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12/01/2023 | CJUE | N°C-608/21

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. P. Pikamäe, présentées le 12 janvier 2023., Procédure pénale à caractère administratif contre contre XN., 12/01/2023, C-608/21


 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PRIIT PIKAMÄE

présentées le 12 janvier 2023 ( 1 )

Affaire C‑608/21

Procédure pénale

entre

XN

et

Politseyski organ pri 02 RU SDVR

[demande de décision préjudicielle formée par le Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia, Bulgarie)]

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Droit à l’information dans le cadre des procédures pénales – Directive 2012/13/UE – Droit d’être inform

de l’accusation portée contre soi – Article 6, paragraphe 2 – Communication des motifs d’une décision de détention à la personne soupçonnée ou poursuivie...

 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PRIIT PIKAMÄE

présentées le 12 janvier 2023 ( 1 )

Affaire C‑608/21

Procédure pénale

entre

XN

et

Politseyski organ pri 02 RU SDVR

[demande de décision préjudicielle formée par le Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia, Bulgarie)]

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Droit à l’information dans le cadre des procédures pénales – Directive 2012/13/UE – Droit d’être informé de l’accusation portée contre soi – Article 6, paragraphe 2 – Communication des motifs d’une décision de détention à la personne soupçonnée ou poursuivie – Délai – Contenu »

1. « Pourquoi serais-je donc arrêté ? Et de cette façon, pour comble ? »« Voilà donc que vous recommencez ! – dit l’inspecteur en plongeant une tartine beurrée dans le petit pot de miel. – Nous ne répondons pas à de pareilles questions. » ( 2 ) Ces extraits de la première scène du Procès, célèbre roman de l’écrivain praguois Franz Kafka, nous montrent une société régie par un État de droit fictif où l’autorité peut priver un individu de sa propre liberté sans l’informer des raisons justifiant une
telle décision. Au cours de toute cette histoire, M. K. s’efforce de découvrir les raisons de son arrestation (et de sa condamnation ultérieure), sans y réussir.

2. Loin des excès inquisitoires imaginés par Kafka, le législateur de l’Union européenne a codifié à l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13/UE ( 3 ) le droit des suspects ou des personnes poursuivies, arrêtés ou détenus, d’être informés des raisons de leur privation de liberté. Par le présent renvoi préjudiciel, le Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia, Bulgarie) demande à la Cour d’interpréter cette disposition, et de fournir ainsi des éclaircissements quant au moment
auquel ces raisons doivent être communiquées et au contenu d’une telle communication.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3. Sont pertinents dans la présente affaire les considérants 10, 14 et 28 de la directive 2012/13, les articles 1, 2, 3, 4 et 6 de celle-ci, ainsi que l’article 6 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

Le droit bulgare

4. L’article 72 du Zakon za ministerstvoto na vatreshnite raboti (loi relative au ministère de l’Intérieur) (DV no 53, du 27 juin 2014), dans la version applicable au litige au principal, prévoit :

« (1)   Les autorités de police peuvent placer en détention une personne :

1. pour laquelle il existe des éléments indiquant qu’elle a commis une infraction.

[...]

(4)   La personne placée en détention a le droit de contester la légalité du placement en détention devant le Rayonen sad [(tribunal d’arrondissement)] du lieu du siège de l’autorité. Le tribunal statue sur le recours immédiatement, et sa décision peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation selon les modalités prévues par l’Administrativnoprotsesualen kodeks [(code de procédure administrative) (DV no 30, du 11 avril 2006)] devant l’Administrativen sad [(tribunal administratif, Bulgarie)]
correspondant.

(5)   À compter du moment de son placement en détention, la personne a le droit à un avocat, de même qu’elle se voit expliquer son droit de refuser un avocat et les conséquences d’un tel refus, ainsi que son droit de refuser de fournir des explications lorsque le placement en détention est fondé sur le paragraphe 1, point 1.

[...] »

5. Aux termes de l’article 73 de cette loi, une personne placée en détention dans les conditions visées à l’article 72, paragraphe 1, points 1 à 4, de ladite loi ne peut se voir restreindre d’autre droit que celui de circuler librement. La durée de la détention, dans ce cas, ne peut excéder 24 heures.

6. L’article 74 de la loi relative au ministère de l’Intérieur dispose :

« (1)   Pour les personnes visées à l’article 72, paragraphe 1, un arrêté [(zapoved)] écrit ordonnant le placement en détention est émis.

(2)   Dans l’arrêté visé au paragraphe 1 sont indiqués :

1. le nom, la fonction et le lieu de travail de l’autorité de police qui a émis l’arrêté ;

2. les motifs factuels et juridiques du placement en détention ;

3. les données d’identification de la personne placée en détention ;

4. la date et l’heure du placement en détention ;

5. la limitation des droits de la personne visée à l’article 73 ;

6. le droit de cette dernière :

(a) de contester devant un tribunal la légalité du placement en détention ;

(b) à l’assistance d’un avocat dès le moment du placement en détention ;

[...]

(3)   La personne placée en détention remplit une déclaration indiquant qu’elle a été informée de ses droits, ainsi que son intention d’exercer ou de ne pas exercer les droits qui lui sont conférés par le paragraphe 2, point 6, sous b) à f). L’arrêté est signé par l’autorité de police et par la personne placée en détention.

(4)   Le refus ou l’impossibilité, pour la personne placée en détention, de signer l’arrêté est attesté par la signature d’un témoin.

[...]

(6)   Une copie de l’arrêté est remise à la personne placée en détention contre sa signature. »

7. Aux termes de l’article 22 du Zakon za administrativnite narushenia i nakazania (loi sur les infractions et les sanctions administratives) (DV no 92, du 28 novembre 1968), des mesures administratives coercitives peuvent être appliquées en vue d’éviter et de faire cesser des infractions administratives, ainsi qu’en vue d’éviter et d’éliminer les conséquences préjudiciables de celles-ci.

8. L’article 21, paragraphe 1, du code de procédure administrative, dans sa version applicable au litige au principal, se lit comme suit :

« Un acte administratif individuel est une manifestation de volonté exprimée expressément ou par une action ou une inaction d’une autorité administrative ou d’un autre organe ou organisme habilité par la loi, de personnes exerçant des fonctions publiques et d’organismes de service public, créant des droits ou des obligations ou portant directement atteinte à des droits, des libertés ou des intérêts légaux de certains citoyens ou de certaines organisations, ainsi que le refus d’adopter un tel
acte. »

9. L’article 145 de ce code prévoit :

« (1)   Les actes administratifs peuvent faire l’objet d’un recours juridictionnel portant sur la conformité à la loi.

(2)   Sont susceptibles de recours :

1. l’acte administratif individuel initial, y compris le refus d’adopter un tel acte ;

[...] »

10. L’article 1er de l’Ukaz no 904 za borba s drebnoto khuliganstvo (décret no 904 relatif à la lutte contre le petit hooliganisme), du 28 décembre 1963, dans sa version applicable au litige au principal, dispose :

« (1)   Les actes de petit hooliganisme commis par une personne ayant atteint l’âge de seize ans sont punis des sanctions administratives suivantes :

1. placement en détention jusqu’à 15 jours, dans une structure appartenant au ministère de l’Intérieur ;

2. une amende de 100 à 500 leva bulgares (BGN) [(environ 51 à 256 euros)].

(2)   On entend par “petit hooliganisme”, au sens du présent décret, un comportement contraire à la dignité, qui s’exprime par l’emploi de jurons, d’injures ou d’autres obscénités proférés dans un lieu public, devant plusieurs personnes, avec une attitude et un comportement offensants à l’égard des citoyens, des autorités ou de la communauté, ou par la querelle, les voies de fait ou des actes similaires, entraînant un trouble de l’ordre ou de la paix publics, mais qui, en raison du faible danger
public représenté, ne constitue pas une infraction au sens de l’article 325 du code pénal. »

Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles

11. RK, qui est agent de police au commissariat du 2e arrondissement de police de la ville de Sofia (Bulgarie), a, le 2 septembre 2020, émis un arrêté ordonnant l’application d’une mesure administrative coercitive, consistant dans le placement en détention de XN pour une période allant jusqu’à 24 heures, à compter du 2 septembre 2020, à 11 h 20, sur la base d’une suspicion d’infraction.

12. L’arrêté en cause, qui porte la signature de l’agent de police RK, énonce les motifs du placement en détention de XN dans les termes suivants : « article 72, paragraphe 1, point 1, [de la loi relative au ministère de l’Intérieur] » et « trouble de l’ordre public ». Au verso de l’arrêté, il est indiqué que XN a été libéré le 3 septembre 2020, à 11 h 10, ce fait étant confirmé par la signature de celui-ci. Immédiatement après le placement en détention de XN, il a été procédé à une fouille
personnelle qui a fait l’objet d’un procès-verbal, et une déclaration lui a été présentée, pour être complétée, exposant les droits au titre des articles 72, 73 et 74 de la loi relative au ministère de l’Intérieur.

13. Le 3 septembre 2020, le Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia), qui est la juridiction de renvoi, a été saisi d’un recours de XN contestant la légalité de l’arrêté de placement en détention.

14. Dans le cadre de l’instruction du dossier relatif à ce recours ont été versés des rapports écrits des autorités de police des 2, 3 et 4 septembre 2020, dans lesquels il est allégué que, le 2 septembre 2020, vers 11 h 20, en tant que participant à une action de protestation sur le territoire de la ville de Sofia, devant le bâtiment de l’Assemblée nationale, XN a tenté de franchir le cordon formé par la police en frappant des mains et des pieds les boucliers des fonctionnaires de police et en leur
adressant des remarques cyniques, ce qui a rendu nécessaire son placement en détention. Aucune preuve n’existe quant au fait que les rapports écrits des fonctionnaires de police des 2 et 3 septembre aient été présentés à XN pour information, au moment de son placement en détention.

15. Dans ses observations écrites du 2 septembre 2020, XN a déclaré qu’il était présent aux actions de protestation et que, lorsque la tension est montée, il a été poussé par la foule vers le cordon de police et a été arrêté ensuite par les autorités du ministère de l’Intérieur, lesquelles ont exercé une violence physique illégale à son encontre. Il a nié avoir troublé l’ordre public.

16. Des documents médicaux datés du 2 septembre 2020 ont été versés au dossier, dont il ressort que, à la suite d’un examen par un médecin spécialiste, il a été constaté que XN avait une plaie ouverte sur la paupière et autour de l’œil.

17. Le 8 septembre 2020, à la suite de l’ordre d’un procureur du parquet de l’arrondissement de Sofia, un agent de police du commissariat du 2e arrondissement de police de cette ville a dressé, à l’encontre de XN, un rapport constatant des actes de petit hooliganisme, qu’il a soumis au Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia) pour examen et dans lequel il était allégué que XN avait commis une infraction administrative en vertu de l’article 1er, paragraphe 2, du décret no 904 relatif
à la lutte contre le petit hooliganisme. Par décision du 8 septembre, rendue par le Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia), XN a été déclaré non coupable et acquitté pour défaut de preuve de l’infraction administrative alléguée. Cet acte juridictionnel est définitif.

18. La juridiction de renvoi indique que, dans le cadre de l’affaire au principal, elle est appelée à examiner la légalité de l’arrêté émis par l’autorité de police, qui a ordonné le placement effectif en détention de XN, pour une durée allant jusqu’à 24 heures, sur la base d’une suspicion d’infraction.

19. Elle précise qu’un tel placement en détention de citoyens pour lesquels il existe des éléments indiquant qu’ils ont commis une infraction constitue une mesure administrative coercitive au sens de l’article 22 de la loi sur les infractions et les sanctions administratives, ayant le caractère d’un acte administratif individuel, dont l’objectif est d’éviter que la personne en cause ne s’enfuie ou ne commette une infraction.

20. La juridiction de renvoi relève que, en vertu de l’article 74, paragraphe 2, de la loi relative au ministère de l’Intérieur, l’indication des motifs factuels et juridiques du placement en détention constitue l’exigence principale de l’arrêté émis par une autorité de police. À cet égard, le Varhoven administrativen sad (Cour administrative suprême, Bulgarie) interpréterait cette disposition de manière corrective, en considérant qu’il est permis que ces informations ne soient pas contenues dans
l’acte écrit ordonnant le placement en détention, mais qu’elles le soient dans d’autres documents l’accompagnant (préalables et ultérieurs), alors même que ces derniers ne sont pas fournis à la personne concernée au moment de la limitation de sa liberté de circulation. Or, la juridiction de renvoi considère que cette jurisprudence, qui a été suivie par les juridictions nationales inférieures, n’est conforme ni à l’article 5, paragraphe 1, sous c), de la convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH »), ni à l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13, ni à l’article 8, paragraphe 1, de celle-ci.

21. En effet, selon la juridiction de renvoi, il convient de tenir compte du fait que le droit d’accès au dossier des personnes ayant la qualité de « suspect », figurant à l’article 7 de la directive 2012/13, n’a pas été transposé en droit bulgare et n’est donc pas garanti à ces personnes. Un tel accès serait uniquement garanti aux personnes « accusées », en vertu du code de procédure pénale. Ainsi, en l’absence d’information concrète relative aux motifs de fait et de droit du placement en
détention, et eu égard au fait que le droit d’accès au dossier, où ces motifs figurent, ne lui est pas garanti, la personne soupçonnée d’avoir commis une infraction est privée de la possibilité d’organiser de manière adéquate et effective son droit de la défense et de contester devant le juge la légalité de l’acte ayant ordonné son placement en détention.

22. La juridiction de renvoi s’interroge, par ailleurs, sur la question de savoir quels éléments doivent contenir les informations concernant le comportement infractionnel, au sens de l’article 6 de la directive 2012/13, dont est soupçonné une personne arrêtée.

23. Dans ces conditions, le Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Les dispositions de l’article 8, paragraphe 1, de la directive [2012/13], lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 2, de cette directive, doivent-elles être interprétées dans le sens qu’elles s’opposent à une réglementation nationale, appliquée de manière corrective sur la base de la jurisprudence établie dans l’État membre de l’Union concerné, selon laquelle les motifs de l’arrestation ou du placement en détention des suspects, y compris pour l’infraction qu’ils sont soupçonnés
d’avoir commise, peuvent ne pas être contenus dans l’acte écrit ordonnant le placement en détention, mais peuvent être contenus dans d’autres documents l’accompagnant (préalables ou ultérieurs), lesquels ne sont pas fournis immédiatement et dont la personne peut prendre connaissance ultérieurement, dans le cadre d’un éventuel recours juridictionnel tendant à contester la légalité du placement en détention ?

2) La disposition de l’article 6, paragraphe 2, de la directive [2012/13] doit‑elle être interprétée dans le sens que les informations concernant le comportement infractionnel dont est soupçonnée une personne arrêtée doivent contenir des éléments quant au moment, au lieu et aux modalités de l’infraction, à la participation concrète de ladite personne à celle-ci, et à la qualification pénale qui en découle, pour que soit garanti l’exercice effectif des droits de la défense ? »

Analyse

Sur l’applicabilité de la directive 2012/13

24. À titre liminaire, il convient de prendre position sur la question relative à l’applicabilité de la directive 2012/13 en l’espèce.

25. Il ressort en effet de la décision de renvoi que, en droit bulgare, le placement en détention sur le fondement de l’article 72, paragraphe 1, point 1, de la loi relative au ministère de l’Intérieur constitue une mesure administrative coercitive, ayant un caractère d’acte administratif individuel, ce qui pourrait laisser penser que la procédure au principal doit être qualifiée d’administrative et qu’elle ne relève ainsi pas du champ d’application de la directive 2012/13.

26. Selon l’article 1er de cette directive, celle-ci définit des règles concernant le droit des suspects ou des personnes poursuivies d’être informés de leurs droits dans le cadre des procédures pénales et de l’accusation portée contre eux. N’ayant pas de doute sur le fait que, lorsqu’il a été arrêté et placé en détention, XN a été nécessairement mis au courant du fait que les autorités de police le considéraient comme un suspect ( 4 ), je me concentrerai brièvement sur la question de savoir si la
procédure ayant débouché sur le présent renvoi préjudiciel est une « procédure pénale » au sens dudit article, de sorte que la directive 2012/13 devrait trouver à s’appliquer en l’espèce.

27. À cet égard, j’observe que la détention mise en œuvre conformément à la législation bulgare vise, selon la juridiction de renvoi, des citoyens pour lesquels il existe des éléments indiquant qu’ils ont commis une infraction pénale. Alors que la responsabilité de la personne concernée est examinée de manière séparée dans le cadre d’une procédure pénale, la détention ne peut être ordonnée qu’en présence d’informations indiquant qu’une infraction a été commise et justifiant la suspicion que,
vraisemblablement, celle-ci y a participé.

28. Il importe de constater, en outre, que, conformément au considérant 14 de la directive 2012/13, cette dernière s’appuie sur les droits énoncés dans la Charte, et notamment à ses articles 6, 47 et 48, en développant les articles 5 et 6 de la CEDH tels qu’ils sont interprétés par la Cour EDH, et que le terme « accusation » dans cette directive est utilisé pour décrire le même concept que le terme « accusation » employé à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH ( 5 ).

29. Ainsi que le souligne la Commission européenne dans ses observations écrites, la Cour a déjà confirmé, dans l’arrêt IS (Illégalité de l’ordonnance de renvoi) ( 6 ), que les droits conférés par la directive 2012/13 s’appliquent au suspect arrêté ou placé en détention, rappelant la jurisprudence de la Cour EDH relative à l’applicabilité des garanties découlant du volet pénal de l’article 6 de la CEDH, selon laquelle on est en présence d’une « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne
est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent sur elle ont des répercussions importantes sur sa situation. Ainsi, une personne, telle que XN en l’espèce, qui a été arrêtée (ou détenue) du fait qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale peut être considérée comme étant « accusée d’une infraction pénale » et prétendre à la protection de l’article 6 de la CEDH ( 7 ).

30. Il s’ensuit que la directive 2012/13 est applicable à l’affaire au principal.

Sur le fond

Sur la première question préjudicielle

31. Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2012/13, lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 2, de celle-ci, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale, appliquée conformément à une pratique jurisprudentielle établie dans l’État membre concerné, selon laquelle les motifs du placement en détention d’un suspect ou d’une personne poursuivie ne doivent pas nécessairement être
indiqués dans l’acte écrit ordonnant le placement en détention, mais peuvent également figurer dans d’autres documents dont l’intéressé n’aura connaissance que s’il introduit un recours juridictionnel visant à contester la légalité de cet acte.

32. Avant d’entamer mon analyse, il importe de rappeler que l’article 8, paragraphe 1, de cette directive exige que les informations communiquées aux suspects ou aux personnes poursuivies, en accord avec les articles 3 et 6 de ladite directive, soient consignées conformément à la procédure d’enregistrement précisée dans le droit de l’État membre concerné. Or, il ne me semble pas ressortir du dossier que l’interprétation de cette disposition ait une quelconque pertinence aux fins de la réponse à la
présente question. Dans son arrêt à venir, la Cour devrait donc, à mon sens, la reformuler par référence au seul article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13.

33. La directive 2012/13 vise, par l’édiction de règles minimales communes régissant le droit à l’information dans les procédures pénales, à renforcer la confiance mutuelle entre les États membres dans leurs systèmes respectifs de justice pénale ( 8 ). L’article 1er de cette directive indique, comme il a été observé ci-dessus, que celle-ci fixe des règles concernant le droit des suspects ou des personnes poursuivies d’être informés de leurs droits dans le cadre des procédures pénales et de
l’accusation portée contre eux.

34. Comme la Cour l’a déjà constaté ( 9 ), la lecture combinée des articles 3 et 6 de la directive 2012/13 révèle que le droit mentionné à l’article 1er de cette directive englobe, à tout le moins, deux droits distincts. D’une part, les suspects et les personnes poursuivies doivent, conformément à l’article 3 de ladite directive, être informés, au minimum, de certains droits procéduraux, à savoir le droit à l’assistance d’un avocat, le droit de bénéficier de conseils juridiques gratuits et les
conditions d’obtention de tels conseils, le droit d’être informé de l’accusation portée contre soi, le droit à l’interprétation et à la traduction ainsi que le droit de garder le silence. Lorsque les suspects ou les personnes poursuivies sont arrêtés ou détenus, l’article 4 de la directive 2012/13 impose aux États membres de leur fournir une déclaration écrite recensant également certains droits procéduraux supplémentaires. D’autre part, cette directive définit, à son article 6, des règles
relatives au droit d’être informé de l’accusation portée contre soi.

35. L’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13, qui fait l’objet de la présente question préjudicielle, concerne la règle selon laquelle les suspects ou les personnes poursuivies qui sont arrêtés ou détenus sont informés des motifs de leur arrestation ou de leur détention, y compris de l’acte pénalement sanctionné qu’ils sont soupçonnés ou accusés d’avoir commis.

36. La finalité spécifique de cette disposition est de permettre aux personnes concernées de contester la légalité de leur privation de liberté, et ainsi de se protéger contre une arrestation ou une détention arbitraire. Cela résulte de la jurisprudence de la Cour EDH.

37. Je rappelle, à cet égard, que, puisque l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13 régit une condition de légalité de la privation de liberté, son interprétation doit nécessairement se fonder sur l’article 6 de la Charte, relatif au droit à la liberté et à la sûreté. Les droits y consacrés doivent recevoir, conformément à la clause d’homogénéité inscrite à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, le même sens et la même portée que ceux conférés par l’article 5 de la CEDH. Or, la Cour EDH
a constamment affirmé que l’obligation d’information incombant aux autorités compétentes en vertu de l’article 5, paragraphe 2, de la CEDH ( 10 ) vise à consentir aux personnes arrêtées ou détenues le droit de contester la légalité de leur privation de liberté devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 de cette disposition ( 11 ).

38. S’agissant du moment auquel la communication des informations relatives aux motifs de l’arrestation ou de la détention doit intervenir, le libellé de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13 ne comporte à l’évidence aucune indication. Il convient alors de vérifier si une telle indication peut être déduite d’une lecture systématique de cette disposition, en considérant la manière dont celle-ci s’articule avec les autres composantes du régime juridique établi par cet article 6.

39. L’article 6, paragraphe 1, de la directive 2012/13 énonce la règle selon laquelle les suspects et les personnes poursuivies sont informés, rapidement et de manière suffisamment détaillée pour garantir le caractère équitable de la procédure et permettre l’exercice des droits de la défense, de l’acte pénalement sanctionné qu’ils sont soupçonnés ou accusés d’avoir commis. Le considérant 28 de cette directive précise que ces informations sont fournies au plus tard avant le premier interrogatoire
officiel par la police. Le paragraphe 3 de cet article prévoit que des informations détaillées sur l’accusation, y compris sur la nature et sur la qualification juridique de l’infraction pénale, ainsi que sur la nature de la participation de la personne poursuivie, sont communiquées au plus tard au moment où la juridiction est appelée à se prononcer sur le bien-fondé de l’accusation, tandis que le paragraphe 4 dudit article dispose que les suspects ou les personnes poursuivies sont rapidement
informés de tout changement dans les informations fournies lorsque cela est nécessaire pour garantir le caractère équitable de la procédure.

40. Compte tenu de l’objet de l’interrogation de la juridiction de renvoi, j’examinerai le rapport entre les deux premiers paragraphes de l’article 6 de la directive 2012/13.

41. Le paragraphe 1 de cette disposition énonce une obligation générale d’information ayant pour objet l’acte pénalement sanctionné et devant être acquittée rapidement, outre de manière suffisamment détaillée, pour garantir le caractère équitable de la procédure et permettre l’exercice effectif des droits de la défense. Son paragraphe 2 établit une obligation supplémentaire pesant sur les autorités compétentes en cas d’arrestation ou de détention, non limitée à la communication des informations
relatives à l’acte pénalement sanctionné, mais s’étendant plus généralement aux motifs justifiant l’arrestation ou la détention ( 12 ). Ainsi, il n’est pas surprenant que ce dernier paragraphe ne mentionne pas le moment auquel les informations y figurant doivent être communiquées au suspect ou à la personne poursuivie, le critère temporel prévu au paragraphe 1 s’appliquant également en cas d’arrestation ou de détention.

42. Une lecture systématique semble donc indiquer uniquement que les autorités compétentes sont tenues de communiquer à la personne concernée les motifs de son arrestation ou de sa détention aussi rapidement qu’il est nécessaire pour lui permettre, si elle l’estime utile, de contester la légalité de sa privation de liberté, de sorte que l’exercice effectif de ses droits de la défense soit permis et que le caractère équitable de la procédure soit garanti.

43. Un même résultat exégétique est produit par la prise en compte d’une jurisprudence bien établie de la Cour, qui exprime la nécessité de conférer à l’article 6 de la directive 2012/13 un effet utile, en précisant que, bien que les modalités selon lesquelles les informations sur l’accusation doivent être fournies à la personne suspecte ou poursuivie ne soient pas régies par la directive 2012/13, ces modalités ne peuvent porter atteinte à l’objectif visé notamment à cet article 6, consistant à
permettre aux suspects ou aux personnes poursuivies pour une infraction pénale de préparer leur défense et à garantir le caractère équitable de la procédure ( 13 ).

44. En effet, il pourrait être soutenu que seule une communication rapide de ces informations, intervenant au moment de la privation de liberté ou peu de temps après le début de celle-ci, est susceptible de permettre à la personne arrêtée ou détenue d’apprécier ses chances de contester de manière efficace la légalité de la détention et d’introduire, le cas échéant, un recours contestant cette légalité.

45. En revanche, cet objectif ne pourrait pas être atteint si les informations relatives aux motifs de l’arrestation ou de la détention n’étaient fournies qu’une fois que l’intéressé a formé un tel recours. Force est de constater, en effet, que, si elle était obligée de contester la légalité d’un acte pour pouvoir prendre connaissance des motifs de celui-ci, la personne arrêtée ou détenue n’aurait pas eu le temps d’évaluer les chances de succès de son recours ni, le cas échéant, de le préparer de
manière efficace. Il ne suffit donc pas que les motifs en question puissent être déduits des pièces du dossier de la procédure juridictionnelle ( 14 ).

46. L’interprétation fournie jusqu’à ce point me semble confortée par une jurisprudence bien consolidée de la Cour EDH, inaugurée par l’arrêt van der Leer c. Pays-Bas ( 15 ), selon laquelle quiconque a le droit d’introduire un recours en vue d’une décision rapide sur la légalité de sa détention ne peut s’en prévaloir efficacement si on ne lui révèle pas dans le plus court délai, et à un degré suffisant, les raisons pour lesquelles on l’a privé de sa liberté ( 16 ).

47. Consciente du fait que le moment précis par lequel se traduit une telle « exigence de promptitude » ne peut pas être identifié dans l’abstrait, la Cour EDH a indiqué que la question de savoir si lesdites raisons ont été communiquées suffisamment rapidement à la personne arrêtée ou détenue dépend des particularités de l’espèce.

48. Il ressort toutefois de cette jurisprudence que l’autorité de police qui procède à l’arrestation (ou au placement en détention) n’est pas tenue de fournir les raisons en intégralité au moment même de l’arrestation ( 17 ). Les contraintes temporelles imposées par l’exigence de célérité ont été considérées comme étant satisfaites lorsque la personne arrêtée (ou détenue) avait été informée des raisons de sa privation de liberté dans un délai de quelques heures ( 18 ), tandis que la violation d’une
telle exigence a été invariablement constatée, jusqu’à présent, lorsque cette personne avait reçu une telle information dans un délai supérieur à environ un jour ( 19 ).

49. Compte tenu de ces considérations, je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle que l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13, lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de celle-ci, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale, appliquée conformément à une pratique jurisprudentielle établie dans l’État membre concerné, selon laquelle les motifs du placement en détention d’un suspect ou d’une personne poursuivie ne doivent
pas nécessairement être indiqués dans l’acte écrit ordonnant le placement en détention, mais peuvent également figurer dans d’autres documents dont l’intéressé n’aura connaissance que s’il introduit un recours juridictionnel visant à contester la légalité de cet acte. Ces motifs doivent en effet lui être communiqués aussi rapidement qu’il est nécessaire pour lui permettre, s’il l’estime utile, d’introduire un tel recours, et, en tout état de cause, avant le premier interrogatoire officiel par la
police.

Sur la seconde question préjudicielle

50. Par sa seconde question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13 doit être interprété en ce sens que les informations devant être communiquées à une personne arrêtée ou détenue contiennent des éléments quant au moment, au lieu et aux modalités de l’infraction, à la participation concrète de cette personne à celle-ci, et à la qualification pénale qui en découle, pour que soient garantis à ladite personne la possibilité de
contester efficacement sa privation de liberté et, ainsi, l’exercice effectif de ses droits de la défense.

51. En d’autres termes, la Cour est interrogée au sujet du contenu et du degré de détail des motifs devant être communiqués à la personne arrêtée ou détenue en vertu de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13.

52. Comme je l’ai expliqué ci-dessus, cette disposition énonce une obligation d’information supplémentaire à l’obligation générale figurant à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2012/13, et doit donc être lue en combinaison avec ce dernier. Le libellé de ces dispositions ne permet néanmoins pas de répondre à la présente question préjudicielle. En effet, on peut seulement déduire de leurs termes que, premièrement, lesdits motifs doivent être communiqués de manière suffisamment détaillée, et
que, deuxièmement, ceux-ci doivent inclure, à tout le moins, l’acte pénalement sanctionné que la personne concernée est soupçonnée d’avoir commis.

53. Il est alors nécessaire de prendre en compte le considérant 28 de la directive 2012/13, qui me semble particulièrement éclairant quant à la portée des obligations d’informer les suspects et les personnes poursuivies de l’accusation portée contre eux figurant dans les trois premiers paragraphes de l’article 6 de celle-ci.

54. Étant donné que je m’appuierai largement sur ce considérant aux points suivants, il m’appartient tout d’abord de rappeler que, si les considérants sont, en règle générale, dépourvus de valeur juridique contraignante ( 20 ), la Cour s’en est fréquemment inspirée pour interpréter les dispositions d’un acte juridique de l’Union.

55. Ledit considérant affirme notamment la nécessité qu’une description des faits, y compris, lorsqu’ils sont connus, l’heure et le lieu des faits, relatifs à l’acte pénalement sanctionné qu’un suspect ou une personne poursuivie est soupçonné d’avoir commis, ainsi que la qualification juridique éventuelle de l’infraction présumée, soit donnée de manière suffisamment détaillée, en tenant compte du stade de la procédure pénale auquel une telle description intervient, afin de préserver l’équité de la
procédure et de permettre un exercice effectif des droits de la défense.

56. Un certain nombre d’éléments nous sont ainsi offerts, selon moi, à propos de la portée de l’obligation d’information incombant aux autorités compétentes en vertu de l’article 6 de la directive 2012/13.

57. Premièrement, les informations devant être communiquées incluent une description des faits relatifs à l’infraction pénale alléguée et la qualification juridique éventuelle d’une telle infraction, indépendamment du stade de la procédure auquel cette communication intervient.

58. Au regard des cas d’arrestation ou de placement en détention, force est de constater que, en raison de la multiplicité des situations susceptibles de justifier de telles mesures de privation de liberté, tout effort visant à énumérer de manière exhaustive les éléments relevant de la « description des faits » serait, à l’évidence, condamné à l’échec. Il me semble néanmoins raisonnable de considérer qu’une telle description ne devrait pas omettre, en sus de l’heure et du lieu connus des faits, la
nature de la participation de la personne concernée à ladite infraction ( 21 ). En outre, la référence du considérant en cause à la qualification juridique éventuelle ( 22 ) doit être interprétée en ce sens qu’il est également nécessaire que la personne arrêtée ou détenue soit informée de la qualification juridique provisoirement retenue de l’infraction pénale qu’elle est soupçonnée d’avoir commise.

59. À défaut d’une communication ayant un tel contenu, l’effet utile de l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13, lu en combinaison avec le paragraphe 1 de cet article, ne pourrait, du reste, être assuré. Ce n’est en effet que la communication des motifs factuels et juridiques de l’arrestation ou du placement en détention, ainsi caractérisés, qui me semble susceptible de permettre à la personne concernée et/ou à son avocat de comprendre pourquoi elle est privée de liberté et ainsi
d’exercer, le cas échéant, de manière effective son droit de contester la légalité de l’arrestation ou de la détention, et, ce faisant, ses droits de la défense.

60. Deuxièmement, le degré de détail des informations en question varie en fonction du stade de la procédure. À cet égard, le considérant 28 de la directive 2012/13 exprime, en effet, l’exigence d’une mise en balance entre les impératifs en présence, à savoir, d’une part, l’équité de la procédure et le respect des droits de la défense, et, d’autre part, les nécessités liées à la procédure. L’article 6 de la directive 2012/13 doit ainsi être compris comme établissant une gradation de l’obligation
d’information, le degré de détail auquel l’autorité compétente est tenue s’élevant à mesure que l’on s’approche de la phase de jugement sur le fond. Le paragraphe 1 de cet article prescrit la délivrance d’une information relative à l’acte pénalement sanctionné, laquelle couvre également, en cas d’arrestation ou de détention, l’ensemble des motifs de celle-ci au sens de son paragraphe 2, tandis que le paragraphe 3 dudit article exige une information détaillée au stade du jugement sur le fond.

61. Il ressort également de ce considérant 28 que la communication des informations susmentionnées ne doit pas nuire au bon déroulement des enquêtes en cours, ce qui implique une appréciation préalable du caractère approprié du degré de détail desdites informations. Il n’est pas exclu, en effet, que l’autorité compétente soit en possession d’informations qui ne peuvent pas être dévoilées à la personne arrêtée ou détenue sans porter préjudice à l’avancement d’une telle enquête. Cette autorité est
ainsi appelée à trouver un juste équilibre pour éviter la survenance d’un tel préjudice tout en garantissant à la personne concernée la communication d’informations suffisantes pour lui permettre de comprendre les raisons de sa privation de liberté et d’en contester efficacement la légalité ( 23 ).

62. Il s’ensuit que, d’une part, l’information prescrite par l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13, lu en combinaison avec le paragraphe 1 de cet article, apparaît dépourvue du caractère précis et complet propre à celle requise par son paragraphe 3, et que, d’autre part, elle concerne les mêmes éléments que ceux qui sont énumérés à ce dernier paragraphe.

63. L’interprétation que je viens de développer me semble pleinement corroborée par la jurisprudence relative à l’article 5, paragraphe 2, de la CEDH.

64. S’il ressort de cette jurisprudence que la question de savoir si une personne arrêtée ou détenue a reçu des informations suffisantes pour se prévaloir du droit de contester la légalité de sa privation de liberté doit être appréciée en fonction des particularités de l’espèce, la Cour a pourtant énoncé certains principes destinés à guider une telle appréciation ( 24 ).

65. Premièrement, l’indication de la base juridique de la privation de liberté ne constitue pas, à elle seule, une information suffisante pour les besoins du droit d’être informé des raisons de l’arrestation ou de la détention. À titre d’exemple, dans son arrêt Murray c. Royaume-Uni, la Cour EDH a conclu à l’existence d’une violation de l’article 5, paragraphe 2, de la CEDH du fait que l’agent de police qui avait procédé à l’arrestation de Mme Murray s’était borné à lui communiquer la disposition de
la loi pénale en vertu de laquelle son arrestation était effectuée ( 25 ). De même, dans son arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, la Cour EDH a considéré que l’information fournie dans un premier temps à ces requérants par la police, selon laquelle ils étaient arrêtés en vertu d’une disposition spécifique de la loi pénale au motif qu’ils étaient soupçonnés de terrorisme ( 26 ), n’était pas conforme audit article.

66. Deuxièmement, il est nécessaire de signaler à la personne arrêtée ou détenue, dans un langage simple et accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en contester la légalité devant un tribunal ( 27 ). Ces raisons devraient inclure, en sus de la qualification juridique provisoirement retenue de l’infraction pénale alléguée, la nature de la participation de la personne arrêtée ou détenue. En effet, il convient de rappeler, toujours
concernant l’arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, que ces requérants avaient été informés dans un second temps de leur rôle présumé dans des actes criminels précis et de leur appartenance supposée à des organisations prohibées, ce qui, en combinaison avec l’information communiquée antérieurement, satisfaisait, selon la Cour EDH, les exigences découlant de l’article 5, paragraphe 2, de la CEDH ( 28 ). Une absence de violation de cette disposition a également été constatée par cette
juridiction dans l’arrêt Gasiņš c. Lettonie, dans la mesure où la police avait expliqué au requérant qu’il était soupçonné d’avoir commis le meurtre de J.O., que ce meurtre avait été perpétré le 20 mai 2000 et que cette infraction était réprimée par l’article 116 du code pénal letton ( 29 ).

67. Troisièmement, les autorités compétentes ne sont pas tenues de communiquer à l’intéressé, lors de son arrestation (ou de sa détention), une énumération complète de tous les chefs d’accusation portés contre lui ( 30 ), ce degré de détail de l’information n’étant requis qu’au moment de la communication à l’accusé des charges portées contre lui ( 31 ).

68. C’est à lumière des considérations susvisées que la juridiction de renvoi devrait interpréter l’article 74, paragraphe 2, de la loi relative au ministère de l’Intérieur, selon lequel l’arrêté de placement en détention émis sur la base de l’article 72, paragraphe 1, point 1, de cette loi doit contenir une série d’informations, parmi lesquelles « les motifs factuels et juridiques du placement en détention ».

69. Partant, je suggère à la Cour de répondre à la seconde question préjudicielle que l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13, lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de cette directive, doit être interprété en ce sens que la personne arrêtée ou détenue doit recevoir toutes les informations nécessaires, sans préjudice du déroulement de l’enquête en cours, pour lui permettre de contester efficacement sa privation de liberté et d’exercer ainsi de manière effective ses droits de la
défense. Ces informations devraient contenir, au titre des motifs de l’arrestation ou de la détention, une description des faits, incluant l’heure et le lieu des faits, si ces éléments sont connus, ainsi que la nature de la participation de cette personne à l’infraction qu’elle est soupçonnée d’avoir commise, et la qualification juridique provisoirement retenue par l’autorité compétente.

Conclusion

70. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le Sofiyski Rayonen sad (tribunal d’arrondissement de Sofia, Bulgarie) :

1) L’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de cette directive,

doit être interprété en ce sens que :

il s’oppose à une réglementation nationale, appliquée conformément à une pratique jurisprudentielle établie dans l’État membre concerné, selon laquelle les motifs du placement en détention d’un suspect ou d’une personne poursuivie ne doivent pas nécessairement être indiqués dans l’acte écrit ordonnant le placement en détention, mais peuvent également figurer dans d’autres documents dont l’intéressé n’aura connaissance que s’il introduit un recours juridictionnel visant à contester la légalité
de cet acte. Ces motifs doivent en effet lui être communiqués aussi rapidement qu’il est nécessaire pour lui permettre, s’il l’estime utile, d’introduire un tel recours, et, en tout état de cause, avant le premier interrogatoire officiel par la police.

2) L’article 6, paragraphe 2, de la directive 2012/13, lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de cette directive,

doit être interprété en ce sens que :

la personne arrêtée ou détenue doit recevoir, sans préjudice du déroulement de l’enquête en cours, toutes les informations nécessaires pour lui permettre de contester efficacement sa privation de liberté et d’exercer ainsi de manière effective ses droits de la défense. Ces informations devraient contenir, au titre des motifs de l’arrestation ou de la détention, une description des faits, incluant l’heure et le lieu des faits, si ces éléments sont connus, ainsi que la nature de la
participation de cette personne à l’infraction qu’elle est soupçonnée d’avoir commise, et la qualification juridique provisoirement retenue par l’autorité compétente.

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( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) Kafka, F., Le procès, Gallimard, Paris, 1962.

( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (JO 2012, L 142, p. 1).

( 4 ) Il convient de noter que la circonstance, mentionnée par la juridiction de renvoi, que la notion de « suspect » n’est pas connue en droit bulgare n’est pas de nature à soulever des doutes à ce sujet, dès lors qu’il s’agit indubitablement d’une notion autonome du droit de l’Union, qui ne dépend pas, par définition, de qualifications nationales.

( 5 ) Aux termes de l’article 6, paragraphe 1, première phrase, de la CEDH, « [t]oute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».

( 6 ) Arrêt du 23 novembre 2021 (C‑564/19, EU:C:2021:949, point 121).

( 7 ) Cour EDH, 12 mai 2017, Simeonovi c. Bulgarie (CE:ECHR:2017:0512JUD002198004, §§ 110‑111).

( 8 ) Voir considérants 10 et 14 de cette directive.

( 9 ) Voir, notamment, arrêt du 13 juin 2019, Moro (C‑646/17, EU:C:2019:489, points 42 et 43).

( 10 ) L’article 5, paragraphe 2, de la CEDH se lit comme suit : « Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle. »

( 11 ) Il s’agit d’une jurisprudence qui remonte à l’arrêt de la Cour EDH du 21 février 1990, van der Leer c. Pays-Bas (CE:ECHR:1990:0221JUD001150985, § 28).

( 12 ) Cette interprétation me paraît d’ailleurs confortée par les travaux préparatoires de la directive 2012/13 dans la mesure où une telle obligation d’information à l’égard des personnes arrêtées ou détenues ne figurait pas dans la version de l’article 6 de la proposition de la Commission ayant abouti à cette directive et n’a été ajoutée au texte de cette disposition que par la suite par le Parlement. Voir proposition de directive…/…/UE du Parlement européen et du Conseil relative au droit à
l’information dans le cadre des procédures pénales, ainsi que rapport sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (COM(2010) 392 final – C7‑0189/2010 – 2010/0215(COD)).

( 13 ) Voir, notamment, arrêt du 23 novembre 2021, IS (Illégalité de l’ordonnance de renvoi) (C‑564/19, EU:C:2021:949, point 128 et jurisprudence citée).

( 14 ) La juridiction de renvoi précise d’ailleurs que, en raison de l’absence de la notion de « suspect » dans le droit bulgare, les personnes arrêtées ou détenues n’ont pas accès aux pièces du dossier, ainsi que l’exigerait l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2012/13.

( 15 ) Cour EDH, 21 février 1990 (CE:ECHR:1990:0221JUD001150985).

( 16 ) Cour EDH, 12 avril 2005, Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie (CE:ECHR:2005:0412JUD003637802, § 413), et Cour EDH, 17 septembre 2020, Grubnyk c. Ukraine (CE:ECHR:2020:0917JUD005844415, §§ 97 et 99).

( 17 ) Cour EDH, 30 août 1990, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni (CE:ECHR:1990:0830JUD001224486, § 40) ; Cour EDH, 28 octobre 1994, Murray c. Royaume-Uni (CE:ECHR:1994:1028JUD001431088, § 72), ainsi que Cour EDH, 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie (CE:ECHR:2016:1215JUD001648312, § 115).

( 18 ) Cour EDH, 30 août 1990, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni (CE:ECHR:1990:0830JUD001224486, § 42) (délai de 7 heures), et Cour EDH, 28 octobre 1994, Murray c. Royaume-Uni (CE:ECHR:1994:1028JUD001431088, § 78) (délai d’une heure et vingt minutes).

( 19 ) Voir, notamment, Cour EDH, 12 avril 2005, Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie (CE:ECHR:2005:0412JUD003637802, § 416) (délai de 4 jours) ; Cour EDH, 29 janvier 2008, Saadi c. Royaume-Uni (CE:ECHR:2008:0129JUD001322903, § 84) (délai de 76 heures) ; Cour EDH, 2 octobre 2008, Rusu c. Autriche (CE:ECHR:2008:1002JUD003408202, § 43) (délai de 10 jours) ; Cour EDH, 15 décembre 2009, Leva c. Moldavie (CE:ECHR:2009:1215JUD001244405, § 62) (délai de plus de 3 jours), ainsi que Cour EDH, 12 juin
2012, Kortesis c. Grèce (CE:ECHR:2012:0612JUD006059310, § 62) (délai de 29 heures).

( 20 ) Voir arrêt du 25 novembre 2020, Istituto nazionale della previdenza sociale (Prestations familiales pour les résidents de longue durée) (C‑303/19, EU:C:2020:958, point 26 et jurisprudence citée).

( 21 ) Sauf dans le cas où l’on ne peut déduire une telle information du contexte factuel. Voir, à cet égard, Cour EDH, 17 septembre 2020, Grubnyk c. Ukraine (CE:ECHR:2020:0917JUD005844415, § 98).

( 22 ) Voir, à cet égard, les versions en langues espagnole (« posible »), anglaise (« possible ») et italienne (« possibile »), ainsi qu’en langue estonienne (« võimalik », ce qui correspond au français « éventuelle »).

( 23 ) Je tiens à rappeler que, à ma connaissance, la Cour EDH s’est prononcée, jusqu’à présent, uniquement sur la mise en balance entre le droit d’une personne détenue d’accéder à son dossier d’enquête et la sauvegarde d’un objectif d’ordre public important, tel que la sécurité nationale, la nécessité de garder secrètes certaines méthodes policières ou la protection des droits fondamentaux des tiers. Voir, notamment, Cour EDH, 19 février 2009, A. et autres c. Royaume-Uni
(CE:ECHR:2009:0219JUD000345505).

( 24 ) Il convient de faire observer que la jurisprudence relative à l’article 5, paragraphe 1, sous c), de la CEDH, citée par la juridiction de renvoi et la Commission, revêt une pertinence à tout le moins limitée lorsqu’il s’agit de déterminer quelles informations doivent être fournies à la personne arrêtée ou détenue. Dans son arrêt du 24 juin 2014, Petkov et Profirov c. Bulgarie, (CE:ECHR:2014:0624JUD005002708, §§ 46 et 47), la Cour EDH a indiqué que cet article « exige que la détention d’une
personne soit fondée sur “des raisons plausibles” de soupçonner qu’elle a commis une infraction. De tels soupçons ne peuvent être généraux et abstraits [...], ce qui signifie qu’il doit exister des faits ou des informations de nature à convaincre un observateur objectif que la personne concernée peut avoir commis une infraction déterminée ». Il paraît évident que, dans cet arrêt, la Cour EDH s’est uniquement prononcée sur les informations dont l’autorité compétente est tenue de disposer pour placer
légalement une personne en détention. Si l’on pourrait en déduire qu’il est nécessaire que les éléments communiqués à la personne arrêtée ou détenue soient concrets, et non pas généraux ou abstraits, j’estime que ce constat n’ajoute rien aux considérations développées aux points suivants des présentes conclusions.

( 25 ) Cour EDH, 28 octobre 1994 (CE:ECHR:1994:1028JUD001431088, § 76).

( 26 ) Cour EDH, 30 août 1990 (CE:ECHR:1990:0830JUD001224486, § 41). Voir également Cour EDH, 12 juin 2012, Kortesis c. Grèce (CE:ECHR:2012:0612JUD006059310, §§ 61 et 62).

( 27 ) Cour EDH, 30 août 1990, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni (CE:ECHR:1990:0830JUD001224486, § 40) ; Cour EDH, 28 octobre 1994, Murray c. Royaume-Uni (CE:ECHR:1994:1028JUD001431088, § 72) ; Cour EDH, 15 décembre 2016, Khlaifia et autres c. Italie (CE:ECHR:2016:1215JUD001648312, § 115), ainsi que Cour EDH, 25 janvier 2018, J.R. et autres c. Grèce (CE:ECHR:2018:0125JUD002269616, §§ 123 et 124).

( 28 ) Cour EDH, 30 août 1990 (CE:ECHR:1990:0830JUD001224486, § 41).

( 29 ) Cour EDH, 19 avril 2011 (CE:ECHR:2011:0419JUD006945801, § 54).

( 30 ) Cour EDH, 19 avril 2011, Gasiņš c. Lettonie (CE:ECHR:2011:0419JUD006945801, § 53).

( 31 ) Cela résulte de l’article 6, paragraphe 3, sous a), de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour EDH. Voir, notamment, Cour EDH, 19 décembre 1989, Brozicek c. Italie (CE:ECHR:1989:1219JUD001096484, § 42).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-608/21
Date de la décision : 12/01/2023
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par le Sofiyski rayonen sad.

Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive 2012/13/UE – Droit à l’information dans le cadre des procédures pénales – Article 6 – Droit d’être informé de l’accusation portée contre soi – Article 7 – Droit d’accès aux pièces du dossier – Exercice effectif des droits de la défense – Article 6 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit à la liberté et à la sûreté – Communication des motifs du placement en détention de la personne soupçonnée ou poursuivie dans un document distinct – Moment auquel cette communication doit être effectuée.

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Parties
Demandeurs : Procédure pénale à caractère administratif
Défendeurs : contre XN.

Composition du Tribunal
Avocat général : Pikamäe

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2023:23

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