ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
4 octobre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Fiscalité – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Article 287, point 19 – Régime de franchise de TVA pour les petits assujettis – Pratique abusive par la constitution d’une nouvelle société »
Dans l’affaire C‑171/23,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Upravni sud u Zagrebu (tribunal administratif de Zagreb, Croatie), par décision du 9 mars 2023, parvenue à la Cour le 20 mars 2023, dans la procédure
UP CAFFE d.o.o.
contre
Ministarstvo financija Republike Hrvatske,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. C. Lycourgos, président de chambre, Mme O. Spineanu‑Matei, MM. J.‑C. Bonichot (rapporteur), S. Rodin et Mme L. S. Rossi, juges,
avocat général : Mme J. Kokott,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour UP CAFFE d.o.o., par Me D. Galić, odvjetnica,
– pour le gouvernement croate, par Mme G. Vidović Mesarek, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par Mme J. Jokubauskaitė et M. M. Mataija, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 16 mai 2024,
rend le présent
Arrêt
1 La demande préjudicielle porte sur l’interprétation de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1), telle que modifiée par la directive (UE) 2016/856 du Conseil, du 25 mai 2016 (JO 2016, L 142, p. 12) (ci-après, la « directive TVA »), et du principe de l’interdiction des pratiques abusives.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant UP CAFFE d.o.o., une société croate, au Ministarstvo financija Republike Hrvatske (ministère des Finances de la République de Croatie) au sujet d’une décision par laquelle ce dernier réclame à UP CAFFE le paiement d’un montant de taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 L’article 285 de la directive TVA prévoit, à son premier alinéa :
« Les États membres qui n’ont pas usé de la faculté prévue à l’article 14 de la [deuxième] directive 67/228/CEE [du Conseil, du 11 avril 1967, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Structure et modalités d’application du système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 1967, 71, p. 1303)] peuvent octroyer une franchise de taxe aux assujettis dont le chiffre d’affaires annuel est au maximum égal à 5000 [euros] ou à la
contre-valeur en monnaie nationale de cette somme. »
4 Aux termes de l’article 287 de la directive TVA :
« Les États membres ayant adhéré après le 1er janvier 1978 peuvent octroyer une franchise de taxe aux assujettis dont le chiffre d’affaires annuel est au maximum égal à la contre-valeur en monnaie nationale des montants suivants au taux du jour de leur adhésion :
[...]
19) la Croatie : 35000 [euros]. »
5 L’article 1er de la décision d’exécution (UE) 2017/1768 du Conseil, du 25 septembre 2017, autorisant la République de Croatie à introduire une mesure particulière dérogatoire à l’article 287 de la directive [TVA] (JO 2017, L 250, p. 71), dispose :
« Par dérogation à l’article 287, point 19), de la directive [TVA], la Croatie est autorisée à octroyer une franchise de TVA aux assujettis dont le chiffre d’affaires annuel ne dépasse pas la contre-valeur en monnaie nationale de 45000 [euros], au taux de conversion du jour de son adhésion. »
6 L’article 2, second alinéa, de la décision d’exécution 2017/1768 prévoit que cette décision est applicable du 1er janvier 2018 au 31 décembre 2020, ou jusqu’à l’entrée en vigueur d’une directive modifiant les articles 281 à 294 de la directive TVA, la date la plus proche étant retenue.
Le droit croate
7 L’article 9 de l’Opći porezni zakon (loi fiscale générale) (Narodne novine, br. 115/16 et 106/18), intitulé « Obligation de bonne foi », prévoit :
« (1) Les parties à une relation de droit fiscal sont tenues d’agir de bonne foi.
(2) Agir de bonne foi signifie agir avec intégrité et probité, conformément à la loi.
(3) Le ministre des Finances prescrit, par voie réglementaire, les modalités de l’action de bonne foi. »
8 Aux termes de l’article 11 de cette loi, les faits fiscaux « sont établis en fonction de leur substance économique ».
9 L’article 90 du Zakon o porezu na dodanu vrijednost (loi relative à la TVA) (Narodne novine, br. 77/13) est libellé comme suit :
« (1) On entend par “petit assujetti” au sens de la présente loi, une personne morale ayant son siège statutaire ou un établissement stable, ou une personne physique ayant son domicile ou sa résidence habituelle, sur le territoire national, dont les livraisons de biens ou les prestations de services au cours de l’année civile précédente ou de l’année civile en cours n’ont pas dépassé le montant de 300000 [kuna croates (HRK)] [environ 39000 euros].
(2) L’assujetti visé au paragraphe 1 du présent article est exonéré de la TVA sur les livraisons de biens et les prestations de services, n’a pas le droit de faire apparaître la TVA sur les factures émises et n’a pas le droit de déduire la taxe payée en amont. »
Les antécédents du litige et la question préjudicielle
10 UP CAFFE, établie en Croatie, exerce une activité de restauration.
11 Le 17 octobre 2018, l’administration fiscale croate a émis un avis d’imposition à l’encontre de UP CAFFE, pour la période allant du 1er janvier 2018 au 31 juillet 2018, portant sur un montant de TVA de 138234,02 HRK (environ 18000 euros), assorti d’un montant de 2425,12 HRK (environ 320 euros) au titre des intérêts de retard (ci-après l’« avis d’imposition litigieux »).
12 Selon la décision de renvoi, l’avis d’imposition litigieux est fondé sur les résultats d’un contrôle fiscal établissant que la constitution de UP CAFFE participerait d’une planification fiscale agressive, destinée à maintenir le bénéfice du régime de franchise de TVA, prévu à l’article 90 de la loi relative à la TVA, dont bénéficiait l’entreprise SS-UGO d.o.o., également établie en Croatie, pour une activité de restauration, qui continuerait, en réalité, d’être exercée par cette dernière société.
L’administration fiscale croate estimerait, en effet, qu’il n’y a eu dans les faits aucune interruption de l’activité de la société SS-UGO et que la constitution de la nouvelle société, à savoir UP CAFFE, est en réalité fictive. L’avis d’imposition litigieux prévoirait, par conséquent, tant l’imposition de UP CAFFE à la TVA pour cette activité que la reconnaissance du droit à déduction de la TVA due ou payée en amont qui est afférente à ladite activité.
13 UP CAFFE a contesté la légalité de l’avis d’imposition litigieux devant l’Upravni sud u Zagrebu (tribunal administratif de Zagreb, Croatie), qui est la juridiction de renvoi.
14 Cette juridiction indique que les dispositions nationales qui permettraient de fonder l’imposition de UP CAFFE à la TVA en raison d’un abus de droit n’ont été adoptées que postérieurement à la période d’imposition en cause au principal et que l’Ustav Republike Hrvatske (Constitution de la République de Croatie) en interdit l’application rétroactive.
15 Elle s’interroge, néanmoins, sur la possibilité, pour l’administration fiscale croate, de se prévaloir directement du principe général du droit de l’Union relatif à l’interdiction des pratiques abusives, pour justifier une telle imposition, compte tenu des principes issus de l’arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti e.a. (C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455). Elle relève que les circonstances de l’affaire dont elle est saisie sont, toutefois, différentes de
celles qui étaient en cause dans les affaires ayant donné lieu à cet arrêt, dans la mesure où le litige dont elle est saisie concerne non pas le droit à déduction, à exonération ou à remboursement de la TVA mais le bénéfice d’un régime de franchise de TVA.
16 Dans ces conditions, l’Upravni sud u Zagrebu (tribunal administratif de Zagreb) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question suivante :
« Lorsque les éléments objectifs de l’affaire indiquent qu’une fraude à la TVA a été commise par la constitution d’une nouvelle société, c’est-à-dire par l’interruption de la continuité fiscale de l’entreprise d’une société antérieure, et ce dans une situation où l’assujetti sait ou [aurait dû savoir] qu’il a participé à une telle opération, le droit de l’Union impose-t-il aux autorités et juridictions nationales de déterminer l’obligation en matière de la [TVA] (obligation différente de celle de
refuser la demande de remboursement de la taxe) également dans le cas où, au moment de l’intervention du fait générateur, la législation nationale ne prévoit pas une telle détermination ? »
Sur la question préjudicielle
17 À titre liminaire, il importe de rappeler que l’article 94 du règlement de procédure de la Cour impose au juge de renvoi, afin de permettre une interprétation du droit de l’Union qui soit utile pour le litige au principal, de définir le cadre factuel et juridique dans lequel s’insèrent les questions qu’il pose ou, à tout le moins, d’expliquer les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées.
18 En l’occurrence, la question posée ne vise pas spécifiquement la disposition du droit de l’Union qu’il convient d’interpréter.
19 En outre, l’article 285 de la directive TVA, auquel se réfèrent tant UP CAFFE que le gouvernement croate, dans leurs observations écrites, ne paraît pas non plus pertinent pour l’affaire au principal, compte tenu des éléments factuels indiqués dans la décision de renvoi.
20 En effet, dès lors que les dispositions du droit croate transposant la directive TVA appliquées dans l’affaire au principal prévoient un plafond pour l’application de la franchise de TVA s’élevant à 300000 HRK[environ 39000 euros], il apparaît que les dispositions de la directive TVA pertinentes sont a priori non pas l’article 285 de cette directive, qui prévoit un seuil de franchise de 5000 euros, mais plutôt, comme l’indique la Commission européenne, dans ses observations écrites,
l’article 287, point 19, de ladite directive, qui prévoit la possibilité pour la République de Croatie d’appliquer un plafond à la franchise de TVA égal à 35000 euros, lequel a été porté à 45000 euros, lors de la période d’imposition en cause au principal, par la décision d’exécution 2017/1768.
21 Enfin, il importe de relever que, si le libellé de la question posée se réfère à un cas de fraude, il résulte des éléments fournis par la décision de renvoi que la question soulevée par cette affaire concerne, en réalité, le principe d’interdiction des pratiques abusives.
22 Ainsi, eu égard à la présomption de pertinence des questions préjudicielles portant sur le droit de l’Union et au fait que la Cour dispose des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile à la question qui lui est posée (voir, en ce sens, arrêt du 25 juin 2024, Ilva e.a., C‑626/22, EU:C:2024:542, point 47 ainsi que jurisprudence citée), il convient de considérer que, par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance si la directive TVA, lue à la lumière du
principe d’interdiction des pratiques abusives, doit être interprétée en ce sens que, lorsqu’il est établi que la création d’une société constitue une pratique abusive destinée à maintenir le bénéfice du régime de franchise de TVA, prévu à l’article 287, point 19, de cette directive, à une activité antérieurement exercée, sous le bénéfice de ce régime, par une autre société, ladite directive exige que la société ainsi créée ne puisse bénéficier dudit régime, même en l’absence de dispositions
spécifiques consacrant l’interdiction de telles pratiques abusives dans l’ordre juridique national.
23 En premier lieu, il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour que le constat de l’existence d’une pratique abusive dans le domaine de la TVA suppose, d’une part, que l’opération en cause, malgré l’application formelle des conditions prévues par les dispositions pertinentes de la directive TVA et de la législation nationale transposant cette directive, ait pour résultat l’obtention d’un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire à l’objectif poursuivi par ces dispositions et, d’autre
part, qu’il résulte d’un ensemble d’éléments objectifs que le but essentiel de cette opération est l’obtention d’un avantage fiscal. En effet, l’interdiction de pratiques abusives n’est pas pertinente lorsque les opérations en cause sont susceptibles d’avoir une justification autre que la simple obtention d’avantages fiscaux (voir, par analogie, arrêt du 21 février 2006, Halifax e.a., C‑255/02, EU:C:2006:121, points 74 et 75).
24 Quant aux dispositions de la directive TVA susceptibles de faire l’objet d’un tel abus, il y a lieu, en l’occurrence, d’y inclure le droit au bénéfice du régime de franchise de TVA prévu à l’article 287, point 19, de cette directive, dès lors que la faculté d’appliquer ce régime a été mise en œuvre par la République de Croatie.
25 En effet, la Cour a déjà jugé que, dans la mesure où un refus éventuel du bénéfice d’un droit tiré de la directive TVA reflète le principe général selon lequel nul ne saurait bénéficier abusivement ou frauduleusement des droits prévus par le système juridique de l’Union, un tel refus incombe, d’une manière générale, aux autorités et aux juridictions nationales, quel que soit le droit en matière de TVA affecté par l’abus ou la fraude (voir, en ce sens, arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport
Italmoda Mariano Previti e.a., C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455, point 46).
26 En l’occurrence, il revient, dès lors, à la juridiction de renvoi de déterminer si l’administration fiscale croate a constaté, à bon droit, que la création de UP CAFFE constitue une pratique abusive, au sens de la jurisprudence rappelée au point 23 du présent arrêt, destinée à maintenir le bénéfice du régime de franchise de TVA, prévu par les dispositions nationales transposant l’article 287, point 19, de la directive TVA.
27 Il convient de préciser, à cet égard, que, s’agissant de la condition relative à l’obtention d’un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire aux finalités poursuivies par le régime de franchise de TVA prévu à l’article 287, point 19, de la directive TVA, ce régime permet, par les simplifications administratives qu’il implique, de renforcer la création, l’activité et la compétitivité des petites entreprises ainsi que de maintenir un rapport raisonnable entre les charges administratives liées
au contrôle fiscal et les faibles revenus fiscaux à escompter. Ainsi, ledit régime vise à épargner de telles charges administratives tant aux petites entreprises qu’aux administrations fiscales (arrêt du 9 juillet 2020, AJPF Caraş-Severin et DGRFP Timişoara, C‑716/18, EU:C:2020:540, point 40).
28 Par conséquent, si une société est créée afin de maintenir le bénéfice du régime de franchise de TVA, prévu à l’article 287, point 19, de la directive TVA, à une activité dont il apparaît qu’elle était auparavant exercée par une autre société, à un moment où cette dernière a cessé de remplir les conditions nécessaires pour bénéficier de ce régime, ce qu’il revient à la juridiction de renvoi de vérifier, l’octroi d’un tel avantage fiscal ne répondrait pas aux finalités poursuivies par ledit
régime.
29 En second lieu, quant aux conséquences juridiques qu’il conviendrait de tirer dans le cas où une pratique abusive serait constatée, il résulte d’une jurisprudence constante que la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels est un objectif reconnu et encouragé par la directive TVA (voir, par analogie, arrêts du 21 février 2006, Halifax e.a., C‑255/02, EU:C:2006:121, point 71, ainsi que du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti e.a., C‑131/13, C‑163/13
et C‑164/13, EU:C:2014:2455, point 42).
30 Ainsi qu’il ressort du point 25 du présent arrêt, il appartient aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice du régime de franchise de TVA, prévu à l’article 287, point 19, de la directive TVA, s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que l’application de ce régime est invoquée abusivement.
31 Quant à la circonstance, évoquée par la juridiction de renvoi dans sa question, selon laquelle le droit national ne prévoirait pas de dispositions spécifiques relatives à l’interdiction de l’abus de droit, il convient de rappeler, d’une part, qu’il incombe au juge national d’interpréter le droit national dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive TVA, afin d’atteindre le résultat visé par celle-ci, ce qui requiert qu’il fasse tout ce qui relève de sa
compétence en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci (voir, par analogie, arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti e.a., C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455, point 52).
32 Ainsi, il appartient à la juridiction de renvoi d’établir s’il existe, dans le droit croate, des règles de droit, que ce soit une disposition ou un principe général, selon lesquels l’abus de droit est prohibé ou bien d’autres dispositions relatives à la fraude ou à l’évasion fiscale qui pourraient être interprétées conformément aux exigences du droit de l’Union en matière de lutte contre la fraude fiscale (voir, en ce sens, arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti e.a.,
C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455, point 53 ainsi que jurisprudence citée).
33 En l’occurrence, il incombe, dès lors, à la juridiction de renvoi de déterminer si, comme le suggère la Commission, il ne serait pas, en tout état de cause, envisageable de fonder un tel refus sur l’interprétation conforme, au droit de l’Union, de l’article 9 de la loi fiscale générale ou de l’article 11 de celle-ci.
34 D’autre part, et en tout état de cause, s’il s’avérait que le droit croate ne comporte pas de telles règles susceptibles d’une interprétation conforme, il ne saurait en être déduit que les autorités et les juridictions nationales seraient empêchées de respecter les exigences de la directive TVA et, ainsi, de refuser l’avantage tiré d’un droit prévu par cette directive dans l’hypothèse d’une pratique abusive (voir, par analogie, arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti
e.a., C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455, point 54).
35 En effet, si, selon une jurisprudence constante, une directive ne peut, par elle-même, créer d’obligations dans le chef d’un particulier et ne peut donc être invoquée en tant que telle, par l’État membre, à son encontre, le refus du bénéfice d’un droit en conséquence d’une pratique abusive ne relève pas du cas de figure envisagé par cette jurisprudence (voir, en ce sens, arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti e.a., C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455,
point 55).
36 Un tel refus répond au principe, rappelé au point 25 du présent arrêt, selon lequel nul ne saurait abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union, l’application de celles-ci ne pouvant être étendue jusqu’à couvrir des pratiques abusives (voir, en ce sens, arrêts du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti e.a., C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455, point 56, ainsi que du 22 novembre 2017, Cussens e.a., C‑251/16, EU:C:2017:881, point 27 ainsi que jurisprudence
citée).
37 Ainsi, dans la mesure où des faits abusifs ne sauraient fonder un droit prévu par l’ordre juridique de l’Union, le refus d’un avantage au titre, en l’occurrence, de la directive TVA ne revient pas à imposer une obligation au particulier concerné en vertu de cette directive, mais n’est que la simple conséquence de la constatation selon laquelle les conditions objectives requises aux fins de l’obtention de l’avantage recherché, prévues par ladite directive en ce qui concerne ce droit, ne sont, en
réalité, pas satisfaites et que, dès lors, un tel refus ne nécessite pas de base légale spécifique (voir, par analogie, arrêts du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti e.a., C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455, point 57, ainsi que du 22 novembre 2017, Cussens e.a., C‑251/16, EU:C:2017:881, point 32 ainsi que jurisprudence citée).
38 Partant, il s’agit plutôt, dans un tel cas de figure, de l’impossibilité pour l’assujetti de se prévaloir d’un droit prévu par la directive TVA, dont les critères objectifs d’octroi ne sont pas remplis en raison d’une pratique abusive affectant l’opération réalisée par l’assujetti lui-même (voir, par analogie, arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti e.a., C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455, point 58). Il en résulte que, en cas de pratique abusive destinée à
obtenir le bénéfice du régime de franchise de TVA prévu à l’article 287, point 19, de la directive TVA, il appartient aux autorités et juridictions nationales d’en refuser le bénéfice, même en l’absence de dispositions nationales spécifiques en ce sens (voir, par analogie, arrêts du 18 décembre 2014, Schoenimport Italmoda Mariano Previti e.a., C‑131/13, C‑163/13 et C‑164/13, EU:C:2014:2455, point 62, ainsi que du 22 novembre 2017, Cussens e.a., C‑251/16, EU:C:2017:881, point 33)
39 En outre, l’arrêt du 5 juillet 2007, Kofoed (C‑321/05, EU:C:2007:408), dont UP CAFFE se prévaut pour faire valoir, néanmoins, la nécessité de dispositions nationales spécifiques relatives à l’abus de droit pour fonder le refus d’octroi du régime de franchise de TVA, n’infirme pas ce constat. En effet, aux points 38 et 48 de cet arrêt, la Cour s’est prononcée non pas sur les conditions d’application du principe d’interdiction des pratiques abusives, mais sur celles d’une disposition spécifique
contenue dans une directive et permettant aux États membres de refuser l’exonération prévue par cette directive, lorsque l’opération concernée a comme objectif principal, ou comme l’un de ses objectifs principaux, la fraude ou l’évasion fiscale. Par ailleurs, si la Cour a, au point 48 dudit arrêt, mis l’accent sur l’existence de règles du droit interne portant sur l’abus de droit, la fraude ou l’évasion fiscale, qui peuvent faire l’objet d’une interprétation conforme au droit de l’Union, cette
jurisprudence concerne ladite disposition du droit dérivé et n’est donc pas applicable au principe général d’interdiction des pratiques abusives (voir, en ce sens, arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a., C‑251/16, EU:C:2017:881, point 38).
40 Enfin, il convient d’ajouter que, en cas de pratiques abusives, les opérations impliquées doivent être redéfinies de manière à rétablir la situation telle qu’elle aurait existé en l’absence des opérations constitutives de cette pratique abusive et que cette requalification ne doit cependant pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer l’exacte perception de la TVA et éviter la fraude (voir, en ce sens, arrêts du 21 février 2006, Halifax e.a., C‑255/02, EU:C:2006:121, points 92, 94
et 98 ; du 22 décembre 2010, Weald Leasing, C‑103/09, EU:C:2010:804, points 48 et 52, ainsi que du 22 novembre 2017, Cussens e.a., C‑251/16, EU:C:2017:881, point 46).
41 La Cour a également précisé que l’application du principe d’interdiction des pratiques abusives en matière de TVA implique, d’abord, de déterminer la situation telle qu’elle aurait existé en l’absence des opérations constitutives d’une telle pratique et, ensuite, d’apprécier cette situation « requalifiée » au regard des dispositions pertinentes du droit national et de la directive TVA (voir, par analogie, arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a., C‑251/16, EU:C:2017:881, point 47).
42 En l’occurrence, ces principes impliquent, à tout le moins, que la société dont la création constituerait une pratique abusive soit soumise à la TVA qui aurait été applicable en l’absence d’un tel abus et bénéficie, par ailleurs, si les conditions sont remplies, du droit à déduction de la TVA due ou payée en amont afférent à l’activité qu’elle exerce, ce qu’il revient à la juridiction de renvoi de vérifier.
43 Eu égard à tout ce qui précède, il convient de répondre à la question posée que la directive TVA, lue à la lumière du principe d’interdiction des pratiques abusives, doit être interprétée en ce sens que, lorsqu’il est établi que la création d’une société constitue une pratique abusive destinée à maintenir le bénéfice du régime de franchise de TVA, prévu à l’article 287, point 19, de cette directive, à une activité antérieurement exercée, sous le bénéfice de ce régime, par une autre société,
ladite directive exige que la société ainsi créée ne puisse bénéficier dudit régime, même en l’absence de dispositions spécifiques consacrant l’interdiction de telles pratiques abusives dans l’ordre juridique national.
Sur les dépens
44 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :
La directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, telle que modifiée par la directive (UE) 2016/856 du Conseil, du 25 mai 2016, lue à la lumière du principe d’interdiction des pratiques abusives, doit être interprétée en ce sens que, lorsqu’il est établi que la création d’une société constitue une pratique abusive destinée à maintenir le bénéfice du régime de franchise de taxe sur la valeur ajoutée, prévu à l’article 287, point 19,
de cette directive 2006/112, à une activité antérieurement exercée, sous le bénéfice de ce régime, par une autre société, ladite directive 2006/112 exige que la société ainsi créée ne puisse bénéficier dudit régime, même en l’absence de dispositions spécifiques consacrant l’interdiction de telles pratiques abusives dans l’ordre juridique national.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le croate.