ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)
4 octobre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Ressources propres de l’Union européenne – Protection des intérêts financiers de l’Union – Règlement (UE) no 1303/2013 – Article 2, point 36 – Notion d’“irrégularité” – Article 143, paragraphe 2 – Préjudice porté au budget de l’Union par l’imputation d’une dépense indue – Détermination du taux de correction financière applicable – Barème de taux de correction forfaitaires – Principe de proportionnalité »
Dans l’affaire C‑175/23,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Administrativen sad Veliko Tarnovo (tribunal administratif de Veliko Tarnovo, Bulgarie), par décision du 8 mars 2023, parvenue à la Cour le 21 mars 2023, dans la procédure
Obshtina Svishtov
contre
Rakovoditel na Upravlyavashtia organ na Operativna programa« Regioni v rastezh »2014-2020,
LA COUR (huitième chambre),
composée de M. N. Piçarra (rapporteur), président de chambre, MM. N. Jääskinen et M. Gavalec, juges,
avocat général : Mme T. Ćapeta,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour le gouvernement estonien, par Mme M. Kriisa, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par Mme D. Drambozova et M. J. Hradil, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2, point 36, et de l’article 143, paragraphe 2, du règlement (UE) no 1303/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2013, portant dispositions communes relatives au Fonds européen de développement régional, au Fonds social européen, au Fonds de cohésion, au Fonds européen agricole pour le développement rural et au Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche, portant dispositions générales
applicables au Fonds européen de développement régional, au Fonds social européen, au Fonds de cohésion et au Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche, et abrogeant le règlement (CE) no 1083/2006 du Conseil (JO 2013, L 347, p. 320).
2 Cette demande a été introduite dans le cadre d’un litige opposant l’Obshtina Svishtov (commune de Svishtov, Bulgarie) au Rakovoditel na Upravlyavashtia organ na Operativna programa « Regioni v rastezh » 2014-2020 (chef de l’autorité de gestion du programme opérationnel « Régions en développement » 2014-2020) (ci-après l’« autorité de gestion ») au sujet de la décision par laquelle ce dernier a imposé une correction financière à cette commune, en raison d’une violation des règles de désignation
d’un soumissionnaire lors de l’attribution d’un marché public.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Le règlement no 1303/2013
3 Aux termes du considérant 120 du règlement no 1303/2013, « [a]fin d’offrir une sécurité juridique aux États membres, il convient de définir les dispositions et procédures spécifiques pour les corrections financières effectuées par les États membres et par la Commission [européenne] concernant les Fonds [...], dans le respect du principe de proportionnalité ».
4 Intitulé « Définitions », l’article 2 de ce règlement prévoit, à ses points 36 et 37 :
« Aux fins du présent règlement, on entend par la disposition [...] :
36) “irrégularité”, toute violation du droit de l’Union ou du droit national relatif à son application résultant d’un acte ou d’une omission d’un opérateur économique participant à la mise en œuvre des Fonds [...], qui a ou aurait pour effet de porter préjudice au budget de l’Union européenne par l’imputation au budget de l’Union d’une dépense indue ;
37) “opérateur économique”, toute personne physique ou morale ou toute autre entité participant à la mise en œuvre de l’assistance des Fonds [...], à l’exception d’un État membre qui exerce ses prérogatives en tant qu’autorité publique. »
5 L’article 143 dudit règlement, intitulé « Corrections financières effectuées par les États membres », dispose, à ses paragraphes 1 et 2 :
« 1. Il incombe en premier lieu aux États membres de rechercher les irrégularités, de procéder aux corrections financières nécessaires et d’entamer des procédures de recouvrement. En cas d’irrégularité systémique, l’État membre étend ses investigations à toutes les opérations susceptibles d’être affectées.
2. Les États membres procèdent aux corrections financières requises en rapport avec les irrégularités individuelles ou systémiques détectées dans les opérations ou les programmes opérationnels. Les corrections financières consistent à annuler tout ou partie de la participation publique pour une opération ou un programme opérationnel. L’État membre tient compte de la nature et de la gravité des irrégularités et de la perte financière qui en résulte pour le Fonds [...] et applique une correction
proportionnée. [...] »
6 L’article 144 du même règlement, intitulé « Critères applicables aux corrections financières », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :
« 1. La Commission procède à des corrections financières, par voie d’actes d’exécution, en annulant tout ou partie de la participation de l’Union à un programme opérationnel [...] lorsque, après avoir effectué les vérifications nécessaires, elle conclut que :
[...]
b) l’État membre ne s’est pas conformé aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 143 avant l’ouverture de la procédure corrective visée au présent paragraphe ;
[...]
La Commission fonde ses corrections financières sur des cas individuels d’irrégularité recensés et tient compte de la nature systémique ou non de l’irrégularité. Lorsqu’il est impossible de quantifier avec précision le montant des dépenses irrégulières à charge des Fonds [...], la Commission applique une correction financière forfaitaire ou extrapolée.
2. Lorsqu’elle décide du montant d’une correction en application du paragraphe 1, la Commission respecte le principe de proportionnalité en tenant compte de la nature et de la gravité de l’irrégularité, ainsi que de l’ampleur et des implications financières des insuffisances constatées dans les systèmes de gestion et de contrôle du programme opérationnel. »
Les lignes directrices de la Commission de 2019
7 Conformément au point 1.4 de la décision C(2019) 3452 final de la Commission, du 14 mai 2019, établissant les lignes directrices pour la détermination des corrections financières à appliquer aux dépenses financées par l’Union en cas de non-respect des règles en matière de marchés publics (ci-après les « lignes directrices de la Commission de 2019 »), intitulé « critères à prendre en considération pour décider d’un taux de correction proportionné », « lorsqu’en raison de la nature de
l’irrégularité, il n’est pas possible d’en quantifier précisément l’incidence financière, mais que l’irrégularité est susceptible, en tant que telle, d’avoir une incidence budgétaire, la Commission peut calculer le montant de la correction à appliquer en tenant compte de trois critères, à savoir la nature et la gravité [...] des irrégularités et la perte financière qui en résulte pour les Fonds. Cela implique que les corrections financières effectuées sur la base d’un barème de taux forfaitaires
figurant dans la section 2 des présentes lignes directrices (5 %, 10 %, 25 % et 100 %) respectent le principe de proportionnalité. Cela est sans préjudice du fait que le calcul du montant final de la correction à appliquer doit tenir compte de toutes les caractéristiques de l’irrégularité constatée au regard des éléments pris en considération pour l’établissement de ce taux forfaitaire [...] ».
Le droit bulgare
8 Aux termes de l’article 70, paragraphe 1, point 9, du Zakon za upravlenie na sredstvata ot evropeyskite fondove pri spodeleno upravlenie (loi relative à la gestion des ressources des fonds européens en gestion partagée, DV no 101 du 22 décembre 2015, titre modifié – DV no 51, du 1er juillet 2022), dans sa version applicable au litige au principal (DV no 52, du 9 juin 2020) (ci-après le « ZUSEFSU »), « [l]e soutien financier provenant des [Fonds structurels et d’investissement européens] peut être
annulé, en tout ou en partie, par une correction financière en raison d’une irrégularité constituant une violation des règles de désignation d’un adjudicataire visées au chapitre quatre, commise par un acte ou une omission du bénéficiaire, qui a ou aurait pour effet de porter préjudice aux ressources des [Fonds structurels et d’investissement européens] ». L’article 70, paragraphe 2, du ZUSEFSU dispose que « [l]es cas d’irrégularité donnant lieu à des corrections financières au titre du
paragraphe 1, point 9, sont indiqués dans un acte normatif du Conseil des ministres ».
9 L’article 1er, point 1, de la Naredba za posochvane na nerednosti, predstavlyavashti osnovania za izvarshvane na finansovi korektsii, i protsentnite pokazateli za opredelyane razmera na finansovite korektsii po reda na Zakona za upravlenie na sredstvata ot Evropeyskite strukturni i investitsionni fondove (arrêté établissant les irrégularités qui justifient l’application de corrections financières et les pourcentages servant à déterminer le montant des corrections financières au titre de la loi
relative à la gestion des ressources des fonds européens en gestion partagée) (DV no 27, du 31 mars 2017), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après l’« arrêté »), prévoit « les cas d’irrégularité consistant en des violations des règles de désignation d’un contractant au titre du quatrième chapitre [du ZUSEFSU], résultant d’un acte ou d’une omission du bénéficiaire, qui ont ou auraient pour effet de porter préjudice aux ressources des fonds structurels et d’investissement
européens [...] et qui constituent des motifs de correction financière au titre de l’article 70, paragraphe 1, point 9, [du ZUSEFSU] ».
10 En vertu de l’article 2, paragraphes 1 et 2, de l’arrêté, les irrégularités visées à l’article 1er, point 1, et les taux de correction financière qui leur sont applicables figurent à l’annexe no 1 de cet arrêté, y compris celles commises avant l’entrée en vigueur de la loi sur les marchés publics.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
11 En vertu d’une convention conclue avec l’autorité de gestion, la commune de Svishtov a bénéficié d’une subvention concernant un projet au titre du programme opérationnel « Régions en développement » 2014-2020, financé en partie par le Fonds européen de développement régional (FEDER).
12 En vue de la réalisation de ce projet, la commune de Svishtov, agissant en tant que pouvoir adjudicateur, en vertu de la loi nationale sur les marchés publics, a lancé une procédure ouverte d’appel d’offres portant sur deux lots. À l’issue de cette procédure, deux contrats ont été signés avec les deux opérateurs économiques déclarés, chacun, attributaires d’un de ces lots.
13 Lors d’un contrôle effectué à la suite d’un signalement, l’autorité de gestion a constaté une irrégularité entachant ladite procédure. Par une décision du 18 février 2022, cette autorité a, en conséquence, appliqué à cette commune une correction financière s’élevant à 10 % du montant de la subvention accordée.
14 Par un jugement du 28 avril 2022, l’Administrativen sad Veliko Tarnovo (tribunal administratif de Veliko Tarnovo, Bulgarie), saisi d’un recours formé par la commune de Svishtov, a annulé cette décision au motif qu’aucune disposition de la loi nationale sur les marchés publics n’avait été violée et que la procédure de passation du marché public de travaux n’était, de ce fait, pas entachée d’irrégularité.
15 L’autorité de gestion s’est pourvue en cassation contre ce jugement devant le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême, Bulgarie), lequel, sans infirmer ledit jugement, a considéré que les faits litigieux étaient constitutifs d’une irrégularité d’une autre nature, résultant d’une méconnaissance des dispositions de l’annexe no 1 de l’arrêté, pour laquelle un autre taux de correction financière était prévu.
16 À la suite d’un nouveau signalement, l’autorité de gestion a procédé à un nouveau contrôle de la gestion du projet, qui l’a amenée à constater une irrégularité résultant de la violation des règles de passation des marchés publics. Par une décision du 14 novembre 2022, elle a appliqué à la commune de Svishtov une correction financière représentant 5 % des coûts éligibles des deux contrats conclus avec les opérateurs économiques.
17 Cette commune a formé un recours contre cette décision devant l’Administrativen sad Veliko Tarnovo (tribunal administratif de Veliko Tarnovo), qui est la juridiction de renvoi.
18 Cette juridiction relève que l’autorité de gestion a constaté l’existence d’une irrégularité, au sens de l’annexe no 1 de l’arrêté, sans examiner si le budget de l’Union avait subi ou était susceptible de subir une perte et sans tenir compte de la gravité de la violation en cause, en appliquant le taux de correction financière correspondant prévu par cette annexe.
19 Selon la juridiction de renvoi, si l’article 70, paragraphe 1, point 9, du ZUSEFSU est conforme à l’article 2, point 36, du règlement no 1303/2013 en ce qui concerne la définition de la notion d’irrégularité, en revanche, l’article 70, paragraphe 2, du ZUSEFSU et l’article 2 de l’arrêté « instaurent en pratique une présomption irréfragable, selon laquelle les violations de la loi nationale (y compris les règles qui régissent la passation des marchés publics) énumérées dans [cet arrêté] sont a
priori considérées comme des irrégularités [au sens de l’article 2, point 36, de ce règlement], ce qui comporte aussi la présomption de préjudice réel ou vraisemblable lié à la commission de ces violations, ainsi que la présomption d’un lien de causalité entre la violation et le préjudice ou le risque de préjudice ».
20 Dès lors que, selon cette juridiction, la réglementation nationale applicable impose à l’autorité de gestion de fixer le montant de la correction financière due sur la seule base du taux forfaitaire prévu à l’annexe susmentionnée, cette juridiction se demande si une telle réglementation garantit pleinement l’application du principe de proportionnalité, tel qu’il résulte de l’article 143, paragraphe 2, du règlement no 1303/2013.
21 C’est dans ces conditions que l’Administrativen sad Veliko Tarnovo (tribunal administratif de Veliko Tarnovo) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Eu égard à l’interprétation logique et téléologique de l’article 2, point 36, et de l’article 143, paragraphe 2, du règlement [no 1303/2013], une réglementation nationale telle que celle [résultant des] dispositions combinées de l’article 70, paragraphe 2, du [...] ZUSEFSU et de l’article 2, paragraphes 1 et 2, de l’arrêté [...] qui présume toujours l’existence d’une irrégularité en cas de violation des règles de passation de marchés publics qui ont été énumérées dans une liste arrêtée
normativement est-elle compatible [avec le droit de l’Union] ?
2) Compte tenu de la nécessité d’individualiser chaque violation concrète et spécifique d’une règle en vigueur dans le domaine des marchés publics, la réglementation nationale [résultant] des dispositions combinées de l’article 70, paragraphe 2, du ZUSEFSU et l’article 2, paragraphes 1 et 2, de l’arrêté [...] est-elle conforme au principe de proportionnalité figurant à l’article 143, paragraphe 2, [troisième] phrase, du règlement [no 1303/2013] ? »
Sur les questions préjudicielles
22 Par ses deux questions, qu’il convient d’examiner conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 143, paragraphe 2, du règlement no 1303/2013 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle toute violation des règles de passation des marchés publics constitue une « irrégularité », au sens de l’article 2, point 36, de ce règlement, qui entraîne automatiquement l’application d’une correction financière dont le montant
est déterminé sur le fondement d’un barème de taux de correction forfaitaires préétabli.
23 En premier lieu, la notion d’« irrégularité » est définie à l’article 2, point 36, du règlement no 1303/2013 comme étant toute violation d’une disposition du droit de l’Union ou du droit national relatif à l’application de cette disposition, résultant d’un acte ou d’une omission d’un opérateur économique qui a ou aurait pour effet de porter préjudice au budget général de l’Union par l’imputation à ce budget d’une dépense indue. L’existence d’une telle irrégularité suppose donc la réunion de trois
conditions, à savoir une violation du droit applicable, un acte ou une omission d’un opérateur économique à l’origine de cette violation et un préjudice, actuel ou potentiel, porté au budget de l’Union (voir, par analogie, arrêts du 1er octobre 2020, Elme Messer Metalurgs, C‑743/18, EU:C:2020:767, points 50 et 51, ainsi que du 8 juin 2023, ANAS, C‑545/21, EU:C:2023:451, points 27 et 29).
24 La première condition vise les violations non seulement des dispositions du droit de l’Union en tant que telles, mais également des dispositions du droit national qui sont applicables aux opérations soutenues par les Fonds structurels de l’Union et qui contribuent, de la sorte, à assurer la mise en œuvre du droit de l’Union relatif à la gestion des projets financés par ces Fonds (arrêts du 1er octobre 2020, Elme Messer Metalurgs, C‑743/18, EU:C:2020:767, point 52, et du 8 juin 2023, ANAS,
C‑545/21, EU:C:2023:451, point 30).
25 En ce qui concerne la deuxième condition, à savoir que l’irrégularité en cause trouve son origine dans un acte ou une omission d’un opérateur économique, l’article 2, point 37, du règlement no 1303/2013 définit l’« opérateur économique » comme étant toute personne physique ou morale ainsi que toute autre entité participant à la mise en œuvre de l’intervention des Fonds, à l’exception des États membres dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique.
26 La troisième condition requiert que la violation du droit applicable par un opérateur économique « a ou aurait pour effet » de porter préjudice au budget général de l’Union. Il résulte des termes mêmes de l’article 2, point 36, de ce règlement, en particulier de l’expression « aurait pour effet », que, si l’« irrégularité », au sens de cette disposition, n’exige pas la démonstration d’une incidence financière précise sur le budget de l’Union, un manquement aux règles applicables constitue une
« irrégularité » pour autant que la possibilité que ce manquement ait eu une incidence sur le budget du Fonds concerné ne puisse pas être écartée (arrêts du 6 décembre 2017, Compania Naţională de Administrare a Infrastructurii Rutiere, C‑408/16, EU:C:2017:940, points 60 et 61, ainsi que du 8 juin 2023, ANAS, C‑545/21, EU:C:2023:451, point 38).
27 Il résulte de ce qui précède que seule une violation qui « a ou aurait pour effet » de porter préjudice au budget de l’Union peut être qualifiée d’« irrégularité », au sens de l’article 2, point 36, du règlement no 1303/2013. Partant, cette disposition s’oppose à ce que toute violation du droit de l’Union ou du droit national applicable aux opérations soutenues par les Fonds structurels de l’Union soit considérée comme portant automatiquement préjudice au budget de l’Union ou comme étant toujours
susceptible de porter préjudice à ce budget, indépendamment des effets d’une telle violation sur ce dernier.
28 En deuxième lieu, en ce qui concerne la détermination du montant de la correction financière, il ressort de l’article 143, paragraphes 1 et 2, du règlement no 1303/2013 qu’il incombe prioritairement aux États membres de rechercher les irrégularités, individuelles et systémiques, ainsi que de procéder aux corrections financières proportionnées en rapport avec les irrégularités détectées dans les opérations ou les programmes opérationnels. Ces corrections consistent à annuler tout ou partie de la
participation publique pour le programme opérationnel, en application de critères tenant à la nature des irrégularités, à leur gravité ainsi qu’à la perte financière qui en résulte pour le Fonds concerné.
29 Il découle, par ailleurs, de l’article 144, paragraphes 1 et 2, du règlement no 1303/2013 que, si la Commission conclut qu’un État membre ne s’est pas conformé aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 143 de ce règlement, elle doit procéder à des corrections financières et annuler tout ou partie de la participation de l’Union au programme opérationnel en cause, en se fondant sur des cas individuels d’irrégularité recensés et en tenant compte de la nature systémique ou non de
celle-ci. Lorsqu’il est impossible de quantifier avec précision le montant des dépenses irrégulières à la charge des Fonds, la Commission applique une correction financière forfaitaire ou extrapolée, dans le respect du principe de proportionnalité, en tenant compte notamment de la nature et de la gravité de l’irrégularité. À cette fin, la Commission peut établir un barème de taux de correction forfaitaires applicables à des violations du droit de l’Union ou du droit national qui doivent être
qualifiées d’« irrégularités », au sens de l’article 2, point 36, dudit règlement.
30 Il est également loisible aux États membres d’établir un tel barème de taux de correction forfaitaires sur le fondement de l’article 143 du règlement no 1303/2013, lu à la lumière du considérant 120 de celui-ci, afin d’offrir, « dans le respect du principe de proportionnalité », une sécurité juridique.
31 Afin de concrétiser les critères applicables aux corrections financières effectuées sur la base d’un barème de taux de correction forfaitaires, les États membres peuvent prendre en considération un document tel que les lignes directrices de la Commission de 2019, quand bien même celles-ci ne les lient pas. Au point 1.1 de ces lignes directrices, il est recommandé aux autorités des États membres « d’appliquer les critères et les taux de correction financière établis dans les présentes lignes
directrices lorsqu’elles corrigent des irrégularités détectées par leurs propres services » (voir, par analogie, arrêt du 8 juin 2023, ANAS, C‑545/21, EU:C:2023:451, point 45).
32 Or, il ressort du point 1.4 desdites lignes directrices que, lorsqu’il n’est pas possible de quantifier précisément les incidences financières pour le marché concerné, l’application, prévue à l’article 144, paragraphe 1, du règlement no 1303/2013, d’un taux de correction financière forfaitaire de 5 %, de 10 %, de 25 % ou de 100 % doit tout de même tenir compte de la nature et de la gravité de l’irrégularité constatée ainsi que de la perte financière qui en résulte pour le Fonds, de telle sorte
que l’application d’un tel taux respecte le principe de proportionnalité (voir, par analogie, arrêt du 8 juin 2023, ANAS, C‑545/21, EU:C:2023:451, point 46).
33 En outre, s’il est loisible à la Commission et aux États membres de se fonder sur un barème de taux de correction forfaitaires, il n’en demeure pas moins que la détermination du montant final de la correction à appliquer implique nécessairement de réaliser un examen individualisé et circonstancié, tenant compte de toutes les particularités qui caractérisent l’irrégularité constatée par rapport aux éléments pris en considération pour l’établissement de ce barème et sont susceptibles de justifier
l’application d’une correction plus importante ou, au contraire, réduite (voir, en ce sens, arrêt du 14 juillet 2016, Wrocław – Miasto na prawach powiatu, C‑406/14, EU:C:2016:562, points 48 et 49).
34 Il résulte de ce qui précède que, en principe, le montant d’une correction financière ne doit pas être déterminé, de manière automatique, sur le seul fondement d’un barème de taux de correction forfaitaires préétabli.
35 En troisième lieu, dans la mesure où la juridiction de renvoi estime que l’application de la réglementation nationale en cause au principal revient, en pratique, à considérer que toute violation des règles de passation des marchés publics constitue une « irrégularité », au sens de l’article 2, point 36, du règlement no 1303/2013, qui doit être sanctionnée par l’application automatique d’une correction forfaitaire préétablie, il importe de rappeler que le principe d’interprétation conforme du
droit national au droit de l’Union impose notamment aux juridictions nationales de prendre en considération l’ensemble du droit interne et de faire application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine effectivité du droit de l’Union et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celui-ci (voir, en ce sens, arrêts du 24 janvier 2012, Dominguez, C‑282/10, EU:C:2012:33, point 27, et du 11 novembre 2015, Klausner Holz Niedersachsen, C‑505/14,
EU:C:2015:742, point 34).
36 Une juridiction nationale ne saurait valablement considérer qu’elle se trouve dans l’impossibilité d’interpréter une disposition de droit national en conformité avec le droit de l’Union en raison du seul fait que cette disposition a, de manière constante, été interprétée dans un sens qui n’est pas compatible avec ce droit ou est appliquée d’une telle manière par les autorités nationales compétentes (voir, en ce sens, arrêts du 19 avril 2016, DI, C‑441/14, EU:C:2016:278, point 34, et du 4 mars
2020, Telecom Italia, C‑34/19, EU:C:2020:148, point 61).
37 Cette obligation d’interprétation conforme est cependant limitée par les principes généraux du droit, en ce compris le principe de sécurité juridique, et ne peut servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national (voir, notamment, arrêts du 14 janvier 2014, Association de médiation sociale, C‑176/12, EU:C:2014:2, point 39, et du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C‑308/19, EU:C:2021:47, point 62).
38 Il appartient ainsi à la juridiction de renvoi, d’une part, d’examiner si la réglementation nationale en cause au principal peut être interprétée en ce sens que seules les violations du droit de l’Union ou du droit national qui portent ou sont susceptibles de porter préjudice au budget de l’Union peuvent être qualifiées d’« irrégularités », au sens de l’article 2, point 36, du règlement no 1303/2013. Il lui incombe, d’autre part, de déterminer si cette réglementation permet de tenir compte,
notamment, de la nature et de la gravité de l’irrégularité et d’appliquer une « correction proportionnée », au sens de l’article 143, paragraphe 2, de ce règlement.
39 Dans l’hypothèse où une telle interprétation conforme s’avérerait impossible, il convient encore de rappeler que tout juge national saisi dans le cadre de sa compétence a l’obligation, conformément au principe de coopération énoncé à l’article 4, paragraphe 3, TUE, de laisser inappliquée toute disposition de la loi nationale contraire au droit de l’Union directement applicable, tel que les dispositions d’un règlement, et de protéger ainsi les droits que celui-ci confère aux particuliers (voir, en
ce sens, arrêts du 8 septembre 2010, Winner Wetten, C‑409/06, EU:C:2010:503, point 55, ainsi que du 21 janvier 2021, Whiteland Import Export, C‑308/19, EU:C:2021:47, points 31 et 63).
40 Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l’article 143, paragraphe 2, du règlement no 1303/2013 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle toute violation des règles de passation des marchés publics constitue une « irrégularité », au sens de l’article 2, point 36, de ce règlement, qui entraîne automatiquement l’application d’une correction financière dont le montant est déterminé sur le fondement
d’un barème de taux de correction forfaitaires préétabli.
Sur les dépens
41 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :
L’article 143, paragraphe 2, du règlement (UE) no 1303/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2013, portant dispositions communes relatives au Fonds européen de développement régional, au Fonds social européen, au Fonds de cohésion, au Fonds européen agricole pour le développement rural et au Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche, portant dispositions générales applicables au Fonds européen de développement régional, au Fonds social européen, au Fonds de cohésion
et au Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche, et abrogeant le règlement (CE) no 1083/2006 du Conseil,
doit être interprété en ce sens que :
il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle toute violation des règles de passation des marchés publics constitue une « irrégularité », au sens de l’article 2, point 36, de ce règlement, qui entraîne automatiquement l’application d’une correction financière dont le montant est déterminé sur le fondement d’un barème de taux de correction forfaitaires préétabli.
Signatures
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
( *1 ) Langue de procédure : le bulgare.