ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
4 octobre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (CE) no 44/2001 – Articles 34 et 45 – Reconnaissance et exécution des décisions – Révocation d’une déclaration constatant la force exécutoire de décisions – Motifs de refus – Ordre public de l’État membre requis – Condamnation d’un journal et de l’un de ses journalistes pour atteinte à la
réputation d’un club sportif – Dommages-intérêts – Article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Liberté de la presse »
Dans l’affaire C‑633/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Cour de cassation (France), par décision du 28 septembre 2022, parvenue à la Cour le 11 octobre 2022, dans la procédure
Real Madrid Club de Fútbol,
AE
contre
EE,
Société Éditrice du Monde SA,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président, M. L. Bay Larsen, vice-président, Mmes A. Prechal, K. Jürimäe, MM. C. Lycourgos, T. von Danwitz (rapporteur), F. Biltgen et N. Piçarra, présidents de chambre, MM. S. Rodin, P. G. Xuereb, Mme L. S. Rossi, M. N. Wahl, Mme I. Ziemele, MM. J. Passer et D. Gratsias, juges,
avocat général : M. M. Szpunar,
greffier : Mme R. Şereş, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 17 octobre 2023,
considérant les observations présentées :
– pour le Real Madrid Club de Fútbol et AE, par Mes C. Angulo Delgado et J. M. Villar Uríbarri, abogados,
– pour EE et Société Éditrice du Monde SA, par Me P. Spinosi, avocat,
– pour le gouvernement français, par M. B. Fodda et Mme E. Timmermans, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller, M. Hellmann et Mme J. Simon, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement espagnol, par Mmes A. Gavela Llopis et A. Pérez-Zurita Gutiérrez, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement maltais, par Mes A. Grech, advocate, et D. Sarmiento Ramírez-Escudero, abogado,
– pour la Commission européenne, par MM. S. Noë, P. J. O. Van Nuffel et W. Wils, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 8 février 2024,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 34 et 36 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), lus à la lumière de l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le Real Madrid Club de Fútbol (ci-après le « Real Madrid ») ainsi que AE à EE et à Société Éditrice du Monde SA au sujet de l’exécution en France d’un jugement rendu en Espagne condamnant EE et cette société à payer aux premiers des dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi du fait de la publication dans le journal Le Monde d’un article les concernant.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Le règlement no 44/2001
3 Les considérants 16 à 18 du règlement no 44/2001 énonçaient :
« (16) La confiance réciproque dans la justice au sein de la Communauté justifie que les décisions rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit, sans qu’il soit nécessaire, sauf en cas de contestation, de recourir à aucune procédure.
(17) Cette même confiance réciproque justifie que la procédure visant à rendre exécutoire, dans un État membre, une décision rendue dans un autre État membre soit efficace et rapide. À cette fin, la déclaration relative à la force exécutoire d’une décision devrait être délivrée de manière quasi automatique, après un simple contrôle formel des documents fournis, sans qu’il soit possible pour la juridiction de soulever d’office un des motifs de non-exécution prévus par le présent règlement.
(18) Le respect des droits de la défense impose toutefois que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s’il considère qu’un des motifs de non-exécution est établi. Une faculté de recours doit également être reconnue au requérant si la déclaration constatant la force exécutoire a été refusée. »
4 Le chapitre III du règlement no 44/2001, comprenant les articles 32 à 56 de celui-ci, énonçait les règles relatives à la reconnaissance et à l’exécution dans les États membres des décisions rendues dans un autre État membre.
5 L’article 33, paragraphe 1, de ce règlement prévoyait :
« Les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure. »
6 L’article 34, point 1, dudit règlement disposait :
« Une décision n’est pas reconnue si :
1) la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ».
7 Aux termes de l’article 36 du règlement no 44/2001 :
« En aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. »
8 Les articles 38 à 52 du règlement no 44/2001, qui figurent à la section 2 du chapitre III de ce règlement, régissaient la procédure d’exequatur.
9 L’article 38, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 était libellé comme suit :
« Les décisions rendues dans un État membre et qui y sont exécutoires sont mises à exécution dans un autre État membre après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée. »
10 L’article 43, paragraphe 1, de ce règlement prévoyait :
« L’une ou l’autre partie peut former un recours contre la décision relative à la demande de déclaration constatant la force exécutoire. »
11 L’article 44 dudit règlement disposait :
« La décision rendue sur le recours ne peut faire l’objet que du recours visé à l’annexe IV. »
12 Aux termes de l’article 45 du même règlement :
« 1. La juridiction saisie d’un recours prévu à l’article 43 ou 44 ne peut refuser ou révoquer une déclaration constatant la force exécutoire que pour l’un des motifs prévus aux articles 34 et 35. Elle statue à bref délai.
2. En aucun cas la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. »
13 L’annexe IV du règlement no 44/2001 énonçait :
« Les recours qui peuvent être formés en vertu de l’article 44 sont les suivants :
– en Belgique, en Grèce, en Espagne, en France, en Italie, au Luxembourg et aux Pays-Bas, le pourvoi en cassation,
[...] »
Le règlement (UE) no 1215/2012
14 Le règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1), a abrogé et remplacé le règlement no 44/2001.
15 L’article 66 du règlement no 1215/2012 dispose :
« 1. Le présent règlement n’est applicable qu’aux actions judiciaires intentées, aux actes authentiques dressés ou enregistrés formellement et aux transactions judiciaires approuvées ou conclues à compter du 10 janvier 2015.
2. Nonobstant l’article 80, le [règlement no 44/2001] continue à s’appliquer aux décisions rendues dans les actions judiciaires intentées, aux actes authentiques dressés ou enregistrés formellement et aux transactions judiciaires approuvées ou conclues avant le 10 janvier 2015 qui entrent dans le champ d’application dudit règlement. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
16 Le 7 décembre 2006, le journal Le Monde a publié un article, rédigé par EE, journaliste salarié de ce journal, dans lequel il était affirmé que le Real Madrid et le Fútbol Club Barcelona avaient recouru aux services d’un instigateur d’un réseau de dopage dans le milieu du cyclisme. De nombreux médias, notamment espagnols, ont relayé cette publication. Le 23 décembre 2006, le journal Le Monde a publié, sans commentaire, une lettre de démenti que lui avait fait parvenir le Real Madrid.
17 Le 25 mai 2007, le Real Madrid et AE, un membre de son équipe médicale, ont saisi le Juzgado de Primera Instancia de Madrid (tribunal de première instance de Madrid, Espagne) d’une action en responsabilité, fondée sur l’atteinte à leur honneur, contre Société éditrice du Monde et EE. Par jugement du 27 février 2009, ce tribunal a, d’une part, condamné ces derniers à verser, à titre de réparation du préjudice moral subi, au Real Madrid le montant de 300000 euros et à AE le montant de 30000 euros,
et, d’autre part, ordonné la publication de ce jugement dans le journal Le Monde ainsi que dans un journal espagnol. Ce jugement a, pour l’essentiel, été confirmé par un jugement de l’Audiencia Provincial de Madrid (cour provinciale de Madrid, Espagne). Le pourvoi formé contre ce jugement a été rejeté par un arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) du 24 février 2014.
18 Par ordonnance du 11 juillet 2014, le Juzgado de Primera Instancia de Madrid (tribunal de première instance de Madrid) a ordonné l’exécution de cet arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême) ainsi que le paiement, au profit du Real Madrid, par Société éditrice du Monde et EE, de la somme de 300000 euros à titre principal et de la somme de 90000 euros au titre des intérêts et des frais. Par ordonnance du 9 octobre 2014, il a également ordonné l’exécution dudit arrêt ainsi que le paiement, au profit
d’AE, de la somme de 30000 euros à titre principal et de la somme de 3000 euros au titre des intérêts et des frais.
19 Le 15 février 2018, le tribunal de grande instance de Paris (France) a rendu deux déclarations constatant le caractère exécutoire de l’arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême) du 24 février 2014 ainsi que de ces ordonnances.
20 Par arrêts du 15 septembre 2020, la cour d’appel de Paris (France) a infirmé ces déclarations au motif que, étant manifestement contraires à l’ordre public international français, cet arrêt et lesdites ordonnances ne pouvaient être exécutés en France. À cet égard, la cour d’appel de Paris a, en premier lieu, relevé que les juridictions espagnoles ont condamné les parties défenderesses au principal au paiement de dommages-intérêts sans que le Real Madrid ne se prévale d’un préjudice patrimonial.
En deuxième lieu, devant le juge espagnol, seul aurait été discuté le retentissement médiatique de l’article en cause au principal, lequel aurait été démenti par des médias espagnols, de sorte que le préjudice subi serait atténué par ce démenti. En troisième lieu, les condamnations au paiement d’un montant de 300000 euros à titre principal et d’un montant de 90000 euros au titre des intérêts et des frais concerneraient une personne physique ainsi que la société éditrice d’un journal et
représenteraient 50 % de la perte nette et 6 % du montant des disponibilités de cette société au 31 décembre 2017. En quatrième lieu, les condamnations au paiement de la somme de 30000 euros à titre principal et de la somme de 3000 euros au titre des intérêts et frais au bénéfice d’AE s’ajouteraient aux condamnations mentionnées précédemment. Enfin, il serait extrêmement rare que, en France, les dommages-intérêts alloués pour des atteintes à l’honneur ou à la considération d’une personne
dépassent le montant de 30000 euros, la législation française punissant la diffamation à l’égard des particuliers d’une amende d’un montant de 12000 euros au maximum.
21 Cette juridiction a conclu que lesdites condamnations avaient un effet dissuasif sur la participation d’un journaliste et d’un organe de presse à la discussion publique des sujets intéressant la collectivité, de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle, de sorte que la reconnaissance ou l’exécution des décisions prononçant ces condamnations heurtait de manière inacceptable l’ordre public international français, en tant qu’elle portait atteinte
à la liberté d’expression.
22 Le Real Madrid et AE ont formé un pourvoi devant la Cour de cassation (France), qui est la juridiction de renvoi, contre les arrêts de la cour d’appel de Paris du 15 septembre 2020, en faisant valoir qu’un contrôle de proportionnalité des dommages-intérêts ne peut avoir lieu que si ceux-ci ont un caractère punitif et non compensatoire. En outre, en substituant sa propre appréciation quant au préjudice à celle du juge d’origine, la cour d’appel de Paris aurait révisé les décisions des juridictions
espagnoles en cause au principal, en violation de l’article 34, point 1, et de l’article 36 du règlement no 44/2001. Enfin, cette juridiction n’aurait pas pris en compte la gravité des fautes constatées par les juridictions espagnoles ni le fait que la situation économique des personnes condamnées n’est pas pertinente pour apprécier le caractère disproportionné des dommages-intérêts alloués, lequel ne devait en tout état de cause pas être apprécié au regard des normes nationales.
23 La juridiction de renvoi observe notamment que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’article 10, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines, à savoir celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Cour EDH, 23 avril 2015, Morice
c. France, CE:ECHR:2015:0423JUD002936910, § 125). Relèverait de ce dernier domaine une publication portant sur des questions relatives au sport (Cour EDH, 26 avril 2007, Colaço Mestre et SCI – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal, CE:ECHR:2007:0426JUD001118203, § 28). En outre, l’effet dissuasif d’une condamnation au paiement de dommages-intérêts constituerait un paramètre d’appréciation de la proportionnalité d’une mesure de réparation du préjudice subi du fait de propos
diffamatoires. S’agissant, en particulier, de la liberté d’expression des journalistes, il conviendrait de veiller à ce que le montant des dommages-intérêts imposé aux sociétés de presse ne soit pas de nature à menacer leurs fondements économiques (Cour EDH, 26 novembre 2013, Błaja News Sp. z o.o. c. Pologne, CE:ECHR:2013:1126JUD005954510, § 71).
24 C’est dans ces conditions que la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les articles 34 et 36 du règlement [no 44/2001] et l’article 11 de la [Charte] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’une condamnation pour l’atteinte à la réputation d’un club sportif par une information publiée par un journal est de nature à porter manifestement atteinte à la liberté d’expression et à constituer ainsi un motif de refus de reconnaissance et d’exécution ?
2) En cas de réponse affirmative, ces dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens que le caractère disproportionné de la condamnation ne peut être retenu par le juge requis que si les dommages-intérêts sont qualifiés de punitifs soit par la juridiction d’origine, soit par le juge requis, et non s’ils sont alloués pour la réparation d’un préjudice moral ?
3) Ces dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens que le juge requis ne peut se fonder que sur l’effet dissuasif de la condamnation au regard des ressources de la personne condamnée ou qu’il peut retenir d’autres éléments tels que la gravité de la faute ou l’étendue du préjudice ?
4) L’effet dissuasif au regard des ressources du journal peut-il constituer, à lui seul, un motif de refus de reconnaissance ou d’exécution pour atteinte manifeste au principe fondamental de la liberté de la presse ?
5) L’effet dissuasif doit-il s’entendre d’une mise en danger de l’équilibre financier du journal ou peut-il consister seulement en un effet d’intimidation ?
6) L’effet dissuasif doit-il s’apprécier de la même façon à l’égard de la société éditrice d’un journal et à l’égard d’un journaliste, personne physique ?
7) La situation économique générale de la presse écrite est-elle une circonstance pertinente pour apprécier si, au-delà du sort du journal en cause, la condamnation est susceptible d’exercer un effet d’intimidation sur l’ensemble des médias ? »
Sur les questions préjudicielles
25 À titre liminaire il y a lieu de relever que la procédure au principal a pour objet un pourvoi en cassation relatif à la révocation, au titre de l’article 45, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, d’une déclaration constatant le caractère exécutoire en France d’un arrêt et de deux ordonnances, rendus en Espagne, au motif que leur exécution aurait pour effet une violation manifeste de la liberté d’expression, consacrée à l’article 11 de la Charte.
26 En ce qui concerne l’applicabilité ratione temporis du règlement no 44/2001, le règlement no 1215/2012 dispose à son article 66, paragraphe 2, que le règlement no 44/2001 continue à s’appliquer aux actions judiciaires intentées avant le 10 janvier 2015, et donc aux décisions rendues à la suite de ces actions. Dans l’affaire au principal, le jugement et les ordonnances dont l’exécution est en cause ont été rendus à la suite d’une action intentée en Espagne avant cette date. Dès lors, le règlement
no 44/2001 est, comme l’a également relevé la Commission européenne, applicable ratione temporis dans le cadre de l’affaire au principal.
27 S’agissant des dispositions pertinentes de ce règlement aux fins de l’examen des questions posées, il y a lieu de constater que le pourvoi en cassation dont est saisie la juridiction de renvoi constitue un recours au titre de l’article 44 du règlement no 44/2001, lu en combinaison avec l’annexe IV de celui-ci. Les motifs de non-exécution sur lesquels une juridiction nationale, saisie d’un recours au titre de cet article 44, peut fonder sa décision sont visés à l’article 45 de ce règlement, dont
le paragraphe 1 renvoie aux motifs de refus de reconnaissance énoncés aux articles 34 et 35 dudit règlement, et dont le paragraphe 2 comporte, à l’instar de l’article 36 de ce même règlement, une interdiction de révision au fond de la décision étrangère dont l’exécution est en cause.
28 Dans ces conditions, il convient de considérer que, par ses questions, qu’il y a lieu d’examiner conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si et, le cas échéant, dans quelles conditions l’exécution d’un jugement condamnant une société éditrice d’un journal et l’un de ses journalistes au paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi par un club sportif et l’un des membres de son équipe médicale en raison d’une atteinte à leur réputation du fait d’une
information les concernant publiée par ce journal doit être refusée, en vertu des dispositions combinées de l’article 34, point 1, et de l’article 45 du règlement no 44/2001, au motif qu’elle est de nature à constituer une violation manifeste de la liberté de la presse, telle que consacrée à l’article 11 de la Charte et, ainsi, une atteinte à l’ordre public de l’État membre requis.
Sur l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001, lu en combinaison avec l’article 45 de celui-ci
29 Le régime de reconnaissance et d’exécution des décisions judiciaires prévu par le règlement no 44/2001 repose, ainsi qu’il ressort de ses considérants 16 et 17, sur la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union européenne. Une telle confiance exige que les décisions judiciaires rendues dans un État membre soient non seulement reconnues de plein droit dans un autre État membre, mais aussi que la procédure visant à rendre exécutoire dans ce dernier ces décisions soit efficace et
rapide. Une telle procédure, selon les termes du considérant 17 de ce règlement, ne doit comporter qu’un simple contrôle formel des documents exigés pour l’attribution de la force exécutoire dans l’État membre requis, la déclaration constatant la force exécutoire d’une décision étant délivrée de manière quasi automatique (voir, en ce sens, arrêt du 12 décembre 2019, Aktiva Finants, C‑433/18, EU:C:2019:1074, point 23).
30 C’est ainsi que les décisions rendues dans un État membre sont, en vertu de l’article 33, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure, et qu’elles sont, conformément à l’article 38, paragraphe 1, de ce même règlement, mises à exécution dans un autre État membre après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée.
31 Le système de recours contre la reconnaissance ou l’exécution d’une décision, prévu par ce règlement, vise, ainsi qu’il ressort de ses considérants 16 à 18, à établir un juste équilibre entre, d’une part, la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union, qui justifie que les décisions rendues dans un État membre soient, en principe, reconnues et déclarées exécutoires de plein droit dans un autre État membre, et, d’autre part, le respect des droits de la défense, qui impose que le
défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s’il considère que l’un des motifs de non-exécution est établi (arrêts du 28 avril 2009, Apostolides, C‑420/07, EU:C:2009:271, point 73, et du 7 juillet 2016, Lebek, C‑70/15, EU:C:2016:524, point 36).
32 À ce dernier égard, l’article 45, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 circonscrit la possibilité de refuser ou de révoquer une déclaration constatant la force exécutoire d’une décision à l’un des motifs prévus aux articles 34 et 35 de ce règlement.
33 L’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 prévoit qu’une décision n’est pas reconnue si sa reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis.
34 Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, l’article 34 du règlement no 44/2001 doit recevoir une interprétation stricte en ce qu’il constitue un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux poursuivi par ce règlement. Il ne doit dès lors jouer que dans des cas exceptionnels (arrêts du 28 avril 2009, Apostolides, C‑420/07, EU:C:2009:271, point 55, et du 20 juin 2022, London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association, C‑700/20, EU:C:2022:488, point 77 ainsi que
jurisprudence citée).
35 En ce qui concerne, en particulier, le point 1 de cet article 34, si les États membres restent, en principe, libres de déterminer, en vertu de la réserve inscrite à ce point, conformément à leurs droits et pratiques nationales, les exigences de leur ordre public, les limites de cette notion relèvent de l’interprétation de ce règlement. Dès lors, s’il n’appartient pas à la Cour de définir le contenu de l’ordre public d’un État membre, il lui incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre
desquelles le juge d’un État membre peut avoir recours à ladite notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’un autre État membre (voir, en ce sens, arrêts du 28 avril 2009, Apostolides, C‑420/07, EU:C:2009:271, points 56 et 57, ainsi que du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C‑681/13, EU:C:2015:471, point 42).
36 À cet égard, il convient de rappeler que, en prohibant la révision au fond de la décision étrangère, l’article 36 et l’article 45, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 interdisent au juge de l’État membre requis de refuser la reconnaissance ou l’exécution de cette décision au seul motif qu’une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le juge de l’État membre d’origine et celle qu’aurait appliquée le juge de l’État membre requis s’il avait été saisi du litige. De même, le juge
de l’État membre requis ne saurait contrôler l’exactitude des appréciations de droit ou de fait qui ont été portées par le juge de l’État membre d’origine (arrêts du 28 avril 2009, Apostolides, C‑420/07, EU:C:2009:271, point 58, et du 25 mai 2016, Meroni, C‑559/14, EU:C:2016:349, point 41).
37 Par conséquent, un recours à la clause de l’ordre public, prévue à l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001, n’est concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision rendue dans un autre État membre heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État membre requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision étrangère, l’atteinte devrait constituer une
violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État membre requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique (arrêts du 28 avril 2009, Apostolides, C‑420/07, EU:C:2009:271, point 59, et du 25 mai 2016, Meroni, C‑559/14, EU:C:2016:349, point 42).
38 Ainsi, le juge de l’État membre requis ne saurait, sous peine de remettre en cause la finalité du règlement no 44/2001, refuser la reconnaissance et l’exécution d’une décision émanant d’un autre État membre au seul motif qu’il estime que, dans cette décision, le droit national ou le droit de l’Union a été mal appliqué. Il importe, au contraire, de considérer que, dans de tels cas, le système des voies de recours mis en place dans chaque État membre, complété par le mécanisme du renvoi préjudiciel
prévu à l’article 267 TFUE, fournit aux justiciables une garantie suffisante. La clause de l’ordre public ne jouerait dans de tels cas que dans la mesure où ladite erreur de droit implique que la reconnaissance ou l’exécution de la décision dans l’État membre requis soit considérée comme une violation manifeste d’une règle de droit essentielle dans l’ordre juridique dudit État membre (voir, en ce sens, arrêt du 28 avril 2009, Apostolides, C‑420/07, EU:C:2009:271, point 60).
39 La circonstance que la violation manifeste en cause concerne une règle du droit de l’Union, et non une règle du droit interne de l’État membre requis, ne modifie pas les conditions de recours à la clause de l’ordre public, au sens de l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001, qu’il s’agisse d’une règle de droit matériel ou procédural. En effet, conformément à une jurisprudence constante, il incombe au juge national d’assurer avec la même efficacité la protection des droits établis par
l’ordre juridique national et celle des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union. La clause de l’ordre public est, donc, appelée à jouer de la même manière lorsque la reconnaissance ou l’exécution de la décision concernée dans l’État membre requis entraîne la violation manifeste d’une règle de droit essentielle dans l’ordre juridique de l’Union ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique et donc de cet État membre (voir, en ce sens, arrêts du 16 juillet 2015, Diageo
Brands, C‑681/13, EU:C:2015:471, point 48, et du 7 septembre 2023, Charles Taylor Adjusting, C‑590/21, EU:C:2023:633, point 36 ainsi que jurisprudence citée).
40 La Cour a déjà jugé qu’il en est ainsi, en particulier, pour les droits fondamentaux reconnus au niveau de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2000, Krombach, C‑7/98, EU:C:2000:164, point 38).
41 Dès lors que l’application du règlement no 44/2001 par une juridiction nationale constitue une mise en œuvre du droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, cette juridiction doit se conformer aux exigences découlant des droits fondamentaux consacrés par la Charte, notamment lorsqu’elle est saisie d’un recours au titre de l’article 43 ou de l’article 44 du règlement no 44/2001, visant à vérifier l’existence d’un motif de refus d’exécution (voir, en ce sens, arrêts du
25 mai 2016, Meroni, C‑559/14, EU:C:2016:349, point 44, et du 7 mai 2020, Rina, C‑641/18, EU:C:2020:349, point 55).
42 Cela étant, il convient de rappeler que le principe de la confiance mutuelle entre les États membres a, dans le droit de l’Union, une importance fondamentale étant donné qu’il permet la création et le maintien d’un espace sans frontières intérieures. Or, ce principe impose, notamment en ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice, à chacun de ces États de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union
et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit [avis 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, point 191].
43 Ainsi, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, les États membres peuvent être tenus, en vertu de ce même droit, de présumer le respect des droits fondamentaux par les autres États membres, de sorte qu’il ne leur est pas possible non seulement d’exiger d’un autre État membre un niveau de protection national des droits fondamentaux plus élevé que celui assuré par le droit de l’Union, mais également, sauf dans des cas exceptionnels, de vérifier si cet autre État membre a effectivement
respecté, dans un cas concret, les droits fondamentaux garantis par l’Union [avis 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, point 192].
44 Partant, ce n’est que dans l’hypothèse où l’exécution d’une décision dans l’État membre requis aurait pour effet une violation manifeste d’un droit fondamental tel que consacré par la Charte qu’une juridiction de cet État membre est, comme l’a relevé M. l’avocat général au point 189 de ses conclusions, tenue, en vertu de l’article 34, point 1, et de l’article 45 du règlement no 44/2001, de refuser l’exécution de cette décision ou, selon le cas, de révoquer la déclaration constatant la force
exécutoire de celle-ci.
Sur l’article 11 de la Charte
45 Aux termes de l’article 11, paragraphe 1, de la Charte, toute personne a droit à la liberté d’expression, qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières.
46 Lorsque sont concernés des journalistes et/ou des éditeurs et organes de presse du fait d’une publication d’un article de presse, la liberté d’expression et d’information est spécifiquement protégée par l’article 11, paragraphe 2, de la Charte, en vertu duquel la liberté des médias et leur pluralisme doivent être respectés.
47 Les droits et libertés consacrés à l’article 11 de la Charte ne sont pas des prérogatives absolues, mais doivent être pris en considération par rapport à leur fonction dans la société (voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., C‑511/18, C‑512/18 et C‑520/18, EU:C:2020:791, point 120 ainsi que jurisprudence citée).
48 En effet, ainsi qu’il ressort de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, celle-ci admet des limitations à l’exercice de ces droits et libertés, pour autant que ces limitations sont prévues par la loi, qu’elles respectent le contenu essentiel desdits droits et libertés et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui.
49 À cet égard, il importe de rappeler que l’article 11 de la Charte constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et pluraliste, faisant partie des valeurs sur lesquelles est, conformément à l’article 2 TUE, fondée l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 21 décembre 2016, Tele2 Sverige et Watson e.a., C‑203/15 et C‑698/15, EU:C:2016:970, point 93, ainsi que du 23 avril 2020, Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, C‑507/18, EU:C:2020:289, point 48). Les ingérences dans les
droits et libertés garantis par cet article 11 doivent donc, dans un tel contexte, être limitées au strict nécessaire (voir, en ce sens, arrêt du 6 mars 2001, Connolly/Commission, C‑274/99 P, EU:C:2001:127, point 41).
50 Tel est le cas, en particulier, pour les ingérences concernant des journalistes ainsi que des éditeurs et organes de presse, eu égard à l’importance de la presse dans une société démocratique et dans un État de droit (voir, en ce sens, arrêts du 1er décembre 2011, Painer, C‑145/10, EU:C:2011:798, point 113, et du 29 juillet 2019, Spiegel Online, C‑516/17, EU:C:2019:625, point 72).
51 En outre, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits que contient celle-ci ont le même sens et la même portée que les droits correspondants garantis par la CEDH, sans pour autant faire obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue [arrêt du 22 juin 2023, K.B. et F.S. (Relevé d’office dans le domaine pénal), C‑660/21, EU:C:2023:498, point 41].
52 En vue de l’interprétation de l’article 11 de la Charte, la Cour doit donc tenir compte des droits correspondants garantis par l’article 10 de la CEDH, tels qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme, en tant que seuil de protection minimale [voir, en ce sens, arrêts du 15 mars 2022, Autorité des marchés financiers, C‑302/20, EU:C:2022:190, point 67, et du 12 janvier 2023, Migracijos departamentas (Motifs de persécution fondés sur des opinions politiques), C‑280/21, EU:C:2023:13,
point 29 ainsi que jurisprudence citée].
53 Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme que les exceptions auxquelles est soumise la liberté d’expression appellent une interprétation stricte et que l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique et dans celui des questions d’intérêt général (voir, en ce sens, Cour EDH, 17 décembre 2004, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark,
CE:ECHR:2004:1217JUD004901799, § 71 ; Cour EDH, 23 avril 2015, Morice c. France, CE:ECHR:2015:0423JUD002936910, §§ 124 et 125, ainsi que Cour EDH, 17 janvier 2017, Tavares de Almeida Fernandes et Almeida Fernandes c. Portugal, CE:ECHR:2017:0117JUD003156613, § 55).
54 Ont trait à un intérêt général les questions pouvant légitimement intéresser le public et celles qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Relèvent de cette catégorie des questions relatives au sport professionnel (voir, en ce sens, Cour EDH, 22 février 2007, Nikowitz et Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche, CE:ECHR:2007:0222JUD000526603, § 25, ainsi que Cour EDH, 27 juin 2017, Satakunnan
Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande, CE:ECHR:2017:0627JUD000093113, § 171), et, partant, celles relatives au dopage dans le sport professionnel.
55 Dans ce contexte, la Cour européenne des droits de l’homme souligne le rôle fondamental que joue la presse dans une société démocratique, de sorte que les garanties à accorder à celle-ci revêtent une importance particulière. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les
questions d’intérêt général. S’il en était autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de public watchdog. Ainsi, il convient d’accorder un grand poids à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH, si l’ingérence en cause est proportionnée au but légitime poursuivi (voir, en ce sens, Cour EDH, 23 septembre 1994, Jersild c. Danemark,
CE:ECHR:1994:0923JUD001589089, § 31 ; Cour EDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France, CE:ECHR:1999:0121JUD002918395, § 45, ainsi que Cour EDH, 16 juin 2015, Delfi AS c. Estonie, CE:ECHR:2015:0616JUD006456909, § 132).
56 Ces principes s’appliquent non seulement aux journalistes, mais également aux éditeurs de presse, lesquels participent pleinement à la liberté d’expression et partagent les devoirs et responsabilités visés à l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH (voir, en ce sens, Cour EDH, 15 janvier 2009, Orban et autres c. France, CE:ECHR:2009:0115JUD002098505, § 47).
57 Si les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite doivent disposer de la possibilité d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les atteintes à leur réputation, toute décision accordant des dommages-intérêts pour une atteinte causée à la réputation doit présenter un rapport raisonnable de proportionnalité entre la somme allouée et l’atteinte en cause (voir, en ce sens, Cour EDH, 15 février 2005, Steel et
Morris c. Royaume-Uni, CE:ECHR:2005:0215JUD006841601, § 96 ; Cour EDH, 16 juin 2015, Delfi AS c. Estonie, CE:ECHR:2015:0616JUD006456909, §§ 110 et 131, ainsi que Cour EDH, 17 janvier 2017, Tavares de Almeida Fernandes et Almeida Fernandes c. Portugal, CE:ECHR:2017:0117JUD003156613, § 77).
58 À ce titre, il convient de distinguer la condamnation en faveur d’une personne morale et celle en faveur d’une personne physique, une atteinte à la réputation d’une personne physique pouvant entraîner des répercussions sur la dignité de cette dernière, alors que la réputation d’une personne morale est dépourvue de cette dimension morale (voir, en ce sens, Cour EDH, 15 février 2005, Steel et Morris c. Royaume-Uni, CE:ECHR:2005:0215JUD006841601, § 94 ; Cour EDH, 19 juillet 2011, UJ c. Hongrie,
CE:ECHR:2011:0719JUD002395410, § 22, et Cour EDH, 11 janvier 2022, Freitas Rangel c. Portugal, CE:ECHR:2022:0111JUD007887313, §§ 48, 53 et 58).
59 Cela étant, il y a lieu de rappeler que la Cour européenne des droits de l’homme procède à l’appréciation de la proportionnalité des ingérences sur la base des mêmes critères à l’égard tant d’une personne morale que d’un individu (voir, en ce sens, Cour EDH, 5 décembre 2017, Frisk et Jensen c. Denmark, CE:ECHR:2017:1205JUD001965712, § 55).
60 S’agissant du caractère proportionné d’une sanction, toute restriction indue de la liberté d’expression comporte le risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, la couverture médiatique de questions analogues. C’est le fait même de la condamnation qui importe, même si celle-ci revêt uniquement un caractère civil et que la sanction infligée revêt un caractère mineur (voir, en ce sens, Cour EDH, 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, CE:ECHR:2015:1110JUD004045407,
§ 151, ainsi que Cour EDH, 25 février 2016, Société de conception de presse et d’édition c. France, CE:ECHR:2016:0225JUD000468311, § 49).
61 En particulier, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, il convient de faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures ou les sanctions prises sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de questions présentant un intérêt général légitime, et donc à avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté de la presse à l’égard de telles questions (voir, en ce sens, Cour EDH, 20 mai 1999, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège,
CE:ECHR:1999:0520JUD002198093, § 64, ainsi que Cour EDH, 17 décembre 2004, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie, CE :ECHR :2004 :1217JUD 003334896, § 111).
62 À cet égard, il y a lieu de considérer qu’un montant de dommages-intérêts d’une ampleur imprévisible ou élevée par rapport aux sommes allouées dans des affaires de diffamation comparables est de nature à avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté de la presse [voir, en ce sens, Cour EDH, 7 décembre 2010, Público – Comunicação Social, S.A. et autres c. Portugal, CE:ECHR:2010:1207JUD003932407, § 55, ainsi que Cour EDH, 15 juin 2017, Independent Newspapers (Ireland) Limited c. Irlande,
CE:ECHR:2017:0615JUD002819915, §§ 84 et 85].
63 En outre, eu égard au rôle fondamental de la presse dans une société démocratique et aux garanties dont elle doit disposer conformément à la jurisprudence rappelée au point 55 du présent arrêt, tel est, en règle générale, le cas lorsque la condamnation consiste à accorder à la partie lésée une réparation excédant le dommage matériel ou moral réellement subi.
64 Un tel effet dissuasif peut même résulter d’une condamnation à des sommes relativement modestes, au regard des standards appliqués dans des affaires de diffamation comparables. Tel est, en principe, le cas lorsque les sommes allouées s’avèrent substantielles par rapport aux moyens dont dispose la personne condamnée (voir, en ce sens, Cour EDH, 15 février 2005, Steel et Morris c. Royaume-Uni, CE :ECHR :2005 :0215JUD 006841601, § 96), qu’il s’agisse d’un journaliste ou d’un éditeur de presse.
65 Par ailleurs, aux fins d’apprécier le caractère proportionné des dommages-intérêts accordés, il doit être tenu compte également des autres sanctions infligées, telles que la publication d’un démenti, une rectification ou encore une excuse formelle ainsi que les frais de justice imposés à la personne condamnée (voir, en ce sens, Cour EDH, 11 décembre 2012, Ileana Constantinescu c. Roumanie, CE:ECHR:2012:1211JUD003256304, § 49 ; Cour EDH, 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c.
France, CE:ECHR:2015:1110JUD004045407, § 152, ainsi que Cour EDH, 27 juin 2017, Ghiulfer Predescu c. Roumanie, CE:ECHR:2017:0627JUD002975109, § 61).
Sur la lecture conjointe de l’article 34, point 1, et de l’article 45 du règlement no 44/2001 avec l’article 11 de la Charte
66 Il ressort des considérations qui précèdent que, en vertu de l’article 34, point 1, et de l’article 45 du règlement no 44/2001, l’exécution d’un jugement condamnant une société éditrice d’un journal ainsi qu’un de ses journalistes au paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi par un club sportif et l’un des membres de son équipe médicale en raison d’une atteinte à leur réputation du fait de la publication dans ledit journal d’une information les concernant doit être
refusée, lorsqu’elle aurait pour effet une violation manifeste des droits et libertés tels que consacrés à l’article 11 de la Charte.
67 En effet, une telle violation manifeste de l’article 11 de la Charte relève de l’ordre public de l’État membre requis et constitue, dès lors, le motif de refus d’exécution visé à l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001, lu en combinaison avec l’article 45 de celui-ci.
68 Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, en tenant compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce, parmi lesquelles figurent non seulement les ressources des personnes condamnées mais également la gravité de leur faute et l’étendue du préjudice telles qu’elles ont été constatées dans les décisions en cause au principal, si l’exécution de ces décisions aurait pour effet, au regard des critères énoncés aux points 53 à 64 du présent arrêt, une violation manifeste des droits et
libertés tels que consacrés à l’article 11 de la Charte.
69 À cet effet, il incombe à cette juridiction de vérifier si les dommages-intérêts accordés dans lesdites décisions s’avèrent manifestement disproportionnés par rapport à l’atteinte à la réputation en cause et risquent ainsi d’avoir un effet dissuasif dans l’État membre requis sur la couverture médiatique de questions analogues à l’avenir ou, plus généralement, sur l’exercice de la liberté de la presse, telle que consacrée à l’article 11 de la Charte.
70 Dans ce contexte, il convient de préciser que, si la juridiction de renvoi peut prendre en compte les sommes allouées dans l’État membre requis pour une atteinte comparable, une éventuelle divergence entre ces sommes et le montant des dommages-intérêts accordés dans lesdites décisions n’est pas, à elle seule, suffisante pour considérer, de manière automatique et sans vérifications ultérieures, que ces dommages-intérêts sont manifestement disproportionnés par rapport à l’atteinte à la réputation
en cause.
71 En outre, dans la mesure où la vérification à effectuer par la juridiction de renvoi ne vise qu’à identifier une atteinte manifeste aux droits et libertés consacrés par l’article 11 de la Charte, elle ne saurait impliquer un contrôle des appréciations de fond portées par les juridictions de l’État membre d’origine, un tel contrôle constituant une révision au fond, laquelle est expressément prohibée par l’article 36 et l’article 45, paragraphe 2, du règlement no 44/2001. Ainsi, en l’occurrence, la
juridiction de renvoi ne saurait notamment examiner si EE et Société Éditrice du Monde ont agi, en publiant l’article en cause au principal, dans le respect de leurs devoirs et responsabilités ou remettre en cause les constats de l’arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême) du 24 février 2014 en ce qui concerne la gravité de la faute d’EE ou de Société Éditrice du Monde ou l’étendue du préjudice subi par le Real Madrid et par AE.
72 Compte tenu des interrogations de la juridiction de renvoi, il convient encore de faire observer que, comme il ressort des points 58 et 63 du présent arrêt, il ne saurait être exclu que celle-ci soit amenée, au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce, à constater l’existence d’une violation manifeste de la liberté de la presse résultant d’une exécution des décisions en cause au principal en ce qui concerne seulement l’une des deux parties requérantes ou l’une des deux parties
défenderesses visées par ces décisions.
73 Dans l’hypothèse où elle constaterait l’existence d’une violation manifeste de la liberté de la presse, cette juridiction devrait limiter le refus d’exécution desdites décisions à la partie manifestement disproportionnée, dans l’État membre requis, des dommages-intérêts alloués.
74 Il résulte de tout ce qui précède qu’il convient de répondre aux questions posées que l’article 34, paragraphe 1, et l’article 45 du règlement no 44/2001, lus conjointement avec l’article 11 de la Charte, doivent être interprétés en ce sens que l’exécution d’un jugement condamnant une société éditrice d’un journal et l’un de ses journalistes au paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi par un club sportif et l’un des membres de son équipe médicale en raison d’une
atteinte à leur réputation du fait d’une information les concernant publiée par ce journal doit être refusée pour autant qu’elle aurait pour effet une violation manifeste de la liberté de la presse, telle que consacrée à l’article 11 de la Charte et, ainsi, une atteinte à l’ordre public de l’État membre requis.
Sur les dépens
75 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
L’article 34, point 1, et l’article 45 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, lus conjointement avec l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
doivent être interprétés en ce sens que :
l’exécution d’un jugement condamnant une société éditrice d’un journal et l’un de ses journalistes au paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi par un club sportif et l’un des membres de son équipe médicale en raison d’une atteinte à leur réputation du fait d’une information les concernant publiée par ce journal doit être refusée pour autant qu’elle aurait pour effet une violation manifeste de la liberté de la presse, telle que consacrée à l’article 11 de la charte des
droits fondamentaux et, ainsi, une atteinte à l’ordre public de l’État membre requis.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le français.