ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
10 septembre 2024 ( *1 )
Table des matières
Le cadre juridique
L’action commune 2008/124
La décision 2014/349/PESC
La décision (PESC) 2018/856
Les antécédents du litige
Le recours devant le Tribunal
L’ordonnance attaquée
La procédure devant la Cour et les conclusions des parties aux pourvois
Sur les pourvois
Sur le premier grief de la première branche, les deuxième et troisième griefs de la deuxième branche et la troisième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C-29/22 P ainsi que sur les première et deuxième branches du premier moyen, la seconde branche du deuxième moyen, le troisième moyen et la seconde branche du quatrième moyen du pourvoi dans l’affaire C-44/22 P
Argumentation des parties
Appréciation de la Cour
Sur le second grief de la première branche et le premier grief de la deuxième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C-29/22 P ainsi que sur la troisième branche du premier moyen et la première branche du deuxième moyen du pourvoi dans l’affaire C-44/22 P
Argumentation des parties
Appréciation de la Cour
Sur la quatrième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C-29/22 P
Argumentation des parties
Appréciation de la Cour
Sur la première branche du quatrième moyen du pourvoi dans l’affaire C-44/22 P
Argumentation des parties
Appréciation de la Cour
Sur le recours devant le Tribunal
Sur les dépens
« Pourvoi – Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) – Action commune 2008/124/PESC – Mission “État de droit” menée par l’Union européenne au Kosovo (Eulex Kosovo) – Recours en indemnité – Préjudice prétendument subi en raison de divers actes et omissions du Conseil de l’Union européenne, de la Commission européenne et du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) dans le cadre de la mise en œuvre de cette action commune – Insuffisance des enquêtes sur la torture, la disparition et
l’assassinat de personnes – Compétence de la Cour de justice de l’Union européenne pour statuer sur ce recours – Article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE – Article 275 TFUE »
Dans les affaires jointes C‑29/22 P et C‑44/22 P,
ayant pour objet deux pourvois au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, introduits respectivement les 12 et 19 janvier 2022,
KS,
KD,
représentées par Me P. Koutrakos, dikigoros, M. F. Randolph, KC, et Mme J. Stojsavljevic-Savic, solicitor,
parties requérantes (C‑29/22 P),
parties demanderesses en première instance (C‑44/22 P),
Commission européenne, représentée initialement par Mme M. Carpus Carcea, M. L. Gussetti, Mme Y. Marinova et M. J. Roberti di Sarsina, puis par Mme M. Carpus Carcea, M. L. Gussetti et Mme Y. Marinova, et enfin par Mmes M. Carpus Carcea et Y. Marinova, en qualité d’agents,
partie requérante (C‑44/22 P),
partie défenderesse en première instance (C‑29/22 P),
soutenue par :
Royaume de Belgique, représenté par Mmes M. Jacobs, C. Pochet et L. Van den Broeck, en qualité d’agents,
Grand-Duché de Luxembourg, représenté par MM. A. Germeaux et T. Schell, en qualité d’agents,
Royaume des Pays-Bas, représenté par Mme M. K. Bulterman et M. J. Langer, en qualité d’agents,
République d’Autriche, représentée par M. A. Posch, Mme J. Schmoll, M. M. Meisel et Mme E. Samoilova, en qualité d’agents,
Roumanie, représentée par Mmes R. Antonie, L.‑E. Baţagoi, E. Gane et L. Ghiţă, en qualité d’agents,
République de Finlande, représentée par Mmes H. Leppo et M. Pere, en qualité d’agents,
Royaume de Suède, représenté par Mmes H. Eklinder, F.‑L. Göransson, C. Meyer-Seitz, A. Runeskjöld, M. Salborn Hodgson, R. Shahsavan Eriksson, H. Shev et M. O. Simonsson, en qualité d’agents,
parties intervenantes au pourvoi (C‑44/22 P),
les autres parties à la procédure étant :
Conseil de l’Union européenne, représenté initialement par Mme P. Mahnič, MM. R. Meyer et A. Vitro, puis par Mme P. Mahnič et M. R. Meyer, en qualité d’agents,
partie défenderesse en première instance,
soutenu par :
République tchèque, représentée par Mmes D. Czechová, K. Najmanová, MM. M. Smolek, O. Šváb et J. Vláčil, en qualité d’agents,
République française, représentée initialement par M. J.‑L. Carré, Mme A.‑L. Desjonquères, MM. T. Stéhelin et W. Zemamta, puis par MM. J.‑L. Carré, T. Stéhelin et W. Zemamta, puis par MM. J.‑L. Carré, B. Fodda, E. Leclerc, T. Stéhelin et W. Zemamta, puis par MM. J.‑L. Carré, B. Fodda, E. Leclerc, Mme S. Royon, MM T. Stéhelin et W. Zemamta, puis par MM. J.‑L. Carré, M. de Lisi, B. Fodda, E. Leclerc, Mme S. Royon et M. T. Stéhelin, et enfin par, MM. M. de Lisi, B. Fodda, Mme S. Royon, M. T. Stéhelin
et Mme B. Travard, en qualité d’agents,
parties intervenantes aux pourvois (C‑29/22 P et C‑44/22 P),
Service européen pour l’action extérieure (SEAE), représenté par MM. L. Havas, S. Marquardt et Mme E. Orgován, en qualité d’agents,
partie défenderesse en première instance,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président, M. L. Bay Larsen, vice‑président, M. A. Arabadjiev, Mmes A. Prechal, K. Jürimäe, MM. T. von Danwitz, Z. Csehi et Mme O. Spineanu‑Matei, présidents de chambre, MM. J.‑C. Bonichot, S. Rodin, I. Jarukaitis, A. Kumin (rapporteur) et M. Gavalec, juges,
avocat général : Mme T. Ćapeta,
greffier : Mme R. Stefanova-Kamisheva, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 27 juin 2023,
ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 23 novembre 2023,
rend le présent
Arrêt
1 Par leur pourvoi respectif, KS et KD, d’une part, ainsi que la Commission européenne, d’autre part, (ci-après, ensemble, les « requérantes ») demandent l’annulation de l’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 10 novembre 2021, KS et KD/Conseil e.a. (T‑771/20, ci-après l’« ordonnance attaquée », EU:T:2021:798), par laquelle celui-ci s’est déclaré manifestement incompétent pour connaître du recours introduit par KS et KD sur le fondement de l’article 268 TFUE, lu en combinaison avec
l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, tendant à obtenir réparation du préjudice que ces dernières auraient prétendument subi en raison de divers actes et omissions du Conseil de l’Union européenne, de la Commission et du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) dans le cadre de la mise en œuvre de l’action commune 2008/124/PESC du Conseil, du 4 février 2008, relative à la mission « État de droit » menée par l’Union européenne au Kosovo, EULEX KOSOVO (JO 2008, L 42, p. 92), afférents, en
particulier, aux enquêtes menées durant cette mission et portant sur la torture, la disparition et l’assassinat de membres de leurs familles, survenus au cours de l’année 1999, à Pristina (Kosovo).
Le cadre juridique
L’action commune 2008/124
2 L’article 1er de l’action commune 2008/124, intitulé « Mission », prévoit, à son paragraphe 1:
« L’Union européenne crée une mission “État de droit” au Kosovo, [Eulex Kosovo] (ci-après dénommée “[Eulex Kosovo]”). »
3 Aux termes de l’article 2 de cette action commune, intitulé « Mandat » :
« [Eulex Kosovo] aide les institutions du Kosovo, les autorités judiciaires et les organismes chargés de l’application des lois à progresser sur la voie de la viabilité et de la responsabilisation et à poursuivre la mise sur pied et le renforcement d’un système judiciaire multiethnique indépendant, ainsi que de services de police et des douanes multiethniques, de manière à ce que ces institutions soient libres de toute interférence politique et s’alignent sur les normes reconnues au niveau
international et sur les bonnes pratiques européennes.
[Eulex Kosovo], en pleine coopération avec les programmes d’assistance de la Commission européenne, met en œuvre son mandat en assurant des actions de suivi, d’encadrement et de conseil, tout en assumant certaines responsabilités exécutives. »
4 L’article 3 de ladite action commune, intitulé « Missions », dispose :
« Pour remplir le mandat énoncé à l’article 2, [Eulex Kosovo] :
[...]
d) veille à ce que les affaires de crimes de guerre, de terrorisme, de criminalité organisée, de corruption, de crimes interethniques, de délinquance financière ou économique et d’autres infractions graves fassent dûment l’objet d’enquêtes, de poursuites, de décisions judiciaires et de sanctions conformément au droit applicable, y compris, le cas échéant, par l’intervention d’enquêteurs, de procureurs et de juges internationaux travaillant conjointement avec des enquêteurs, des procureurs et des
juges kosovars ou agissant de manière indépendante, notamment, s’il y a lieu, par la mise en place de structures de coopération et de coordination entre les autorités policières et celles chargées des poursuites ;
[...]
i) veille à ce que toutes ses activités s’exercent dans le respect des normes internationales en matière de droits de l’homme [...] »
5 L’article 12 de la même action commune, intitulé « Contrôle politique et direction stratégique », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :
« 1. Le [Comité politique et de sécurité (COPS)] exerce, sous la responsabilité du Conseil, le contrôle politique et la direction stratégique de la mission.
2. Le Conseil autorise le COPS à prendre les décisions appropriées à cette fin, conformément à l’article 25, troisième alinéa, [UE]. Cette autorisation porte notamment sur les pouvoirs de modifier [le plan d’opération (OPLAN)] et la chaîne de commandement. Elle porte également sur les compétences nécessaires pour prendre des décisions ultérieures concernant la nomination du chef de la mission. Le Conseil, assisté par le [secrétaire général/haut représentant de l’Union pour les affaires
étrangères et la politique de sécurité (SG/HR)], décide des objectifs et de la fin d’[Eulex Kosovo]. »
6 Au mois d’octobre 2009, l’Union a créé, sur le fondement de l’article 12, paragraphe 2, de l’action commune 2008/124 et conformément à la procédure prévue à l’article 25, troisième alinéa, UE (devenu article 38, troisième alinéa, TUE), la commission de contrôle du respect des droits de l’homme (ci-après la « commission de contrôle »), chargée d’examiner les plaintes introduites pour violations des droits de l’homme commises par Eulex Kosovo dans le cadre de l’exercice de son mandat exécutif. Il
s’agit d’un organe de responsabilisation externe indépendant qui, après avoir examiné ces plaintes, émet une conclusion indiquant si cette mission a violé ou non les droits de l’homme tels que garantis au Kosovo. Lorsque la commission de contrôle considère qu’une telle violation s’est produite, ses conclusions peuvent inclure des recommandations non contraignantes visant à l’adoption, par le chef de ladite mission, de mesures correctives.
7 En vertu de l’article 1er, paragraphe 3, de la décision (PESC) 2023/1095 du Conseil, du 5 juin 2023, modifiant l’action commune 2008/124 (JO 2023, L 146, p. 22), cette action commune a été prolongée jusqu’au 14 juin 2025.
La décision 2014/349/PESC
8 L’action commune 2008/124 a été modifiée, notamment, par la décision 2014/349/PESC du Conseil, du 12 juin 2014 (JO 2014, L 174, p. 42) (ci-après l’« action commune 2008/124, telle que modifiée par la décision 2014/349 »).
9 L’article 15 bis de l’action commune 2008/124, telle que modifiée par la décision 2014/349, est libellé comme suit :
« [Eulex Kosovo] a la capacité d’acheter des services et des fournitures, de conclure des contrats et des arrangements administratifs, d’employer du personnel, de détenir des comptes bancaires, d’acquérir et d’aliéner des biens et de liquider son passif, ainsi que d’ester en justice, dans la mesure nécessaire à la mise en œuvre de la présente action commune. »
La décision (PESC) 2018/856
10 L’action commune 2008/124 a également été modifiée par la décision (PESC) 2018/856 du Conseil, du 8 juin 2018 (JO 2018, L 146, p. 5) (ci‑après l’« action commune 2008/124, telle que modifiée par la décision 2018/856 »).
11 L’article 2 de l’action commune 2008/124, telle que modifiée par la décision 2018/856, dispose :
« L’[Eulex Kosovo] apporte son soutien à certaines institutions déterminées du Kosovo qui sont chargées de faire respecter l’État de droit pour qu’elles évoluent vers plus d’efficacité, de viabilité, de pluralisme ethnique et de responsabilisation, à l’abri de toute interférence politique et en pleine conformité avec les normes reconnues au niveau international en matière de droits de l’homme et avec les bonnes pratiques européennes – en menant des activités de suivi et en assumant des fonctions
exécutives limitées telles qu’énoncées aux articles 3 et 3 bis – dans l’objectif de confier les tâches restantes à d’autres instruments à long terme de l’[Union] et de mettre fin progressivement aux fonctions exécutives résiduelles. »
12 L’article 3, sous d) et e), de l’action commune 2008/124, telle que modifiée par la décision 2018/856, énonce :
« Pour remplir le mandat énoncé à l’article 2, l’[Eulex Kosovo] :
[...]
d) assume certaines responsabilités exécutives limitées dans les domaines de la médecine légale et de la police, y compris en ce qui concerne les opérations de sécurité et un programme résiduel de protection des témoins, et la responsabilité d’assurer le maintien et la promotion de l’ordre et de la sécurité publics, y compris, si nécessaire, en modifiant ou en annulant des décisions opérationnelles prises par les autorités kosovares compétentes ;
e) veille à ce que toutes ses activités s’exercent dans le respect des normes internationales en matière de droits de l’homme[...] »
Les antécédents du litige
13 Les antécédents du litige, qui figurent aux points 1 à 11 de l’ordonnance attaquée, peuvent, pour les besoins de la présente procédure, être résumés comme suit.
14 Le 11 mars 2014, KD a déposé une plainte auprès de la commission de contrôle concernant l’enquête sur l’enlèvement et le meurtre de son mari et de son fils, pour laquelle une décision a été rendue le 19 octobre 2016. Cette commission a conclu à une violation de l’article 2 (droit à la vie), de l’article 3 (interdiction de la torture) ainsi que de l’article 13 (droit à un recours effectif) de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome
le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), lu en combinaison avec l’article 2 de cette convention, et a formulé des recommandations au chef d’Eulex Kosovo pour qu’il adopte des mesures correctives. Par une décision du 7 mars 2017, ladite commission a, d’une part, constaté que ce chef n’avait mis en œuvre ses recommandations que partiellement et, d’autre part, décidé de clore le dossier.
15 Le 11 juin 2014, KS a déposé une plainte auprès de la commission de contrôle concernant l’enquête sur la disparition de son mari, pour laquelle une décision a été rendue le 11 novembre 2015. Cette commission a conclu à une violation de ses droits au regard du volet procédural de l’article 2 (droit à la vie) et de l’article 3 (interdiction de la torture) ainsi qu’au regard de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et de l’article 13 (droit à un recours effectif) de la CEDH et
a formulé des recommandations au chef d’Eulex Kosovo pour qu’il adopte des mesures correctives. Par une lettre du 29 avril 2016, ce chef a indiqué qu’il avait informé la capacité civile de planification et de conduite (CPCC) et un certain nombre d’États membres de ces recommandations. Par des décisions des 19 octobre 2016 et 7 mars 2017, ladite commission de contrôle a, d’une part, constaté que ledit chef n’avait initialement pas du tout mis en œuvre lesdites recommandations, puis qu’il ne les
avait mises en œuvre que partiellement et, d’autre part, décidé de clore le dossier.
16 En réponse à une lettre envoyée le 5 décembre 2016 au nom de KS et de KD, alléguant l’absence d’adoption de mesures correctives visant à mettre fin aux violations des droits de l’homme en cause, le Conseil et le SEAE ont indiqué, par des lettres du 12 octobre 2017, qu’Eulex Kosovo avait fait de son mieux pour enquêter sur les actes dénoncés dans les plaintes mentionnées aux points 14 et 15 du présent arrêt (ci‑après les « crimes en cause ») et que la commission de contrôle était un organe de
responsabilisation, qui n’avait pas vocation à être une instance judiciaire.
17 Par une requête déposée le 19 juillet 2017 devant le Tribunal et enregistrée sous le numéro d’affaire T‑840/16, KS a introduit un recours contre le Conseil, la Commission et le SEAE visant à l’« annulation ou [à] la modification de l’action commune 2008/124 [...] et des actes subséquents modifiant celle-ci, pour violation de l’article 13 de la [CEDH] et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [...] [(ci-après la “Charte”)], et en responsabilité non
contractuelle, pour violation des articles 2, 3, 6, 13 et 14 de la CEDH ». Par l’ordonnance du 14 décembre 2017, KS/Conseil e.a. (T‑840/16, EU:T:2017:938), le Tribunal a rejeté ce recours, notamment, en raison de son incompétence manifeste pour en connaître.
18 Le 14 juin 2018, considérant que les recommandations en cause de la commission de contrôle n’avaient pas fait l’objet d’un suivi approprié et qu’aucune mesure corrective n’avait été adoptée, KS et KD ont introduit, ensemble avec six autres personnes, un recours en indemnité devant la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench, Royaume-Uni] contre l’Union, représentée par la Commission au titre de
l’article 335 TFUE, le Conseil, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et Eulex Kosovo. À l’appui de ce recours, KS et KD ont invoqué des violations de droits protégés par la CEDH et la Charte en raison de l’absence, durant cette mission, d’enquêtes relatives à la torture, à la disparition et à l’assassinat de membres de leur famille proche, survenus au cours de l’année 1999, à Pristina. Par un arrêt du 13 février 2019, cette juridiction s’est
déclarée incompétente pour connaître dudit recours (ci-après l’« arrêt de la High Court of Justice »).
Le recours devant le Tribunal
19 Par une requête enregistrée au greffe du Tribunal le 29 décembre 2020, KS et KD ont introduit le recours mentionné au point 1 du présent arrêt, visant à établir la responsabilité non contractuelle du Conseil, de la Commission et du SEAE au titre de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE (ci-après le « recours formé par KS et KD »).
20 À l’appui de ce recours, KS et KD ont invoqué, en substance :
– une violation des articles 2 et 3 de la CEDH ainsi que des articles 2 et 4 de la Charte, commise par Eulex Kosovo, en raison de l’absence d’enquêtes adéquates relatives à la disparition et à l’assassinat de membres de leurs familles, du fait d’un défaut de ressources nécessaires et du personnel adéquat de cette mission pour exercer son mandat exécutif, violation ayant été constatée par la commission de contrôle le 11 novembre 2015 en ce qui concerne KS et le 19 octobre 2016 en ce qui concerne
KD ;
– une violation de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 13 de la CEDH ainsi que de l’article 47 de la Charte, du fait de l’absence de dispositions prévoyant une aide juridictionnelle en faveur des parties requérantes éligibles dans les procédures menées devant la commission de contrôle et de la création de cette commission de contrôle sans pouvoir d’exécution de ses décisions ni pouvoir d’offrir une voie de recours pour les violations constatées ;
– l’absence d’adoption de mesures correctives permettant de remédier en tout ou en partie aux violations mentionnées aux premier et deuxième tirets, alors que les conclusions de la commission de contrôle ont été portées à la connaissance de l’Union par le chef d’Eulex Kosovo le 29 avril 2016 ;
– le détournement ou l’abus du pouvoir exécutif commis par le Conseil et le SEAE le 12 octobre 2017, du fait qu’ils ont affirmé qu’Eulex Kosovo avait fait de son mieux pour enquêter sur l’enlèvement et le meurtre probable du mari de KS ainsi que sur le meurtre du mari et du fils de KD et que la commission de contrôle n’avait pas vocation à être une instance judiciaire ;
– le détournement ou le défaut d’exercice adéquat du pouvoir exécutif du fait de la révocation du mandat exécutif d’Eulex Kosovo par la décision 2018/856, alors que les violations mentionnées aux premier et deuxième tirets persistaient, et
– le détournement ou l’abus du pouvoir exécutif ou public pour ne pas avoir veillé à ce que l’affaire de KD, relative à un crime de guerre, à première vue fondée, fasse l’objet d’un examen juridique sérieux par Eulex Kosovo et/ou par le Bureau du procureur spécialisé en matière d’enquêtes ainsi que de poursuites devant la Chambre spécialisée pour le Kosovo.
21 Par ledit recours, KS et KD ont, notamment, demandé au Tribunal de condamner le Conseil, la Commission et le SEAE, conjointement ou solidairement, à les indemniser, y compris par le paiement d’intérêts au taux et pour la durée jugés appropriés par le Tribunal, pour le dommage qu’elles ont prétendument subi du fait de la violation de leurs « droits de l’homme fondamentaux » protégés en l’espèce par les articles 2, 3, 6, 8 et 13 de la CEDH et les articles 2, 4 et 47 de la Charte en ce qui concerne
KS ainsi que par les articles 2, 3, 6 et 13 de la CEDH et les articles 2, 4 et 47 de la Charte en ce qui concerne KD, conformément à l’article 340, paragraphe 2, TFUE.
22 Le 9 février 2021, dans le cadre d’une mesure d’organisation de la procédure, le Tribunal a demandé au Conseil, à la Commission et au SEAE de prendre position, dans leurs mémoires en réponse au même recours, sur la question de sa compétence au regard de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE.
23 Par une lettre du 25 mars 2021, KS et KD ont demandé l’ajout d’Eulex Kosovo en tant que partie défenderesse à la procédure dans l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance attaquée. Cette demande a été rejetée par une décision du 31 mars 2021 du président de la neuvième chambre du Tribunal.
24 La Commission a répondu à la demande du Tribunal mentionnée au point 22 du présent arrêt par une lettre du 18 mai 2021 en indiquant que le Tribunal était compétent pour connaître du recours formé par KS et KD, mais en soulevant une exception d’irrecevabilité en ce que ce recours était dirigé contre elle. Le Conseil et le SEAE ont répondu à cette demande, respectivement, par lettres du 19 mai 2021, en soulevant une exception d’incompétence et, à titre subsidiaire, une exception d’irrecevabilité,
notamment en ce que ledit recours était dirigé contre eux.
25 Le 5 juin 2021, KS et KD ont déposé une demande de mesures d’instruction, au titre de l’article 88 du règlement de procédure du Tribunal, visant à obtenir la production de la version intégrale de l’OPLAN d’Eulex Kosovo depuis la création de cette mission au cours de l’année 2008 (ci-après la « demande initiale d’accès à l’OPLAN d’Eulex Kosovo »), lequel était mentionné dans la partie du mémoire en défense du SEAE relative aux exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité soulevées par ce service.
26 Le 23 juillet 2021, KS et KD ont déposé leurs observations sur les exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité visées au point 24 du présent arrêt et demandé que ces exceptions soient rejetées.
L’ordonnance attaquée
27 Par l’ordonnance attaquée, le Tribunal a rejeté le recours formé par KS et KD en raison de son incompétence manifeste pour en connaître, sans examiner les fins de non-recevoir soulevées par le Conseil, la Commission et le SEAE ni la demande initiale d’accès à l’OPLAN d’Eulex Kosovo.
28 Au point 28 de cette ordonnance, le Tribunal a constaté que ce recours trouvait son origine dans des actes ou des comportements qui relevaient de questions politiques ou stratégiques liées à la définition des activités, des priorités et des ressources d’Eulex Kosovo ainsi qu’à la décision de mettre en place une commission de contrôle dans le cadre de cette mission et que, conformément à l’action commune 2008/124, la mise en place et les activités de ladite mission relevaient des dispositions
relatives à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) du traité UE.
29 Par ailleurs, aux points 29 à 33 de ladite ordonnance, le Tribunal a jugé, en substance, que, en application de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et de l’article 275, premier alinéa, TFUE, la Cour de justice de l’Union européenne n’était, en principe, pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la PESC ainsi que les actes adoptés sur le fondement de ces dispositions et que les exceptions à ce principe, prévues à cette première disposition et à cet
article 275, second alinéa, n’étaient pas applicables en l’espèce au motif que ledit recours ne concernait ni des mesures restrictives à l’égard de personnes physiques ou morales, au sens de cette dernière disposition, ni le respect de l’article 40 TUE.
30 En outre, le Tribunal a considéré, en substance, aux points 34 à 39 de l’ordonnance attaquée, que les circonstances de l’affaire ayant donné lieu à cette ordonnance n’étaient pas comparables à celles prévalant dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts de la Cour du 12 novembre 2015, Elitaliana/Eulex Kosovo (C‑439/13 P, EU:C:2015:753), et du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569), ainsi qu’à l’arrêt du Tribunal du 25 octobre 2018, KF/CSUE (T‑286/15, EU:T:2018:718), et à
l’ordonnance du Tribunal du 10 juillet 2020, KF/CSUE, T‑619/19, EU:T:2020:337), ces dernières affaires se situant certes dans le contexte de la PESC, mais visant des dispositions dont l’application relevait de la compétence du juge de l’Union s’agissant du contrôle de légalité. De même, le Tribunal a considéré que la situation de l’espèce était radicalement différente de celle de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793), en ce
que le recours formé par KS et KD concernait la prétendue illégalité d’actes ou d’omissions du Conseil, de la Commission et du SEAE au titre de l’article 24, paragraphe 1, TUE, relevant de la définition et de la mise en œuvre de la PESC, et non de mesures restrictives individuelles adoptées dans le cadre de cette politique.
31 De surcroît, le Tribunal a indiqué, au point 40 de l’ordonnance attaquée, que les règles des traités UE et FUE excluant la compétence du juge de l’Union en matière de PESC faisaient obstacle à ce qu’il reconnaisse sa compétence en matière indemnitaire en ce qui concerne des actes ou des comportements relevant de cette politique, tels que ceux mentionnés au point 20 du présent arrêt, pour la seule raison qu’une telle reconnaissance aurait été le seul moyen de garantir une protection
juridictionnelle effective à KS et à KD.
32 Ainsi, au point 41 de ladite ordonnance, le Tribunal a jugé, en faisant référence aux points 69 et 78 de l’arrêt du 25 mars 2021, Carvalho e.a./Parlement et Conseil (C‑565/19 P, EU:C:2021:252), que, si les dispositions relatives à la compétence du juge de l’Union doivent être interprétées à la lumière du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective, une telle interprétation ne saurait aboutir à écarter les conditions expressément prévues par le traité FUE.
La procédure devant la Cour et les conclusions des parties aux pourvois
33 Par une décision du président de la Cour du 21 mars 2022, les affaires C‑29/22 P et C‑44/22 P ont été jointes aux fins des phases écrite et orale de la procédure ainsi que de l’arrêt mettant fin à l’instance.
34 Par des décisions des 16 mai 2022 et 12 mai 2023, le président de la Cour a admis respectivement la République française et la République tchèque à intervenir au soutien des conclusions du Conseil dans les présentes affaires jointes.
35 Par des décisions des 27 avril et 12 mai 2023, le président de la Cour a admis le Royaume de Belgique, le Grand-Duché de Luxembourg, le Royaume des Pays-Bas, la République d’Autriche, la Roumanie, la République de Finlande et le Royaume de Suède à intervenir au soutien des conclusions de la Commission dans l’affaire C‑44/22 P.
36 Par des ordonnances de la Cour du 24 juin 2022, KS et KD (C‑29/22 P‑AJ), et du 24 juin 2022, KS et KD (C‑44/22 P-AJ), KS et KD ont été admises au bénéfice de l’aide juridictionnelle en vue de pouvoir faire face aux frais afférents aux pourvois dans les présentes affaires jointes.
37 Par leur pourvoi, KS et KD demandent à la Cour :
– de faire droit au pourvoi, d’annuler l’ordonnance attaquée et d’accorder les mesures provisoires demandées devant le Tribunal ;
– à titre subsidiaire, de faire droit au pourvoi et de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour décision finale, et
– de condamner le Conseil, la Commission et le SEAE aux dépens afférents au pourvoi, à la procédure devant le Tribunal et aux procédures devant la commission de contrôle.
38 Par son pourvoi ainsi que son mémoire en réponse dans l’affaire C‑29/22 P, la Commission demande à la Cour :
– d’annuler l’ordonnance attaquée ;
– de déclarer que les juridictions de l’Union sont seules compétentes pour connaître de l’affaire ;
– de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue sur la recevabilité et sur le fond du recours, et
– de réserver les dépens de l’instance et de l’instance connexe antérieure.
39 Dans leur mémoire en réponse dans l’affaire C‑44/22 P, KS et KD demandent à la Cour, dans l’hypothèse où celle-ci se déclarerait compétente pour connaître des présents pourvois, de les autoriser à introduire une demande tendant à l’adoption de mesures d’instruction au titre de l’article 64, paragraphe 2, sous b), du règlement de procédure de la Cour, avant de statuer sur le point de savoir si cette affaire doit être renvoyée au Tribunal.
40 Le Conseil demande à la Cour :
– de rejeter les pourvois comme étant non fondés et
– de condamner KS, KD et la Commission aux dépens.
41 Le SEAE demande à la Cour :
– dans l’hypothèse où elle se considérerait compétente pour statuer sur le pourvoi et où elle estimerait disposer d’éléments suffisants pour statuer sur le recours formé par KS et KD, de déclarer ce recours et le pourvoi irrecevables en tant qu’ils concernent le SEAE et
– de condamner KS, KD et la Commission aux dépens.
Sur les pourvois
42 À l’appui de leur pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P, KS et KD soulèvent un moyen unique, comportant quatre branches, tiré d’une erreur de droit que le Tribunal aurait commise en se déclarant manifestement incompétent pour connaître de leur recours en indemnité. Par la première branche de ce moyen, qui est subdivisée en deux griefs, elles reprochent au Tribunal, d’une part, d’avoir retenu une interprétation large de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et de
l’article 275 TFUE ainsi que, d’autre part, d’avoir procédé à une lecture sélective et restrictive de la jurisprudence découlant des arrêts du 12 novembre 2015, Elitaliana/Eulex Kosovo (C‑439/13 P, EU:C:2015:753), du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569), ainsi que du 25 juin 2020, CSUE/KF (C‑14/19 P, EU:C:2020:492). La deuxième branche dudit moyen, qui est tirée d’une application erronée de l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793),
est subdivisée en trois griefs. Premièrement, le Tribunal aurait considéré à tort que les actes et les omissions en cause concernaient la définition et la mise en œuvre de la PESC et qu’ils relevaient donc de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE au seul motif qu’ils sont survenus dans le contexte de cette politique. Deuxièmement, cette juridiction n’aurait pas abordé la place occupée par le recours en indemnité dans le contexte du système de protection juridictionnelle de l’Union.
Troisièmement, ladite juridiction aurait dû tenir compte de l’argument de la Commission selon lequel l’Union européenne est une union de droit dotée d’un système cohérent et complet de voies de recours. Par la troisième branche de leur moyen unique, KS et KD reprochent au Tribunal d’avoir procédé à une application erronée de l’arrêt du 25 mars 2021, Carvalho e.a./Parlement et Conseil (C‑565/19 P, EU:C:2021:252). La quatrième branche de ce moyen est tirée d’une erreur de droit que le Tribunal
aurait commise en omettant d’examiner des parties essentielles de leur recours et en ne motivant pas suffisamment l’ordonnance attaquée.
43 À l’appui de son pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P, la Commission soulève quatre moyens. Par son premier moyen, qui est subdivisé en trois branches, cette institution fait valoir que le Tribunal a commis une erreur de droit, premièrement, en ne reconnaissant pas que l’exclusion de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne prévue à l’article 24 TUE et à l’article 275 TFUE constitue une dérogation à sa compétence générale, deuxièmement, en n’interprétant pas de manière restrictive
cette exclusion, telle qu’interprétée par la jurisprudence constante de la Cour, et, troisièmement, en considérant que la jurisprudence découlant des arrêts du 12 novembre 2015, Elitaliana/Eulex Kosovo (C‑439/13 P, EU:C:2015:753), du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569), ainsi que du 25 juin 2020, CSUE/KF (C‑14/19 P, EU:C:2020:492), n’était pas applicable en l’espèce.
44 Le deuxième moyen, qui comporte deux branches, est tiré d’une erreur de droit que le Tribunal aurait commise en n’ayant pas qualifié le recours formé par KS et KD de recours en indemnité concernant de prétendues violations des « droits de l’homme fondamentaux ». Par la première branche de ce deuxième moyen, la Commission fait grief à cette juridiction d’avoir considéré que les actes et les omissions visés par ce recours relevaient de questions politiques ou stratégiques liées à la mission et
concernant la définition ou la mise en œuvre de la PESC. Par la seconde branche dudit deuxième moyen, cette institution reproche à ladite juridiction de ne pas avoir interprété l’article 24 TUE et l’article 275 TFUE à la lumière « des libertés et droits fondamentaux de l’Union prévus par la Charte et la CEDH ainsi que des valeurs fondatrices de l’Union que sont l’[É]tat de droit et le respect des droits de l’homme ». Par son troisième moyen, la Commission soutient que le Tribunal a interprété de
manière erronée l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793), et qu’il a commis une erreur de droit en ne considérant pas ledit recours comme étant une action en justice autonome pour laquelle il n’existe aucune dérogation à la compétence des juridictions de l’Union prévue à l’article 268 et à l’article 340, deuxième alinéa, TFUE. Par son quatrième moyen, qui est subdivisé en deux branches, la Commission reproche au Tribunal, d’une part, de ne pas avoir
garanti l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union en ce qu’il a omis d’établir la compétence exclusive de ces juridictions pour connaître du même recours et, d’autre part, d’avoir privé KS et KD de tout recours effectif.
Sur le premier grief de la première branche, les deuxième et troisième griefs de la deuxième branche et la troisième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P ainsi que sur les première et deuxième branches du premier moyen, la seconde branche du deuxième moyen, le troisième moyen et la seconde branche du quatrième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P
Argumentation des parties
45 Les requérantes, soutenues par le Royaume de Belgique, le Grand‑Duché de Luxembourg, le Royaume des Pays-Bas, la République d’Autriche, la Roumanie, la République de Finlande et le Royaume de Suède, font valoir que, aux points 29 à 33 et 37 à 42 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a commis plusieurs erreurs de droit concernant l’interprétation de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 275, premier alinéa, TFUE. En effet, le Tribunal n’aurait pas tenu compte de la
jurisprudence de la Cour issue, notamment, du point 70 de l’arrêt du 24 juin 2014, Parlement/Conseil (C‑658/11, EU:C:2014:2025), et du point 32 de l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793), selon laquelle la compétence générale que confère l’article 19 TUE à la Cour de justice de l’Union européenne doit être interprétée de manière large, tandis que la dérogation à cette compétence, prévue à l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 275,
premier alinéa, TFUE, doit l’être de manière restrictive. Selon la Commission, le Tribunal aurait dû procéder à une interprétation systématique et téléologique de ces dispositions, et cela en tenant compte des principes et des droits découlant de l’article 2, de l’article 3, paragraphe 5, ainsi que des articles 6, 19, 21 et 23 TUE, de même que des articles 268, 340 et 344 TFUE, ainsi que de l’article 47 de la Charte.
46 En premier lieu, les requérantes soutiennent que le Tribunal a commis une erreur de droit en ce qu’il n’a pas interprété les limitations à la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne, prévues à l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 275, premier alinéa, TFUE, à la lumière des règles fondamentales du droit primaire de l’Union et des principes généraux du droit de l’Union, notamment le principe de l’État de droit et le droit à un recours effectif, qui
s’appliqueraient à tous les domaines du droit de l’Union, y compris à la PESC.
47 En particulier, selon la Commission, le Tribunal n’a pas correctement interprété et appliqué l’article 47 de la Charte, tel qu’interprété au point 74 de l’arrêt du 28 mars 2017, Rosneft (C‑72/15, EU:C:2017:236), dès lors qu’il n’a pas analysé par quel autre moyen KS et KD pouvaient obtenir une protection juridictionnelle et qu’il n’a pas tenu compte de l’arrêt de la High Court of Justice. En considérant qu’il n’existait pas de voie de recours pour KS et KD au titre du droit de l’Union, le
Tribunal aurait, d’une part, violé les garanties prévues aux articles 2 et 6 TUE ainsi qu’à l’article 47 de la Charte. D’autre part, il aurait ainsi méconnu la jurisprudence de la Cour selon laquelle le système juridictionnel de l’Union prévoit un système complet de voies de recours et de procédures destiné à assurer le contrôle de la légalité des actes de l’Union, système au cœur duquel se trouverait la protection des droits individuels, ainsi qu’il ressortirait notamment du point 285 de l’arrêt
du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission (C‑402/05 P et C‑415/05 P, EU:C:2008:461) ainsi que du point 66 de l’arrêt du 28 mars 2017, Rosneft (C‑72/15, EU:C:2017:236). Ainsi, aucune disposition des traités ne prévoirait de dérogation à la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne en cas de prétendues violations des droits de l’homme résultant d’un acte, d’une action ou d’une omission imputable à l’Union, de sorte que celle-ci serait tenue
d’interpréter ces traités en ce sens qu’ils prévoient des voies de recours pour ces violations.
48 À l’appui de cette argumentation, la Commission fait également valoir que les articles 6 et 13 de la CEDH, tels qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme, garantissent le droit d’accès à un tribunal et le droit à un recours effectif. Or, l’Union et ses institutions seraient tenues de respecter ces articles dans tous les domaines du droit de l’Union, ainsi qu’il ressortirait de l’article 6, paragraphe 3, TUE et de la Charte. En l’espèce, le recours formé par KS et KD ferait
apparaître une contestation réelle et sérieuse, de sorte que, conformément à l’arrêt de la Cour EDH du 7 mai 2021, Xero Flor w Polsce sp. z o. o. c. Pologne (CE:ECHR:2021:0507JUD000490718, § 187), l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH serait applicable. De surcroît, exclure KS et KD du système de protection juridictionnelle de l’Union au seul motif que les actes et les omissions en cause s’inscrivent dans le contexte de la PESC, méconnaîtrait le principe d’égalité de traitement.
49 Par ailleurs, la Commission soutient que la Cour a déjà jugé, au point 23 de l’arrêt du 23 avril 1986, Les Verts/Parlement (294/83, EU:C:1986:166), que l’Union est une communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes aux traités. Ainsi, le principe de l’État de droit, qui est consacré à l’article 2 TUE et qui trouve son expression à l’article 19 TUE, s’appliquerait pleinement dans le domaine de la PESC, en vertu de
l’article 23 TUE, lu en combinaison avec l’article 21, paragraphe 2, sous b), TUE, et la Cour aurait apprécié sa compétence à la lumière de ce principe, notamment au point 41 de l’arrêt du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569), ainsi qu’aux points 35 et 36 de l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793).
50 Lors de l’audience, la Commission, soutenue par la République de Finlande et par le Royaume de Suède, a ajouté, en substance, que le Tribunal aurait dû se déclarer compétent en interprétant l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 275, second alinéa, TFUE à la lumière de l’article 6, paragraphe 2, première phrase, TUE, qui prévoirait une obligation, pour l’Union, d’adhérer à la CEDH. Selon la Commission, le fait que cette adhésion constitue une obligation, et non une faculté,
découle notamment de l’article 218, paragraphe 8, TFUE, qui renforcerait la logique de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union et le fait que cet ordre juridique est distinct de celui des États membres.
51 En deuxième lieu, les requérantes soutiennent que le Tribunal aurait dû se déclarer compétent pour connaître du recours formé par KS et KD, dès lors que des violations de droits fondamentaux sont invoquées à l’appui de ce recours. À cet égard, la Commission relève qu’il ressort du point 4 de l’arrêt du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft (11/70, EU:C:1970:114), des points 97 et 98 de l’arrêt du 18 juillet 2013, Commission e.a./Kadi (C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P,
EU:C:2013:518), ainsi que des points 36, 47 et 48 de l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793), d’une part, que les dispositions des traités relatives à la PESC font partie intégrante du cadre général du droit de l’Union ainsi que de l’architecture constitutionnelle de cette dernière et, d’autre part, que l’ordre juridique de l’Union inclut la protection des droits fondamentaux en tant que principe général et primordial du droit de l’Union, de sorte que
toutes les dispositions de ce droit, y compris celles relatives à la PESC, sont soumises à la Charte. Selon KS et KD, une telle appréciation est confirmée par l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, en vertu duquel celle-ci est applicable dès lors qu’une institution, un organe ou un organisme de l’Union met en œuvre ledit droit.
52 Lors de l’audience, les requérantes ont ajouté que la jurisprudence issue des points 55 à 60 et 67 de l’arrêt du 20 septembre 2016, Ledra Advertising e.a./Commission et BCE (C‑8/15 P à C‑10/15 P, EU:C:2016:701), confirme que la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour connaître de tout recours à l’appui duquel des violations de droits fondamentaux sont invoquées. Par ailleurs, la Commission a indiqué que la finalité de l’article 24 TUE était de protéger les décisions politiques,
et non des violations de droits protégés par la CEDH et la Charte. En effet, de telles violations ne pourraient pas être qualifiées de « décisions politiques » ou de « décisions stratégiques », dès lors que le respect et la protection des droits fondamentaux seraient des obligations imposées par le droit primaire de l’Union, et non des choix politiques.
53 En troisième lieu, les requérantes font valoir que, aux points 37 à 39 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a fait une application erronée de l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793), en considérant que la situation de l’espèce était radicalement différente de celle dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt. En effet, il aurait interprété à tort ce dernier en ce sens que la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne pour statuer sur la
responsabilité non contractuelle de l’Union est limitée à la seule situation particulière de mesures restrictives individuelles adoptées par le Conseil dans le cadre de la PESC.
54 Selon les requérantes, il en résulte que le Tribunal n’a pas tenu compte du fait que, dans ledit arrêt, la Cour s’est déclarée compétente pour statuer sur le préjudice prétendument subi en raison de telles mesures restrictives du fait de la nécessaire cohérence du système de protection juridictionnelle prévu par le droit de l’Union, afin d’éviter une lacune dans la protection juridictionnelle des personnes physiques ou morales visées par ces mesures.
55 En outre, contrairement à ce que le Tribunal a jugé, le raisonnement de la Cour figurant aux points 32 à 39, 43 et 44 de l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793), n’aurait pas été fondé sur la circonstance que des mesures restrictives étaient en cause ni limité à cette circonstance. En effet, ce raisonnement reposerait sur le fait que le recours en indemnité constitue une voie de recours autonome pour laquelle il n’existe aucune dérogation à la compétence
de la Cour de justice de l’Union européenne prévue à l’article 268 et à l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, en particulier, en ce qui concerne la réparation du préjudice prétendument subi par des personnes physiques ou morales en raison de décisions relevant de la PESC autres que des mesures restrictives et en application desquelles des violations de droits garantis par la CEDH et la Charte ont été prétendument commises.
56 Par ailleurs, selon la Commission, le Tribunal a commis une erreur de droit en interprétant cet arrêt en ce sens que la Cour de justice de l’Union européenne n’était compétente pour examiner un recours en indemnité au titre des articles 268 et 340 TFUE que dans le cas où elle le serait pour statuer sur un recours en annulation ou en carence formé respectivement au titre des articles 263 et 265 TFUE.
57 En quatrième lieu, les requérantes reprochent au Tribunal d’avoir interprété de manière erronée, au point 41 de l’ordonnance attaquée, la jurisprudence résultant des points 69 et 78 de l’arrêt du 25 mars 2021, Carvalho e.a./Parlement et Conseil (C‑565/19 P, EU:C:2021:252). En effet, cette jurisprudence ne serait pas pertinente dans le cadre de l’examen de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne en l’espèce, dès lors qu’elle concernerait un contexte différent, à savoir celui de
l’interprétation des exigences relatives à la reconnaissance de la qualité pour agir dans le cadre d’un recours en annulation au titre de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE. À l’appui de cette argumentation, KS et KD font également valoir qu’elles n’ont pas demandé que la jurisprudence de la Cour soit modifiée ni que soit supprimée l’exclusion de cette compétence prévue à l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 275 TFUE.
58 En cinquième et dernier lieu, KS et KD font valoir, dans leur mémoire en réponse dans l’affaire C‑44/22 P, que l’article 298, paragraphe 1, TFUE et l’article 41 de la Charte corroborent l’hypothèse selon laquelle la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer sur leur recours. En effet, une administration européenne ouverte, efficace et indépendante aurait dû garantir qu’Eulex Kosovo ainsi que la commission de contrôle soient établis d’une manière qui ne viole pas le droit
de l’Union. Ainsi, lorsque les décisions en cause de cette commission ont été notifiées aux institutions de l’Union et aux États membres, des mesures auraient dû être prises afin de mettre fin aux violations des droits fondamentaux en cause.
59 Le Conseil et le SEAE, soutenus par la République française et, en partie, par la République tchèque, contestent l’argumentation des requérantes.
Appréciation de la Cour
60 Par le premier grief de la première branche, les deuxième et troisième griefs de la deuxième branche et la troisième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P, ainsi que par les première et deuxième branches du premier moyen, la seconde branche du deuxième moyen, le troisième moyen et la seconde branche du quatrième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P, qu’il convient d’examiner ensemble, les requérantes font valoir, en substance, que, aux points 29 à 33 et 37 à 42 de
l’ordonnance attaquée, le Tribunal a commis plusieurs erreurs de droit dans le cadre de l’interprétation de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 275, premier alinéa, TFUE ainsi que de la jurisprudence de la Cour afférente à ces dispositions.
61 À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union requiert de tenir compte non seulement de ses termes, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit ainsi que des objectifs et de la finalité que poursuit l’acte dont elle fait partie. La genèse d’une disposition du droit de l’Union peut également révéler des éléments pertinents pour son interprétation [voir, en ce sens, arrêts du 27 novembre 2012, Pringle, C‑370/12, EU:C:2012:756, point 135,
ainsi que du 25 juin 2020, A e.a. (Éoliennes à Aalter et à Nevele), C‑24/19, EU:C:2020:503, point 37].
62 Il convient de rappeler également que, conformément à l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et à l’article 275, premier alinéa, TFUE, la Cour de justice de l’Union européenne n’est, en principe, pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la PESC ainsi que les actes adoptés sur leur base. Ces dispositions introduisent une dérogation à la règle de la compétence générale que l’article 19 TUE confère à cette institution pour assurer le respect du droit
dans l’interprétation et l’application des traités et, par conséquent, elles doivent être interprétées restrictivement (arrêts du 24 juin 2014, Parlement/Conseil, C‑658/11, EU:C:2014:2025, points 69 et 70 ; du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a., C‑455/14 P, EU:C:2016:569, points 39 et 40, ainsi que du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil, C‑134/19 P, EU:C:2020:793, points 26 et 32).
63 En outre, l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et l’article 275, second alinéa, TFUE établissent explicitement deux exceptions à ce principe, à savoir la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne, d’une part, pour contrôler le respect de l’article 40 TUE et, d’autre part, pour se prononcer sur les recours, formés dans les conditions prévues à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, concernant le contrôle de la légalité des décisions du Conseil adoptées sur
le fondement des dispositions relatives à la PESC, qui prévoient des mesures restrictives à l’égard de personnes physiques ou morales (arrêts du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 60, et du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil, C‑134/19 P, EU:C:2020:793, point 27).
64 Or, en l’espèce, il n’est pas contesté que les actes et les omissions visés par le recours formé par KS et KD ne concernent pas le contrôle du respect de l’article 40 TUE ni celui de telles mesures restrictives individuelles.
65 Cela étant, les requérantes soutiennent que le Tribunal a commis des erreurs de droit en ce qu’il n’a pas interprété l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et l’article 275, second alinéa, TFUE à la lumière des droits et des principes consacrés à l’article 2, à l’article 3, paragraphe 5, et aux articles 6, 19, 21 et 23 TUE, aux articles 268, 340 et 344 TFUE, à l’article 47 de la Charte ainsi qu’aux articles 6 et 13 de la CEDH.
66 À cet égard, il ressort de l’article 3, paragraphe 5, TUE que, dans ses relations avec le reste du monde, l’Union contribue notamment à la protection des droits de l’homme. En outre, en vertu de l’article 23 TUE, « [l]’action de l’Union sur la scène internationale, au titre du [chapitre 2 du titre V du traité UE], repose sur les principes, poursuit les objectifs et est menée conformément aux dispositions générales visés au chapitre 1 [de ce titre] ». Par ailleurs, conformément à l’article 21,
paragraphe 1, premier alinéa, TUE, qui fait partie de ce chapitre I, « [l]’action de l’Union sur la scène internationale repose sur les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde : la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de
la charte des Nations unies et du droit international ».
67 En outre, l’article 51, paragraphe 1, de la Charte confirme la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C‑617/10, EU:C:2013:105, points 17 et 19, ainsi que du 25 janvier 2024, Parchetul de pe lângă Curtea de Apel Craiova, C‑58/22, EU:C:2024:70, point 40).
68 Partant, il convient de constater, à l’instar de Mme l’avocate générale aux points 77, 79 et 80 de ses conclusions, que l’inclusion de la PESC dans le cadre constitutionnel de l’Union implique que les principes fondamentaux de l’ordre juridique de l’Union s’appliquent également dans le cadre de cette politique. Parmi ceux-ci figurent, notamment, le respect de l’État de droit et des droits fondamentaux, valeurs énoncées à l’article 2 TUE et concrétisées par l’article 19 TUE, qui exigent que tant
les autorités de l’Union que les autorités des États membres soient soumises à un contrôle juridictionnel.
69 Toutefois, il convient de relever, en premier lieu, que, conformément à l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, première phrase, TUE, « [l]a [PESC] est soumise à des règles et procédures spécifiques », figurant au chapitre 2 du titre V du traité UE. Or, l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE, qui prévoit que la Cour de justice de l’Union européenne n’est, en principe, pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la PESC ainsi que les actes adoptés sur
leur base, fait partie de ces règles spécifiques.
70 Or, une telle limitation de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne peut être conciliée tant avec l’article 47 de la Charte qu’avec les articles 6 et 13 de la CEDH.
71 À cet égard, premièrement, il convient de relever, ainsi que la Cour l’a déjà jugé au point 74 de l’arrêt du 28 mars 2017, Rosneft (C‑72/15, EU:C:2017:236), que l’article 47 de la Charte ne peut pas créer une compétence pour la Cour, lorsque les traités l’excluent. Cet article n’a pas non plus pour objet de modifier le système de contrôle juridictionnel prévu par les traités, et notamment les règles relatives à la recevabilité des recours formés directement devant la Cour de justice de l’Union
européenne, ainsi qu’il découle également des explications afférentes audit article, lesquelles doivent, conformément à l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et à l’article 52, paragraphe 7, de la Charte, être prises en considération pour l’interprétation du même article 47 (arrêt du 3 octobre 2013, Inuit Tapiriit Kanatami e.a./Parlement et Conseil, C‑583/11 P, EU:C:2013:625, point 97).
72 Par ailleurs, il convient de rappeler que les principes d’attribution et de l’équilibre institutionnel s’appliquent également dans le domaine de la PESC. En effet, conformément à l’article 5, paragraphes 1 et 2, TUE, « [l]e principe d’attribution régit la délimitation des compétences de l’Union », ce principe impliquant que « l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent[,
tandis que toute] compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres ». Au demeurant, en ce que l’article 13, paragraphe 2, TUE prévoit que « [c]haque institution agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées dans les traités », cette dernière disposition traduit le principe de l’équilibre institutionnel, caractéristique de la structure institutionnelle de l’Union, lequel implique que chacune des institutions exerce ses compétences dans le respect de
celles des autres [arrêts du 13 juin 1958, Meroni/Haute Autorité, 9/56, EU:C:1958:7, page 44 ; du 22 mai 1990, Parlement/Conseil, C‑70/88, EU:C:1990:217, point 22 ; du 14 avril 2015, Conseil/Commission, C‑409/13, EU:C:2015:217, point 64, et du 22 novembre 2022, Commission/Conseil (Adhésion à l’acte de Genève), C‑24/20, EU:C:2022:911, point 83].
73 Partant, l’allégation selon laquelle les actes ou les omissions qui font l’objet du recours d’un particulier violent les droits fondamentaux de ce dernier ne suffit pas à elle seule pour que la Cour de justice de l’Union européenne se déclare compétente pour connaître de ce recours (voir, par analogie, arrêt du 25 mars 2021, Carvalho e.a./Parlement et Conseil, C‑565/19 P, EU:C:2021:252, point 48), sous peine de priver l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et
l’article 275, premier alinéa, TFUE d’une partie de leur effet utile et de méconnaître les principes d’attribution et de l’équilibre institutionnel.
74 En outre, contrairement à ce que les requérantes ont fait valoir lors de l’audience, cette appréciation n’est pas remise en cause par la jurisprudence de la Cour issue des points 55 à 60 et 67 de l’arrêt du 20 septembre 2016, Ledra Advertising e.a./Commission et BCE (C‑8/15 P à C‑10/15 P, EU:C:2016:701), selon laquelle la Charte s’adresse aux institutions de l’Union même lorsque celles-ci agissent en dehors du cadre juridique de cette dernière.
75 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, la Cour a statué sur un recours en responsabilité non contractuelle introduit par plusieurs personnes physiques et morales contre la Commission et la Banque centrale européenne (BCE) au motif que leurs droits fondamentaux avaient été violés dans le cadre du traité instituant le mécanisme européen de stabilité conclu à Bruxelles, le 2 février 2012.
76 Ainsi, dans ledit arrêt, était en cause une violation des droits fondamentaux dans un cadre autre que celui de la PESC, cadre qui ne relève pas des dispositions des traités à l’égard desquelles l’article 24 TUE et l’article 275 TFUE limitent la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne.
77 Deuxièmement, la Cour doit certes veiller à ce que l’interprétation qu’elle effectue de l’article 47 de la Charte, dont les premier et deuxième alinéas correspondent à l’article 6, paragraphe 1, et à l’article 13 de la CEDH, assure un niveau de protection qui ne méconnaît pas celui garanti à ces dispositions de la CEDH, telles qu’interprétées par la Cour européenne des droits de l’homme [voir, en ce sens, arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour
suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, points 116 à 118 ainsi que jurisprudence citée].
78 Or, d’une part, si, aux termes de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, « [t]oute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi », ce droit n’est pas absolu et peut être soumis à des restrictions légitimes (Cour EDH, 14 décembre 2006, Markovic et autres c. Italie, CE:ECHR:2006:1214JUD000139803, § 93 et 99). À cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé qu’il ne
lui appartenait pas de s’immiscer dans l’équilibre institutionnel entre le pouvoir exécutif et les juridictions nationales, cet équilibre institutionnel pouvant se refléter dans une limitation constitutionnelle des compétences des juridictions d’un État s’agissant d’actes non détachables de la conduite des relations internationales de celui-ci (Cour EDH, 14 septembre 2022, H.F. et autres c. France, CE:ECHR:2022:0914JUD002438419, § 281).
79 D’autre part, l’article 13 de la CEDH, qui prévoit que « [t]oute personne dont les droits et libertés reconnus dans la [CEDH] ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale », garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et des libertés de la CEDH, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés, de sorte que cet article a pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief
défendable » fondé sur la CEDH et à offrir le redressement approprié (Cour EDH, 10 juillet 2020, Mugemangango c. Belgique, CE:ECHR:2020:0710JUD000031015, § 130 et jurisprudence citée).
80 Cela étant, la protection offerte par l’article 13 de la CEDH ne saurait davantage être regardée comme étant absolue, le contexte dans lequel s’inscrit la violation alléguée, ou la catégorie de violations alléguée, étant susceptible de justifier une limitation des recours possibles (voir, en ce sens, Cour EDH, 26 octobre 2000, Kudła c. Pologne, CE:ECHR:2000:1026JUD003021096, § 151). Au demeurant, il découle de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que l’article 6,
paragraphe 1, de la CEDH constitue une lex specialis par rapport à l’article 13 de la CEDH (voir, en ce sens, Cour EDH, 9 mars 2006, Menecheva c. Russie, CE:ECHR:2006:0309JUD005926100, § 105), si bien que ce dernier article ne saurait remettre en cause la faculté qu’ont les États de justifier des limitations légitimes du droit consacré à cet article 6, paragraphe 1, telles que celles visées dans la jurisprudence de cette juridiction rappelée au point 78 du présent arrêt.
81 Partant, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en considérant, en substance, que ni l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et l’article 275 TFUE, lus à la lumière de l’article 47 de la Charte, de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 13 de la CEDH ainsi que de l’article 2, de l’article 3, paragraphe 5, et des articles 6, 19, 21 et 23 TUE, ni l’invocation de violations de droits fondamentaux ne justifiaient, par eux-mêmes, qu’il se déclare compétent pour
connaître du recours formé par KS et KD.
82 Dans ce contexte, il convient également d’écarter l’argumentation, avancée notamment par la Commission, selon laquelle le Tribunal aurait dû se déclarer compétent en interprétant l’article 24, paragraphe 1, TUE et l’article 275, second alinéa, TFUE à la lumière de l’article 6, paragraphe 2, première phrase, TUE. À cet égard, il suffit de constater que, en tout état de cause, aux termes de l’article 2, première phrase, du protocole (no 8), relatif à l’article 6, paragraphe 2, [TUE] sur l’adhésion
de l’Union à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, « [l]’accord [relatif à cette adhésion] doit garantir que l’adhésion de l’Union n’affecte ni les compétences de l’Union ni les attributions de ses institutions ». Partant, cet article 6, paragraphe 2, ne saurait être interprété en ce sens qu’il a pour effet d’élargir les compétences de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de PESC.
83 Dans le même ordre d’idées, au regard de la jurisprudence exposée au point 71 du présent arrêt, il convient également d’écarter les arguments de la Commission selon lesquels, d’une part, le principe d’égalité de traitement serait méconnu si KS et KD étaient exclues du système de protection juridictionnelle de l’Union et, d’autre part, le Tribunal aurait dû examiner par quels autres moyens KS et KD auraient pu obtenir une protection juridictionnelle effective.
84 Par voie de conséquence, contrairement à ce que la Commission prétend en substance, il ne saurait non plus être considéré que le Tribunal aurait dû tenir compte du fait que, par l’arrêt de la High Court of Justice, une juridiction nationale s’est déclarée incompétente.
85 En deuxième lieu, les requérantes font valoir que, aux points 37 à 39 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a fait une application erronée de l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793). À cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans cet arrêt, la Cour s’est certes déclarée compétente pour statuer sur un recours en indemnité en tant que celui-ci visait à obtenir la réparation du préjudice prétendument subi en raison de mesures restrictives prévues par des
décisions PESC.
86 Cela étant, à la différence de la situation en cause dans l’affaire ayant donné lieu audit arrêt, le recours formé par KS et KD ne porte pas sur des mesures restrictives individuelles. Or, la Cour a précisé que, en ce qui concerne les actes adoptés sur le fondement des dispositions relatives à la PESC, c’est la nature individuelle de ces actes qui ouvre, conformément aux termes de l’article 275, second alinéa, TFUE, l’accès aux juridictions de l’Union (arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15,
EU:C:2017:236, point 103 et jurisprudence citée, ainsi que arrêt de ce jour, Neves 77 Solutions, C‑351/22, point 37).
87 Dans ces conditions, il ne saurait être reproché au Tribunal d’avoir considéré, aux points 37 à 39 de l’ordonnance attaquée, que ce recours visait une situation radicalement différente de celle en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793), et que la question de la compétence du juge de l’Union en ce qui concerne la PESC de manière générale n’avait pas été abordée dans ledit arrêt.
88 Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’argumentation des requérantes selon laquelle le Tribunal aurait dû se déclarer compétent pour connaître du recours formé par KS et KD sur le fondement dudit arrêt dès lors que la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour connaître de tous les recours en responsabilité non contractuelle en vertu des articles 268 et 340 TFUE, y compris en matière de PESC, l’article 24 TUE et l’article 275 TFUE ne prévoyant pas de dérogation à cette
compétence générale.
89 À cet égard, il convient de rappeler que, certes, conformément à l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, « [e]n matière de responsabilité non contractuelle, l’Union doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions ». En outre, aux termes de l’article 268 TFUE, « [l]a Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour connaître des litiges relatifs à la
réparation des dommages visés à l’article 340, deuxième et troisième alinéas[, TFUE] ».
90 Par ailleurs, il est de jurisprudence constante que la Cour de justice de l’Union européenne est seule compétente pour statuer sur les litiges mettant en cause la responsabilité extracontractuelle de l’Union, à l’exclusion des juridictions nationales [voir, en ce sens, arrêts du 13 février 1979, Granaria, 101/78, EU:C:1979:38, point 16, et du 15 juillet 2021, OH (Immunité de juridiction), C‑758/19, EU:C:2021:603, point 22].
91 Cela étant, il importe de préciser que ni le caractère exclusif de cette compétence ni l’autonomie du recours en responsabilité non contractuelle de l’Union ne sauraient avoir pour effet d’étendre les limites de la compétence conférée à cette institution par les traités. Or, l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et l’article 275 TFUE fixent de telles limites de compétence et doivent, en ce qui concerne les recours en matière de PESC, être regardés comme étant des leges
speciales par rapport aux articles 268 et 340 TFUE. Partant, il ne saurait être admis que l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et l’article 275 TFUE ne visent pas les recours en responsabilité non contractuelle de l’Union.
92 Ce constat est confirmé par la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE renvoie à l’article 275, second alinéa, TFUE afin de déterminer non pas le type de procédure dans le cadre de laquelle la Cour peut contrôler la légalité de certaines décisions, mais le type de décisions dont la légalité peut être contrôlée par la Cour, dans le cadre de toute procédure ayant pour objet un tel contrôle de légalité (arrêt du 28 mars 2017, Rosneft,
C‑72/15, EU:C:2017:236, point 70).
93 En troisième lieu, il convient d’écarter l’argument des requérantes selon lequel le Tribunal a commis une erreur de droit en ce qu’il s’est appuyé sur la jurisprudence issue des points 69 et 78 de l’arrêt du 25 mars 2021, Carvalho e.a./Parlement et Conseil (C‑565/19 P, EU:C:2021:252), pour juger, au point 41 de l’ordonnance attaquée, qu’une interprétation des dispositions des traités relatives à la compétence du juge de l’Union à la lumière du droit fondamental à une protection juridictionnelle
effective ne saurait aboutir à écarter les conditions expressément prévues par le traité FUE.
94 En effet, bien que cette jurisprudence concerne les conditions de recevabilité d’un recours en annulation au titre de l’article 263, paragraphe 4, TFUE, il convient de constater, à l’instar de Mme l’avocate générale au point 99 de ses conclusions, que le Tribunal pouvait, à bon droit, faire application de ladite jurisprudence dans le cadre de l’appréciation de sa compétence pour connaître du recours formé par KS et KD dans la mesure où la même jurisprudence exprime un principe d’interprétation
applicable à l’ensemble des voies de recours prévues par les traités.
95 En quatrième et dernier lieu, il ressort de ce qui précède, en particulier du point 71 du présent arrêt, qu’il convient d’écarter l’argumentation par laquelle KS et KD font valoir, en substance, dans leur mémoire en réponse dans l’affaire C‑44/22 P, que l’article 298, paragraphe 1, TFUE et l’article 41 de la Charte corroborent l’hypothèse selon laquelle le Tribunal aurait dû se déclarer compétent pour connaître de leur recours.
96 Par conséquent, il convient de rejeter le premier grief de la première branche, les deuxième et troisième griefs de la deuxième branche ainsi que la troisième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P de même que les première et deuxième branches du premier moyen, la seconde branche du deuxième moyen, le troisième moyen et la seconde branche du quatrième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P.
Sur le second grief de la première branche et le premier grief de la deuxième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P ainsi que sur la troisième branche du premier moyen et la première branche du deuxième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P
Argumentation des parties
97 Les requérantes soutiennent, en substance, que, aux points 34 à 36 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a procédé à une lecture restrictive et sélective de la jurisprudence découlant des arrêts du 12 novembre 2015, Elitaliana/Eulex Kosovo (C‑439/13 P, EU:C:2015:753), du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569), ainsi que du 25 juin 2020, CSUE/KF (C‑14/19 P, EU:C:2020:492), en ce qu’il a restreint sa compétence aux cas couverts par cette jurisprudence, à savoir, notamment, la
gestion du personnel d’une mission de politique de sécurité et de défense commune (PSDC) ainsi que l’attribution d’un marché public impliquant des dépenses grevant le budget de l’Union. La Commission allègue que, en procédant ainsi, le Tribunal a limité son analyse de cette jurisprudence à une simple comparaison des faits avec ceux qui caractérisent la présente affaire, et que ladite jurisprudence est applicable en l’espèce, dès lors que la PESC ne constitue que le contexte dans lequel ont eu
lieu les violations alléguées des droits de KS et de KD, tels que protégés par la Charte et la CEDH.
98 Par ailleurs, KS et KD font valoir que le Tribunal a commis une erreur de droit, au point 39 de l’ordonnance attaquée, en ce qu’il a considéré que toute mesure adoptée par les institutions de l’Union au titre de l’article 24, paragraphe 1, TUE concerne « la définition et la mise en œuvre de la PESC » et ne relèverait donc pas de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, les termes « définition » et « mise en œuvre » figureraient non pas à la dernière phrase de
l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE, qui concerne la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne, mais à la deuxième phrase de cette disposition. Ainsi, le Tribunal aurait méconnu l’esprit de ladite disposition et l’intention de ses auteurs. En outre, le Tribunal aurait présupposé que les actes et les omissions en cause en l’espèce étaient de nature purement politique pour la seule raison qu’ils ont été adoptés au titre de la compétence de l’Union dans le domaine de la PESC
et il en aurait déduit qu’ils relevaient de la même disposition. Lors de l’audience, KS et KD ont ajouté que la question de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne doit faire l’objet d’un examen au cas par cas.
99 En outre, la Commission estime que les points 23, 28 et 39 de l’ordonnance attaquée sont entachés d’erreurs de droit en ce que le Tribunal a considéré, sans fournir d’explications supplémentaires, que le recours formé par KS et KD trouvait son origine dans des actes ou des omissions relevant de questions politiques ou stratégiques liées à Eulex Kosovo et concernant, ainsi, la définition et la mise en œuvre de la PESC, au lieu de qualifier ce recours de recours en indemnité concernant de
prétendues violations de « droits de l’homme fondamentaux ». En effet, le Tribunal n’aurait examiné ou qualifié juridiquement ni la nature des violations alléguées du droit de l’Union ni ces actes et omissions.
100 De surcroît, selon la Commission, le Tribunal n’a pas détaillé les conditions devant être remplies pour que des actes ou des omissions puissent être qualifiés de « stratégiques » ou de « politiques » ni précisé quelles seraient les conséquences d’une telle qualification pour l’interprétation de l’exclusion de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de PESC prévue à l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 275, premier alinéa, TFUE. Or, il serait
indispensable de définir le champ d’application de cette exclusion, qui ne saurait être limitée ni au critère formaliste selon lequel la mesure en cause relève du domaine de la PESC, ainsi qu’il ressortirait des points 42 et 43 de l’arrêt du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569), ni à l’hypothèse d’une nature « stratégique » ou « politique » de ces actes ou omissions. En se limitant, à cet égard, à faire référence aux arguments avancés par KS et KD à l’appui de leur
recours, le Tribunal aurait raisonné de façon circulaire. Selon la Commission, ce recours, bien qu’il se situe dans le contexte de la PESC, concernerait de prétendues violations de droits de l’homme dans le cadre de la mise en œuvre de la mission Eulex Kosovo, de sorte qu’il se rapporterait à son fonctionnement administratif. Or, contrairement à ce qui est notamment le cas de la mise en place d’une mission ou de la définition de ses objectifs et de ses tâches, les obligations en matière de
droits fondamentaux ne relèveraient ni de la PESC ni de questions et de choix politiques ou stratégiques.
101 Lors de l’audience, la Commission a ajouté que, afin d’établir la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne pour examiner des violations alléguées de droits fondamentaux, il serait nécessaire de démontrer l’existence d’un lien de causalité direct entre la prétendue violation des droits fondamentaux et chacun des actes et chacune des omissions en cause. Or, en l’espèce, un tel lien pourrait être établi sans difficulté eu égard aux violations des droits de l’homme en cause qui ont été
constatées par la commission de contrôle.
102 Lors de l’audience, le Royaume de Belgique, le Grand-Duché de Luxembourg, le Royaume des Pays-Bas, la République d’Autriche et le Royaume de Suède ont soutenu, en substance, que le point de savoir si les actes et les omissions en cause revêtent une nature politique ou stratégique ne joue aucun rôle dans le cadre de l’examen de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de PESC, dès lors que ces actes et omissions concernent des violations de droits fondamentaux. En
effet, dans un tel cas, l’exclusion de la compétence de cette institution prévue à l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et à l’article 275, premier alinéa, TFUE ne serait pas applicable.
103 En outre, la Roumanie a indiqué que les droits fondamentaux devaient être respectés dans tous les domaines du droit de l’Union, y compris dans celui de la PESC. Cela étant, dès lors qu’une actio popularis est exclue, la personne concernée devrait engager, de manière circonstanciée, une procédure de contestation concernant un droit reconnu en droit interne ainsi que démontrer avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse, afin d’établir la compétence de la Cour de justice de l’Union
européenne, ainsi qu’il ressortirait de l’arrêt de la Cour EDH du 7 mai 2021, Xero Flor w Polsce sp. z o. o. c. Pologne (CE:ECHR:2021:0507JUD000490718, § 187), afférent à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH.
104 Par ailleurs, selon la République de Finlande, l’exclusion de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de PESC vise à préserver l’équilibre institutionnel. Il s’ensuivrait que seules les mesures relatives à la définition de cette politique, et notamment la PSDC, relèveraient de cette exclusion, tandis que cette institution serait compétente pour contrôler les actes et les omissions commis dans le cadre de la mise en œuvre pratique desdites politiques, tels que ceux en
cause en l’espèce.
105 Le Conseil et le SEAE rétorquent que, contrairement à ce qui était le cas dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 12 novembre 2015, Elitaliana/Eulex Kosovo (C‑439/13 P, EU:C:2015:753), du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569), ainsi que du 25 juin 2020, CSUE/KF (C‑14/19 P, EU:C:2020:492), les actes et les omissions visés par le recours formé par KS et KD ne sont pas afférents à la pure gestion du personnel, à des conflits en matière d’emploi ou à la mise en œuvre
d’un acte qui, bien qu’il ait été adopté à des fins opérationnelles par une entité relevant de la PESC, est fondé sur le traité FUE. Ces actes et omissions relèveraient de questions politiques ou stratégiques dans le domaine de cette politique, notamment en ce qu’ils concernent le mandat donné à Eulex Kosovo et les ressources qui ont été mises à la disposition de cette mission afin d’exécuter ce mandat. Il s’ensuit que la Cour de justice de l’Union européenne ne serait pas compétente, en vertu
de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et de l’article 275 TFUE, pour connaître de ce recours.
106 En effet, selon le Conseil, il ressort des points 57 à 61 des conclusions de l’avocat général Bobek dans l’affaire CSUE/KF (C‑14/19 P, EU:C:2020:220) que la Cour de justice de l’Union européenne n’est pas compétente en matière de PESC, en application de ces dispositions, lorsqu’un acte de l’Union, d’une part, est formellement basé sur les dispositions relatives à cette politique et, d’autre part, correspond, par son contenu, à une mesure relevant de ladite politique. Ainsi, la compétence de
cette dernière institution ne s’étendrait pas aux mesures relevant de l’essence même de la PESC, et notamment de la PSDC, tant en ce qui concerne la légalité des mesures relevant de la définition et de la mise en œuvre de ces politiques que l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union résultant d’actions ou d’inactions dans ce domaine.
107 Par ailleurs, le Conseil fait valoir que, afin de préserver l’effet utile de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et de l’article 275 TFUE, il convient de trouver un critère approprié pour délimiter la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de PESC. Ce critère pourrait être lié à l’application des principes généraux de l’ordre juridique de l’Union, tel que le principe de bonne administration, et devrait permettre de maintenir une distinction
claire entre les actes impliquant des choix discrétionnaires de nature politique, qu’ils soient prévus dans des décisions PESC ou dans des actes adoptés sur la base de la PESC, et les actes administratifs visant à mettre en œuvre des actions concrètes. En effet, permettre un contrôle juridictionnel concernant le niveau et la répartition des capacités d’Eulex Kosovo signifierait que l’action de l’Union en matière de PSDC implique une obligation de résultat chaque fois que l’Union décide
d’intervenir afin de faire respecter les principes énoncés à l’article 21, paragraphe 1, TUE, ce qui ne serait pas prévu par les traités et serait incompatible avec l’exercice d’une compétence qui implique des choix politiques complexes dépendant notamment d’actions émanant d’acteurs extérieurs non soumis aux règles de l’Union.
108 Lors de l’audience, le Conseil a ajouté qu’il convenait d’analyser au cas par cas la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de PESC, cette dernière institution n’étant compétente que pour interpréter ou examiner la légalité des actes concrets d’exécution de cette politique, et non des actes de portée générale. En l’espèce, la Cour de justice de l’Union européenne pourrait être compétente pour examiner si Eulex Kosovo a violé les droits fondamentaux de KS et de KD dans
le cadre des enquêtes effectuées par cette mission, tandis que la révocation du mandat exécutif de ladite mission par la décision 2018/856 et la question de savoir si des ressources suffisantes lui ont été attribuées seraient des questions politiques ou stratégiques.
109 En outre, selon le SEAE, les actes et les omissions visés par le recours formé par KS et KD seraient soit des actions opérationnelles d’Eulex Kosovo, soit des questions politiques ou stratégiques. Le fait que cette mission mène une enquête ou s’abstienne de le faire constituerait une mesure relevant exclusivement du domaine de la PESC. Or, les actions menées par une telle mission pourraient uniquement faire l’objet d’un contrôle juridictionnel si, dans le cadre de l’exécution de son mandat, des
erreurs manifestes étaient commises ou si elle agissait de manière arbitraire. Tel n’aurait pas été le cas en l’espèce.
110 Lors de l’audience, le SEAE a ajouté que la définition des lignes stratégiques, au sens de l’article 26 TUE, les décisions afférentes aux actions opérationnelles, au titre de l’article 28 TUE, la position de l’Union sur les questions particulières de nature géographique, en vertu de l’article 29 TUE, et la décision de nommer un représentant spécial, conformément à l’article 33 TUE, relèvent du cœur de la PESC et ne peuvent dès lors pas faire l’objet d’un contrôle juridictionnel. Par ailleurs,
l’article 43 TUE prévoirait une liste de tâches multiples devant être accomplies par des missions PSDC. Cette liste illustrerait le type de décisions qui ne sont pas soumises au contrôle juridictionnel de la Cour de justice de l’Union européenne, dès lors que c’est le Conseil qui décide de mettre en œuvre notamment les missions humanitaires et d’évacuation ainsi que les missions de conseil et d’assistance en matière militaire. En revanche, les décisions exécutives adoptées sur la base des actes
du Conseil, notamment par la Commission ou la mission concernée elle-même, telles que celles liées à l’emploi de personnel, au sens de l’article 15 bis de l’action commune 2008/124, telle que modifiée par la décision 2014/349, pourraient faire l’objet d’un tel contrôle juridictionnel.
111 La République française a fait valoir, lors de l’audience, que la Cour européenne des droits de l’homme a admis, dans l’arrêt du 14 décembre 2006 (Markovic et autres c. Italie, CE:ECHR:2006:1214JUD000139803), que certains actes de politique étrangère échappent à la compétence du juge. Ainsi, il y aurait lieu de procéder à une distinction entre, d’une part, les actes de pure gestion administrative qui ne sont pas inextricablement liés à la PESC et qui n’ont pas de connotation politique et,
d’autre part, les actes ayant pour objet de contribuer à la conduite, à la définition ou à la mise en œuvre de la PESC. Or, en l’espèce, les actes et les omissions visés par le recours formé par KS et KD relèveraient de cette dernière catégorie d’actes et ne seraient pas détachables de cette politique, celle-ci étant au cœur des présentes affaires, de sorte que seules les juridictions nationales seraient compétentes pour examiner ces actes et omissions. En particulier, la décision d’ouvrir une
enquête relèverait directement de la conduite de la mission Eulex Kosovo. Partant, il ne s’agirait pas d’une activité ou d’une décision de gestion. De surcroît, le critère du lien direct proposé par la Commission ne serait pas pertinent, dès lors que c’est le contenu matériel de l’acte contesté qui serait déterminant aux fins de l’appréciation de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne, et non pas les moyens invoqués.
112 La République tchèque a fait valoir, lors de l’audience, que la nature spécifique de la PESC devait être protégée et que cette politique était soumise à des règles et à des procédures spécifiques, y compris en ce qui concerne la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne. Cela étant, il serait possible de trouver un équilibre entre, d’une part, la nécessité de protéger ces règles et ces procédures spécifiques et, d’autre part, la garantie d’une protection juridictionnelle effective
des droits fondamentaux.
Appréciation de la Cour
113 Par le second grief de la première branche et le premier grief de la deuxième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P ainsi que par la troisième branche du premier moyen et la première branche du deuxième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P, les requérantes reprochent, en substance, au Tribunal, d’une part, d’avoir commis une erreur de droit aux points 34 à 36 de l’ordonnance attaquée, en ce qu’il a jugé que la jurisprudence de la Cour découlant des arrêts du
12 novembre 2015, Elitaliana/Eulex Kosovo (C‑439/13 P, EU:C:2015:753), du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569), ainsi que du 25 juin 2020, CSUE/KF (C‑14/19 P, EU:C:2020:492), n’était pas applicable en l’espèce et, d’autre part, de s’être déclaré incompétent au motif que le recours formé par KS et KD trouvait son origine dans des actes et des omissions relevant de questions politiques ou stratégiques liées à Eulex Kosovo et concernant la définition et la mise en œuvre de la
PESC. À ce dernier égard, KS et KD considèrent que le point 39 de cette ordonnance est entaché d’une erreur de droit, tandis que la Commission conteste les points 23, 28 et 39 de ladite ordonnance.
114 À titre liminaire, il convient de préciser que, à ce point 23, le Tribunal s’est limité à exposer les arguments avancés par KS et KD dans le cadre de leur recours. Or, dans la mesure où la Commission n’invoque pas de dénaturation de ces arguments, il convient d’emblée d’écarter la première branche du deuxième moyen de son pourvoi en ce qu’elle vise ledit point 23, dès lors qu’elle procède d’une lecture erronée de l’ordonnance attaquée.
115 Par ailleurs, il y a lieu de rappeler qu’il résulte de la jurisprudence mentionnée au point 63 du présent arrêt que, dans le cadre de l’examen de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne pour connaître d’un recours ayant pour objet des actes ou des omissions relevant de la PESC, il convient de vérifier, dans un premier temps, si la situation en cause relève de l’un des cas de figure prévus à l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et à l’article 275,
second alinéa, TFUE, dans lesquels cette compétence est explicitement admise.
116 Si tel n’est pas le cas, il convient, dans un second temps, d’apprécier si, ainsi qu’il ressort, en substance, de la jurisprudence de la Cour issue du point 49 de l’arrêt du 12 novembre 2015, Elitaliana/Eulex Kosovo (C‑439/13 P, EU:C:2015:753), du point 55 de l’arrêt du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569), ainsi que du point 66 de l’arrêt du 25 juin 2020, CSUE/KF (C‑14/19 P, EU:C:2020:492), la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne peut être fondée sur la
circonstance que les actes et les omissions en cause ne se rattachent pas directement aux choix politiques ou stratégiques effectués par les institutions, les organes et organismes de l’Union dans le cadre de la PESC, et notamment de la PSDC.
117 Ainsi, si les actes et les omissions en cause ne se rattachent pas directement à ces choix politiques ou stratégiques, la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour apprécier la légalité de ces actes ou omissions ou pour les interpréter. En revanche, si lesdits actes ou omissions se rattachent directement auxdits choix politiques ou stratégiques, cette institution doit se déclarer incompétente.
118 Il s’ensuit que, en vertu de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et de l’article 275, premier alinéa, TFUE, la Cour de justice de l’Union européenne n’est pas compétente pour apprécier la légalité ou interpréter des actes ou des omissions se rattachant directement à la conduite, à la définition ou à la mise en œuvre de la PESC, et notamment de la PSDC, à savoir, en particulier, l’identification des intérêts stratégiques de l’Union ainsi que la définition tant des
actions à mener et des positions à prendre par l’Union que des orientations générales de la PESC, au sens des articles 24 à 26, 28, 29, 37, 38, 42 et 43 TUE.
119 Ainsi qu’il ressort des points 62, 68 à 73, 77 à 80 et 91 du présent arrêt, cette considération, premièrement, est conforme au libellé de ces dispositions, qui, en principe, excluent la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de PESC, deuxièmement, se trouve corroborée par le contexte dans lequel celles-ci s’inscrivent, dès lors qu’elle permet de préserver l’effet utile desdites dispositions, sans toutefois porter indûment atteinte au droit à un recours effectif, et,
troisièmement, correspond à la finalité poursuivie par les mêmes dispositions.
120 Ceci étant précisé, il convient de vérifier, d’une part, si le Tribunal a commis une erreur de droit aux points 28, 33 à 36 et 39 de l’ordonnance attaquée en ce que, en vue de décliner sa compétence sur le fondement de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et de l’article 275, premier alinéa, TFUE, il a appliqué le critère consistant à vérifier que les actes et les omissions visés par le recours formé par KS et de KD relevaient de « questions politiques ou stratégiques
liées à [Eulex Kosovo] » qui concernaient « la définition et la mise en œuvre de la PESC », et, d’autre part, si l’application de ce critère en l’espèce est entachée d’erreur.
121 À cet égard, il convient de procéder à une analyse concrète de chacun des actes et de chacune des omissions qui relèvent de la PESC, et notamment de la PSDC, visés par le recours en cause, tout en tenant compte du fait que l’objectif de sécurité juridique exige que le juge de l’Union ne soit pas contraint de procéder à un examen de l’affaire au fond afin d’établir sa compétence (voir, par analogie, arrêts du 3 juillet 1997, Benincasa, C‑269/95, EU:C:1997:337, point 27, et du 8 février 2024,
Inkreal, C‑566/22, EU:C:2024:123, point 27).
122 En premier lieu, en l’espèce, aux points 28, 33 à 36 et 39 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a constaté que le recours formé par KS et KD ne relevait pas des cas de figure dans lesquels l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, dernière phrase, TUE et l’article 275, second alinéa, TFUE prévoient explicitement que la Cour de justice de l’Union européenne est compétente en matière de PESC, ce qui n’est pas contesté dans le cadre des présents pourvois.
123 En second lieu, le Tribunal a, en substance, considéré que les actes et les omissions visés par ce recours se rattachaient directement à cette politique, eu égard à leur nature politique et stratégique ainsi qu’à leur lien avec la définition et la mise en œuvre de la PESC.
124 Dans ces conditions, il convient d’apprécier si le Tribunal a commis une erreur de droit, aux points 28 et 39 de l’ordonnance attaquée, en ce qu’il s’est déclaré incompétent pour connaître du recours formé par KS et KD au motif que chacun des actes et chacune des omissions visés par ce recours et mentionnés au point 20 du présent arrêt se rattachaient directement à la définition et à la mise en œuvre des choix politiques ou stratégiques de la PESC.
125 Premièrement, au soutien de leur recours, KS et KD ont invoqué une violation, par Eulex Kosovo, des articles 2 et 3 de la CEDH ainsi que des articles 2 et 4 de la Charte, en raison de l’absence d’enquêtes adéquates dues à un défaut de ressources nécessaires et de personnel adéquat de cette mission pour exercer son mandat exécutif.
126 S’agissant du prétendu défaut de ressources nécessaires, il y a lieu de relever que les moyens mis à la disposition d’une mission PESC, et notamment d’une mission PSDC, sur le fondement de l’article 28, paragraphe 1, premier alinéa, TUE, se rattachent directement aux choix politiques ou stratégiques effectués dans le cadre de la PESC, ainsi que l’a, en substance, considéré le Tribunal.
127 En revanche, concernant le prétendu défaut de personnel adéquat de la mission Eulex Kosovo, la capacité de celle-ci d’employer du personnel, qui ressort du libellé de l’article 15 bis de l’action commune 2008/124, telle que modifiée par la décision 2014/349, constitue un acte de gestion quotidienne s’inscrivant dans le cadre de l’exécution du mandat de ladite mission. Ainsi, il incombe à cette dernière de veiller, dans le cadre des ressources qui sont mises à sa disposition, à ce que le
personnel qu’elle emploie soit adéquat.
128 Or, contrairement à l’allégation tenant à un défaut de ressources nécessaires, les décisions prises par Eulex Kosovo quant au choix du personnel que cette mission emploie ne se rattachent pas directement aux choix politiques ou stratégiques effectués par ladite mission dans le cadre de la PESC. Il s’ensuit que le Tribunal a commis une erreur de droit en ce qu’il a considéré que le prétendu défaut de personnel adéquat relevait de questions politiques ou stratégiques qui concernent la définition
et la mise en œuvre de la PESC.
129 Deuxièmement, à l’appui de leur recours, KS et KD ont allégué une violation de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 13 de la CEDH, ainsi que de l’article 47 de la Charte, du fait de l’absence de dispositions prévoyant une aide juridictionnelle dans le cadre des procédures menées devant la commission de contrôle et une voie de recours contre les violations constatées ainsi que permettant à cette commission de faire exécuter ses décisions.
130 Quant à l’absence de dispositions prévoyant une aide juridictionnelle dans le cadre des procédures menées devant la commission de contrôle, il convient de constater que cette partie du recours formé par KS et KD vise les règles procédurales de cette commission, qui, ainsi qu’il ressort du point 6 du présent arrêt, est chargée d’examiner les plaintes introduites pour des violations des droits de l’homme commises par Eulex Kosovo. Or, ces règles purement procédurales ne se rattachent pas
directement aux choix politiques ou stratégiques effectués dans le cadre de la PESC. Partant, les points 28 et 39 de l’ordonnance attaquée sont entachés d’erreurs de droit pour autant qu’ils concernent l’absence de telles dispositions procédurales.
131 De même, s’agissant de l’absence de pouvoirs d’exécution conférés à la commission de contrôle ou de voies de recours pour les violations constatées par cette commission de contrôle, il convient de relever que, conformément aux articles 1er et 2 de l’action commune 2008/124, la mission Eulex Kosovo a été créée pour aider les institutions du Kosovo, les autorités judiciaires et les organismes chargés de l’application des lois à progresser sur la voie de la viabilité et de la responsabilisation et
à poursuivre la mise sur pied et le renforcement d’un système judiciaire multiethnique indépendant, ainsi que de services de police et des douanes multiethniques, de manière à ce que ces institutions soient libres de toute interférence politique et s’alignent sur les normes reconnues au niveau international et sur les bonnes pratiques européennes. Ainsi, la décision de soumettre ou non les actes et les omissions de cette mission à un mécanisme de contrôle répondant à ces normes se rattache non
pas directement aux choix politiques ou stratégiques relatifs à ladite mission, mais uniquement à un aspect de sa gestion administrative. Par conséquent, le Tribunal a commis une erreur de droit, aux points 28 et 39 de l’ordonnance attaquée, en considérant que cette partie du recours formé par KS et KD relevait directement de tels choix.
132 Troisièmement, KS et KD ont invoqué, à l’appui de leur recours, l’absence d’adoption de mesures correctives permettant de remédier aux violations de droits fondamentaux constatées par la commission de contrôle. En outre, elles ont fait valoir un détournement ou un abus de pouvoir, d’une part, en raison des affirmations du Conseil et du SEAE selon lesquelles Eulex Kosovo avait fait de son mieux pour enquêter sur les crimes en cause et la commission de contrôle n’avait pas vocation à être une
instance judiciaire et, d’autre part, au motif que l’affaire de KD, relative à un crime de guerre, n’avait fait l’objet ni d’un examen juridique sérieux par cette mission ou par le Bureau du procureur spécialisé en matière d’enquêtes ni de poursuites devant la Chambre spécialisée pour le Kosovo.
133 À cet égard, il y a lieu de relever que l’absence tant de ces mesures correctives que d’un examen juridique sérieux de cette affaire concernent le défaut d’adoption de mesures individuelles afférentes aux situations particulières de KS et de KD et ne se rattachent pas directement aux choix politiques ou stratégiques effectués dans le cadre de la PESC. Il en va de même de l’affirmation du Conseil et du SEAE selon laquelle cette mission avait fait de son mieux pour enquêter sur les crimes en
cause.
134 Concernant l’affirmation selon laquelle la commission de contrôle n’a pas vocation à être une instance judiciaire, force est de constater qu’il s’agit d’un acte dépourvu de caractère contraignant.
135 Dans ces conditions, les actes et les omissions visés au point 132 du présent arrêt ne peuvent pas être rattachés directement aux choix politiques ou stratégiques effectués dans le cadre de la PESC, de sorte que les points 28 et 39 sont entachés d’une erreur de droit pour autant que le Tribunal a considéré que ces actes et omissions relevaient de questions politiques ou stratégiques concernant la définition et la mise en œuvre de cette politique.
136 Quatrièmement, la décision de révoquer le mandat exécutif d’une mission PESC, et notamment d’une mission PSDC, se rattache directement à de tels choix, au sens de l’article 28, paragraphe 1, et de l’article 43, paragraphe 2, TUE. Partant, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en ce qu’il s’est déclaré incompétent pour se prononcer sur les griefs visant la révocation du mandat exécutif d’Eulex Kosovo par la décision 2018/856, laquelle a supprimé l’obligation de cette mission, consacrée à
l’article 3, sous d), de l’action commune 2008/124, de veiller à ce que certains crimes « fassent dûment l’objet d’enquêtes, de poursuites, de décisions judiciaires et de sanctions ».
137 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient d’accueillir le second grief de la première branche et le premier grief de la deuxième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P ainsi que la troisième branche du premier moyen et la première branche du deuxième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P et, partant, d’annuler l’ordonnance attaquée pour autant que, aux points 28 et 39 de celle-ci, le Tribunal s’est déclaré manifestement incompétent pour connaître du recours
formé par KS et KD au motif que celui-ci se rapportait à des questions politiques ou stratégiques qui concernent la définition et la mise en œuvre de la PESC en ce que ce recours visait :
– une violation des articles 2 et 3 de la CEDH ainsi que des articles 2 et 4 de la Charte, commise par Eulex Kosovo, en raison de l’absence d’enquêtes adéquates relatives à la disparition et à l’assassinat de membres de leurs familles, du fait d’un défaut du personnel adéquat de cette mission pour exercer son mandat exécutif, violation ayant été constatée, le 11 novembre 2015 en ce qui concerne KS et le 19 octobre 2016 en ce qui concerne KD, par la commission de contrôle ;
– une violation de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 13 de la CEDH ainsi que de l’article 47 de la Charte, du fait de l’absence de dispositions prévoyant une aide juridictionnelle en faveur des parties requérantes éligibles dans les procédures menées devant la commission de contrôle et de la création de cette dernière sans pouvoir d’exécution de ses décisions ni voie de recours pour les violations des droits de l’homme commises par Eulex Kosovo ;
– l’absence d’adoption de mesures correctives permettant de remédier en tout ou en partie aux violations mentionnées aux premier et deuxième tirets, alors que les conclusions de la commission de contrôle ont prétendument été portées à la connaissance de l’Union par le chef d’Eulex Kosovo le 29 avril 2016 ;
– le détournement ou l’abus du pouvoir exécutif commis par le Conseil et le SEAE le 12 octobre 2017, du fait qu’ils ont indiqué qu’Eulex Kosovo avait fait de son mieux pour enquêter sur les crimes en cause dont des membres des familles de KS et de KD ont été victimes et que la commission de contrôle n’avait pas vocation à être une instance judiciaire, et
– le détournement ou l’abus du pouvoir exécutif ou public pour ne pas avoir veillé à ce que l’affaire de KD, relative à un crime de guerre, fasse l’objet d’un examen juridique sérieux par Eulex Kosovo et/ou par le Bureau du procureur spécialisé en matière d’enquêtes ainsi que de poursuites devant la Chambre spécialisée pour le Kosovo.
138 Il convient d’écarter, pour le surplus, le second grief de la première branche et le premier grief de la deuxième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P ainsi que la troisième branche du premier moyen et la première branche du deuxième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P.
Sur la quatrième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P
Argumentation des parties
139 Par la quatrième branche de leur moyen unique, KS et KD avancent, en premier lieu, que le Tribunal a commis une erreur de droit en omettant d’examiner des parties essentielles de leur recours et de motiver suffisamment sa conclusion selon laquelle il était manifestement incompétent pour connaître de ce recours. En effet, aucun élément ne démontrerait qu’il a abordé les principes juridiques énoncés dans l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793), ou qu’il a
tenu compte de l’argument de la Commission selon lequel il serait inconcevable que l’ordre juridique de l’Union permette qu’une action de l’Union soit interprétée de manière à violer ses principes fondamentaux, sans aucune protection pour les particuliers, qui supportent la charge d’une telle violation. En outre, le Tribunal aurait dû répondre aux arguments détaillés avancés par la Commission concernant la pertinence de la Charte et de la CEDH afin de statuer sur sa compétence. De surcroît, le
Tribunal n’aurait pas tenu compte de l’arrêt de la High Court of Justice ni des conséquences de l’ordonnance attaquée pour KS et KD. Ce défaut de motivation serait particulièrement grave compte tenu de la gravité des violations des droits fondamentaux qui faisaient l’objet dudit recours.
140 En deuxième lieu, KS et KD soutiennent que le Tribunal a mal compris leurs arguments en ce que, aux points 23 et 28 de l’ordonnance attaquée, il a fait référence à des « questions politiques ou stratégiques ». En effet, par ces arguments, elles n’auraient pas visé à contester les choix politiques ou stratégiques de l’Union de créer Eulex Kosovo, mais le mandat exécutif confié à cette mission, notamment en ce qui concerne la réalisation d’une enquête qui ne relèverait pas intrinsèquement de la
PESC et pourrait avoir lieu dans un autre contexte.
141 En troisième lieu, KS et KD font valoir que, contrairement à ce qui ressort du point 40 de cette ordonnance, elles n’ont pas soutenu que le Tribunal aurait dû reconnaître sa compétence pour connaître de leur recours pour la seule raison qu’une telle reconnaissance serait l’unique moyen de leur garantir une protection juridictionnelle effective.
142 La Commission se rallie à l’argumentation de KS et de KD, tandis que le Conseil et le SEAE la contestent.
Appréciation de la Cour
143 Dans la mesure où, par la quatrième branche de leur moyen unique, KS et KD reprochent, en premier lieu, au Tribunal de ne pas avoir répondu à certains de leurs arguments et d’avoir violé son obligation de motivation, il convient de rappeler, d’une part, que, dans le cadre du pourvoi, le contrôle de la Cour a pour objet, notamment, de vérifier si le Tribunal a répondu à suffisance de droit à l’ensemble des arguments invoqués par les parties requérantes et, d’autre part, que le moyen tiré d’un
défaut de réponse du Tribunal à des arguments invoqués en première instance revient, en substance, à invoquer une violation de l’obligation de motivation. Or, cette obligation n’impose pas au Tribunal de fournir un exposé qui suivrait, de manière exhaustive et un par un, tous les raisonnements articulés par les parties au litige, la motivation du Tribunal pouvant donc être implicite à condition qu’elle permette aux intéressés de connaître les raisons pour lesquelles le Tribunal n’a pas fait
droit à leurs arguments et à la Cour de disposer des éléments suffisants pour exercer son contrôle (arrêt du 28 septembre 2023, Changmao Biochemical Engineering/Commission, C‑123/21 P, EU:C:2023:708, points 185 et 186 ainsi que jurisprudence citée).
144 En l’espèce, en ce que KS et KD soutiennent que le Tribunal a omis d’aborder les principes juridiques énoncés dans l’arrêt du 6 octobre 2020, Bank Refah Kargaran/Conseil (C‑134/19 P, EU:C:2020:793), force est de constater que, aux points 37 à 39 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a clairement indiqué les raisons pour lesquelles il estimait que la jurisprudence issue notamment du point 39 de cet arrêt n’était pas pertinente en l’espèce.
145 En outre, il ne saurait être reproché au Tribunal de ne pas avoir tenu compte de l’argument de la Commission selon lequel il serait inconcevable que l’ordre juridique de l’Union ne fournisse aucune protection aux particuliers dont les droits fondamentaux sont violés. En effet, au point 40 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a considéré, en substance, que le raisonnement figurant aux points 29 à 39 de cette ordonnance ne pouvait être remis en cause du seul fait que la reconnaissance de sa
compétence serait le seul moyen de garantir une protection juridictionnelle effective à KS et à KD.
146 Par ailleurs, il convient de constater que, au point 41 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal a répondu à l’argument de la Commission concernant la pertinence de la Charte et de la CEDH dans le cadre de l’appréciation de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne.
147 De surcroît, en ce que KS et KD reprochent au Tribunal de ne pas avoir tenu compte de l’arrêt de la High Court of Justice ni des conséquences, pour elles, de l’ordonnance attaquée, il s’agit là de reproches qui sont liés à l’examen, par le Tribunal, de sa compétence et qu’il convient, partant, d’écarter eu égard à ce qui ressort des points 83 et 84 du présent arrêt.
148 En deuxième lieu, pour autant que KS et KD soutiennent, en substance, que le Tribunal a dénaturé ou déformé leurs arguments en ce que, aux points 23 et 28 de l’ordonnance attaquée, il a fait référence à des « questions politiques ou stratégiques », il convient de rappeler que, lorsqu’il allègue une dénaturation de ses propres arguments, un requérant doit, en application de l’article 256 TFUE, de l’article 58, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et de
l’article 168, paragraphe 1, sous d), du règlement de procédure de la Cour, indiquer de façon précise les éléments qui auraient été dénaturés par celui-ci et démontrer les erreurs d’analyse qui, dans son appréciation, auraient conduit le Tribunal à cette dénaturation (arrêt du 13 juillet 2023, Commission/CK Telecoms UK Investments, C‑376/20 P, EU:C:2023:561, point 212 et jurisprudence citée).
149 Or, eu égard à ce qui ressort des points 27 et 28 de la requête dans l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance attaquée, il convient de constater que, aux points 23 et 28 de cette ordonnance, le Tribunal n’a ni déformé ni dénaturé l’argumentation de KS et de KD.
150 En troisième lieu, KS et KD font valoir, en substance, que le Tribunal a dénaturé leur argumentation en ce qu’il ressortirait du point 40 de l’ordonnance attaquée qu’elles ont soutenu qu’il aurait dû reconnaître sa compétence pour connaître de leur recours pour la seule raison qu’une telle reconnaissance serait l’unique moyen de leur garantir une protection juridictionnelle effective. À cet égard, il suffit de constater que, eu égard à ce qui est exposé au point 145 du présent arrêt, cette
argumentation procède d’une lecture erronée de cette ordonnance. En effet, il ressort du point 40 de cette dernière non pas que KS et KD ont uniquement avancé cette raison afin d’établir cette compétence, mais que le constat, par le Tribunal, de son incompétence, résultant des points 29 à 39 de ladite ordonnance, ne pouvait être remis en cause du seul fait qu’il n’existait pas d’autre moyen de leur garantir une protection juridictionnelle effective.
151 Partant, il convient d’écarter la quatrième branche du moyen unique du pourvoi dans l’affaire C‑29/22 P.
Sur la première branche du quatrième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P
Argumentation des parties
152 Par la première branche de son quatrième moyen, la Commission fait valoir que le Tribunal aurait dû établir la compétence exclusive de la Cour de justice de l’Union européenne pour connaître du recours formé par KS et KD en conformité avec les articles 268, 340 et 344 TFUE ainsi qu’avec la jurisprudence constante de la Cour issue notamment du point 14 de l’arrêt du 13 février 1979, Granaria (101/78, EU:C:1979:38), et du point 17 de l’arrêt du 29 juillet 2010, Hanssens‑Ensch (C‑377/09,
EU:C:2010:459). Par ailleurs, il serait nécessaire tant de garantir la cohérence du système de protection juridictionnelle et l’application uniforme des actes de l’Union que d’assurer l’unité de l’ordre juridique de l’Union ainsi que de préserver l’autonomie de celui-ci et la primauté du droit de l’Union, tel que cela ressortirait de la jurisprudence de la Cour issue notamment du point 166 de l’avis 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), du 18 décembre 2014 (EU:C:2014:2454), ainsi que des
points 66, 78 et 80 de l’arrêt du 28 mars 2017, Rosneft (C‑72/15, EU:C:2017:236).
153 De surcroît, ainsi qu’il ressortirait de l’arrêt de la High Court of Justice, seule la Cour de justice de l’Union européenne pourrait offrir un recours effectif lorsque, comme en l’espèce, la légalité d’actions prétendument imputables à l’Union est contestée par des particuliers dans le cadre d’un recours en indemnité, les juridictions nationales n’étant pas équipées pour offrir, concernant les actions relevant de la PESC, l’ensemble des voies de recours nécessaires pour assurer le respect de
l’article 13 de la CEDH.
154 KS et KD se rallient à l’argumentation de la Commission, tandis que le Conseil et le SEAE la contestent.
Appréciation de la Cour
155 Par la première branche de son quatrième moyen, la Commission reproche, en substance, au Tribunal de ne pas avoir établi la compétence exclusive de la Cour de justice de l’Union européenne pour connaître du recours formé par KS et KD.
156 Cela étant, d’une part, eu égard à ce qui ressort des points 126 et 136 du présent arrêt, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en ce qu’il s’est déclaré incompétent pour connaître de ce recours en ce que celui-ci visait un prétendu défaut de ressources d’Eulex Kosovo et la révocation du mandat exécutif de cette mission par la décision 2018/856. Ainsi, a fortiori, le Tribunal n’aurait pas pu établir de compétence exclusive pour statuer à cet égard.
157 D’autre part, en ce qui concerne les autres actes et omissions visés par ledit recours, il suffit de constater que, ainsi qu’il ressort du point 137 du présent arrêt, le Tribunal a commis des erreurs de droit en ce qu’il s’est déclaré incompétent au motif que ces actes et omissions se rapportaient à des questions politiques ou stratégiques concernant la définition et la mise en œuvre de la PESC, et cela sans qu’il soit nécessaire d’examiner si le Tribunal aurait dû établir sa compétence
exclusive pour statuer sur le même recours en tant qu’il concernait lesdits actes et omissions.
158 Dans ces conditions, il convient d’écarter la première branche du quatrième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑44/22 P.
Sur le recours devant le Tribunal
159 Conformément à l’article 61, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, la Cour peut, en cas d’annulation de la décision du Tribunal, soit statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé, soit renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue.
160 KS et KD demandent à la Cour de statuer définitivement sur leur recours en raison de leur âge et de leur état de santé. Toutefois, dans leur mémoire en réponse dans l’affaire C‑44/22 P, elles ont demandé à la Cour de leur donner la possibilité d’introduire une nouvelle demande d’accès à l’OPLAN d’Eulex Kosovo avant qu’elle ne prenne une décision concernant les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Conseil, la Commission et le SEAE. En ce que le Tribunal n’a pas statué sur la demande
initiale d’accès à l’OPLAN d’Eulex Kosovo, elles auraient été lésées dans la procédure devant le Tribunal en violation de l’article 41 de la Charte et de l’article 298, paragraphe 1, TFUE. Lors de l’audience, elles ont ajouté que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569, points 65 à 68), la Cour ne serait en mesure de statuer définitivement sur la recevabilité de leur recours qu’après qu’une
décision sera prise concernant cette nouvelle demande. À titre subsidiaire, KS et KD demandent à la Cour de renvoyer l’affaire devant le Tribunal.
161 La Commission estime que, s’agissant de la recevabilité et du fond du recours formé par KS et KD, le litige n’est pas en état d’être jugé. En effet, les présentes affaires se distingueraient de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 19 juillet 2016, H/Conseil e.a. (C‑455/14 P, EU:C:2016:569, points 65 à 68), dans laquelle la Cour disposait effectivement, dans le cadre du pourvoi, de tous les éléments pour pouvoir statuer sur la recevabilité du recours à l’égard des différentes parties
défenderesses en première instance.
162 Le Conseil et le SEAE ont indiqué, notamment lors de l’audience, que l’affaire devait être renvoyée devant le Tribunal afin qu’il examine les exceptions d’irrecevabilité en cause ainsi que, le cas échéant, le bien‑fondé du recours formé par KS et KD.
163 En l’espèce, il convient de rappeler que par les exceptions d’irrecevabilité en cause, chacune des parties défenderesses en première instance, à savoir le Conseil, la Commission et le SEAE, a fait valoir que le recours formé par KS et KD était irrecevable en ce qu’il était dirigé contre elle. Or, il y a lieu de constater que, afin de statuer sur ces exceptions d’irrecevabilité, il conviendrait de répondre à des questions complexes concernant la responsabilité relative aux différentes violations
alléguées, questions auxquelles il ne pourrait être répondu en faisant totalement abstraction de l’examen du bien-fondé de ce recours. Par ailleurs, cet examen, auquel le Tribunal n’a pas procédé, impliquerait un certain nombre d’appréciations de nature factuelle. Or, ledit recours n’a pas été débattu sur le fond dans le cadre des présentes procédures de pourvoi.
164 Dans ce contexte, il y a lieu de constater que, en l’espèce, la Cour ne dispose pas des éléments nécessaires pour statuer définitivement sur lesdites exceptions d’irrecevabilité ni sur le bien-fondé du recours formé par KS et KD.
165 En outre, s’agissant de la demande initiale d’accès à l’OPLAN d’Eulex Kosovo, force est de constater qu’il n’y a pas lieu de statuer sur cette demande, dès lors qu’elle ne fait pas l’objet des présents pourvois. En effet, d’une part, KS et KD n’ont pas formellement contesté l’ordonnance attaquée en ce que le Tribunal n’a pas statué sur cette demande. D’autre part, dans le cadre des présents pourvois, elles ont non pas introduit une nouvelle demande d’accès à l’OPLAN de cette mission, mais
uniquement exprimé leur souhait de pouvoir introduire une telle demande avant que la Cour ne statue sur les exceptions d’irrecevabilité en cause. Or, ainsi qu’il ressort du point précédent, en ce qui concerne ces exceptions, les présentes affaires jointes ne sont pas en état d’être jugées.
166 Il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue sur la recevabilité et, le cas échéant, sur le fond du recours formé par KS et KD de même que sur la demande initiale d’accès à l’OPLAN d’Eulex Kosovo.
Sur les dépens
167 L’affaire étant renvoyée devant le Tribunal, il convient de réserver les dépens afférents aux présents pourvois.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) déclare et arrête :
1) L’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 10 novembre 2021, KS et KD/Conseil e.a. (T‑771/20, EU:T:2021:798), est annulée pour autant que le Tribunal s’est déclaré manifestement incompétent pour connaître du recours formé par KS et KD au motif que celui-ci se rapportait à des questions politiques ou stratégiques qui concernent la définition et la mise en œuvre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) en ce que ce recours visait :
– une violation des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, ainsi que des articles 2 et 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, commise par la mission Eulex Kosovo, en raison de l’absence d’enquêtes adéquates relatives à la disparition et à l’assassinat de membres de leurs familles, du fait d’un défaut du personnel adéquat de cette mission pour exercer son mandat
exécutif, violation ayant été constatée, le 11 novembre 2015 en ce qui concerne KS et le 19 octobre 2016 en ce qui concerne KD, par la commission de contrôle du respect des droits de l’homme créée sur le fondement de l’action commune 2008/124/PESC du Conseil, du 4 février 2008, relative à la mission « État de droit » menée par l’Union européenne au Kosovo, EULEX KOSOVO ;
– une violation de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 13 de cette convention ainsi que de l’article 47 de cette charte, du fait de l’absence de dispositions prévoyant une aide juridictionnelle en faveur des parties requérantes éligibles dans les procédures menées devant cette commission de contrôle et de la création de cette dernière sans pouvoir d’exécution de ses décisions ni voie de recours pour les violations des droits de l’homme commises par Eulex Kosovo ;
– l’absence d’adoption de mesures correctives permettant de remédier en tout ou en partie aux violations mentionnées aux premier et deuxième tirets, alors que les conclusions de ladite commission de contrôle ont prétendument été portées à la connaissance de l’Union européenne par le chef d’Eulex Kosovo le 29 avril 2016 ;
– le détournement ou l’abus du pouvoir exécutif commis par le Conseil de l’Union européenne et le Service européen pour l’action extérieure le 12 octobre 2017, du fait qu’ils ont indiqué qu’Eulex Kosovo avait fait de son mieux pour enquêter sur des crimes dont des membres des familles de KS et de KD ont été victimes et que la même commission de contrôle n’avait pas vocation à être une instance judiciaire, et
– le détournement ou l’abus du pouvoir exécutif ou public pour ne pas avoir veillé à ce que l’affaire de KD, relative à un crime de guerre, fasse l’objet d’un examen juridique sérieux par Eulex Kosovo et/ou par le Bureau du procureur spécialisé en matière d’enquêtes ainsi que de poursuites devant la Chambre spécialisée pour le Kosovo.
2) Les pourvois dans les affaires C‑29/22 P et C‑44/22 P sont rejetés pour le surplus.
3) L’affaire est renvoyée devant le Tribunal de l’Union européenne pour qu’il statue sur la recevabilité et, le cas échéant, sur le fond du recours de KS et de KD de même que sur leur demande de mesures d’instruction visant à obtenir la production de la version intégrale du plan d’opération (OPLAN) d’Eulex Kosovo depuis la création de cette mission.
4) Les dépens sont réservés.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’anglais.