La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/11/2022 | CJUE | N°C-338/21

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. J. Richard de la Tour, présentées le 17 novembre 2022., Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid contre S.S. e.a., 17/11/2022, C-338/21


 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 17 novembre 2022 ( 1 )

Affaire C‑338/21

Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid

en présence de

S.S.,

N.Z.,

S.S.

[demande de décision préjudicielle formée par le Raad van State (Conseil d’État, Pays‑Bas)]

« Renvoi préjudiciel – Politique d’asile – Règlement (UE) no 604/2013 – Critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de p

rotection internationale – Recours exercé contre une décision de transfert prise à l’égard d’un demandeur d’asile – Délai de transfert – Suspension du dél...

 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 17 novembre 2022 ( 1 )

Affaire C‑338/21

Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid

en présence de

S.S.,

N.Z.,

S.S.

[demande de décision préjudicielle formée par le Raad van State (Conseil d’État, Pays‑Bas)]

« Renvoi préjudiciel – Politique d’asile – Règlement (UE) no 604/2013 – Critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale – Recours exercé contre une décision de transfert prise à l’égard d’un demandeur d’asile – Délai de transfert – Suspension du délai pour effectuer le transfert – Directive 2004/81/CE – Traite des êtres humains »

I. Introduction

1. La présente demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 27, paragraphe 3, et de l’article 29 du règlement (UE) no 604/2013 ( 2 ), lu en combinaison avec l’article 8 de la directive 2004/81/CE ( 3 ), et offre à la Cour l’occasion d’apporter des précisions quant à l’articulation de ces dispositions dans un cas où un ressortissant de pays tiers, demandeur de protection internationale, a, à la fois, d’une part, formé un recours contre une décision de transfert sans
demander la suspension de l’exécution de cette décision et, d’autre part, demandé la révision d’une décision administrative lui refusant la délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81.

2. Cette demande a été présentée dans le cadre de litiges opposant S.S., N.Z., et S.S., ressortissants de pays tiers, au Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (secrétaire d’État à la Justice et à la Sécurité, Pays‑Bas) (ci-après le « secrétaire d’État »), au sujet des décisions adoptées par ce dernier d’écarter sans examen leurs demandes de protection internationale et de transférer ceux-ci vers l’État membre responsable. Dans le même temps, ces ressortissants ont introduit des demandes de
permis de séjour sur le fondement de l’article 8 de la directive 2004/81 qui ont été rejetées par le secrétaire d’État. Lesdits ressortissants ont demandé la révision de ces décisions de rejet.

3. Cette affaire présente un lien avec l’affaire pendante Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Suspension du délai de transfert en appel) (C‑556/21), dans laquelle se pose la question de savoir si l’exécution de la décision de transfert et, par conséquent, le délai de transfert prévus par le règlement Dublin III peuvent être suspendus, à la demande de l’autorité nationale compétente, en degré d’appel, dans le cadre d’un recours en annulation d’une décision de transfert prise à l’encontre
d’un demandeur de protection internationale, alors que ce demandeur n’a pas demandé la suspension de l’exécution de la décision de transfert.

4. Malgré le fait que, dans ces deux affaires, le Raad van State (Conseil d’État, Pays‑Bas) s’interroge quant aux conséquences de la suspension de l’exécution de la décision de transfert sur la computation du délai de transfert prévu à l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III (ci‑après le « délai de transfert ») en lui-même, les questions spécifiques qui se posent sont différentes. C’est pourquoi lesdites affaires font l’objet de conclusions distinctes, présentées le même jour.

5. Dans les présentes conclusions, à l’issue de mon analyse, je proposerai à la Cour de dire pour droit que l’article 27, paragraphe 3, et l’article 29 du règlement Dublin III doivent être interprétés en ce sens que l’exécution de la décision de transfert prise en conformité avec les dispositions de ce règlement doit être suspendue, en application de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ( 4 ), lorsqu’un recours est introduit contre une décision refusant la
délivrance du titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81, et que le délai de transfert n’est pas suspendu lorsque le ressortissant de pays tiers concerné a introduit une demande de révision de la décision refusant la délivrance du titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de cette directive.

II. Le cadre juridique

A.   Le droit de l’Union

1. La directive 2004/81

6. Le considérant 6 de la directive 2004/81 énonce :

« La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus, notamment, par la [Charte]. »

7. L’article 1er de cette directive dispose :

« La présente directive a pour objet de définir les conditions d’octroi de titres de séjour de durée limitée [...] aux ressortissants de pays tiers qui coopèrent à la lutte contre la traite des êtres humains ou contre l’aide à l’immigration clandestine. »

8. L’article 6 de ladite directive, intitulé « Délai de réflexion », prévoit que les ressortissants de pays tiers bénéficient d’un délai de réflexion pour décider de coopérer ou non avec les autorités compétentes et pour se rétablir, et qu’aucune mesure d’éloignement ne peut être exécutée à leur égard pendant toute la durée de ce délai de réflexion.

9. L’article 8, paragraphe 1, de la directive 2004/81 prévoit :

« Après l’expiration du délai de réflexion, ou plus tôt si les autorités compétentes estiment que le ressortissant d’un pays tiers concerné a déjà satisfait au critère énoncé au point b), l’État membre examine :

a) s’il est opportun de prolonger son séjour sur son territoire aux fins de l’enquête ou de la procédure judiciaire, et

b) si l’intéressé manifeste une volonté claire de coopération, et

c) s’il a rompu tout lien avec les auteurs présumés des faits susceptibles d’être considérés comme une des infractions visées à l’article 2, [sous] b) et c). »

10. L’article 13, paragraphe 2, de cette directive précise :

« Lorsque le titre de séjour délivré sur la base de la présente directive arrive à échéance le droit commun des étrangers s’applique. »

2. Le règlement Dublin III

11. Aux termes de son article 1er, le règlement Dublin III établit les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride. Les considérants 4, 5 et 19 de ce règlement énoncent à cet égard :

« (4) Les conclusions [du Conseil européen, lors de sa réunion spéciale] de Tampere [les 15 et 16 octobre 1999,] ont [...] précisé que le [régime d’asile européen commun] devrait comporter à court terme une méthode claire et opérationnelle pour déterminer l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile.

(5) Une telle méthode devrait être fondée sur des critères objectifs et équitables tant pour les États membres que pour les personnes concernées. Elle devrait, en particulier, permettre une détermination rapide de l’État membre responsable afin de garantir un accès effectif aux procédures d’octroi d’une protection internationale et ne pas compromettre l’objectif de célérité dans le traitement des demandes de protection internationale.

[...]

(19) Afin de garantir une protection efficace des droits des personnes concernées, il y a lieu d’instaurer des garanties juridiques et le droit à un recours effectif à l’égard de décisions de transfert vers l’État membre responsable conformément, notamment, à l’article 47 de la [Charte]. Afin de garantir le respect du droit international, un recours effectif contre de telles décisions devrait porter à la fois sur l’examen de l’application du présent règlement et sur l’examen de la situation en
fait et en droit dans l’État membre vers lequel le demandeur est transféré. »

12. L’article 27, paragraphes 3 et 4, dudit règlement dispose :

« 3.   Aux fins des recours contre des décisions de transfert ou des demandes de révision de ces décisions, les États membres prévoient les dispositions suivantes dans leur droit national :

a) le recours ou la révision confère à la personne concernée le droit de rester dans l’État membre concerné en attendant l’issue de son recours ou de sa demande de révision ; ou

b) le transfert est automatiquement suspendu et une telle suspension expire au terme d’un délai raisonnable, pendant lequel une juridiction, après un examen attentif et rigoureux de la requête, aura décidé s’il y a lieu d’accorder un effet suspensif à un recours ou une demande de révision ; ou

c) la personne concernée a la possibilité de demander dans un délai raisonnable à une juridiction de suspendre l’exécution de la décision de transfert en attendant l’issue de son recours ou de sa demande de révision. Les États membres veillent à ce qu’il existe un recours effectif, le transfert étant suspendu jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la première demande de suspension. La décision de suspendre ou non l’exécution de la décision de transfert est prise dans un délai raisonnable, en
ménageant la possibilité d’un examen attentif et rigoureux de la demande de suspension. La décision de ne pas suspendre l’exécution de la décision de transfert doit être motivée.

4.   Les États membres peuvent prévoir que les autorités compétentes peuvent décider d’office de suspendre l’exécution de la décision de transfert en attendant l’issue du recours ou de la demande de révision. »

13. L’article 29, paragraphe 1, premier alinéa, et paragraphe 2, du règlement Dublin III est libellé comme suit :

« 1.   Le transfert du demandeur [...] de l’État membre requérant vers l’État membre responsable s’effectue conformément au droit national de l’État membre requérant, après concertation entre les États membres concernés, dès qu’il est matériellement possible et, au plus tard, dans un délai de six mois à compter de l’acceptation par un autre État membre de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée ou de la décision définitive sur le recours ou la
révision lorsque l’effet suspensif est accordé conformément à l’article 27, paragraphe 3.

[...]

2.   Si le transfert n’est pas exécuté dans le délai de six mois, l’État membre responsable est libéré de son obligation de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée et la responsabilité est alors transférée à l’État membre requérant. Ce délai peut être porté à un an au maximum s’il n’a pas pu être procédé au transfert en raison d’un emprisonnement de la personne concernée ou à dix-huit mois au maximum si la personne concernée prend la fuite. »

B.   Le droit néerlandais

1. La loi générale relative au droit administratif

14. L’article 8:81, paragraphe 1, de l’Algemene wet bestuursrecht (loi générale relative au droit administratif) ( 5 ), du 4 juin 1992, dispose :

« Si un recours est introduit contre une décision devant le juge administratif ou si, avant un éventuel recours devant le juge administratif, une demande de révision est introduite [...], le juge des référés de la juridiction administrative qui est ou peut devenir compétente dans l’affaire principale peut prendre, sur demande, des mesures provisoires si l’urgence l’exige, compte tenu des intérêts en cause. »

15. Aux termes de l’article 8:108, paragraphe 1, de cette loi :

« Dans la mesure où le présent titre n’en dispose pas autrement, les titres 8.1 à 8.3 s’appliquent, mutatis mutandis, à l’appel [...] »

2. La loi de 2000 sur les étrangers

16. L’article 28, paragraphe 1, sous a), de la Vreemdelingenwet 2000 (loi de 2000 sur les étrangers) ( 6 ), du 23 novembre 2000, dispose :

« Le Minister van Veiligheid en Justitie [ministre de la Sécurité et de la Justice, Pays‑Bas] est compétent pour :

a. accorder, rejeter, ne pas examiner, déclarer irrecevable ou abandonner l’examen de la demande de permis de séjour à durée déterminée. »

17. L’article 73, paragraphe 1, de cette loi est libellé comme suit :

« L’effet de la décision de rejet de la demande [...] est suspendu jusqu’à l’expiration du délai pour introduire une demande de révision [...] ou, si une demande de révision a été introduite [...], jusqu’à ce qu’une décision ait été prise sur cette demande de révision. »

18. L’article 82, paragraphe 1, de ladite loi précise :

« L’effet de la décision concernant un permis de séjour est suspendu jusqu’à l’expiration du délai pour introduire un recours ou, si un recours a été introduit, jusqu’à ce qu’une décision ait été prise sur le recours. »

3. L’arrêté de 2000 sur les étrangers

19. L’article 3.48, paragraphe 1, sous a), du Vreemdelingenbesluit 2000 (arrêté de 2000 sur les étrangers) ( 7 ), du 23 novembre 2000, est libellé comme suit :

« Un permis de séjour régulier à durée déterminée peut être accordé, sous une restriction liée à des motifs humanitaires temporaires, à l’étranger qui :

a. est une victime ayant dénoncé des actes de traite d’êtres humains, dans la mesure où il existe une information pénale ou une instruction pénale concernant la personne suspectée de l’infraction pour laquelle la dénonciation a été faite, ou un jugement au fond de ladite personne. »

20. L’article 7.3, paragraphe 1, de cet arrêté dispose :

« Si une demande de mesures provisoires a été introduite en vue d’éviter la reconduite à la frontière ou le transfert avant qu’il ne soit statué sur un recours contre une décision qui a été prise à la suite d’une demande de permis de séjour à durée déterminée au titre de l’asile, l’étranger est autorisé à attendre aux Pays‑Bas la décision sur cette demande. »

4. La circulaire de 2000 sur les étrangers

21. Le paragraphe B1/7.2. de la Vreemdelingencirculaire 2000 (circulaire de 2000 sur les étrangers) est libellé comme suit :

« Si l’effet d’une décision de rejet d’une demande de permis de séjour régulier à durée déterminée en vertu de l’article 73, paragraphe 1, [de la loi de 2000 sur les étrangers] est suspendu par l’introduction d’une demande de révision, il est de plein droit considéré que cet effet suspensif suspend également l’exécution d’une décision de transfert adoptée à l’encontre de l’étranger, comme visé à l’article 27, paragraphe 3, du règlement [Dublin III].

[...] »

III. Les faits des litiges au principal et la question préjudicielle

22. S.S., N.Z., et S.S. sont des ressortissants de pays tiers qui ont introduit deux types de demandes aux Pays‑Bas.

23. S’agissant de la première procédure, les 19 avril, 5 septembre et 7 octobre 2019, les demandeurs au principal ont respectivement introduit des demandes de protection internationale. Le secrétaire d’État a demandé aux autorités italiennes de les prendre ou de les reprendre en charge. Le 12 juin ainsi que les 20 et 28 novembre 2019, ces autorités ont accepté, explicitement ou implicitement, ces requêtes aux fins de prise ou de reprise en charge.

24. En conséquence, le 1er août 2019 ainsi que les 17 janvier et 8 février 2020, le secrétaire d’État a décidé d’écarter sans examen les demandes de protection internationale introduites par les demandeurs au principal et de les transférer vers l’Italie. Ces derniers ont introduit des recours en annulation contre ces décisions.

25. Le 21 novembre 2019 ainsi que les 1er et 16 septembre 2020, les juridictions de première instance compétentes ont annulé lesdites décisions. En effet, ces juridictions ayant constaté que, dans la mesure où N.Z. et S.S. n’ont pas introduit ou ont retiré une demande de mesures de suspension de l’exécution de la décision de transfert, en combinaison avec leurs recours contre cette décision, le délai de transfert avait expiré et le Royaume des Pays‑Bas était donc devenu responsable de l’examen de
leurs demandes de protection internationale. S’agissant de S.S., la décision de transfert a été annulée pour des motifs que la juridiction de renvoi n’estime pas nécessaires à l’analyse de la question préjudicielle. Cependant, elle considère que, pour statuer sur le recours, elle doit déterminer si le délai de transfert a expiré et si le Royaume des Pays‑Bas est devenu responsable de l’examen de la demande de protection internationale ainsi que le soutient S.S. Les juridictions de première
instance ont, en conséquence du fait que le Royaume des Pays‑Bas serait devenu responsable de l’examen des demandes de protection internationale, également, s’agissant de S.S et N.Z., ordonné au secrétaire d’État de prendre de nouvelles décisions sur ces demandes.

26. Le secrétaire d’État a interjeté appel de ces jugements devant le Raad van State (Conseil d’État), en faisant valoir que les délais de transfert n’avaient pas expiré parce qu’ils auraient été suspendus par la demande de révision introduite par les demandeurs au principal dans les procédures contre le rejet de leurs demandes de titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81 ( 8 ). Le secrétaire d’État a assorti ces appels de demandes de mesures provisoires tendant à ce
qu’il n’ait pas à prendre une nouvelle décision sur les demandes de protection internationale avant qu’il ait été statué sur l’appel. Le Raad van State (Conseil d’État) a fait droit à ces demandes de mesures provisoires les 22 avril, 21 septembre et 16 novembre 2020.

27. S’agissant de la seconde procédure, le 1er octobre 2019 ainsi que les 21 février et 4 mars 2020, les demandeurs au principal ont dénoncé des actes de traite d’êtres humains qu’ils auraient subis aux Pays‑Bas et/ou en Italie. Ces dénonciations ont été considérées par le secrétaire d’État comme des demandes de permis de séjour lié à des motifs humanitaires temporaires au sens de l’article 3.48 de l’arrêté de 2000 sur les étrangers. Ces demandes ont été rejetées par le secrétaire d’État, par
décisions du 7 octobre 2019 ainsi que des 3 mars et 6 avril 2020.

28. Le 4 novembre 2019 ainsi que les 30 mars et 4 mai 2020, les demandeurs au principal ont introduit des demandes de révision contre ces décisions.

29. Ces demandes de révision ont été rejetées par le secrétaire d’État ou retirées le 16 décembre 2019 ainsi que les 22 avril et 28 août 2020.

30. La juridiction de renvoi précise qu’elle pourra examiner l’appel introduit par le secrétaire d’État contre le jugement ayant annulé la décision de transfert prise à l’égard de S.S. s’il est jugé, comme le soutient le secrétaire d’État, que le délai de transfert a été suspendu par l’introduction d’une demande de révision contre une décision rejetant une demande de titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81 et à l’article 3.48 de l’arrêté de 2000 sur les étrangers.

31. Cette juridiction estime que quatre arguments plaident en faveur d’une telle suspension.

32. Premièrement, cette suspension serait nécessaire pour garantir l’effet utile du règlement Dublin III et de la directive 2004/81, tout en évitant les abus de droit. En effet, dès lors que la demande de révision dirigée contre une décision rejetant une demande de titre de séjour temporaire exclut l’éloignement de la personne concernée, l’expiration du délai de transfert serait inévitable lorsqu’une telle demande de révision est introduite par une personne faisant l’objet d’une décision de
transfert. L’absence de suspension du délai de transfert dans une telle situation favoriserait donc le forum shopping et inciterait les autorités nationales à ne pas traiter de telles dénonciations avec une attention suffisante.

33. Deuxièmement, il serait possible d’interpréter l’article 27, paragraphe 3, du règlement Dublin III en ce sens que l’introduction d’un recours qui fait obstacle à l’exécution effective d’une décision de transfert entraînerait, elle aussi, la suspension du délai de transfert. Dès lors, l’introduction d’une demande de révision de la décision de rejet d’une demande de titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81, puisqu’elle fait obstacle à l’exécution de la décision de
transfert, et bien qu’elle ne consiste pas, en tant que telle, en un recours contre la décision de transfert elle-même, plaiderait en faveur de la suspension du délai de transfert.

34. Troisièmement, un État membre pourrait opter pour la suspension du délai de transfert au titre de son autonomie procédurale.

35. Quatrièmement, les trois options énumérées à l’article 27, paragraphe 3, du règlement Dublin III ne s’excluraient pas mutuellement. Dès lors, la circonstance que le Royaume des Pays‑Bas a choisi d’appliquer l’option décrite à l’article 27, paragraphe 3, sous c), de ce règlement n’empêcherait pas de considérer que des demandes de révision telles que celles en cause au principal relèvent d’une combinaison entre l’article 27, paragraphe 3, sous a), et l’article 27, paragraphe 3, sous c), dudit
règlement.

36. Dans ces conditions, le Raad van State (Conseil d’État) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 27, paragraphe 3, et l’article 29 du règlement [Dublin III] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale, telle que celle en cause en l’espèce, dans laquelle un État membre a opté pour la mise en œuvre de l’article 27, paragraphe 3, initio et sous c), [de ce règlement], mais a également conféré un effet suspensif, dans l’exécution d’une décision de transfert, à une demande de révision ou à un recours formé contre une décision adoptée
dans le cadre d’une procédure concernant une demande de permis de séjour liée à la traite des êtres humains, étant entendu que ladite décision n’est pas une décision de transfert, qui empêche temporairement le transfert effectif ? »

37. Les demandeurs au principal, les gouvernements néerlandais et allemand ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites.

38. Lors d’une audience commune avec l’affaire pendante C‑556/21, qui s’est tenue le 14 juillet 2022, les demandeurs au principal, le gouvernement néerlandais ainsi que la Commission ont été entendus et ont notamment été invités à répondre aux questions pour réponse orale adressées par la Cour.

IV. Analyse

A.   Observations liminaires

39. La présente affaire s’inscrit dans le prolongement de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 20 octobre 2022, Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) ( 9 ), dans laquelle la Cour a été, pour la première fois, amenée à se prononcer sur l’articulation des règles relatives, d’une part, à l’octroi du délai de réflexion dont bénéficie un ressortissant de pays tiers victime de la traite des êtres humains, au titre de l’article 6 de la
directive 2004/81, et, d’autre part, à la procédure de transfert de ce ressortissant vers l’État membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, régie par le règlement Dublin III.

40. Dans l’arrêt Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains), la Cour a jugé que, s’agissant d’un ressortissant d’un pays tiers, à la fois demandeur de protection internationale et victime de la traite des êtres humains, l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2004/81 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que, pendant le délai de réflexion prévu à cette disposition, l’État membre exécute une décision de transfert à l’égard de
ce ressortissant vers l’État membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en application du règlement Dublin III. La Cour n’a cependant pas précisé les conséquences de cette interdiction sur la computation du délai de transfert.

41. Dans la présente affaire, la Cour est invitée à se prononcer sur la question de savoir s’il est possible, pour une juridiction nationale, en vertu de son droit national, de suspendre l’exécution d’une décision de transfert et, partant, de suspendre le délai de transfert lorsqu’un ressortissant de pays tiers a, à la fois, d’une part, formé un recours contre une décision de transfert sans demander la suspension de l’exécution de cette décision et, d’autre part, demandé la révision d’une décision
administrative lui refusant la délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81.

42. Avant de répondre à la question préjudicielle, j’estime qu’il est nécessaire de formuler deux observations tendant, premièrement, à constater qu’aucune disposition du règlement Dublin III ou de la directive 2004/81 ne prévoit l’articulation des deux textes et, deuxièmement, à développer une approche tenant compte du régime et des finalités propres de cette directive.

1. Sur le règlement Dublin III et la directive 2004/81

43. En premier lieu, j’observe que le règlement Dublin III et la directive 2004/81 relèvent de régimes propres et distincts et poursuivent des finalités différentes ( 10 ).

44. La directive 2004/81 prévoit la délivrance d’un titre de séjour aux ressortissants de pays tiers, victimes de la traite des êtres humains, qui décident de coopérer aux fins de l’enquête pénale et/ou de la procédure judiciaire. Ce texte tend également à permettre que ces victimes, particulièrement vulnérables, soient protégées et ne retournent pas dans la filière criminelle.

45. Le règlement Dublin III s’inscrit dans le cadre de la gestion des flux migratoires et prévoit une procédure d’examen de nature purement administrative, dont l’enjeu est de déterminer l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale.

46. Par ailleurs, ce règlement prévoit des délais stricts qui contribuent, de manière déterminante, à la réalisation de l’objectif de célérité dans le traitement des demandes de protection internationale ( 11 ).

47. Toutefois, si la directive 2004/81 prévoit qu’elle s’applique sans préjudice de la protection accordée aux demandeurs de protection internationale ( 12 ), elle ne renvoie cependant pas explicitement au règlement Dublin III.

48. De même, le règlement Dublin III a pour objet, en vertu de son article 1er, la détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale et, notamment, dans une situation telle que celle en cause au principal dans laquelle le demandeur de protection internationale a introduit un recours contre une décision de transfert, prise conformément à ce règlement. Ledit règlement ne fait référence ni à la directive 2004/81 ( 13 ) ni à tout autre recours introduit
par un demandeur de protection internationale contre une autre décision relative au séjour qui aurait pour effet de suspendre l’exécution de la décision de transfert.

49. Dès lors, l’articulation entre, d’une part, le recours introduit contre une décision refusant la délivrance d’un titre de séjour temporaire tel que prévu à l’article 8 de la directive 2004/81 et, d’autre part, l’exécution d’une décision de transfert prise conformément au règlement Dublin III impose de développer une approche équilibrée tenant compte non seulement des délais stricts prévus par ce règlement, mais aussi de la vulnérabilité du ressortissant de pays tiers, tant en raison de son
statut de victime de la traite des êtres humains que de son statut de demandeur de protection internationale ( 14 ).

2. Sur la directive 2004/81 et la suspension de l’exécution de la décision de transfert

50. En second lieu, j’observe que, si, à l’image de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains), les parties, dans leurs observations, se sont exclusivement prononcées sur la portée de l’article 27, paragraphe 3, et de l’article 29 du règlement Dublin III, dans la situation en cause au principal, l’un des recours formés par les demandeurs au principal concerne la révision des décisions ayant refusé la
délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81.

51. Or, je suis d’avis que, s’agissant d’un ressortissant de pays tiers, à la fois demandeur de protection internationale et victime de la traite des êtres humains, l’introduction d’un recours contre une décision ayant refusé la délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81 s’oppose à ce que, durant l’examen de ce recours, l’État membre requérant exécute, en application du règlement Dublin III, une décision de transfert à l’égard de ce même ressortissant vers
l’État membre responsable.

52. Certes, une situation telle que celle en cause au principal, dans laquelle, à l’issue du délai de réflexion, le ressortissant de pays tiers concerné ne se voit pas délivrer le titre de séjour prévu à l’article 8 de la directive 2004/81, n’est pas prévue par cette directive, qui, à la différence d’autres textes de droit dérivé ( 15 ), ne prévoit pas non plus de garanties procédurales en faveur de ce même ressortissant.

53. Cependant, s’agissant du nécessaire respect des exigences découlant du droit à un recours effectif, il convient de souligner que l’interprétation de la directive 2004/81 doit être effectuée, ainsi que cela ressort de son considérant 6 ( 16 ), dans le respect des droits fondamentaux et des principes reconnus par la Charte, notamment à l’article 47 de celle-ci qui consacre le droit à une protection juridictionnelle effective. Or, il peut être déduit de la jurisprudence de la Cour que, afin
d’assurer, à l’égard du ressortissant de pays tiers, le respect des exigences découlant de l’article 47 de la Charte, tout recours exercé contre une décision dont l’exécution peut conduire au transfert de ce ressortissant vers un autre État membre doit pouvoir être revêtu d’un effet suspensif ( 17 ).

54. En outre, je suis d’avis que la solution retenue par la Cour dans l’arrêt Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains), selon laquelle il est interdit d’exécuter une décision de transfert prise conformément au règlement Dublin III pendant le délai de réflexion garanti à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2004/81, peut être appliquée à un stade ultérieur de la procédure.

55. En effet, je rappelle que les différentes phases de la procédure de délivrance du titre de séjour temporaire sont conçues compte tenu non seulement du statut particulier de victime dont dispose le ressortissant de pays tiers, mais également de la gravité de l’infraction pénale en cause, et chacune de ces phases implique que la victime soit maintenue sur le territoire de l’État membre concerné pendant le délai de réflexion ( 18 ).

56. La possibilité, pour le ressortissant de pays tiers, de rester sur le territoire de l’État membre concerné, à un stade précoce de la procédure et jusqu’à ce que les autorités compétentes se soient prononcées sur sa demande de titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81, vise à ne pas compromettre la réalisation du double objectif poursuivi par cette directive de protection des droits de la victime de la traite des êtres humains, en permettant, notamment, que cette
dernière se soustraie à l’influence des auteurs des infractions, et de contribution à l’efficacité des poursuites pénales ( 19 ).

57. Or, il me semble illogique de considérer que ces objectifs ne seraient pas compromis si, à un stade ultérieur de la procédure, lorsqu’un recours a été introduit contre la décision refusant la délivrance un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81, le ressortissant de pays tiers, victime de la traite des êtres humains, n’était pas autorisé à rester sur le territoire de l’État membre concerné.

58. En effet, dans l’éventualité où un tel recours peut aboutir à l’annulation de cette décision et à l’adoption, par l’autorité compétente, d’une nouvelle décision délivrant un titre de séjour temporaire à ce ressortissant, il est primordial de lui permettre de rester sur le territoire de l’État membre concerné jusqu’à ce que les autorités compétentes se soient prononcées sur le recours.

59. Dans le cas contraire, le ressortissant de pays tiers pourrait retomber sous l’influence des auteurs des infractions dont il est victime, ce qui porterait préjudice à la coopération de cette victime à l’enquête pénale et/ou à la procédure juridictionnelle, alors même qu’elle pourrait y être associée si son recours contre la décision refusant la délivrance d’un titre de séjour devait aboutir.

60. Ainsi, considérer que l’introduction d’un recours contre une décision refusant la délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81 ne nécessite pas de suspendre l’exécution d’une décision de transfert prise au titre des dispositions du règlement Dublin III reviendrait à priver d’effet utile non seulement le droit à une protection juridictionnelle effective, tel que prévu par le droit de l’Union ( 20 ), mais également la procédure de délivrance de ce titre de
séjour temporaire.

61. Enfin, j’ajoute que, conformément à une jurisprudence constante, en l’absence d’harmonisation des règles de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits des justiciables, en vertu du principe de l’autonomie procédurale, à condition, toutefois, qu’elles ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit
interne (principe d’équivalence) et qu’elles ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité) ( 21 ).

62. Il en résulte que rien ne s’oppose à la pratique nationale en cause selon laquelle, si la demande de révision de la décision refusant la délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81 entraîne la suspension de cette décision, cela a pour conséquence automatique la suspension de l’exécution de la décision de transfert prise conformément au règlement Dublin III.

63. Il n’en demeure pas moins que cette autonomie procédurale doit s’exercer dans le respect du droit de l’Union.

64. Ainsi, dès lors que, dans la situation en cause au principal, les ressortissants de pays tiers, qui ont introduit un recours contre une décision refusant la délivrance de titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81, sont également demandeurs de protection internationale en vertu du règlement Dublin III et ont fait l’objet d’une décision de transfert vers un autre État membre, il est nécessaire que les conséquences attachées à cette décision soient conformes à ce
règlement.

65. Il convient donc de déterminer si l’introduction d’un recours suspensif contre une décision refusant la délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de cette directive suspend également le délai de transfert.

B.   Sur la suspension du délai de transfert

66. Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour si l’article 27, paragraphe 3, et l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III doivent être interprétés en ce sens que le délai de transfert est suspendu lorsque le ressortissant de pays tiers concerné a introduit un recours suspensif contre la décision refusant la délivrance du titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81.

67. En d’autres termes, cette juridiction cherche à déterminer si l’introduction d’un tel recours, qui est distinct du recours contre une décision de transfert au sens de l’article 27, paragraphe 3, du règlement Dublin III, mais qui, au même titre que ce dernier recours, entraîne la suspension de l’exécution de la décision de transfert, a pour effet de suspendre le délai de transfert.

68. À cet égard, le règlement Dublin III ne prévoit que la situation dans laquelle un demandeur de protection internationale introduit un recours contre une décision de transfert prise en vertu de ce règlement et demande la suspension de l’exécution de cette décision durant l’examen de son recours. Cette suspension, si elle est accordée, suspend le délai de transfert en application de l’article 29 dudit règlement. En revanche, ni le règlement Dublin III ni la directive 2004/81 ne contiennent de
dispositions quant aux effets, sur le délai de transfert, d’une demande de révision d’une décision refusant la délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de cette directive.

69. Cependant, s’agissant de la suspension de l’exécution d’une décision de transfert et de la computation du délai de transfert, les dispositions énoncées à l’article 27, paragraphe 3, et à l’article 29 du règlement Dublin III sont claires, précises et ont une finalité propre.

70. C’est uniquement lorsque la suspension de l’exécution de la décision de transfert a été accordée selon l’une des trois modalités de l’article 27, paragraphe 3, de ce règlement que le point de départ du délai de transfert peut être retardé au titre de l’article 29, paragraphe 1, dudit règlement.

71. Plusieurs remarques peuvent être faites à cet égard.

72. Premièrement, je rappelle que le Royaume des Pays‑Bas a choisi de mettre en œuvre l’article 27, paragraphe 3, sous c), du règlement Dublin III, en vertu duquel la personne concernée a le droit de demander à une juridiction de suspendre l’exécution de la décision de transfert en attendant l’issue de son recours ou de sa demande de révision.

73. Cela implique qu’un recours ou une demande de révision introduit par un demandeur de protection internationale contre une décision de transfert prise en vertu du règlement Dublin III n’entraîne pas automatiquement la suspension de l’exécution de cette décision, ni, en conséquence, la suspension du délai de transfert. Une telle suspension n’est possible qu’à la suite d’une décision prononçant cette suspension.

74. En outre, contrairement à ce que fait valoir le secrétaire d’État, les trois modalités de suspension de l’exécution d’une décision de transfert, prévues à l’article 27, paragraphe 3, du règlement Dublin III, sont non pas cumulatives, mais bien alternatives, comme en témoigne l’utilisation de la conjonction de coordination « ou » utilisée aux points a) et b) de cette disposition ( 22 ).

75. Dès lors, dans la mesure où il semble – ce qu’il appartient au juge de renvoi de vérifier – que les demandeurs au principal n’ont pas demandé la suspension de l’exécution des décisions de transfert prises à leur encontre dans le cadre des recours qu’ils ont introduit contre ces décisions de transfert, le délai de transfert a commencé à courir à compter du moment où l’État membre responsable a accepté la requête aux fins de prise ou de reprise en charge de la personne concernée ( 23 ).

76. Deuxièmement, les voies de recours prévues à l’article 27 du règlement Dublin III visent uniquement les recours introduits contre une décision de transfert prise en vertu de ce règlement et non pas contre d’autres décisions.

77. Ainsi, je considère que l’expression « recours contre des décisions de transfert », au sens de l’article 27, paragraphe 3, du règlement Dublin III, vise non pas tout recours qui aurait pour effet de faire obstacle à l’exécution d’une décision de transfert, mais bien les seuls recours exercés contre la décision de transfert elle-même.

78. Troisièmement, l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III précise que, lorsque l’effet suspensif est accordé au titre de l’article 27, paragraphe 3, de ce règlement, le délai de transfert commence de nouveau à courir à partir de « la décision définitive sur le recours ou la révision ».

79. Or, je rappelle que le recours exercé contre une décision de transfert selon les dispositions du règlement Dublin III et le recours exercé contre une autre décision relative au séjour – en l’occurrence, le recours exercé contre une décision refusant la délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81 – font l’objet de deux procédures distinctes.

80. À cet égard, de la même manière que la Cour a reconnu que l’impossibilité matérielle de procéder à l’exécution de la décision de transfert ne doit pas être regardée comme étant de nature à justifier la suspension du délai de transfert ( 24 ), je suis d’avis que tous les cas d’impossibilité juridique de procéder à l’exécution de la décision de transfert ne sont pas non plus de nature à entraîner la suspension de ce délai.

81. En effet, si la Cour devait reconnaître que le délai de transfert est suspendu par l’introduction d’un recours exercé contre une autre décision relative au séjour chaque fois que ce recours a pour effet de suspendre l’exécution de la décision de transfert prise au titre du règlement Dublin III, il existerait un risque que la computation du délai de transfert puisse être retardée à différentes reprises dans le cadre de procédures différentes, ce qui porterait atteinte à l’objectif de célérité
dans la détermination de l’État membre responsable de l’examen des demandes de protection internationale tel que garanti par ce règlement.

82. Je suis donc d’avis qu’une demande de révision contre la décision refusant la délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81 ne constitue pas un recours contre la décision de transfert prise en vertu du règlement Dublin III, et ne saurait donc suspendre le délai de transfert.

83. En outre, s’agissant de l’articulation entre la procédure de transfert, encadrée dans des délais stricts prévus par le règlement Dublin III, et la procédure de délivrance d’un titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81, rien n’empêche l’État membre requérant, pendant la durée de la procédure par laquelle un recours a été introduit contre la décision refusant la délivrance du titre de séjour temporaire, de préparer l’exécution de la décision de transfert prise au titre
du règlement Dublin III, dès lors que ces mesures ne remettent pas en cause l’effet utile du droit à une protection juridictionnelle effective ( 25 ).

84. Une telle interprétation n’est pas de nature à compromettre le respect des délais impératifs et clairement définis dans lesquels est encadrée la procédure administrative de transfert de responsabilité de l’examen de la demande de protection internationale à l’État membre requis, en vertu des dispositions du règlement Dublin III ( 26 ).

85. À cet égard, il appartient aux États membres d’assurer un point d’équilibre entre la durée des recours introduits contre toute décision refusant la délivrance d’un titre de séjour prévu à l’article 8 de la directive 2004/81 et le respect du délai prévu à l’article 29, paragraphes 1 et 2, du règlement Dublin III, afin de garantir l’articulation correcte et la préservation de l’effet utile de ces instruments ( 27 ).

86. Enfin, dans tous les cas où l’articulation entre les deux procédures ne permettrait pas à l’État membre requérant de procéder au transfert du ressortissant de pays tiers concerné dans le délai de six mois prévu à l’article 29, paragraphe 1, du règlement Dublin III, cet État membre peut toujours faire une application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 de ce règlement et décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays
tiers, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans ledit règlement ( 28 ).

87. Au vu de ces éléments, je propose à la Cour de dire pour droit que, lorsque le ressortissant de pays tiers concerné a introduit une demande de révision de la décision refusant la délivrance du titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81, l’exécution de la décision de transfert prise en application des dispositions du règlement Dublin III doit être suspendue pendant toute la durée du recours sans que cette suspension interrompe le délai de transfert.

V. Conclusion

88. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le Raad van State (Conseil d’État, Pays-Bas) de la manière suivante :

L’article 27, paragraphe 3, et l’article 29 du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride,

doivent être interprétés en ce sens que :

– l’exécution de la décision de transfert prise en conformité avec les dispositions de ce règlement doit être suspendue, en application de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, par l’introduction d’un recours contre une décision refusant la délivrance du titre de séjour temporaire prévu à l’article 8 de la directive 2004/81/CE du Conseil, du 29 avril 2004, relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des
êtres humains ou ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes ;

– cette suspension n’a pas pour effet de suspendre le délai de transfert prévu à l’article 29, paragraphe 1, du règlement no 604/2013.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (JO 2013, L 180, p. 31, ci-après le « règlement Dublin III »).

( 3 ) Directive du Conseil du 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes (JO 2004, L 261, p. 19).

( 4 ) Ci-après la « Charte ».

( 5 ) Stb. 1992, no 315.

( 6 ) Stb. 2000, no 495.

( 7 ) Stb. 2000, no 497.

( 8 ) Voir procédure relative à la dénonciation d’actes de traite des êtres humains telle que décrite aux points 27 à 29 des présentes conclusions.

( 9 ) C‑66/21, ci-après l’« arrêt Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) », EU:C:2022:809.

( 10 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) (C‑66/21, EU:C:2022:434, points 36 à 38).

( 11 ) Voir arrêt du 13 novembre 2018, X et X (C‑47/17 et C‑48/17, EU:C:2018:900, point 69).

( 12 ) Voir considérant 4 de cette directive.

( 13 ) Le règlement Dublin III ne fait référence à la traite des êtres humains qu’à son article 6, paragraphe 3, sous c), qui prévoit que, lorsqu’ils évaluent l’intérêt supérieur de l’enfant, les États membres coopèrent étroitement entre eux et tiennent dûment compte des considérations tenant à la sûreté et à la sécurité, « en particulier lorsque le mineur est susceptible d’être une victime de la traite des êtres humains ».

( 14 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) (C‑66/21, EU:C:2022:434, point 40).

( 15 ) Voir, par exemple, article 31 de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO 2004, L 158, p. 77, ainsi que rectificatifs JO 2004,
L 229, p. 35, et JO 2005, L 197, p. 34), ainsi que articles 10 et 20 de la directive 2003/109/CE du Conseil, du 25 novembre 2003, relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée (JO 2004, L 16, p. 44), qui prévoient le droit, pour la personne concernée, d’exercer un recours juridictionnel dans l’État membre concerné.

( 16 ) Voir, également en ce sens, considérant 33 de la directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes et remplaçant la décision-cadre 2002/629/JAI du Conseil (JO 2011, L 101, p. 1).

( 17 ) Voir, par analogie, arrêt du 19 juin 2018, Gnandi (C‑181/16, EU:C:2018:465, points 55 et 56).

( 18 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) (C‑66/21, EU:C:2022:434, point 62).

( 19 ) Voir, par analogie, arrêt Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) (points 58 et 60).

( 20 ) À titre d’illustration, le droit à une protection juridictionnelle effective est prévu dans le cadre d’autres textes relatifs au droit de l’immigration, notamment aux articles 10 et 20 de la directive 2003/109, ainsi qu’à l’article 13 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO 2008, L 348, p. 98).

( 21 ) Voir arrêt du 9 septembre 2021, Adler Real Estate e.a. (C‑546/18, EU:C:2021:711, point 36).

( 22 ) Voir conclusions de l’avocat général Bot dans l’affaire Khir Amayry (C‑60/16, EU:C:2017:147, point 75).

( 23 ) Voir, en ce sens, mes conclusions dans l’affaire E.N. e.a. (Suspension du délai de transfert en appel) (C‑556/21, EU:C:2022:901, point 57).

( 24 ) Voir arrêt du 22 septembre 2022, Bundesrepublik Deutschland (Suspension administrative de la décision de transfert) (C‑245/21 et C‑248/21, EU:C:2022:709, point 65).

( 25 ) Voir, par analogie, mes conclusions dans l’affaire Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) (C‑66/21, EU:C:2022:434, point 95).

( 26 ) Voir, par analogie, arrêt Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) (point 72).

( 27 ) Voir, par analogie, arrêt Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) (point 76).

( 28 ) Comme je l’ai rappelé dans mes conclusions dans l’affaire Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (Eloignement de la victime de la traite d’êtres humains) (C‑66/21, EU:C:2022:434, point 93).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-338/21
Date de la décision : 17/11/2022
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par Raad van State.

Renvoi préjudiciel – Règlement (UE) no 604/2013 – Détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale – Article 27 – Recours exercé contre une décision de transfert prise à l’égard d’un demandeur d’asile – Article 29 – Suspension de l’exécution de la décision de transfert – Délai de transfert – Interruption du délai pour effectuer le transfert – Directive 2004/81/CE – Titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes – Article 6 – Délai de réflexion – Interdiction d’exécuter une mesure d’éloignement – Voies de recours.

Politique d'asile

Espace de liberté, de sécurité et de justice


Parties
Demandeurs : Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid
Défendeurs : S.S. e.a.

Composition du Tribunal
Avocat général : Richard de la Tour

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2022:900

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award