ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
4 octobre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Politique commune en matière d’asile – Directive 2011/95/UE – Conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers pour pouvoir bénéficier du statut de réfugié – Article 2, sous d) et e) – Notion d’“acte de persécution” – Niveau de gravité requis – Article 9 – Accumulation suffisamment grave de mesures discriminatoires à l’égard des femmes – Article 9, paragraphe 1, sous b) – Formes des actes de persécution –
Article 9, paragraphe 2 – Évaluation des demandes de protection internationale – Article 4, paragraphe 3 – Obligation d’évaluation individuelle – Portée »
Dans les affaires jointes C‑608/22 et C‑609/22,
ayant pour objet des demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche), par décisions du 14 septembre 2022, parvenues à la Cour le 22 septembre 2022, dans les procédures
AH (C‑608/22),
FN (C‑609/22)
contre
Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl,
LA COUR (troisième chambre),
composée de Mme K. Jürimäe, présidente de chambre, M. K. Lenaerts, président de la Cour, faisant fonction de juge de la troisième chambre, MM. N. Piçarra (rapporteur), N. Jääskinen et M. Gavalec, juges,
avocat général : M. J. Richard de la Tour,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour AH, par Me N. Lorenz, Rechtsanwältin,
– pour FN, par Me S. Moschitz-Kumar, Rechtsanwältin,
– pour le gouvernement autrichien, par M. A. Posch, Mme J. Schmoll et M. M. Kopetzki, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement belge, par Mmes M. Jacobs, A. Van Baelen et M. Van Regemorter, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement espagnol, par Mmes A. Gavela Llopis et A. Pérez-Zurita Gutiérrez, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement français, par MM. B. Fodda et J. Illouz, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mmes A. Azéma, J. Hottiaux et M. H. Leupold, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 9 novembre 2023,
rend le présent
Arrêt
1 Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation de l’article 9, paragraphe 1, sous a) et b), de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette
protection (JO 2011, L 337, p. 9).
2 Ces demandes ont été présentées dans le cadre de litiges opposant, respectivement, AH et FN au Bundesamt für Fremdenwesen und Asyl (Office fédéral pour le droit des étrangers et le droit d’asile, Autriche) au sujet de la légalité des décisions de ce dernier rejetant leurs demandes de reconnaissance du statut de réfugié.
Le cadre juridique
Le droit international
La convention de Genève
3 Aux termes de l’article 1er, section A, point 2, de la convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, no 2545 (1954)], entrée en vigueur le 22 avril 1954 et complétée par le protocole relatif au statut des réfugiés, conclu à New York le 31 janvier 1967 et entré en vigueur le 4 octobre 1967 (ci-après la « convention de Genève ») :
« Aux fins de la présente Convention, le terme “réfugié” s’appliquera à toute personne [q]ui, [...] craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; [...] »
La CEDEF
4 Aux termes de l’article 1er de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (ci-après la « CEDEF »), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 18 décembre 1979, entrée en vigueur le 3 septembre 1981 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 1249, no I‑20378, p. 13) et à laquelle tous les États membres sont parties :
« Aux fins de la présente Convention, l’expression “discrimination à l’égard des femmes” vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout
autre domaine. »
5 L’article 3 de cette convention prévoit que les États qui sont parties à celle‑ci prennent dans tous les domaines, notamment dans les domaines politique, social, économique et culturel, toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour assurer le plein développement et le progrès des femmes, en vue de leur garantir l’exercice et la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur la base de l’égalité avec les hommes.
6 En vertu de l’article 5 de ladite convention, les États qui sont parties à celle-ci prennent toutes les mesures appropriées pour notamment modifier les schémas et modèles de comportement socioculturels de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes.
7 Aux termes des articles 7, 10 et 16 de la même convention, les États qui sont parties à celle-ci prennent toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans la vie politique et publique du pays, en ce qui concerne l’éducation ainsi que dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux.
La convention d’Istanbul
8 Conformément à son article 1er, la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, conclue à Istanbul le 11 mai 2011, signée par l’Union européenne le 13 juin 2017, approuvée au nom de celle-ci par la décision (UE) 2023/1076 du Conseil, du 1er juin 2023 (JO 2023, L 143 I, p. 4) (ci-après la « convention d’Istanbul »), et entrée en vigueur, en ce qui concerne l’Union, le 1er octobre 2023, vise, notamment, tant à
protéger les femmes contre toutes les formes de violence, et à prévenir, à poursuivre et à éliminer la violence à l’égard des femmes et la violence domestique qu’à contribuer à éliminer toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et à promouvoir l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, y compris par l’autonomisation des femmes.
9 L’article 3 de cette convention précise que, aux fins de son application, l’expression « violence à l’égard des femmes » doit être comprise comme une violation des droits de l’homme et une forme de discrimination à l’égard des femmes, et désigne tous les actes de violence fondés sur le genre qui entraînent, ou sont susceptibles d’entraîner pour les femmes, des dommages ou des souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique, y compris la menace de se livrer à de tels actes, la
contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou privée.
10 L’article 4, paragraphe 2, de ladite convention dispose :
« Les Parties condamnent toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et prennent, sans retard, les mesures législatives et autres nécessaires pour la prévenir, en particulier :
– en inscrivant dans leurs constitutions nationales ou toute autre disposition législative appropriée, le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes, et en assurant l’application effective dudit principe ;
– en interdisant la discrimination à l’égard des femmes, y compris le cas échéant par le recours à des sanctions ;
– en abrogeant toutes les lois et pratiques qui discriminent les femmes. »
11 L’article 60, paragraphe 1, de la convention d’Istanbul est libellé comme suit :
« Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre puisse être reconnue comme une forme de persécution au sens de l’article 1er, section A, point 2, de la [convention de Genève] et comme une forme de préjudice grave donnant lieu à une protection complémentaire/subsidiaire. »
Le droit de l’Union
La directive 2011/95
12 Les considérants 4 et 16 de la directive 2011/95 énoncent :
« (4) La convention de Genève et le protocole y afférent constituent la pierre angulaire du régime juridique international de protection des réfugiés.
[...]
(16) La présente directive respecte les droits fondamentaux, ainsi que les principes reconnus notamment par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [(ci-après la « Charte »)]. En particulier, la présente directive vise à garantir le plein respect de la dignité humaine et du droit d’asile des demandeurs d’asile et des membres de leur famille qui les accompagnent et à promouvoir l’application des articles 1er, 7, 11, 14, 15, 16, 18, 21, 24, 34 et 35 de ladite [Charte], et devrait
être mise en œuvre en conséquence. »
13 L’article 2 de cette directive, intitulé « Définitions », est libellé comme suit :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
[...]
d) “réfugié”, tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle,
ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner et qui n’entre pas dans le champ d’application de l’article 12 ;
e) “statut de réfugié”, la reconnaissance, par un État membre, de la qualité de réfugié pour tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride ;
[...]
h) “demande de protection internationale”, la demande de protection présentée à un État membre par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, qui peut être comprise comme visant à obtenir le statut de réfugié ou le statut conféré par la protection subsidiaire, le demandeur ne sollicitant pas explicitement un autre type de protection hors du champ d’application de la présente directive et pouvant faire l’objet d’une demande séparée ;
i) “demandeur”, tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle il n’a pas encore été statué définitivement ;
[...]
n) “pays d’origine”, le pays ou les pays dont le demandeur a la nationalité ou, s’il est apatride, le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle. »
14 L’article 4 de ladite directive, intitulé « Évaluation des faits et circonstances », dispose :
« 1. Les États membres peuvent considérer qu’il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Il appartient à l’État membre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la demande.
[...]
3. Il convient de procéder à l’évaluation individuelle d’une demande de protection internationale en tenant compte des éléments suivants :
a) tous les faits pertinents concernant le pays d’origine au moment de statuer sur la demande, y compris les lois et règlements du pays d’origine et la manière dont ils sont appliqués ;
b) les informations et documents pertinents présentés par le demandeur, y compris les informations permettant de déterminer si le demandeur a fait ou pourrait faire l’objet de persécutions ou d’atteintes graves ;
c) le statut individuel et la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge, pour déterminer si, compte tenu de la situation personnelle du demandeur, les actes auxquels le demandeur a été ou risque d’être exposé pourraient être considérés comme une persécution ou une atteinte grave ;
[...] »
15 Aux termes de l’article 6 de la même directive, intitulé « Acteurs des persécutions ou des atteintes graves » :
« Les acteurs des persécutions ou des atteintes graves peuvent être :
a) l’État ;
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’État ou une partie importante du territoire de celui-ci ;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou les atteintes graves au sens de l’article 7. »
16 Le chapitre III de la directive 2011/95, intitulé « Conditions pour être considéré comme réfugié », comporte l’article 9 de celle-ci, intitulé « Actes de persécution », qui dispose :
« 1. Pour être considéré comme un acte de persécution au sens de l’article 1er, section A, de la convention de Genève, un acte doit :
a) être suffisamment grave du fait de sa nature ou de son caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »)] ; ou
b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué au point a).
2. Les actes de persécution, au sens du paragraphe 1, peuvent notamment prendre les formes suivantes :
a) violences physiques ou mentales, y compris les violences sexuelles ;
b) les mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires qui sont discriminatoires en soi ou mises en œuvre d’une manière discriminatoire ;
c) les poursuites ou sanctions qui sont disproportionnées ou discriminatoires ;
[...]
f) les actes dirigés contre des personnes en raison de leur genre ou contre des enfants.
3. Conformément à l’article 2, point d), il doit y avoir un lien entre les motifs mentionnés à l’article 10 et les actes de persécution au sens du paragraphe 1 du présent article ou l’absence de protection contre de tels actes. »
17 L’article 10 de cette directive, intitulé « Motifs de la persécution », prévoit, à son paragraphe 1, sous d) :
« Lorsqu’ils évaluent les motifs de la persécution, les États membres tiennent compte des éléments suivants :
[...]
d) un groupe est considéré comme un certain groupe social lorsque, en particulier :
– ses membres partagent une caractéristique innée ou une histoire commune qui ne peut être modifiée, ou encore une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce, et
– ce groupe a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante.
[...] »
La directive 2013/32/UE
18 L’article 10 de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60), intitulé « Conditions auxquelles est soumis l’examen des demandes », prévoit, à son paragraphe 3 :
« Les États membres font en sorte que les décisions sur les demandes de protection internationale soient prises par l’autorité responsable de la détermination à l’issue d’un examen approprié. À cet effet, les États membres veillent à ce que :
a) les demandes soient examinées et les décisions soient prises individuellement, objectivement et impartialement ;
b) des informations précises et actualisées soient obtenues auprès de différentes sources, telles que [le Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA)] et le [Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR)] ainsi que les organisations internationales compétentes en matière de droits de l’homme, sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs [...] et à ce que le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions ait accès à ces
informations ;
[...]
d) le personnel chargé d’examiner les demandes et de prendre les décisions ait la possibilité de demander conseil à des experts, le cas échéant, sur des matières particulières comme les questions médicales, culturelles, religieuses, ou celles liées aux enfants ou au genre. »
Les litiges au principal et les questions préjudicielles
19 AH est une ressortissante afghane née en 1995. Après que son père a voulu la vendre, elle aurait fui, avec sa mère, en Iran. Après un séjour en Grèce au cours duquel elle s’est mariée, elle est entrée en Autriche en 2015 et a déposé une demande de protection internationale dans cet État membre, où résidait son conjoint.
20 FN est une ressortissante afghane née en 2007, qui n’a jamais vécu en Afghanistan. En 2020, elle a déposé une demande de protection internationale en Autriche. Son frère, également originaire d’Afghanistan, y bénéficiait déjà de la protection subsidiaire. Elle aurait fait valoir dans cette demande qu’elle a fui l’Iran où elle vivait avec sa mère et ses deux sœurs, qu’aucune d’entre elles ne disposait d’un titre de séjour, ce qui ne lui permettait pas d’être scolarisée et empêchait leur mère de
travailler, et qu’elle voulait vivre de manière libre et disposer des mêmes droits que les hommes.
21 Par décisions du 26 mars 2018 et du 14 octobre 2020, l’Office fédéral pour le droit des étrangers et le droit d’asile a, respectivement, estimé que le récit de AH n’était pas crédible et que FN n’était pas exposée à un risque de persécution réel en Afghanistan, et a refusé de leur reconnaître le statut de réfugié, au sens de l’article 2, sous e), de la directive 2011/95. Il a cependant accordé à AH et à FN le statut conféré par la protection subsidiaire, au motif, en substance, que, en l’absence
d’appui social en Afghanistan, elles seraient exposées à des difficultés de nature économique et sociale si elles y retournaient.
22 AH et FN ont chacune introduit un recours contre ces décisions devant le Bundesverwaltungsgericht (tribunal administratif fédéral, Autriche), en faisant notamment valoir, d’une part, qu’elles avaient adhéré à des valeurs ainsi qu’à un mode de vie d’inspiration occidentale et, d’autre part, que, à la suite de la prise de pouvoir par les talibans à l’été 2021, la situation en Afghanistan avait changé d’une manière telle que les femmes étaient désormais exposées à des persécutions de grande ampleur.
23 Cette juridiction a rejeté ces recours comme étant non fondés, jugeant, entre autres, que, eu égard aux conditions de vie de AH et de FN en Autriche, elles n’avaient pas adopté un mode de vie « occidental » qui serait devenu une composante de leur identité à ce point essentielle qu’il leur serait impossible d’y renoncer afin d’échapper à des menaces de persécution dans leur pays d’origine.
24 AH et FN ont chacune introduit un pourvoi en Revision devant le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche), la juridiction de renvoi, en faisant de nouveau valoir que la situation des femmes sous le nouveau régime des talibans justifiait, à elle seule, de leur reconnaître le statut de réfugié.
25 À cet égard, cette juridiction relève que les femmes ressortissantes d’Afghanistan appartiennent à « un certain groupe social », au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95, et qu’il existe un lien entre le motif de persécution visé à cette disposition et les « actes de persécution » auxquels ces femmes peuvent être exposées, ainsi que l’exige l’article 9, paragraphe 3, de cette directive.
26 Ladite juridiction rappelle que, à l’époque du régime des talibans mis en place entre l’année 1996 et l’année 2001, elle a jugé que la situation des femmes en Afghanistan devait, dans son ensemble, être qualifiée de suffisamment grave pour considérer que les mesures discriminatoires qui les visaient constituaient, en elles-mêmes, une persécution, au sens de la convention de Genève. Partant, à cette époque, une demanderesse de protection internationale se voyait reconnaître le statut de réfugié du
seul fait de sa qualité de femme afghane.
27 À la suite de la chute de ce régime des talibans, la même juridiction indique avoir modifié sa jurisprudence en ce sens que seules pouvaient bénéficier du statut de réfugié les femmes qui risquaient d’être persécutées en raison de l’adoption d’un « mode de vie d’inspiration occidentale », devenu à ce point essentiel pour leur identité qu’il ne pouvait être exigé qu’elles y renoncent afin d’échapper à une menace de persécution, une telle appréciation devant reposer sur l’examen concret des
circonstances du cas d’espèce. Elle considère, toutefois, que les mesures adoptées contre des femmes par les talibans, depuis leur retour au pouvoir, qu’il s’agisse de discriminations, de violences sexuelles ou de la mise à mort, sont d’une ampleur comparable à celles appliquées par le précédent régime.
28 Dans ce nouveau contexte, la juridiction de renvoi cherche, en premier lieu, à déterminer si les mesures arrêtées par les talibans à l’égard des femmes revêtent une gravité telle qu’elles peuvent être qualifiées d’« acte de persécution », au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2011/95. Elle relève que ces mesures, prises isolément, ne constituent certes pas une violation grave des droits fondamentaux, en particulier de ceux auxquels il ne saurait être dérogé en vertu de
l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH et, partant, ne relèvent pas de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de cette directive. Elle se demande cependant si lesdites mesures, prises dans leur ensemble, sont suffisamment graves, au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de ladite directive.
29 En second lieu, la juridiction de renvoi se demande si une femme afghane peut bénéficier du statut de réfugié, au sens de l’article 2, sous e), de la directive 2011/95, sans qu’il soit procédé à un examen individuel de sa situation.
30 Dans ces conditions, le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’accumulation de mesures qui, dans un État, sont prises, encouragées ou tolérées par un acteur détenant de facto le pouvoir gouvernemental, et qui consistent notamment à ce que les femmes
– soient exclues de la participation aux fonctions politiques et aux processus de décision politique,
– soient privées de tout moyen juridique leur permettant d’obtenir une protection contre les violences fondées sur le genre et les violences domestiques,
– soient de manière générale exposées au risque de mariage forcé, sachant que, en dépit de l’interdiction de cette pratique par l’acteur détenant de facto le pouvoir gouvernemental, les femmes ne bénéficient pas d’une protection effective contre les mariages forcés, lesquels sont par ailleurs parfois célébrés avec la participation, en toute connaissance de cause, de personnes dotées de facto de prérogatives liées à l’exercice de la puissance publique,
– ne soient pas autorisées à exercer une activité professionnelle ou ne soient autorisées à exercer une activité professionnelle que dans une mesure limitée, principalement à la maison,
– aient plus de difficultés à accéder aux structures de soin et de santé,
– se voient refuser l’accès à l’éducation, totalement ou dans une large mesure (par exemple parce que les filles n’ont accès qu’à une éducation primaire),
– ne soient pas autorisées à se trouver ou à se déplacer dans un lieu public sans être accompagnées d’un homme (présentant avec elles un certain degré de parenté), en tout cas lorsqu’elles s’éloignent au-delà d’une certaine distance de leur lieu de résidence,
– soient tenues de se couvrir entièrement le corps et de se voiler le visage en public,
– n’aient pas le droit de pratiquer de sport,
doit-elle être considérée, conformément à l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la [directive 2011/95], comme étant suffisamment grave pour affecter une femme d’une manière comparable à ce qui est indiqué à l’article 9, paragraphe 1, sous a), de [cette] directive ?
2) Suffit-il, pour reconnaître à une femme le [statut de réfugié], que celle-ci soit concernée par ces mesures dans l’État d’origine uniquement en raison de son sexe, ou est-il nécessaire, pour apprécier si ces mesures – considérées dans leur accumulation – l’affectent au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive [2011/95], d’examiner sa situation individuelle ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
31 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens que relève de la notion d’« acte de persécution » une accumulation de mesures discriminatoires, à l’égard des femmes, adoptées ou tolérées par un « acteur des persécutions », au sens de l’article 6 de cette directive, consistant notamment à les priver de toute protection juridique contre les violences fondées sur le genre, les
violences domestiques et le mariage forcé, à les obliger à se couvrir entièrement le corps et le visage, à leur restreindre l’accès aux soins de santé ainsi que la liberté d’aller et venir, à leur interdire d’exercer une activité professionnelle ou à restreindre son exercice, à leur interdire l’accès à l’éducation et à la pratique du sport et à les exclure de la vie politique.
32 En premier lieu, l’article 2, sous d), de la directive 2011/95, qui reprend l’article 1er, section A, point 2, de la convention de Genève, définit le « réfugié » comme étant tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se
réclamer de la protection de ce pays. L’article 2, sous e), de cette directive définit le « statut de réfugié » comme la reconnaissance, par un État membre, de la qualité de réfugié pour tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride.
33 L’interprétation des dispositions de la directive 2011/95 doit être effectuée non seulement à la lumière de l’économie générale et de la finalité de cette directive, mais également dans le respect de la convention de Genève – laquelle, ainsi que l’énonce le considérant 4 de cette directive, constitue « la pierre angulaire du régime juridique international de protection des réfugiés » – et des autres traités pertinents visés à l’article 78, paragraphe 1, TFUE. Parmi ces traités figurent,
notamment, la convention d’Istanbul et la CEDEF [arrêts du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques), C‑621/21, EU:C:2024:47, points 37 et 44 à 47, ainsi que du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 36].
34 Comme le confirment les articles 1er et 3 ainsi que l’article 4, paragraphe 2, de la convention d’Istanbul, l’égalité entre les femmes et les hommes implique notamment le droit, pour toute femme, d’être préservée de toute violence liée au genre, le droit de ne pas être contrainte de se marier, ainsi que le droit d’adhérer ou non à une croyance, d’avoir ses propres opinions politiques et de les manifester et d’effectuer librement ses propres choix de vie, notamment, en matière d’éducation, de
carrière professionnelle ou d’activités dans la sphère publique. Il en va de même des articles 3, 5, 7, 10 et 16 de la CEDEF [arrêt du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 37].
35 En outre, l’article 60, paragraphe 1, de la convention d’Istanbul dispose que la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, devant être comprise, conformément à l’article 3 de cette convention, comme une violation des droits de l’homme et une forme de discrimination à l’égard des femmes, doit être reconnue comme une forme de persécution, au sens de l’article 1er, section A, point 2, de la convention de Genève [arrêt du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes
s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 55].
36 Les dispositions de la directive 2011/95 doivent également être interprétées, ainsi que l’énonce son considérant 16, dans le respect des droits reconnus par la Charte, dont cette directive vise à promouvoir l’application, et dont l’article 21, paragraphe 1, interdit toute discrimination fondée notamment sur le sexe [voir, en ce sens, arrêts du 13 janvier 2021, Bundesrepublik Deutschland (Statut de réfugié d’un apatride d’origine palestinienne), C‑507/19, EU:C:2021:3, point 39 ; du 9 novembre
2023, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Notion d’atteintes graves), C‑125/22, EU:C:2023:843, point 60, et du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 38].
37 En second lieu, l’article 9 de la directive 2011/95 définit les éléments qui permettent de considérer des actes comme étant constitutifs d’une persécution, au sens de l’article 1er, section A, de la convention de Genève. L’article 9, paragraphe 1, sous a), de cette directive précise que l’acte pertinent doit être suffisamment grave en raison de sa nature ou de sa répétition pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier de ceux auxquels il ne saurait être
dérogé, conformément à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH, à savoir le droit à la vie (article 2), le droit de ne pas être soumis à la torture et aux peines ou aux traitements inhumains ou dégradants (article 3), à l’esclavage (article 4, paragraphe 1) ou à toute condamnation en l’absence de loi (article 7).
38 L’emploi, à l’article 9, paragraphe 1, sous a), de ladite directive, de la locution adverbiale « en particulier » indique que la référence à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH est faite à titre indicatif et illustre le niveau de gravité requis pour qu’un acte puisse être qualifié d’« acte de persécution », au sens de l’article 1er, section A, de la convention de Genève (voir, en ce sens, arrêt du 5 septembre 2012, Y et Z, C‑71/11 et C‑99/11, EU:C:2012:518, point 57).
39 L’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95, auquel la juridiction de renvoi se réfère, permet également de qualifier d’« acte de persécution » une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui « est suffisamment grave » pour affecter un individu d’une manière « comparable » à ce qui est indiqué à l’article 9, paragraphe 1, sous a), de cette directive.
40 Il ressort de ces dispositions que, pour qu’une violation des droits de l’homme constitue une persécution, au sens de l’article 1er, section A, de la convention de Genève, elle doit atteindre un certain niveau de gravité [arrêt du 19 novembre 2020, Bundesamt für Migration und Flüchtlinge (Service militaire et asile), C‑238/19, EU:C:2020:945, point 22 et jurisprudence citée]. Ce niveau de gravité est comparable pour chacune des hypothèses visées à l’article 9, paragraphe 1, sous a) et b), de la
directive 2011/95.
41 S’agissant spécifiquement de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de cette directive, un tel niveau de gravité doit notamment être considéré comme étant atteint lorsque, prises dans leur ensemble, plusieurs violations de droits qui ne constituent pas nécessairement des droits auxquels il ne peut être dérogé, conformément à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH, portent atteinte au plein respect de la dignité humaine, tel que consacré à l’article 1er de la Charte, que la directive 2011/95 vise
expressément à garantir, ainsi qu’il ressort de son considérant 16.
42 En l’occurrence, comme le souligne, en substance, M. l’avocat général au point 54 de ses conclusions, il ne fait aucun doute que, indépendamment de la répression à laquelle s’exposent les femmes afghanes en cas de non-respect des prescriptions adoptées par le régime des talibans – lesquelles sont à elles seules susceptibles de constituer des actes de persécution, au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2011/95 –, les mesures discriminatoires visées par la juridiction de renvoi
atteignent le niveau de gravité requis, tant par leur intensité et leur effet cumulé que par les conséquences qu’elles engendrent pour la femme affectée.
43 D’une part, certaines de ces mesures doivent être qualifiées à elles seules d’« acte de persécution », au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95. Il en va notamment ainsi du mariage forcé, qui est assimilable à une forme d’esclavage, prohibé par l’article 4 de la CEDH, et de l’absence de protection contre les violences fondées sur le sexe et les violences domestiques, qui constituent des formes de traitements inhumains et dégradants, interdits par l’article 3 de la
CEDH.
44 D’autre part, à supposer que, prises isolément, les mesures discriminatoires à l’égard des femmes qui restreignent l’accès aux soins de santé, à la vie politique et à l’éducation ainsi que l’exercice d’une activité professionnelle ou sportive, ou qui entravent la liberté d’aller et de venir ou encore portent atteinte à la liberté de se vêtir ne constituent pas une violation suffisamment grave d’un droit fondamental, au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95, ces
mesures, prises dans leur ensemble, affectent les femmes d’une manière telle qu’elles atteignent le niveau de gravité requis pour constituer des actes de persécution, au sens de l’article 9, paragraphe 1, sous b), de cette directive. En effet, comme le relève, en substance, M. l’avocat général aux points 56 à 58 de ses conclusions, en raison de leur effet cumulé et de leur application délibérée et systématique, ces mesures aboutissent à dénier, de manière flagrante et avec acharnement, aux femmes
afghanes, en raison de leur sexe, les droits fondamentaux liés à la dignité humaine. Lesdites mesures témoignent de l’établissement d’une organisation sociale fondée sur un régime de ségrégation et d’oppression dans lequel les femmes sont exclues de la société civile et privées du droit de mener une vie quotidienne digne dans leur pays d’origine.
45 Une telle interprétation est confortée par l’article 9, paragraphe 2, de la directive 2011/95 qui comporte une liste indicative d’actes de persécution, au sens du paragraphe 1 de l’article 9 de cette directive, parmi lesquels figurent, notamment aux points a) à c) et f) de ce paragraphe, les violences physiques ou mentales, y compris les violences sexuelles, les mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires qui sont discriminatoires en soi ou mises en œuvre d’une manière
discriminatoire, les poursuites ou sanctions disproportionnées ou discriminatoires ainsi que les actes dirigés contre des personnes en raison de leur genre.
46 Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens que relève de la notion d’« acte de persécution » une accumulation de mesures discriminatoires, à l’égard des femmes, adoptées ou tolérées par un « acteur des persécutions », au sens de l’article 6 de cette directive, consistant notamment à les priver de toute protection juridique contre les violences fondées
sur le genre, les violences domestiques et le mariage forcé, à les obliger à se couvrir entièrement le corps et le visage, à leur restreindre l’accès aux soins de santé ainsi que la liberté d’aller et venir, à leur interdire d’exercer une activité professionnelle ou à restreindre son exercice, à leur interdire l’accès à l’éducation et à la pratique du sport et à les exclure de la vie politique, dès lors que ces mesures, par leur effet cumulé, portent atteinte au respect de la dignité humaine, tel
que garanti par l’article 1er de la Charte.
Sur la seconde question
47 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens qu’il impose à l’autorité nationale compétente, afin de déterminer si, compte tenu des conditions qui prévalent dans le pays d’origine d’une femme au moment de l’appréciation de sa demande de protection internationale, les mesures discriminatoires auxquelles elle a été ou risque d’être exposée dans ce pays constituent des actes de
persécution, au sens de l’article 9, paragraphe 1, de cette directive, de prendre en considération, dans le cadre de l’évaluation individuelle de cette demande, au sens de l’article 2, sous h), de ladite directive, des éléments propres à sa situation personnelle autres que ceux relatifs à son sexe ou à sa nationalité.
48 En vertu de l’article 4 de la directive 2011/95, toute demande de protection internationale doit, en principe, faire l’objet d’une évaluation individuelle [voir, notamment, arrêts du 7 novembre 2013, X e.a., C‑199/12 à C‑201/12, EU:C:2013:720, point 73 ; du 25 janvier 2018, F, C‑473/16, EU:C:2018:36, point 41, ainsi que du 19 novembre 2020, Bundesamt für Migration und Flüchtlinge (Service militaire et asile), C‑238/19, EU:C:2020:945, point 23].
49 Conformément à l’article 4, paragraphe 3, de cette directive, l’évaluation individuelle, par les autorités nationales compétentes, du caractère fondé de la crainte de persécution exprimée par un demandeur doit être effectuée au cas par cas avec vigilance et prudence, en se fondant uniquement sur une évaluation concrète des faits et des circonstances, afin de déterminer si les faits et circonstances établis constituent une menace telle que la personne concernée peut avec raison craindre, au regard
de sa situation individuelle, d’être effectivement victime d’actes de persécution si elle devait retourner dans son pays d’origine [voir, en ce sens, arrêts du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques), C‑621/21, EU:C:2024:47, point 60, et du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 59].
50 Cette disposition énumère les éléments que les autorités nationales compétentes doivent prendre en considération lors d’un examen individuel d’une demande de protection internationale. Parmi ceux-ci figurent les faits pertinents concernant le pays d’origine au moment de statuer sur la demande de protection internationale, le statut individuel et la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge.
51 Si l’article 4 de la directive 2011/95 est certes applicable à toutes les demandes de protection internationale, quels que soient les motifs de persécution invoqués à l’appui de ces demandes, il appartient cependant aux autorités compétentes d’adapter les modalités d’appréciation des déclarations et des éléments de preuve documentaires ou autres en fonction des caractéristiques propres à chaque catégorie de demande de protection internationale, dans le respect des droits garantis par la Charte
(arrêts du 2 décembre 2014, A e.a., C‑148/13 à C‑150/13, EU:C:2014:2406, point 54, ainsi que du 25 janvier 2018, F, C‑473/16, EU:C:2018:36, point 36).
52 En outre, l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2013/32 impose aux États membres de veiller, d’une part, à ce que les décisions sur les demandes de protection internationale soient prises à l’issue d’un examen approprié au cours duquel des informations précises et actualisées ont été recueillies auprès de différentes sources, telles que l’Agence de l’Union européenne pour l’Asile (AUEA), qui a succédé au BEAA, et le HCR ainsi que les organisations internationales compétentes en
matière de droits de l’homme, sur la situation générale existant dans les pays d’origine des demandeurs. D’autre part, cette disposition exige que le personnel chargé d’examiner lesdites demandes et de prendre les décisions sur celles-ci ait accès à ces informations [arrêt du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 60].
53 À cette fin, ainsi qu’il ressort du point 36, sous x), des principes directeurs du HCR sur la protection internationale no 1, relatifs à la persécution liée au genre dans le cadre de l’article 1er, section A, point 2, de la convention de Genève, les autorités nationales compétentes doivent recueillir les informations sur le pays d’origine pertinentes pour l’examen des demandes faites par les femmes, comme la situation de ces dernières face à la loi, leurs droits politiques, économiques et
sociaux, les coutumes culturelles et sociales du pays et les conséquences en cas de non-respect de ces coutumes, la fréquence des pratiques traditionnelles préjudiciables, l’incidence et les formes de violence signalées contre les femmes, la protection mise à leur disposition, les sanctions encourues par les auteurs de telles violences ainsi que les risques encourus par une femme en cas de retour dans son pays d’origine après avoir présenté une telle demande [arrêts du 16 janvier 2024,
Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques), C‑621/21, EU:C:2024:47, point 61, et du 11 juin 2024, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Femmes s’identifiant à la valeur de l’égalité entre les sexes), C‑646/21, EU:C:2024:487, point 61].
54 Il résulte de ce qui précède que l’exigence même de procéder à une évaluation individuelle de la demande de protection internationale suppose que les autorités nationales compétentes adaptent les modalités d’appréciation des éléments de fait et de preuve en fonction des circonstances et des caractéristiques propres à chaque demande.
55 Par ailleurs, il importe de rappeler que, conformément à l’article 3 de la directive 2011/95, les États membres peuvent adopter ou maintenir des normes plus favorables, consistant notamment en un assouplissement des conditions d’octroi du statut de réfugié, dès lors que ces normes ne portent pas atteinte à l’économie générale ou aux objectifs de cette directive [voir, en ce sens, arrêts du 4 octobre 2018, Ahmedbekova, C‑652/16, EU:C:2018:801, points 70 et 71, ainsi que du 9 novembre 2021,
Bundesrepublik Deutschland (Maintien de l’unité familiale), C‑91/20, EU:C:2021:898, points 39 et 40].
56 En l’occurrence, l’AUEA conclut, au point 3.15 de son rapport intitulé « Country guidance : Afghanistan », daté du mois de janvier 2023, qu’il existe en général, pour les femmes et les jeunes filles afghanes, au regard des mesures adoptées par le régime des talibans depuis l’année 2021, une crainte fondée de subir des actes de persécution, au sens de l’article 9 de la directive 2011/95. De même, dans le contexte de la présente affaire, le HCR indique, dans sa déclaration sur le concept de
persécution en raison d’une accumulation de mesures au regard de la situation actuelle des femmes et des jeunes filles en Afghanistan, émise, le 25 mai 2023, qu’il existe une présomption de reconnaissance du statut de réfugié à l’égard des femmes et des jeunes filles afghanes, compte tenu des actes de persécution perpétrés contre elles par les talibans, uniquement en raison de leur genre.
57 Dans ces conditions, s’agissant des demandes de protection internationale déposées par des femmes ressortissantes d’Afghanistan, les autorités nationales compétentes peuvent considérer qu’il n’est actuellement pas nécessaire d’établir, lors de l’examen individuel de la situation d’une demanderesse de protection internationale, que celle-ci risque effectivement et spécifiquement de faire l’objet d’actes de persécution en cas de retour dans son pays d’origine, dès lors que les éléments relatifs à
son statut individuel, tels que sa nationalité ou son sexe, sont établis.
58 Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient de répondre à la seconde question que l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens qu’il n’impose pas à l’autorité nationale compétente, afin de déterminer si, compte tenu des conditions qui prévalent dans le pays d’origine d’une femme au moment de l’appréciation de sa demande de protection internationale, les mesures discriminatoires auxquelles elle a été ou risque d’être exposée dans ce pays constituent des
actes de persécution, au sens de l’article 9, paragraphe 1, de cette directive, de prendre en considération, dans le cadre de l’évaluation individuelle de cette demande, au sens de l’article 2, sous h), de ladite directive, des éléments propres à sa situation personnelle autres que ceux relatifs à son sexe ou à sa nationalité.
Sur les dépens
59 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :
1) L’article 9, paragraphe 1, sous b), de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection,
doit être interprété en ce sens que :
relève de la notion d’« acte de persécution » une accumulation de mesures discriminatoires, à l’égard des femmes, adoptées ou tolérées par un « acteur des persécutions », au sens de l’article 6 de cette directive, consistant notamment à les priver de toute protection juridique contre les violences fondées sur le genre, les violences domestiques et le mariage forcé, à les obliger à se couvrir entièrement le corps et le visage, à leur restreindre l’accès aux soins de santé ainsi que la liberté
d’aller et venir, à leur interdire d’exercer une activité professionnelle ou à restreindre son exercice, à leur interdire l’accès à l’éducation et à la pratique du sport et à les exclure de la vie politique, dès lors que ces mesures, par leur effet cumulé, portent atteinte au respect de la dignité humaine, tel que garanti par l’article 1er de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
2) L’article 4, paragraphe 3, de la directive 2011/95
doit être interprété en ce sens que :
il n’impose pas à l’autorité nationale compétente, afin de déterminer si, compte tenu des conditions qui prévalent dans le pays d’origine d’une femme au moment de l’appréciation de sa demande de protection internationale, les mesures discriminatoires auxquelles elle a été ou risque d’être exposée dans ce pays constituent des actes de persécution, au sens de l’article 9, paragraphe 1, de cette directive, de prendre en considération, dans le cadre de l’évaluation individuelle de cette demande, au
sens de l’article 2, sous h), de ladite directive, des éléments propres à sa situation personnelle autres que ceux relatifs à son sexe ou à sa nationalité.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.