.
31 Il s’ensuit que les questions préjudicielles sont recevables.
Sur le fond
32 Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la clause 4 de l’accord-cadre doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale qui, aux fins de la reconnaissance de l’ancienneté d’un travailleur lors de sa titularisation en tant que fonctionnaire statutaire, limite aux deux tiers la prise en compte des périodes de service accomplies, au-delà de quatre années, au titre de contrats de travail à durée
déterminée, y compris lorsque, après un certain nombre d’années de service, le tiers des périodes de service restant est réintégré à des fins seulement économiques.
33 À cet égard, il importe de rappeler que la clause 4 de l’accord-cadre, qui a un effet direct, énonce, à son point 1, une interdiction de traiter, en ce qui concerne les conditions d’emploi, les travailleurs à durée déterminée d’une manière moins favorable que les travailleurs à durée indéterminée comparables au seul motif qu’ils travaillent à durée déterminée, à moins qu’un traitement différent ne soit justifié par des raisons objectives. Le point 4 de cette clause 4 énonce la même interdiction
en ce qui concerne les critères de périodes d’ancienneté relatifs à des conditions particulières d’emploi (arrêt du 30 novembre 2023, Ministero dell’Istruzione et INPS, C‑270/22, ci-après l’ arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS , EU:C:2023:933, points 52 et 53 ainsi que jurisprudence citée).
34 En outre, la Cour a déjà jugé que des règles, telles que celles en cause au principal, relatives aux périodes de service à accomplir afin de pouvoir être classé dans une catégorie de rémunération relèvent de la notion de « conditions d’emploi », au sens de ladite clause 4 (arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 55 ainsi que jurisprudence citée).
35 Dès lors, afin de répondre aux questions posées, il convient d’examiner si une réglementation nationale telle que celle en cause au principal opère une différence de traitement, au sens de la clause 4 de l’accord-cadre, avant de déterminer, le cas échéant, si une telle différence est susceptible d’être justifiée par des raisons objectives, au sens de cette clause.
36 S’agissant, en premier lieu, de la question de savoir si la réglementation nationale en cause au principal opère une différence de traitement, au sens de la clause 4 de l’accord-cadre, il y a lieu de relever que la décision de renvoi vise l’article 485, paragraphe 1, et l’article 489, paragraphe 1, du décret législatif no 297/1994, l’article 11, paragraphe 14, de la loi no 124/1999 ainsi que l’article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988.
37 L’article 485, paragraphe 1, du décret législatif no 297/1994 était en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Motter.
38 Or, la juridiction de renvoi affirme que, dans cette affaire, la Cour ne disposait pas d’un cadre juridique complet, raison pour laquelle elle a décidé de procéder au présent renvoi préjudiciel. Dans ce contexte, elle mentionne les autres dispositions citées au point 36 du présent arrêt.
39 À cet égard, il convient de relever que les raisons évoquées par la juridiction de renvoi pour justifier le présent renvoi préjudiciel sont, en substance, les mêmes que celles qui ont amené le Tribunale ordinario di Ravenna (tribunal ordinaire de Ravenne, Italie) à présenter la demande de décision préjudicielle ayant conduit à l’arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, ainsi que cela ressort du point 41 de ce dernier. Cet arrêt a été prononcé le 30 novembre 2023, à savoir postérieurement à la
présentation de la demande de décision préjudicielle dans la présente affaire.
40 Dans ledit arrêt, la Cour a relevé que, conformément à la réglementation nationale en cause au principal, les enseignants engagés à durée indéterminée recrutés par la voie de concours peuvent, aux fins de leur classement dans une catégorie de rémunération, voir leur ancienneté prise en compte de manière intégrale (voir, en ce sens, arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 57).
41 En revanche, s’agissant des enseignants engagés à durée déterminée qui intègrent la fonction publique par la voie d’un concours sur titres, les périodes de service à durée déterminée accomplies au cours d’une année scolaire n’atteignant pas les seuils fixés à l’article 489 du décret législatif no 297/1994, tel que complété par l’article 11, paragraphe 14, de la loi no 124/1999, ne sont pas prises en compte aux fins de la reconnaissance de leur ancienneté. En outre, celles atteignant ces seuils ne
le sont de manière intégrale que pour quatre années, cette prise en compte étant limitée aux deux tiers pour les années suivantes, conformément à l’article 485 du décret législatif no 297/1994 (voir, en ce sens, arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 58). Ainsi qu’il est mentionné au point 13 du présent arrêt, ED s’est vu appliquer l’ensemble de ces dispositions.
42 De plus, au point 59 de l’arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, la Cour a expressément tenu compte du mécanisme de réintégration prévu à l’article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988, en vertu duquel le tiers de l’ancienneté non pris en compte lors de la titularisation peut, le cas échéant, après une certaine période, être réintégré aux fins des classements ultérieurs, dans la grille de rémunération, des enseignants concernés. À cet égard, la Cour a souligné qu’une telle
réintégration ne peut intervenir qu’après une période particulièrement longue, à savoir entre la 16e et la 24e année de service. Elle a également observé, en substance, que cette réintégration n’est valable que pour autant que l’enseignant intéressé fasse toujours partie, à l’échéance de cette période, des effectifs du ministère de l’Éducation et du Mérite.
43 C’est en tenant compte de l’ensemble des dispositions visées aux deux points précédents que la Cour a jugé qu’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal opère une différence de traitement au détriment des enseignants engagés à durée déterminée par rapport aux enseignants engagés à durée indéterminée par la voie de concours généraux, lesquels ne se voient pas appliquer les limitations mentionnées au point précédent (arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 60).
44 Il découle ainsi de l’arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS qu’une réglementation telle que celle en cause au principal opère une différence de traitement, au sens de la clause 4 de l’accord-cadre, et que le mécanisme de réintégration prévu à l’article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988, auquel la juridiction de renvoi accorde une importance particulière, fait partie des règles opérant une telle différence de traitement.
45 Il convient d’ajouter que, comme le souligne la juridiction de renvoi elle-même, alors que les deux tiers de l’ancienneté pris en compte lors de la titularisation d’un enseignant le sont à des fins juridiques et économiques, l’éventuelle réintégration, en application de l’article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988, du tiers de l’ancienneté restant intervient à des fins seulement économiques.
46 Il s’ensuit que ledit mécanisme de réintégration se caractérise non seulement par le fait, évoqué au point 42 du présent arrêt, que son éventuelle application – soumise à la condition que la personne concernée exerce toujours des fonctions d’enseignant statutaire – est reportée de plusieurs années – dans le cas de ED, au terme de sa 16e année de service – et est, partant, future et incertaine, mais également par le fait que, même lorsque ce mécanisme est appliqué, ses effets ont une portée
limitée.
47 Dès lors, la circonstance que, dans certains cas, l’application de ce mécanisme peut éventuellement être favorable aux enseignants concernés est, le cas échéant, de nature à compenser seulement de manière partielle la différence de traitement subie, au moment de leur titularisation, par l’application d’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal.
48 En tout état de cause, l’existence d’un traitement moins favorable, au sens de la clause 4, point 1, de l’accord-cadre, s’apprécie objectivement [arrêt du 20 février 2024, X (Absence de motifs de résiliation), C‑715/20, EU:C:2024:139, point 51]. Partant, l’existence d’une différence de traitement doit être appréciée au regard des éléments de fait et de droit pouvant être constatés au moment où celle-ci est invoquée par la personne qui estime en faire l’objet, sans que des éventuels éléments
futurs, dont l’existence même et la portée exacte demeurent incertaines à ce moment, puissent entrer en ligne de compte.
49 Cela étant, pour qu’une différence de traitement constitue une discrimination interdite par la clause 4 de l’accord-cadre, encore faut-il qu’elle concerne des situations comparables et qu’elle ne soit pas justifiée par des raisons objectives (arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 61 ainsi que jurisprudence citée).
50 Ainsi, s’agissant, en deuxième lieu, de la comparabilité des situations concernées, pour apprécier si des travailleurs exercent un travail identique ou similaire, au sens de l’accord-cadre, il y a lieu, conformément à la clause 3, point 2, et à la clause 4, point 1, de celui-ci, de rechercher si, compte tenu d’un ensemble de facteurs, tels que la nature du travail, les conditions de formation et les conditions de travail, ces travailleurs peuvent être considérés comme se trouvant dans une
situation comparable. S’il est établi que, lorsqu’ils sont employés, les travailleurs à durée déterminée exercent les mêmes fonctions que les travailleurs employés par le même employeur pour une durée indéterminée ou occupent le même poste que ceux-ci, les situations de ces deux catégories de travailleurs doivent, en principe, être considérées comme étant comparables (arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, points 62 et 63 ainsi que jurisprudence citée).
51 À cet égard, il ressort de la décision de renvoi que, dans l’affaire au principal, il est constant que les situations en cause sont comparables, en particulier s’agissant des fonctions exercées par les enseignants engagés à durée déterminée et ceux engagés à durée indéterminée.
52 Au demeurant, la Cour a déjà jugé que les fonctions exercées par des enseignants non statutaires, tels que ED, doivent, en principe, être considérées comme étant comparables à celles des enseignants engagés à durée indéterminée (voir, en ce sens, arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 67 ainsi que jurisprudence citée).
53 En troisième et dernier lieu, s’agissant de la question de savoir si une différence de traitement telle que celle en cause au principal est susceptible d’être justifiée par des « raisons objectives », au sens de la clause 4 de l’accord-cadre, il y a lieu de rappeler que cette notion doit être comprise comme ne permettant pas de justifier une différence de traitement entre les travailleurs à durée déterminée et les travailleurs à durée indéterminée par le seul fait que celle-ci est prévue par une
norme nationale générale et abstraite. Ladite notion requiert que l’inégalité de traitement constatée soit justifiée par l’existence d’éléments précis et concrets, caractérisant la condition d’emploi concernée, dans le contexte particulier dans lequel elle s’insère (arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 69 ainsi que jurisprudence citée).
54 Sur le fondement de critères objectifs et transparents, il doit pouvoir être vérifié que cette inégalité répond à un besoin véritable, que celle-ci est apte à atteindre l’objectif poursuivi et qu’elle est nécessaire à cet effet. Ces éléments peuvent résulter, notamment, de la nature particulière des tâches pour l’accomplissement desquelles des contrats à durée déterminée ont été conclus et des caractéristiques inhérentes à celles-ci ou, le cas échéant, de la poursuite d’un objectif légitime de
politique sociale d’un État membre (arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 70 ainsi que jurisprudence citée).
55 En l’occurrence, la juridiction de renvoi affirme que les raisons objectives invoquées par le gouvernement italien dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Motter sont transposables à la présente affaire. Il ressort du point 42 de ce dernier arrêt que ce gouvernement invoquait des objectifs consistant, en substance, d’une part, à refléter les différences d’exercice professionnel entre les enseignants statutaires recrutés dès le départ par la voie de concours généraux et les enseignants
titularisés après avoir acquis une expérience professionnelle au titre de contrats de travail à durée déterminée et, d’autre part, à éviter l’émergence de discriminations à rebours au détriment des premiers. Il convient également de préciser que ledit gouvernement, dans ses observations écrites, renvoie également aux objectifs examinés par la Cour dans l’arrêt Motter.
56 Selon la jurisprudence de la Cour, chacun de ces objectifs est susceptible de constituer une « raison objective », au sens du point 1 ou du point 4 de la clause 4 de l’accord-cadre (arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 73 ainsi que jurisprudence citée).
57 La Cour a également admis que lesdits objectifs peuvent, en principe et sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, être considérés comme visant à répondre à un besoin véritable et que la réglementation nationale en cause au principal peut, en principe, être regardée comme apte à atteindre ces même objectifs (voir, en ce sens, arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, points 75 et 76 ainsi que jurisprudence citée).
58 Cependant, la Cour a jugé qu’une réglementation telle que celle en cause au principal excède ce qui est nécessaire pour atteindre les deux objectifs mentionnés au point 55 du présent arrêt, dans la mesure où elle prévoit que le service d’enseignement qui n’a pas atteint 180 jours par an ou qui n’a pas été accompli de manière continue entre le 1er février et la fin des opérations d’évaluation finale des élèves n’est pas pris en compte, même de façon limitée, et où cette exclusion est combinée avec
la limitation à proportion des deux tiers de la prise en compte de l’ancienneté de plus de quatre ans acquise au titre de contrats de travail à durée déterminée (voir, en ce sens, arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, point 81).
59 Ainsi, la Cour a dit pour droit, au point 84 de l’arrêt Ministero dell’Istruzione et INPS, que la clause 4 de l’accord-cadre s’oppose à une réglementation nationale telle que celle en cause au principal, tout en prenant en compte, aux fins de cette interprétation, le fait que cette réglementation permet, après un certain nombre d’années de service, la réintégration, à des fins économiques, du tiers de l’ancienneté non pris en compte lors de la titularisation de l’intéressé.
60 Enfin, la juridiction de renvoi évoque la possibilité que la justification objective de la différence de traitement en cause au principal réside dans ce mécanisme de réintégration, prévu à l’article 4, paragraphe 3, du décret présidentiel no 399/1988.
61 À cet égard, outre le fait que l’application de ce mécanisme est future et incertaine et que, même lorsque celui-ci trouve à s’appliquer, il n’a qu’une portée limitée, il y a lieu de constater que, dans la mesure où, ainsi qu’il ressort du point 44 du présent arrêt, ledit mécanisme fait partie des règles opérant une telle différence de traitement, celui-ci ne saurait être invoqué comme étant une « raison objective », au sens de la clause 4 de l’accord-cadre, afin de justifier cette différence de
traitement.
62 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que la clause 4 de l’accord-cadre doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale qui, aux fins de la reconnaissance de l’ancienneté d’un travailleur lors de sa titularisation en tant que fonctionnaire statutaire, limite aux deux tiers la prise en compte des périodes de service accomplies, au-delà de quatre années, au titre de contrats de travail à durée déterminée, y compris
lorsque, après un certain nombre d’années de service, le tiers des périodes de service restant est réintégré à des fins seulement économiques.
Sur les dépens
63 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (septième chambre) dit pour droit :
La clause 4 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999, qui figure à l’annexe de la directive 1999/70/CE du Conseil, du 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée,
doit être interprétée en ce sens que :
elle s’oppose à une réglementation nationale qui, aux fins de la reconnaissance de l’ancienneté d’un travailleur lors de sa titularisation en tant que fonctionnaire statutaire, limite aux deux tiers la prise en compte des périodes de service accomplies, au-delà de quatre années, au titre de contrats de travail à durée déterminée, y compris lorsque, après un certain nombre d’années de service, le tiers des périodes de service restant est réintégré à des fins seulement économiques.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’italien.
( i ) Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.