La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

29/09/2022 | CJUE | N°C-649/20

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. P. Pikamäe, présentées le 29 septembre 2022., Royaume d'Espagne e.a. contre Commission européenne., 29/09/2022, C-649/20


 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PRIIT PIKAMÄE

présentées le 29 septembre 2022 ( 1 )

Affaires jointes C‑649/20 P, C‑658/20 P et C‑662/20 P

Royaume d’Espagne (C‑649/20 P),

Lico Leasing SA et

Pequeños y Medianos Astilleros Sociedad de Reconversión SA (C‑658/20 P)

contre

Commission européenne (C‑649/20 P et C‑658/20 P)

et

Caixabank SA

et autres parties

contre

Commission européenne

(C‑662/20 P)

« Pourvo

is – Aides d’État – Article 107, paragraphe 1, TFUE – Aide accordée par les autorités espagnoles en faveur de certains groupements d’intérêt économique (GIE) et de leurs investisseur...

 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PRIIT PIKAMÄE

présentées le 29 septembre 2022 ( 1 )

Affaires jointes C‑649/20 P, C‑658/20 P et C‑662/20 P

Royaume d’Espagne (C‑649/20 P),

Lico Leasing SA et

Pequeños y Medianos Astilleros Sociedad de Reconversión SA (C‑658/20 P)

contre

Commission européenne (C‑649/20 P et C‑658/20 P)

et

Caixabank SA

et autres parties

contre

Commission européenne

(C‑662/20 P)

« Pourvois – Aides d’État – Article 107, paragraphe 1, TFUE – Aide accordée par les autorités espagnoles en faveur de certains groupements d’intérêt économique (GIE) et de leurs investisseurs – Régime fiscal applicable à certains accords de location-financement pour l’acquisition de navires (régime fiscal de leasing fiscal) – Sélectivité – Récupération de l’aide – Avantage indirect »

1. Les présentes affaires jointes ont pour objet les pourvois formés respectivement par le Royaume d’Espagne (affaire C‑649/20 P), par Lico Leasing SA et Pequeños y Medianos Astilleros Sociedad de Reconversión SA (ci-après « PYMAR ») (affaire C‑658/20 P) et par Caixabank SA e.a. (affaire C‑662/20 P) contre l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 23 septembre 2020, Espagne e.a./Commission (T‑515/13 RENV et T‑719/13 RENV, EU:T:2020:434) (ci-après l’« arrêt attaqué »), par lequel le Tribunal a
rejeté le recours introduit par le Royaume d’Espagne tendant à l’annulation de la décision 2014/200/UE de la Commission, du 17 juillet 2013, concernant l’aide d’État SA.21233 C/11 (ex NN/11, ex CP 137/06) mise à exécution par l’Espagne ‑ Régime fiscal applicable à certains accords de location-financement, également appelé « régime espagnol de leasing fiscal » (ci‑après la « décision litigieuse ») ( 2 ), et celui de Lico Leasing et PYMAR visant à obtenir, à titre principal, l’annulation de cette
décision, à titre subsidiaire, l’annulation de l’injonction de récupération de l’aide d’État, et, à titre encore plus subsidiaire, l’annulation de l’injonction de récupération en ce qui concerne le calcul du montant de l’aide incompatible à récupérer.

2. C’est la deuxième fois que la Cour est appelée à examiner ce régime fiscal espagnol, qui fait l’objet d’une véritable saga judiciaire devant les juridictions de l’Union depuis 2013, et qui se présente sous une forme particulière dans la mesure où sa mise en œuvre dépend de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire étendu de la part de l’administration fiscale.

3. Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions se concentreront sur les moyens des pourvois qui soulèvent des questions juridiques d’une grande complexité et qui sont importantes aux fins de l’application des règles sur les aides d’État, à savoir celles relatives à la méthode d’analyse de la sélectivité et à l’interprétation de la jurisprudence relative à l’avantage indirect aux fins de la détermination du montant de l’aide devant être récupéré auprès des bénéficiaires directs de
celle-ci.

I. Les antécédents du litige

4. À la suite de plaintes dénonçant le fait que le régime espagnol de leasing fiscal, tel qu’appliqué à certains accords de location-financement pour l’acquisition de navires (ci-après le « RELF ») permettait aux compagnies maritimes d’acquérir des navires construits par des chantiers navals espagnols en bénéficiant de prix réduits de 20 % à 30 %, la Commission européenne a ouvert la procédure formelle d’examen au titre de l’article 108, paragraphe 2, TFUE par décision C(2011) 4494 final, du 29 juin
2011 ( 3 ).

5. Au cours de cette procédure, la Commission a constaté que le RELF avait été utilisé, jusqu’à la date de cette décision, pour des opérations consistant dans la construction de navires par les chantiers navals et leur acquisition par des compagnies maritimes ainsi que dans le financement de ces opérations par l’intermédiaire d’une structure juridique et financière ad hoc mise en place par une banque. Le RELF impliquait, pour chaque commande de navire, une compagnie maritime, un chantier naval, une
banque, une société de location-vente et un groupement d’intérêt économique (GIE), constitué par la banque et des investisseurs achetant des participations dans ce GIE. Ce dernier prenait à bail le navire d’une société de location-vente dès le début de la construction du navire et le louait ensuite à la compagnie maritime en vertu d’un contrat d’affrètement coque nue. Le GIE s’engageait à acquérir le navire à la fin du contrat de location-vente, tandis que la compagnie maritime s’engageait à
l’acquérir à la fin du contrat d’affrètement coque nue. Selon la décision litigieuse, ce montage fiscal était destiné à générer des avantages fiscaux en faveur des investisseurs regroupés au sein d’un GIE fiscalement transparent et à transférer une partie de ces avantages à la compagnie maritime sous la forme d’un rabais sur le prix du navire.

6. La Commission a constaté que les opérations réalisées au titre du RELF combinaient cinq mesures prévues dans plusieurs dispositions du Real Decreto Legislativo 4/2004, por el que se aprueba el texto refundido de la Ley del Impuesto sobre Sociedades (décret royal législatif 4/2004, portant approbation de la refonte de la loi relative à l’impôt sur les sociétés), du 5 mars 2004 (ci-après le « TRLIS ») ( 4 ), et du Real Decreto 1777/2004, por el que se aprueba el Reglamento del Impuesto sobre
Sociedades (décret royal 1777/2004, portant approbation du règlement de l’impôt sur les sociétés), du 30 juillet 2004 (ci-après le « RIS ») ( 5 ). Ces cinq mesures consistaient dans i) l’amortissement accéléré des actifs pris à bail, prévu à l’article 115, paragraphe 6, du TRLIS ; ii) l’application discrétionnaire de l’amortissement anticipé des actifs pris à bail résultant de l’article 48, paragraphe 4, et de l’article 115, paragraphe 11, du TRLIS ainsi que de l’article 49 du RIS : iii) les
dispositions relatives aux GIE ; iv) le régime de la taxation au tonnage prévu aux articles 124 à 128 du TRLIS, et v) les dispositions de l’article 50, paragraphe 3, du RIS.

7. Conformément à l’article 115, paragraphe 6, du TRLIS, l’amortissement accéléré de l’actif pris à bail commençait à la date à laquelle cet actif était en état de fonctionner, c’est-à-dire pas avant que ledit actif ne soit remis au preneur et que celui-ci ne commence à l’utiliser. Néanmoins, l’article 115, paragraphe 11, du TRLIS prévoyait que le ministère de l’Économie et des Finances pouvait, sur demande formelle du preneur, fixer une date antérieure pour le début de l’amortissement.
L’article 115, paragraphe 11, du TRLIS imposait deux conditions générales pour cet amortissement anticipé. Les conditions spécifiques applicables aux GIE figuraient à l’article 48, paragraphe 4, du TRLIS. La procédure d’autorisation prévue à l’article 115, paragraphe 11, du TRLIS était détaillée à l’article 49 du RIS.

8. Le régime de la taxation au tonnage a été autorisé au cours de l’année 2002 en tant qu’aide d’État compatible avec le marché intérieur en vertu des orientations communautaires sur les aides d’État au transport maritime du 5 juillet 1997 (JO 1997, C 205, p. 5), telles que modifiées le 17 janvier 2004 (JO 2004, C 13, p. 3) par la décision de la Commission C(2002) 582 final, du 27 février 2002, concernant l’aide d’État N 736/2001 mise à exécution par l’Espagne – Régime pour la taxation des sociétés
de transport maritime en fonction du tonnage (JO 2004, C 38, p. 4). Sous ce régime, les entreprises inscrites dans l’un des registres des compagnies maritimes ayant obtenu une autorisation de l’autorité fiscale à cette fin sont imposées non pas en fonction de leurs gains et de leurs pertes, mais sur la base du tonnage. La législation espagnole permet aux GIE de s’inscrire dans l’un de ces registres, bien qu’ils ne soient pas des compagnies maritimes.

9. L’article 125, paragraphe 2, du TRLIS prévoyait une procédure spéciale pour les navires déjà acquis au moment du passage au régime de la taxation au tonnage et pour les navires usagés acquis lorsque l’entreprise bénéficiait déjà de ce régime. En appliquant normalement ledit régime, les plus-values éventuelles étaient imposées sous le régime de la taxation au tonnage et la taxation des plus-values, quoique retardée, était censée avoir lieu lorsque le navire était vendu ou démoli. Toutefois, par
dérogation à cette disposition, l’article 50, paragraphe 3, du RIS prévoyait que, lorsque les navires étaient achetés au moyen d’une option d’achat dans le cadre d’un contrat de location-vente préalablement approuvé par les autorités fiscales, ils étaient considérés comme des navires neufs et non usagés au sens de l’article 125, paragraphe 2, du TRLIS, sans tenir compte du fait qu’ils étaient déjà amortis, de sorte que les plus-values éventuelles n’étaient pas taxées. Cette dérogation, qui n’a
pas été notifiée à la Commission, n’a été appliquée qu’aux contrats de location-vente spécifiques approuvés par les autorités fiscales dans le cadre de demandes d’application de l’amortissement anticipé en vertu de l’article 115, paragraphe 11, du TRLIS, c’est-à-dire pour des navires récemment construits et donnés à bail, achetés au moyen d’opérations relevant du RELF et, à une seule exception près, sortis de chantiers navals espagnols.

10. Par l’application de l’ensemble de ces mesures, le GIE recueillait les avantages fiscaux en deux temps. Dans un premier temps, un amortissement anticipé et accéléré du navire pris en location-vente était appliqué au titre du régime normal de l’impôt sur les sociétés, qui se traduisait par des pertes importantes pour le GIE, lesquelles, en raison de la transparence fiscale des GIE, pouvaient être déduites des recettes propres des investisseurs au prorata de leur participation dans le GIE. Alors
que cet amortissement anticipé et accéléré du coût du navire est normalement compensé ensuite par l’augmentation des impôts à acquitter lorsque le navire est entièrement amorti ou lorsque le navire est vendu en générant une plus-value, l’économie fiscale résultant du transfert des pertes initiales aux investisseurs était conservée, dans un second temps, grâce au fait que le GIE passait sous le régime de la taxation au tonnage, qui permettait d’exonérer totalement les bénéfices résultant de la
vente du navire à la compagnie maritime.

11. Tout en considérant que le RELF devait être décrit comme un « système », la Commission a également analysé chacune des mesures en cause individuellement. Par la décision litigieuse, elle a décidé que, parmi ces mesures, celles résultant de l’article 115, paragraphe 11, du TRLIS (relatives à l’amortissement anticipé d’actifs pris à bail), celles résultant de l’application du régime de la taxation au tonnage à des entreprises, à des navires ou à des activités non éligibles, et celles résultant de
l’article 50, paragraphe 3, du RIS (ci-après les « mesures fiscales en cause ») constituaient une aide d’État aux GIE et à leurs investisseurs mise illégalement à exécution par le Royaume d’Espagne depuis le 1er janvier 2002, en violation de l’article 108, paragraphe 3, TFUE. La Commission a déclaré que les mesures fiscales en cause étaient incompatibles avec le marché intérieur, sauf dans la mesure où l’aide correspondait à une rémunération conforme au marché pour l’intervention d’investisseurs
financiers et où elle était transférée à des entreprises de transport maritime pouvant bénéficier des dispositions des orientations maritimes. Elle a décidé que le Royaume d’Espagne devait mettre un terme à ce régime d’aide, dans la mesure où il est incompatible avec le marché intérieur, et devait récupérer les aides incompatibles auprès des investisseurs des GIE qui en ont bénéficié, sans que ces bénéficiaires puissent transférer la charge de la récupération à d’autres personnes. Néanmoins, la
Commission a décidé qu’il ne serait pas procédé à la récupération de l’aide octroyée dans le cadre d’opérations de financement pour lesquelles les autorités nationales compétentes s’étaient engagées à concéder le bénéfice des mesures par un acte juridiquement contraignant adopté avant le 30 avril 2007, date de publication au Journal officiel de l’Union européenne de sa décision 2007/256/CE, du 20 décembre 2006, concernant le régime d’aide mis à exécution par la France au titre de l’article 39 CA
du code général des impôts – Aide d’État C 46/04 (ex NN 65/04) (JO 2007, L 112, p. 41).

II. La procédure antérieure au pourvoi et l’arrêt attaqué

12. Par requêtes séparées déposées au greffe du Tribunal les 25 septembre et 30 décembre 2013, le Royaume d’Espagne, d’une part, ainsi que Lico Leasing et PYMAR, d’autre part, ont introduit un recours tendant à l’annulation de la décision litigieuse. Les deux affaires ont été jointes aux fins de l’arrêt.

13. Par arrêt du 17 décembre 2015, Espagne e.a./Commission (T‑515/13 et T‑719/13, EU:T:2015:1004), le Tribunal a annulé la décision litigieuse. Saisie d’un pourvoi par la Commission, la Cour a ensuite, par arrêt du 25 juillet 2018, Commission/Espagne e.a. (C‑128/16 P, ci-après l’ arrêt Commission/Espagne e.a. , EU:C:2018:591), annulé cet arrêt du Tribunal, renvoyé l’affaire devant cette juridiction, réservé les dépens et dit pour droit que les parties intervenantes au pourvoi supportent leurs
propres dépens.

14. Dans son arrêt rendu à la suite de ce renvoi, le Tribunal a écarté le grief tiré d’une erreur dans l’examen de la sélectivité du RELF en jugeant, en substance, que l’existence d’un pouvoir discrétionnaire étendu de l’administration fiscale pour accorder une autorisation pour l’amortissement anticipé était suffisant pour qualifier le RELF de sélectif dans son ensemble. Le Tribunal a également écarté le moyen tiré d’une violation des principes applicables à la récupération du fait de la méthode de
calcul de l’aide incompatible, en considérant que la Commission n’avait pas commis d’erreur lorsqu’elle avait ordonné la récupération de l’intégralité de l’aide auprès des investisseurs des GIE, alors même qu’une partie de l’avantage avait été transférée vers des tiers.

15. Le Tribunal a ensuite rejeté l’ensemble des recours.

III. Les conclusions des parties et la procédure devant la Cour

16. Par son pourvoi dans l’affaire C‑649/20 P, le Royaume d’Espagne demande à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué, de statuer définitivement sur le litige en annulant la décision litigieuse et de condamner la Commission aux dépens.

17. La Commission conclut au rejet du pourvoi et à la condamnation du Royaume d’Espagne aux dépens.

18. Par leur pourvoi dans l’affaire C‑658/20 P, Lico Leasing et PYMAR demandent à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué, d’annuler la décision litigieuse et de condamner la Commission aux dépens.

19. Caixabank e.a. concluent aux mêmes fins.

20. La Commission conclut au rejet du pourvoi et à la condamnation de Lico Leasing et PYMAR ainsi que de Caixabank e.a. aux dépens.

21. Par leur pourvoi dans l’affaire C 662/20 P, Caixabank e.a. demandent à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué, d’annuler la décision litigieuse, en particulier son article 1er, paragraphe 1, et, à titre subsidiaire, son article 4, paragraphe 1, et de condamner la Commission aux dépens.

22. Decal España SA, qui a été admise à intervenir au soutien des conclusions de Caixabank e.a. par ordonnance du président de la Cour du 2 août 2021, conclut aux mêmes fins.

23. La Commission conclut au rejet du pourvoi comme étant irrecevable et, subsidiairement, comme étant non fondé, ainsi qu’à la condamnation de Caixabank e.a. et de Decal España aux dépens.

24. Par décision du président de la Cour du 26 avril 2022, les trois affaires (C‑649/20 P, C‑658/20 P et C‑662/20 P) ont été jointes, conformément à l’article 54 du règlement de procédure de la Cour, aux fins de la procédure orale et de l’arrêt.

25. Le Royaume d’Espagne, Lico Leasing, Caixabank e.a., Decal España et la Commission ont été entendus lors de l’audience, qui s’est tenue le 15 juin 2022.

IV. Sur le pourvoi

26. Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions se concentreront sur le moyen relatif au caractère sélectif de l’aide alléguée (deuxième moyen dans l’affaire C‑649/20 P, premier moyen dans l’affaire C‑658/20 P et premier moyen dans l’affaire C‑662/20 P) et sur la détermination du montant de l’aide à récupérer (quatrième moyen dans l’affaire C‑649/20 P, quatrième moyen dans l’affaire C‑658/20 P et troisième moyen dans l’affaire C‑662/20 P).

A.   Sur le deuxième moyen dans l’affaire C‑649/20 P, le premier moyen dans l’affaire C‑658/20 P et le premier moyen dans l’affaire C‑662/20 P

1. Bref résumé des arguments des parties

27. Le deuxième moyen avancé par le Royaume d’Espagne dans l’affaire C‑649/20 P, ainsi que les premiers moyens soulevés par Lico Leasing et PYMAR dans l’affaire C‑658/20 P et par Caixabank e.a. dans l’affaire C‑662/20 P tendent à critiquer, à plusieurs égards, l’analyse de la sélectivité du RELF effectuée dans l’arrêt attaqué.

2. Sur la recevabilité

28. La Commission considère que ces moyens sont irrecevables en ce qu’ils reviendraient à saisir la Cour d’un litige plus étendu que celui dont a eu à connaître le Tribunal, dans la mesure où les requérants n’auraient jamais allégué dans leurs recours en première instance que la décision litigieuse était entachée d’une erreur au motif que la Commission n’avait pas examiné la sélectivité du RELF au moyen de l’analyse en trois étapes, ni que la Commission aurait commis une erreur en omettant de
définir le cadre de référence ou de procéder à la comparaison avec les opérateurs se trouvant dans une situation comparable aux bénéficiaires.

29. Cette fin de non‑recevoir doit, à mon avis, être écartée.

30. S’il découle d’une jurisprudence bien établie, en effet, que la compétence de la Cour dans le cadre du pourvoi est limitée à l’appréciation de la solution légale qui a été donnée aux moyens débattus devant le Tribunal ( 6 ), il ressort d’une jurisprudence tout aussi constante qu’un requérant peut, dans son pourvoi, faire valoir des moyens nés de l’arrêt attaqué lui-même et qui visent à en critiquer, en droit, le bien-fondé ( 7 ).

31. À supposer que les moyens en cause n’auraient pas été débattus en première instance, force est de constater que, aux points 87 à 102 de l’arrêt attaqué, le Tribunal s’est penché sur la question de savoir si la Commission avait commis une erreur de droit en s’abstenant de mettre en œuvre une analyse en trois étapes. Ainsi que je l’exposerai plus en détail à la section suivante des présentes conclusions, le Tribunal a considéré, en substance, dans le cadre de cet examen, qu’il pouvait se limiter à
vérifier l’existence d’un pouvoir discrétionnaire pour accorder l’autorisation relative à l’amortissement anticipé dans le chef de l’administration fiscale, une telle existence étant suffisante pour rendre le RELF sélectif dans son ensemble. Dès lors, il en résulte que les moyens en cause sont nés de l’arrêt attaqué.

32. Compte tenu de ces considérations, je suggère à la Cour de déclarer que le deuxième moyen dans l’affaire C‑649/20 P, le premier moyen dans l’affaire C‑658/20 P et le premier moyen dans l’affaire C‑662/20 P sont recevables.

3. Sur le fond

a) Sur l’absence d’une analyse en trois étapes

33. Il convient de rappeler, en premier lieu, que, au point 87 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a constaté que, dans la décision litigieuse, la Commission n’avait pas procédé à l’analyse en trois étapes, requise pour qualifier une aide de sélective, mais qu’elle avait indiqué que le RELF, considéré dans son ensemble, était sélectif, d’une part, en raison du pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale pour accorder l’autorisation obligatoire relative à l’amortissement anticipé sur la base de
conditions qui étaient imprécises, et, d’autre part, du fait que l’administration fiscale n’autorisait que des opérations relevant du RELF visant à financer des navires maritimes. Au même point de l’arrêt attaqué, le Tribunal a ensuite précisé que, lors de l’audience, la Commission avait fait valoir que l’existence d’un tel pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale suffisait en elle-même pour rendre le RELF sélectif dans son ensemble. Il a ainsi focalisé son analyse de la sélectivité,
aux points 88 à 102 de l’arrêt attaqué, sur cette dernière question juridique.

34. À titre liminaire, il y a lieu d’observer que cette interprétation de la décision litigieuse est critiquée par Caixabank (soutenue par Decal). Selon cette dernière, le Tribunal aurait ainsi estimé que la Commission, au considérant 156 de cette décision, avait fondé l’existence de la sélectivité sur deux types de raisonnements alternatifs, à savoir l’un fondé sur l’existence d’un pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale et l’autre sur le caractère sectoriel du RELF, de sorte que
l’omission de l’analyse en trois étapes n’affecterait pas l’existence dudit pouvoir discrétionnaire. En revanche, la Commission aurait présenté ces deux éléments non pas comme deux raisonnements alternatifs, mais comme les parties indissociables d’un seul et même raisonnement aboutissant à la conclusion de la sélectivité sectorielle du RELF. Partant, Caixabank e.a. soutiennent que, en substituant sa propre motivation à celle de la décision litigieuse, le Tribunal aurait commis une erreur de
droit.

35. Cet argument me semble procéder d’une lecture excessivement formaliste de la décision litigieuse.

36. L’emploi des termes « d’une part » et « d’autre part » au point 87 de l’arrêt attaqué ne signifie pas, comme le prétendent Caixabank e.a., que le Tribunal ait considéré que la Commission avait conclu à l’existence de la sélectivité en vertu de deux raisonnements alternatifs.

37. Bien au contraire, ce point de l’arrêt attaqué reproduit fidèlement, en substance, le raisonnement juridique qui ressort du considérant 156 de la décision litigieuse, selon lequel la sélectivité du RELF dans son ensemble dépend exclusivement de l’existence d’une appréciation discrétionnaire de l’administration fiscale saisie d’une demande d’autorisation pour procéder à l’amortissement anticipé. Compte tenu de ce pouvoir discrétionnaire, qui reposait sur les critères vagues de la réglementation
sur laquelle l’administration se fondait pour accorder les autorisations relatives à l’amortissement anticipé, ce considérant précisait que seuls les GIE qui menaient des opérations au titre du RELF destinées à financer des navires maritimes avaient accès à tous les avantages fiscaux du RELF. Par conséquent, la simple existence dudit pouvoir discrétionnaire suffisait, selon la décision litigieuse, pour conclure à la sélectivité du RELF.

38. Il découle de ces considérations que, loin de substituer sa propre motivation à celle de la décision litigieuse, le Tribunal s’est limité, au point 87 de l’arrêt attaqué, à faire usage d’une latitude légitime dans l’interprétation de cette décision ( 8 ).

39. L’argument principal des requérants est que le Tribunal a omis d’établir le cadre de référence et de procéder à l’analyse en trois étapes prescrite par la Cour qui consiste à identifier le régime fiscal commun, à apprécier si la mesure concernée présente un caractère sélectif en ce qu’elle introduit des différences entre opérateurs se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable et à examiner si l’État membre a établi que cette mesure était justifiée par la nature ou l’économie
du système dans lequel elle s’inscrit.

40. Le Royaume d’Espagne soutient notamment que, ce faisant, le Tribunal aurait méconnu l’arrêt Commission/Espagne e.a., la Cour ayant exigé, dans cet arrêt, que le Tribunal apprécie la sélectivité du RELF au moyen de l’analyse en trois étapes.

41. Je pense, à l’instar de la Commission, que la Cour n’a pas entendu prescrire une telle analyse.

42. Avant tout, il convient de replacer dans leur contexte les points évoqués par le Royaume d’Espagne à l’appui de sa thèse. Dans l’arrêt Commission/Espagne e.a., la Cour répondait à l’argument selon lequel le Tribunal avait jugé à tort que des avantages fiscaux accordés en raison d’investissements dans un bien particulier, à l’exclusion d’autres biens ou d’autres investissements, n’étaient pas sélectifs à l’égard des investisseurs dès lors que l’opération était ouverte à toute entreprise.

43. À cet égard, la Cour a d’abord déclaré, au point 67 de cet arrêt, que l’analyse effectuée par le Tribunal était fondée sur la prémisse erronée selon laquelle les investisseurs, et non les GIE, pouvaient être qualifiés de bénéficiaires des avantages découlant des mesures fiscales en cause et que c’était donc au regard des seuls investisseurs que la condition relative à la sélectivité devait être examinée. Elle a ensuite constaté, aux points 68 à 71 dudit arrêt, que le Tribunal avait, au
demeurant, effectué une appréciation erronée de la sélectivité en jugeant que les avantages perçus par les investisseurs ayant participé aux opérations au titre du RELF n’étaient pas sélectifs du fait que ces opérations étaient ouvertes, dans les mêmes conditions, à toutes les entreprises sans distinction. Le Tribunal aurait dû procéder, selon la Cour, à l’analyse en trois étapes qui ressort de l’arrêt Commission/World Duty Free Group e.a. ( 9 ) en vérifiant, notamment, si la Commission avait
établi que les mesures fiscales en cause introduisaient, par leurs effets concrets, un traitement différencié entre opérateurs se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable au regard de l’objectif du RELF.

44. À mon sens, il ressort de ces points de l’arrêt Commission/Espagne e.a. que l’analyse en trois étapes a été considérée comme indispensable dès lors que le Tribunal avait identifié les investisseurs comme les bénéficiaires du RELF. Cette lecture est confortée par le lien établi par la Cour entre une telle identification (erronée) des bénéficiaires et l’erreur de droit tenant à l’absence d’analyse en trois étapes, comme en témoigne l’utilisation de l’expression « au demeurant » au début du
point 68 de cet arrêt.

45. Il importe, en outre, de relever que la Cour avait jugé, au point 58 de l’arrêt Commission/Espagne e.a., que le Tribunal avait commis une erreur de droit en omettant d’examiner si le système d’autorisation de l’amortissement anticipé conférait à l’administration fiscale un pouvoir discrétionnaire de nature à favoriser les activités exercées par les GIE participant au RELF ou ayant pour effet de favoriser de telles activités. Ce faisant, la Cour a entendu, me semble-t-il, inviter expressément le
Tribunal à se livrer à un tel examen, invitation à laquelle celui-ci s’est pleinement conformé aux points 88 à 102 de l’arrêt attaqué.

46. Dans ces conditions, il ne peut être considéré que le Tribunal a commis une erreur de droit quant à la méthode utilisée pour examiner la sélectivité, alors même qu’il a respecté le cadre d’analyse rappelé au point ci-dessus.

47. En ce qui concerne les arguments des requérants visant plus généralement le fait que le Tribunal n’aurait pas censuré l’absence d’une analyse en trois étapes dans la décision litigieuse, il convient d’observer d’emblée que cette analyse a été conçue afin de dévoiler la sélectivité cachée par des mesures fiscales avantageuses dont toute entreprise peut en apparence bénéficier. Elle consiste à déterminer si l’application de telles mesures de portée générale constitue une discrimination injustifiée
entre les entreprises qui remplissent les conditions pour obtenir l’avantage et celles qui ne les remplissent pas.

48. Les dispositions de la législation espagnole instituant les mesures du RELF donnaient la possibilité aux GIE de demander l’accès au bénéfice de l’amortissement anticipé ; elles leur permettaient de s’inscrire au registre spécial des compagnies maritimes – à condition d’exercer une activité impliquant la mise à disposition des tiers d’un navire au titre d’un affrètement coque nue – et d’acquérir ainsi le droit de s’acquitter de leurs impôts dans le cadre du régime de la taxation au tonnage ;
elles leur permettaient enfin d’obtenir le bénéfice de l’exonération fiscale des plus-values résultant de la vente du navire.

49. Les mesures en cause pourraient donc être interprétées, me semble-t-il, comme appartenant à la catégorie des mesures prima facie générales. En particulier, il pourrait être soutenu que ces mesures ont eu pour effet d’octroyer un avantage fiscal aux GIE au seul motif que l’identité et la structure des activités de ces derniers étaient définies en fonction de la poursuite d’un tel avantage. Il s’agirait alors d’un avantage ouvert, en principe, à tout opérateur économique souhaitant poursuivre une
stratégie d’optimisation fiscale, ce qui rendrait nécessaire une analyse en trois étapes afin d’en établir l’éventuel caractère sélectif.

50. Je suis toutefois d’avis que, en l’occurrence, les mesures du RELF ne sauraient être qualifiées de mesures a priori générales, car le fait de remplir les critères pour pouvoir en bénéficier ne conduisait pas systématiquement à jouir des avantages fiscaux prévus par ces mesures. Ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, l’octroi de ces avantages était en effet subordonné à l’obtention préalable par ces entreprises de l’autorisation de procéder à l’amortissement anticipé, laquelle était accordée par
l’administration fiscale en vertu d’un pouvoir discrétionnaire étendu.

51. Encadré par des critères vagues et dépourvus de tout caractère objectif, ce pouvoir discrétionnaire permettait à l’administration fiscale de déterminer les bénéficiaires de l’amortissement anticipé ou les conditions de cet amortissement, ce qui permet de considérer, en vertu de la jurisprudence constante de la Cour ( 10 ), que le critère de sélectivité est rempli.

52. Il s’ensuit, selon moi, qu’une analyse en trois étapes, incluant la détermination du cadre de référence (ou « imposition normale », en matière fiscale), n’est pas justifiée en l’occurrence. Une telle détermination n’est en effet nécessaire qu’afin d’identifier la présence éventuelle d’undispositif dérogatoire au régime d’imposition s’appliquant à toutes les entreprises relevant de son champ d’application. Or, il me paraît évident que, lorsque la réglementation nationale accorde à
l’administration fiscale un pouvoir discrétionnaire tel que celui en cause dans les affaires au principal, l’exercice d’un tel pouvoir dérogera nécessairement à tout cadre de référence préalablement établi.

53. À cet égard, il y a lieu d’ajouter que, contrairement à ce qu’estiment les requérants, l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire P ne préconise nullement une analyse en trois étapes dans le cas où l’octroi de l’avantage fiscal dépend d’une autorisation de l’administration nationale compétente. En effet, s’il apparaît que, dans cet arrêt, la Cour a incorporé son raisonnement relatif au pouvoir discrétionnaire dans la deuxième étape (existence d’une dérogation) et la troisième étape (justification
d’une mesure a priori sélective) ( 11 ), il n’en reste pas moins qu’elle n’a pas procédé à la détermination préalable du cadre de référence, en dépit des doutes exprimés à ce sujet par la juridiction nationale dans sa décision de renvoi ( 12 ).

54. Au vu de ce qui précède, j’estime que cette série d’arguments des requérants doit être rejetée comme étant non fondée.

b) Sur l’absence d’une analyse de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale

55. En deuxième lieu, les requérants contestent les appréciations du Tribunal portant sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale pour autoriser l’amortissement anticipé. Ils lui reprochent notamment, en substance, de ne pas avoir recherché si, dans les faits, ce pouvoir de l’administration fiscale avait conduit, de manière injustifiée, à traiter plus favorablement certains opérateurs par rapport à d’autres se trouvant dans une situation comparable.

56. Il convient d’emblée de résumer le raisonnement suivi par le Tribunal aux points pertinents de l’arrêt attaqué. Au point 88 de cet arrêt, le Tribunal a notamment rappelé, au regard de la jurisprudence, que l’existence d’un système d’autorisation n’implique pas en soi l’existence d’une mesure sélective et que, en revanche, lorsque les autorités compétentes disposent d’un pouvoir discrétionnaire étendu pour déterminer les bénéficiaires et les conditions de la mesure accordée, l’exercice de ce
pouvoir doit être considéré comme favorisant certaines entreprises ou certaines productions par rapport à d’autres qui se trouveraient dans une situation factuelle et juridique comparable au regard de l’objectif poursuivi.

57. Ensuite, après avoir examiné, aux points 89 à 100 de l’arrêt attaqué, les dispositions législatives et réglementaires régissant le système d’autorisation en cause, le Tribunal a répondu à certains arguments spécifiques soulevés par les parties.

58. Il a notamment constaté, ainsi que la Commission l’avait relevé dans la décision litigieuse, que ce système était fondé sur l’obtention d’une autorisation préalable, plutôt que sur une simple notification, sur la base de critères vagues, requérant une interprétation de l’administration fiscale qui n’avait pas publié de lignes directrices. Le Tribunal a ensuite observé que, conformément à ces dispositions, l’administration fiscale avait la faculté de demander toutes les informations et tous les
documents qu’elle estimait opportuns, y compris des informations concernant les retombées positives pour l’économie et pour l’emploi en Espagne résultant des contrats de construction de navires. Le Tribunal a en outre relevé que l’administration fiscale pouvait non seulement accorder ou rejeter l’autorisation, mais également fixer le début de l’amortissement à une date différente de celle proposée par l’assujetti, sans fournir d’autre précision. Il en résultait une marge d’appréciation
importante dans le chef de l’administration fiscale.

59. Le Tribunal a enfin conclu, au point 100 de l’arrêt attaqué, que l’existence de ces aspects discrétionnaires était de nature à favoriser les bénéficiaires par rapport à d’autres assujettis se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable, en ce que d’autres GIE ou d’autres entreprises, actives dans d’autres secteurs ou ayant une autre forme, étaient susceptibles de ne pas bénéficier de l’amortissement anticipé dans les mêmes conditions. Il a également indiqué que, eu égard au
caractère intrinsèquement discrétionnaire des dispositions faisant l’objet de son examen, il importait peu que leur application ait été de facto discrétionnaire ou non.

60. Contrairement à ce que soutient le Royaume d’Espagne, il convient de relever que le Tribunal n’a établi aucune distinction entre sélectivité de jure et sélectivité de facto. Loin d’avoir effectué une telle distinction, il a simplement entendu préciser que, dès lors que le caractère sélectif du RELF avait été reconnu en raison des éléments discrétionnaires découlant du système d’autorisation préalable prévu par la réglementation applicable, la question de savoir si ce système avait effectivement
été appliqué de manière discrétionnaire dans la pratique était dépourvue de pertinence.

61. Ce dernier constat du Tribunal a été vigoureusement contesté par les requérants, tant dans leurs écritures qu’au cours de l’audience, au motif que la simple reconnaissance légale d’un pouvoir discrétionnaire dans le chef de l’administration nationale ne permettait pas, en vertu la jurisprudence, de présumer le caractère sélectif d’un régime d’aide tel que celui de l’espèce. Toute autre interprétation serait erronée et constituerait, selon eux, un précédent qui aurait des effets négatifs
systémiques sur le droit des aides d’État.

62. Il convient de noter, à ce stade, que les requérants ne remettent pas en cause l’analyse aux termes de laquelle le RELF constitue un régime d’aides. Bien qu’elle n’apparaisse que rarement dans le corps de la décision litigieuse et dans l’arrêt attaqué, la Commission et le Tribunal préférant désigner le RELF comme un « système » constitué de différentes mesures indissociablement liées, cette qualification ressort à l’évidence du dispositif de cette décision et du raisonnement suivi dans l’arrêt
attaqué.

63. Il est nécessaire d’en tenir compte lors de l’appréciation de la thèse des requérants, fondée sur l’arrêt P, selon laquelle il convient d’analyser l’application pratique des mesures fiscales qui constituent le RELF afin de le qualifier, le cas échéant, de sélectif.

64. Le contexte de l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt mérite d’être brièvement rappelé. La réglementation fiscale finlandaise en cause prévoyait que les pertes subies par une société n’étaient pas déductibles, notamment lorsque, au cours de l’année déficitaire ou par la suite, plus de la moitié des parts de la société avaient changé de propriétaire autrement que par un héritage ou un testament. L’administration fiscale pouvait néanmoins autoriser sur demande une telle déduction, pour des raisons
particulières, lorsque la poursuite de l’activité de la société l’exigeait. Les « raisons particulières » justifiant l’octroi d’une telle autorisation dérogatoire étaient énumérées dans une lettre d’orientation publiée par ladite administration et incluaient, entre autres, les « conséquences particulières sur l’emploi ».

65. Dans son arrêt, la Cour a, en substance, rappelé que, lorsque l’administration compétente dispose d’un pouvoir discrétionnaire étendu lui permettant de déterminer les bénéficiaires ou les conditions de la mesure accordée sur la base de critères étrangers au régime fiscal en cause, l’exercice de ce pouvoir doit être considéré comme favorisant certaines entreprises ou certaines productions par rapport à d’autres, et elle a ajouté que l’exercice de ce pouvoir d’appréciation est justifié lorsqu’il
est circonscrit par des critères objectifs qui ne sont pas étrangers audit régime fiscal ( 13 ).

66. C’est en raison de l’hétérogénéité des critères encadrant le pouvoir de l’administration fiscale finlandaise, tous objectifs et inhérents à la nature du régime fiscal examiné à l’exclusion de celui tenant aux « conséquences particulières sur l’emploi », que la Cour a estimé nécessaire de préciser dans l’arrêt que le caractère sélectif présuppose « non seulement la connaissance du contenu des règles de droit pertinent, mais exige également l’examen de la portée de celles-ci fondé sur la pratique
administrative et juridictionnelle et sur les informations concernant l’étendue de la couverture personnelle de ces règles » ( 14 ).

67. Ce constat me paraît à tout le moins dépassé par l’arrêt Commission/Fútbol Club Barcelona ( 15 ).

68. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que, dans le cas d’un régime d’aides, la Commission est tenue de réaliser son examen au regard de l’article 107, paragraphe 1, TFUE en se plaçant au moment de l’adoption du régime en question et en procédant à une analyse ex ante ( 16 ). Plus précisément, la Commission doit prouver, selon la Cour, qu’un régime fiscal « est de nature à favoriser ses bénéficiaires, en vérifiant que celui-ci, pris globalement, est, compte tenu de ses caractéristique propres,
susceptible de conduire, au moment de son adoption, à une imposition moindre par rapport à celle résultant de l’application du régime d’imposition général » ( 17 ). À cet égard, la Cour a expliqué que l’examen effectué par la Commission au titre de l’article 107, paragraphe 1, TFUE ne saurait favoriser les États membres qui versent des aides en violation de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, au détriment de ceux qui, conformément à cette disposition, notifient les aides à l’état de projet et
s’abstiennent de les mettre en œuvre dans l’attente de la décision finale adoptée par la Commission. S’il incombait, en effet, à la Commission de vérifier si un avantage sélectif s’est matérialisé sur la base d’une appréciation de la pratique de l’administration fiscale dans le cadre d’un régime d’aides fondé sur une autorisation discrétionnaire, l’État membre concerné ne pourrait pas notifier à l’état de projet les mesures relevant d’un tel régime. Il serait en revanche obligé d’attendre la
mise en œuvre de celui-ci par l’administration fiscale, ce qui supposerait nécessairement l’octroi d’aides illégales avant la notification ( 18 ).

69. Dans ces circonstances, l’existence d’une obligation pour la Commission d’apprécier les régimes d’aides a posteriori, telle qu’elle résulte de l’interprétation proposée par les requérants, est contraire à cette jurisprudence, laquelle vise à sauvegarder un des éléments fondamentaux du système de contrôle des aides d’État, à savoir l’obligation de notification instituée par le traité ( 19 ).

70. Il s’ensuit qu’il ne saurait être reproché au Tribunal, ainsi que le fait le Royaume d’Espagne dans son pourvoi, de n’avoir indiqué aucune pratique administrative qui démontrerait que la faculté pour l’administration fiscale de fixer un autre moment pour le début de l’amortissement anticipé bénéficiait spécifiquement aux GIE. En effet, comme je l’ai expliqué ci-dessus, la référence à une pratique administrative n’était pas nécessaire au motif que l’arrêt attaqué a établi l’existence d’un pouvoir
discrétionnaire étendu de l’administration fiscale au regard de l’autorisation d’amortissement anticipé ( 20 ).

71. Lors de l’audience, Caixabank e.a. ont soutenu que, contrairement à ce qui ressort de l’arrêt attaqué, l’arrêt DM Transport ( 21 ) n’a pas imposé une interprétation selon laquelle la sélectivité d’un régime d’aides découle de la simple existence d’un pouvoir discrétionnaire étendu. Selon la lecture qu’elle fait de cet arrêt, la Cour aurait simplement entendu dire que l’existence de ce pouvoir est susceptible de conférer à une mesure a priori générale un caractère sélectif. À cet égard, il y a
lieu de remarquer que, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, la Cour avait décidé de laisser à la juridiction de renvoi le soin de déterminer si le pouvoir de l’organisme national compétent pour octroyer des facilités de paiement concernant des cotisations de sécurité sociale prévues par la loi belge était discrétionnaire et, s’il ne l’était pas, d’établir si ces facilités de paiement avaient un caractère général ou sélectif ( 22 ). Ce constat suffit, à mon avis, pour écarter la lecture
suggérée par Caixabank e.a.

72. Enfin, il me semble évident que, contrairement à ce que fait valoir le Royaume d’Espagne dans son pourvoi, une interprétation de la sélectivité telle que celle que je propose n’entraîne aucunement un renversement de la charge de la preuve en ce sens que, si elle était validée par la Cour, la Commission ne serait plus tenue de prouver qu’un régime fiscal est sélectif en raison de ses effets. Bien au contraire, il résulte de l’interprétation adoptée par le Tribunal dans l’arrêt attaqué que la
Commission doit prouver que l’administration nationale jouit d’un pouvoir discrétionnaire découlant de la réglementation pertinente, car l’exercice de ce pouvoir est, selon la jurisprudence, nécessairement sélectif dans ses effets.

73. La jurisprudence citée par Caixabank e.a. dans leur pourvoi, à savoir les arrêts rendus par le Tribunal et la Cour dans l’affaire MOL/Commission ( 23 ) et ceux rendus par le Tribunal dans certaines affaires concernant des décisions anticipées de certaines administrations fiscales nationales (« rulings fiscaux »), n’est pas non plus, à mon sens, susceptible d’étayer la position des requérantes ( 24 ).

74. S’agissant de la première affaire, s’il est vrai que les juridictions de l’Union ont sanctionné l’absence d’une analyse factuelle relative à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration nationale, j’ai souligné, dans mes conclusions relatives à l’affaire Irlande/Commission, la difficulté de transposer les critères ressortant de cette affaire à d’autres cas de figure, étant donné que la mise en œuvre de ces critères suppose que le dispositif juridique examiné soit qualifié de
« disposition facultative de droit national prévoyant l’imposition de charges supplémentaires », ce qui n’est pas le cas dans la présente affaire ( 25 ). Quant aux affaires relatives aux décisions fiscales anticipées, une analyse factuelle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire a été considérée nécessaire par le Tribunal au seul motif que ces décisions avaient été qualifiées de mesures individuelles. Or, comme je l’ai précisé plus haut, la nature du régime d’aides de RELF n’est pas contestée
dans la présente affaire.

75. Dans ces conditions, la deuxième série d’arguments soulevés par les requérants devrait, à mon sens, être rejetée comme étant non fondée.

c) Sur l’absence d’un examen de la sélectivité du RELF dans son ensemble

76. En troisième lieu, les requérants reprochent au Tribunal d’avoir, au point 101 de l’arrêt attaqué, conclu à la sélectivité du RELF après n’avoir examiné qu’une seule des mesures qui le composent, sans procéder, par conséquent, à une analyse des autres mesures qui constituent le RELF et des effets qu’elles auraient produits conjointement.

77. À cet égard, il convient de rappeler que, dans la décision litigieuse, la Commission a d’abord examiné la sélectivité des mesures qui constituent le RELF, puis celle du RELF dans son ensemble. Au considérant 156 de cette décision, elle a considéré que l’avantage procuré par celui-ci était sélectif dans la mesure où il était soumis au pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale dans le cadre de la procédure d’autorisation préalable de l’amortissement anticipé et où l’application d’autres
mesures qui constituent le RELF, à savoir le régime de taxation au tonnage et la non‑imposition des plus-values, dépendait de l’autorisation préalable de cette administration.

78. Au point 101 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a jugé que, étant donné qu’une des mesures permettant de bénéficier du RELF dans son ensemble était sélective, à savoir l’autorisation de l’amortissement anticipé, la Commission n’avait pas commis d’erreur en considérant, dans la décision litigieuse, que le système était sélectif dans son ensemble.

79. Pour ma part, je ne vois pas comment on pourrait considérer que l’appréciation du Tribunal, aussi concise soit-elle, soit dépourvue de rigueur et relève ainsi d’une erreur de droit, comme le fait valoir le Royaume d’Espagne. Compte tenu du rapport de dépendance, constaté dans la décision litigieuse et non contesté par le requérant, liant l’application du régime de la taxation au tonnage et la non‑imposition des plus-values à l’autorisation préalable de procéder à l’amortissement anticipé,
véritable « clé d’accès » aux avantages fiscaux découlant du RELF, il me semble en effet évident que la critique des requérants visant l’absence d’examen de la sélectivité portant sur les effets produits conjointement par les mesures qui constituent le RELF ne saurait prospérer. Il en découle que cet argument doit être écarté comme étant non fondé.

d) Sur l’absence d’un examen de comparabilité des situations

80. En quatrième lieu, le Royaume d’Espagne et Caixabank e.a. estiment que le Tribunal a commis une erreur de droit, au point 100 de l’arrêt attaqué, en ne procédant pas à une comparaison entre les situations de fait et de droit des entreprises auxquelles le bénéfice de la mesure en cause est accordé et celles des entreprises qui en sont exclues et que, dans ces conditions, l’arrêt attaqué est entaché d’un défaut de motivation à cet égard.

81. Il ressort d’une lecture d’ensemble que ces arguments sont fondés sur la prémisse selon laquelle la Commission aurait dû considérer que l’autorisation relative à l’amortissement anticipé était une mesure a priori générale et que son caractère éventuellement sélectif ne pouvait ainsi être constaté qu’à l’issue d’une analyse en trois étapes. Cependant, et comme je l’ai exposé dans les présentes conclusions, cette mesure régissant l’accès au RELF, et aux bénéfices fiscaux qui en résultent, accorde
à l’administration fiscale une marge discrétionnaire lors de l’octroi de cette autorisation. Une telle caractéristique implique, selon la jurisprudence, la nécessité de procéder à un examen, de nature différente, de la sélectivité, portant sur la seule étendue du pouvoir discrétionnaire de l’administration nationale compétente. Si ce pouvoir permet à l’administration de déterminer les bénéficiaires et les conditions d’octroi de cette mesure, l’exercice de ce pouvoir, toujours selon la
jurisprudence, favorisera nécessairement ces bénéficiaires par rapport à toute autre entreprise se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable, sans qu’il soit impératif d’identifier l’existence d’un tel traitement favorable et d’établir que les situations sont effectivement comparables, ainsi que le prétendent le Royaume d’Espagne et Caixabank e.a.

82. Il s’ensuit que l’appréciation portée par le Tribunal au point 100 de l’arrêt attaqué est exempte d’erreur de droit et n’est entachée d’aucun défaut de motivation. En effet, il n’incombait pas au Tribunal d’exposer les raisons pour lesquelles la situation factuelle et juridique des GIE, soumis aux règles fiscales ordinaires en matière d’amortissement, et celle des entreprises actives dans un secteur autre que la navigation maritime étaient comparables à celle des GIE bénéficiaires du RELF. Le
caractère sélectif a été établi à suffisance de droit par le Tribunal lorsqu’il est parvenu, au point 100 de l’arrêt attaqué, à la conclusion que les aspects discrétionnaires du RELF étaient de nature à favoriser les bénéficiaires des mesures en cause par rapport à tout autre assujetti se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable.

83. Compte tenu de ces considérations, ces arguments devraient être déclarés, à mon sens, comme étant non fondés.

e) Sur l’appréciation erronée de l’étendue du pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale et de l’existence d’une justification par la « nature ou l’économie générale du système »

84. En dernier lieu, le Royaume d’Espagne avance que le Tribunal aurait commis une erreur en considérant que la procédure d’autorisation de l’amortissement anticipé présentait un caractère discrétionnaire et dépourvu de conditions objectives ( 26 ). Dans la mesure où cet argument vise l’appréciation du Tribunal concernant le pouvoir dont l’administration fiscale disposait lors de l’octroi de cette autorisation en vertu de la législation nationale, il ne fait guère de doute, selon moi, que cet
argument doit être considéré comme étant irrecevable. En effet, il y a lieu d’observer que, conformément à une jurisprudence constante, pour ce qui est de l’examen, dans le cadre d’un pourvoi, des appréciations du Tribunal à l’égard du droit national, la Cour n’est compétente que pour vérifier s’il y a eu une dénaturation de ce droit, cette dernière devant ressortir de façon manifeste des pièces du dossier, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une nouvelle appréciation des faits et des
preuves ( 27 ). Or, le Royaume d’Espagne n’invoque pas une telle dénaturation du droit national. En particulier, il n’a pas soutenu ni établi que le Tribunal s’était livré à des considérations allant de manière manifeste à l’encontre du contenu de l’article 49 du RIS ou bien qu’il avait attribué à cette dernière disposition une portée qui ne lui reviendrait manifestement pas par rapport aux autres éléments du dossier ( 28 ).

85. Le Royaume d’Espagne reproche également au Tribunal d’avoir, en substance, rejeté l’argument selon lequel la marge de discrétion dont disposait l’administration fiscale en l’espèce était justifiée « par la nature ou l’économie générale du système » lorsqu’il a affirmé que le libellé de l’article 49, paragraphe 6, du RIS, en ce qu’il confère à l’administration fiscale la faculté de fixer le début de l’amortissement à une date différente de celle proposée par l’assujetti, ne permet pas d’assurer
que son utilisation soit circonscrite uniquement à des situations de lutte contre la fraude ( 29 ).

86. À cet égard, ce requérant affirme, en substance, que, en l’absence de cette faculté de l’administration fiscale, l’impossibilité pour le preneur d’un contrat de location-financement de commencer à récupérer le coût du bien avant la livraison de celui-ci aurait entraîné une distorsion financière en raison de l’absence de symétrie avec les conditions contractuelles, ces dernières prévoyant que des versements devaient être effectués avant que le bien soit mis à la disposition du preneur. Or, je ne
vois pas comment une telle affirmation peut infirmer le constat du Tribunal, au point 97 de l’arrêt attaqué, selon lequel le libellé de l’article 49, paragraphe 6, du RIS ne permet pas d’assurer que l’application de cette disposition soit circonscrite uniquement à des situations de lutte contre la fraude. Il y a lieu d’observer, à ce sujet, que le Tribunal a en outre constaté, au point 94 de l’arrêt attaqué, que les caractéristiques du système d’autorisation telles que définies à l’article 115,
paragraphe 11, du TRLIS et à l’article 49 du RIS ne limitaient pas le pouvoir discrétionnaire de l’administration à la vérification de conditions établies pour servir une logique fiscale. Le caractère non fondé de cet argument apparaissant de manière évidente, je suggère de le rejeter.

f) Conclusion

87. Tous les arguments devant être rejetés comme étant non fondés, je propose à la Cour d’écarter le deuxième moyen dans l’affaire C‑649/20 P, le premier moyen dans l’affaire C‑658/20 P et le premier moyen dans l’affaire C‑662/20 P dans leur intégralité.

B.   Sur le quatrième moyen dans l’affaire C‑649/20 P, le quatrième moyen dans l’affaire C‑658/20 P et le troisième moyen dans l’affaire C‑662/20 P

1. Bref résumé des arguments des parties

88. Aux termes des quatrièmes moyens du pourvoi dans les affaires C‑649/20 P et C‑658/20 P, ainsi que du troisième moyen du pourvoi dans l’affaire C‑662/20 P, avancés dans l’hypothèse où il ne serait fait droit à aucun des moyens précédents, les requérants font grief au Tribunal d’avoir rejeté, aux points 219 et 220 de l’arrêt attaqué, le moyen soulevé par Lico Leasing et PYMAR, et soutenu notamment par Caixabank e.a., tiré de la violation des principes applicables à la récupération, du fait de la
méthode de calcul de l’aide incompatible qui, selon eux, aboutit à ordonner la récupération de la totalité de l’aide auprès des investisseurs des GIE, alors que ceux-ci n’auraient bénéficié que de 10 % à 15 % de l’avantage découlant du RELF, le reste ayant été transféré aux compagnies maritimes.

89. Dans le cadre de ces moyens, les requérants soutiennent que i) le Tribunal n’a pas respecté la logique de l’arrêt Commission/Espagne e.a. en considérant que les investisseurs étaient les bénéficiaires directs de l’aide ; ii) que la récupération de la totalité de l’aide auprès des investisseurs des GIE s’oppose au principe selon lequel la récupération des aides ne revêt pas le caractère d’une sanction ; iii) que le Tribunal aurait ignoré le fait que le RELF était un système constitué de plusieurs
mesures, de même que les aspects contractuels de celui-ci, et qu’il aurait pris en considération uniquement les effets fiscaux de certaines mesures au lieu de prendre en compte le seul avantage effectivement reçu par les investisseurs des GIE grâce au RELF dans son ensemble, et iv) que, dès lors qu’il était reconnu que, en accédant au RELF, les investisseurs des GIE étaient légalement tenus de céder 90 % de l’avantage fiscal à d’autres opérateurs, c’est à tort que la Commission et le Tribunal
ont considéré que le transfert de l’avantage n’était pas imputable à l’État au motif qu’il était effectué au moyen de contrats privés.

90. La Commission estime que les moyens soulevés par le Royaume d’Espagne ainsi que par Lico Leasing et PYMAR sont irrecevables, au motif que ces derniers ne les auraient pas présentés en première instance, et s’oppose, en tout état de cause, à tous les arguments des requérants résumés ci-dessus.

2. Sur la recevabilité

91. S’agissant de l’exception d’irrecevabilité du quatrième moyen de Lico Leasing et PYMAR dans l’affaire C‑658/20 P, la Commission soutient que la Cour a été saisie, aux termes de ce moyen, d’un litige plus étendu que celui dont a eu à connaître le Tribunal, dans la mesure où les requérants auraient contesté pour la première fois dans leur pourvoi l’identité des bénéficiaires de l’aide en cause.

92. Cette affirmation n’emporte pas, selon moi, la conviction. Les deux branches autour desquelles s’articule ce moyen portent, en effet, sur l’existence des bénéficiaires ultérieurs par rapport à ceux qui ont été identifiés dans la décision litigieuse, à la seule fin de démontrer que le Tribunal a commis une erreur de droit en validant la décision litigieuse quant à la récupération de l’intégralité de l’aide auprès des investisseurs des GIE. Ce faisant, Lico Leasing et PYMAR ne contestent donc pas
l’identité des bénéficiaires telle qu’elle a été établie par la décision litigieuse.

93. Concernant l’exception d’irrecevabilité relative au quatrième moyen du Royaume d’Espagne dans l’affaire C‑649/20 P, la Commission est d’avis que ce requérant n’a invoqué devant le Tribunal aucun moyen remettant en cause l’identité des bénéficiaires ni alléguant que les principes régissant la récupération s’opposent à ce que soit ordonnée la récupération de l’intégralité de l’aide auprès des investisseurs des GIE. À cet égard, je me bornerai à rappeler que, selon une jurisprudence désormais bien
établie, lorsque le Tribunal a joint deux affaires et rendu un arrêt unique qui répond à l’ensemble des moyens présentés par les parties à la procédure devant le Tribunal, chacune de ces parties peut critiquer les raisonnements relatifs à des moyens qui, devant le Tribunal, n’ont pas été soulevés que par la requérante dans l’autre affaire ( 30 ). En l’espèce, le Tribunal a tout d’abord joint les affaires T‑515/13 RENV et T‑719/13 RENV, puis a rendu un arrêt unique par lequel il a pris position
sur l’ensemble des moyens présentés par les parties à la procédure, ce qui implique que le Royaume d’Espagne est en droit de critiquer le raisonnement du Tribunal relatif au troisième moyen avancé par Lico Leasing et PYMAR dans leur recours en première instance.

94. Au vu de ce qui précède, je propose à la Cour de déclarer le quatrième moyen dans l’affaire C‑658/20 P et le quatrième moyen dans l’affaire C‑649/20 P recevables.

3. Sur le fond

95. Il convient de rappeler que si Lico Leasing et PYMAR font valoir que la réponse du Tribunal au troisième moyen avancé dans leur requête, figurant aux points 219 et 220 de l’arrêt attaqué, comporte une erreur de droit, le Royaume d’Espagne estime que cette réponse est également entachée d’un défaut de motivation. Or, il me semble que l’appréciation de la Cour relative au respect de l’obligation de motivation incombant au Tribunal constitue un préalable par rapport à l’examen de l’erreur de droit.

96. Par ce moyen, Lico Leasing et PYMAR avaient soutenu que la décision litigieuse n’était pas conforme aux principes généraux régissant la récupération des aides d’État dans la mesure où elle semblait ordonner la récupération de l’intégralité de l’aide en cause auprès des investisseurs, alors même qu’une partie de l’avantage était systématiquement transférée aux compagnies maritimes. L’ordre de récupération aurait dû viser, selon eux, uniquement l’aide dont les investisseurs avaient effectivement
bénéficié.

97. Aux points 219 et 220, le Tribunal a répondu à ce moyen comme suit :

« 219. Compte tenu du fait que la Commission a décidé en l’espèce que les compagnies maritimes n’étaient pas les bénéficiaires de l’aide, conclusion qui ne fait pas l’objet du présent litige, c’est par voie de conséquence que l’ordre de récupération visait uniquement et intégralement les investisseurs, seuls bénéficiaires de la totalité de l’aide selon la décision attaquée en raison de la transparence des GIE. Suivant sa propre logique, c’est donc sans commettre d’erreur que la décision attaquée
a ordonné la récupération de l’intégralité de l’aide auprès des investisseurs, bien qu’ils aient transféré une partie de l’avantage vers d’autres opérateurs dès lors que ceux-ci n’étaient pas considérés comme bénéficiaires de l’aide. En effet, aux termes de la décision attaquée, ce sont les investisseurs qui ont eu la jouissance effective de l’aide étant donné que la réglementation applicable ne leur imposait pas le transfert d’une partie de l’aide vers des tiers.

220. Dès lors, l’ordre de récupération ne saurait être regardé comme une sanction pour les investisseurs ou comme une mesure créant une distorsion de la concurrence au profit de leurs concurrents, comme le prétend Bankia e.a. »

98. Pour ma part, j’avoue ne pas parvenir à identifier, dans ces deux points, le contrôle de légalité de la décision litigieuse en ce qui concerne la détermination du montant de l’aide à récupérer auprès des investisseurs, qui fait l’objet du troisième moyen soulevé par Lico Leasing et PYMAR devant le Tribunal. Il est évident, en effet, que, bien que ce moyen ne visait pas à remettre en question l’identité des bénéficiaires telle qu’établie dans la décision litigieuse, le Tribunal était tenu, afin
d’y répondre, de se livrer à l’examen de la question de savoir si la partie de l’avantage fiscal transférée aux compagnies maritimes pouvait être considérée comme un avantage indirect résultant de l’application du RELF.

99. En revanche, il me semble qu’il ressort de la lecture desdits points de l’arrêt attaqué que le Tribunal a rejeté le moyen de Lico Leasing et PYMAR en se bornant à constater que le fait que les compagnies maritimes n’étaient pas les bénéficiaires de l’aide en cause n’était pas contesté, et à rappeler la logique de la décision litigieuse quant au motif justifiant la récupération auprès des seuls investisseurs.

100. Il convient d’ajouter que la mise en œuvre de l’analyse requise aux termes de ce moyen n’était pas empêchée par les points sur lesquels la Cour s’est prononcée dans l’arrêt Commission/Espagne e.a.. Au point 47 de cet arrêt, la Cour a relevé que la décision de la Commission d’ordonner la récupération des aides incompatibles auprès des seuls investisseurs des GIE était sans incidence sur la conclusion selon laquelle le Tribunal avait exclu à tort que les GIE puissent avoir la qualité de
bénéficiaires de ces mesures fiscales. La Cour a ensuite précisé, au même point, qu’elle n’était pas tenue de se prononcer sur la légalité dudit ordre de récupération dans le cadre du pourvoi dont elle était saisie.

101. L’arrêt attaqué est donc, à mon sens, entaché d’un défaut de motivation.

102. À la lumière de ces considérations, je propose à la Cour de déclarer qu’en omettant de répondre au troisième moyen du recours de Lico Leasing et PYMAR le Tribunal a violé l’obligation de motivation qui lui incombe. Dans ces conditions, l’arrêt attaqué doit être partiellement annulé.

V. Sur le recours devant le Tribunal

103. En vertu de l’article 61, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, lorsque le pourvoi est fondé et que la Cour annule la décision du Tribunal, la Cour peut statuer définitivement sur le litige lorsque celui-ci est en état d’être jugé.

104. Je suis d’avis que tel est le cas en l’espèce dans la mesure où, d’une part, la Cour dispose de tous les éléments factuels nécessaires à sa décision, et que, d’autre part, l’ensemble des éléments du litige a fait l’objet d’un débat contradictoire devant le Tribunal. Il ne peut pas être négligé, en outre, que le début de cette véritable saga juridictionnelle remonte au 25 septembre 2013, ce qui rend impératif, dans l’intérêt des justiciables concernés, de s’abstenir de renvoyer une nouvelle fois
l’affaire au Tribunal.

105. S’agissant du troisième moyen avancé par Lico Leasing et PYMAR devant le Tribunal, tel que résumé au point 97 des présentes conclusions, il importe de rappeler, à titre liminaire, que l’obligation qui incombe aux États membres de supprimer, par voie de récupération, une aide considérée par la Commission comme étant incompatible avec le marché intérieur vise, selon une jurisprudence classique, au rétablissement de la situation antérieure à l’octroi de l’aide ( 31 ).

106. Cet objectif est atteint dès que les aides en cause, majorées le cas échéant des intérêts de retard, ont été restituées par le bénéficiaire ou, plus précisément, par les entreprises qui en ont eu la jouissance effective ( 32 ). Cela implique de vérifier quelles entreprises bénéficient des effets économiques résultant de l’octroi de l’aide.

107. Il s’ensuit que, lorsqu’une entreprise a transféré à une autre entité une partie de l’avantage découlant d’une mesure étatique, il est nécessaire de procéder à la quantification exacte de l’aide devant être récupérée auprès de cette entreprise, de sorte que cette dernière perd uniquement l’avantage dont elle a bénéficié par rapport à ses concurrents et que la situation antérieure au versement de l’aide est rétablie. La récupération d’un montant plus élevé affaiblirait la position
concurrentielle antérieure du bénéficiaire de l’aide et aurait ainsi une nature de sanction, ce qui serait incompatible avec le principe général régissant la récupération, tel qu’exposé ci-dessus.

108. En l’occurrence, il s’agit de déterminer si la méthode conçue par la Commission dans la décision litigieuse conduirait à exiger des investisseurs qu’ils restituent un montant plus élevé que celui dont ils ont effectivement bénéficié en raison de l’octroi de l’aide, dès lors qu’une partie de ce montant a été systématiquement transférée par ces investisseurs aux compagnies maritimes.

109. À cet égard, il importe d’observer que la restitution de l’aide se limite généralement aux bénéfices directs résultant de l’octroi de celle-ci, sans s’étendre aux éventuels bénéfices indirects qui procèdent d’un tel octroi. La Cour a néanmoins considéré, dans une série d’arrêts, qu’un avantage peut être octroyé à d’autres entreprises que celles auxquelles les ressources étatiques sont directement transférées.

110. Il y a lieu d’examiner brièvement ces arrêts afin d’identifier les éléments qui autorisent la prise en compte d’un tel « avantage indirect ».

111. Dans l’arrêt Allemagne/Commission ( 33 ), la Cour était appelée à apprécier un régime de dégrèvements fiscaux, prévu par la loi relative à l’impôt sur le revenu, et par lequel une déduction fiscale était accordée à tout assujetti ayant acquis des participations dans des sociétés de capitaux ayant leur siège social ainsi que leur direction dans les nouveaux Länder ou à Berlin (Allemagne) et comptant au plus 250 salariés. À cet égard, la Cour avait conclu, en substance, que les entreprises visées
par cette réglementation jouissaient d’un avantage indirect dans la mesure où l’éventuelle prise de participations par les investisseurs dans ces entreprises à des conditions fiscalement plus avantageuses trouvait son origine dans la renonciation de l’État membre concerné à des recettes fiscales qu’il aurait normalement perçues. Elle avait ensuite ajouté que l’interposition d’une décision autonome de la part des investisseurs n’avait pas pour effet de supprimer ce lien, « dès lors que, en
termes économiques, la modification des conditions de marché qui génér[ait] ledit avantage [était] la résultante de la perte de ressources fiscales dans le chef des pouvoirs publics » ( 34 ).

112. Dans l’arrêt Pays-Bas/Commission ( 35 ), il s’agissait d’une réglementation prévoyant l’octroi d’une subvention aux exploitants néerlandais de stations-service situées, notamment, le long de la frontière allemande afin de réduire l’écart entre les tarifs des droits d’accises en vigueur aux Pays-Bas et ceux existant en Allemagne. La Cour avait jugé que les grandes compagnies pétrolières bénéficiaient ainsi d’un avantage indirect en raison de l’existence, dans certains contrats d’achat exclusif
conclus entre ces compagnies et lesdits exploitants, de « clauses de gestion des prix », lesquelles stipulaient, en substance, que la compagnie pétrolière assumait une partie des coûts de la réduction du prix à la pompe consentie par l’exploitant, dans la mesure où les conditions du marché rendaient souhaitable ou nécessaire une adaptation de ces réductions. Cet avantage indirect trouvait son origine, selon la Cour, dans l’aide octroyée au titre de la réglementation néerlandaise dans la mesure
où cette réglementation rendait en pratique inutile l’application des clauses de gestion de prix ( 36 ).

113. Dans l’affaire Mediaset, le Tribunal et la Cour avaient conclu qu’une réglementation italienne prévoyant des subventions en faveur des consommateurs pour l’achat de décodeurs numériques terrestres conférait un avantage indirect aux diffuseurs terrestres au motif que, en incitant ces consommateurs à passer du mode analogique au mode numérique, cette réglementation avait pour effet de limiter les coûts que ces opérateurs auraient dû supporter afin de développer une audience et de leur permettre
ainsi de consolider leur position sur le marché ( 37 ).

114. J’observe que, au point 116 de sa communication sur la notion d’« aide d’État », la Commission a considéré qu’il ressort de cette jurisprudence que, afin de vérifier l’existence d’un avantage indirect, « il convient d’examiner les effets prévisibles de la mesure d’un point de vue ex ante » et qu’« il existe un avantage indirect si la mesure est conçue de manière à orienter ses effets secondaires vers des entreprises ou des groupes d’entreprises identifiables » ( 38 ).

115. Tout en me ralliant à la lecture de la Commission, je déduis également de cette jurisprudence que l’existence d’un tel avantage découle de la teneur des dispositions applicables (affaire Allemagne/Commission) ou de celle de ces mêmes dispositions en lien avec le contexte factuel existant (affaires Pays-Bas/Commission et Mediaset). Ces seuls cas de figure justifient, selon la Cour, que l’on considère que les effets économiques secondaires de la renonciation par l’État membre aux recettes
fiscales qu’il aurait normalement perçues sont orientés vers les bénéficiaires indirects du régime examiné.

116. Cela implique également, selon moi, que le fait que le transfert d’une partie ou de la totalité de l’avantage aux bénéficiaires indirects ne soit pas obligatoire en droit ne conduit aucunement, en soi, à exclure l’imputabilité à l’État d’un tel transfert.

117. À ce stade, il convient de vérifier si la teneur des mesures qui constituent le RELF, à elle seule ou dans le contexte factuel dans lequel elle s’inscrit, permet d’affirmer que le RELF est conçu de manière à orienter ses effets secondaires vers les compagnies maritimes.

118. La réponse à une telle question exige tout d’abord la prise en compte de la configuration singulière du RELF, qui s’articule autour d’une série de mesures fiscales dont l’application dépend de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale lors de l’octroi d’une autorisation administrative préalable et d’une chaîne de contrats incluant, au final, un contrat par lequel les GIE louent aux compagnies maritimes un navire dans le cadre d’un affrètement coque nue, ces dernières
s’engageant à acquérir ce navire à la fin du délai prévu.

119. Compte tenu de cette situation, j’estime que la structure contractuelle du RELF relève du contexte factuel existant au sens de la jurisprudence examinée ci-dessus. L’intervention de l’État par l’octroi d’une autorisation pour procéder à l’amortissement anticipé, véritable clé d’accès aux avantages fiscaux du RELF, suit nécessairement, en effet, l’établissement de cette structure.

120. S’il était démontré qu’une telle structure contractuelle dans son ensemble, y compris le contrat conclu entre les GIE et les compagnies maritimes, faisait l’objet de l’appréciation portée par l’administration fiscale aux fins de l’éventuel octroi de ladite autorisation, il s’ensuivrait que l’avantage économique obtenu par les compagnies maritimes trouverait son origine dans la renonciation de l’État espagnol à percevoir des recettes fiscales lui étant dues.

121. Or, il me paraît que cette évaluation ne saurait faire abstraction du contexte jurisprudentiel dans lequel elle doit être réalisée. La jurisprudence relative à l’avantage indirect nous invite, selon moi, à faire nôtre l’adage cicéronien « summum ius summa iniuria » (l’application excessive du droit conduit à l’injustice), en écartant tout formalisme superflu pour faire en sorte que l’interprétation juridique corresponde à la réalité économique. La motivation sous-jacente à cette approche réside
dans l’exigence d’éviter toute tentative de contournement des principes relatifs à la récupération des aides d’État, tels qu’ils ont été rappelés ci-dessus.

122. Ce risque existe incontestablement en l’espèce. La simple mise en place d’un régime d’aides conférant à l’administration fiscale un pouvoir discrétionnaire quant au choix des bénéficiaires et aux conditions d’octroi de l’aide, tel que le RELF, pourrait permettre aux États membres de « dissimuler » l’existence de bénéficiaires indirects et éviter ainsi qu’une partie ou l’intégralité de cette aide soit récupérée auprès de ceux-ci ( 39 ). Je rappelle, à cet égard, que la pratique administrative
relative à l’autorisation pour procéder à l’amortissement anticipé ne peut pas être prise en compte dans le cadre de l’examen au titre de l’article 107 TFUE, dans la mesure où il s’agit d’un élément par définition postérieur à l’adoption du RELF ( 40 ).

123. Ce qui précède implique, à mon sens, que l’absence d’une obligation juridique incombant aux GIE de transférer l’avantage aux compagnies maritimes, et l’impossibilité de prendre en compte la pratique administrative relative à l’octroi des autorisations de l’amortissement anticipé ne devraient nécessairement empêcher de conclure à l’imputabilité à l’État espagnol de l’avantage économique obtenu par les compagnies maritimes du fait du paiement aux investisseurs regroupés dans un GIE d’un prix
d’achat du navire intégrant un rabais de 20 % à 30 %.

124. L’exigence d’éviter le contournement des principes régissant la récupération des aides d’État, mise en exergue auparavant, devrait conduire, en effet, à écarter une telle interprétation en reconnaissant que le lien entre un avantage indirect et l’intervention étatique peut être déduit d’un ensemble d’indices entourant l’adoption et le fonctionnement du RELF.

125. En premier lieu, le RELF est décrit par la Commission elle-même, au considérant 12 de la décision litigieuse, comme « un montage fiscal, généralement mis au point par des banques pour générer des avantages fiscaux en faveur d’investisseurs regroupés au sein d’un GIE fiscalement transparent et pour transférer une partie de ces avantages fiscaux à la compagnie maritime sous la forme d’un rabais sur le prix du navire, les investisseurs du GIE conservant les autres avantages au titre d’un retour
sur investissement » ( 41 ). Ce transfert paraît ainsi être bien intégré dans le RELF et constituer un des objectifs de celui-ci, la partie de l’avantage fiscal demeurant aux investisseurs des GIE étant conçue comme une rémunération indispensable pour assurer leur participation dans le système en qualité d’intermédiaires.

126. En deuxième lieu, il convient d’observer que la réglementation espagnole laisse une marge pour que le pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale relatif à l’autorisation de l’amortissement anticipé, clé d’accès aux avantages fiscaux résultant du RELF, puisse être exercé en tenant compte des termes de la relation contractuelle entre les GIE et les compagnies maritimes. Conformément à l’article 49, paragraphe 4, du RIS, la direction des finances responsable des procédures d’autorisation
au sein du ministère de l’Économie était en effet en droit de demander toutes les informations et documents qu’elle considérait nécessaires, ce qui impliquait que l’ensemble de la documentation relative à ladite relation contractuelle pouvait faire partie du dossier soumis à l’administration fiscale. À cet égard, il importe de souligner que la Commission a admis au point 169 de la décision litigieuse que, en vue de prendre une décision sur l’octroi de l’autorisation relative à l’amortissement
anticipé, l’administration fiscale espagnole appréciait l’impact économique de l’ensemble de la transaction.

127. En troisième lieu, il importe de souligner, à mon sens, que la structure contractuelle était mise en place à l’initiative des compagnies maritimes qui s’accordaient avec un chantier naval sur un navire à construire, en contrepartie d’un prix d’achat intégrant un rabais correspondant à 85 - 90 % de l’avantage fiscal résultant de l’application des mesures qui constituent le RELF, puis ces mêmes compagnies maritimes versaient ce prix réduit dans le cadre de leur relation contractuelle avec les
GIE. Dans ces conditions, il me semble raisonnable de considérer que l’examen conduit par l’administration fiscale aux fins de l’octroi de l’autorisation relative à l’amortissement anticipé ne faisait pas abstraction du contrat entre les GIE et les compagnies maritimes, sauf à méconnaître la logique de la structure contractuelle qui constituait, à tout le moins, le préalable nécessaire pour bénéficier des avantages fiscaux découlant du RELF.

128. Cela étant, l’appréciation de la Commission, limitée à un segment de cette structure contractuelle, ne permet pas, me semble-t-il, de refléter de manière satisfaisante les effets économiques du RELF. Ce constat est conforté par le fait que, tant dans son mémoire en réponse que lors de l’audience, la Commission a soutenu que les circonstances de l’espèce se rapprochent de celles ayant fait objet de l’arrêt Commission/Aer Lingus et Ryanair Designated Activity ( 42 ).

129. Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, la Cour était appelée à apprécier une taxe irlandaise pesant sur les compagnies aériennes. Cette taxe prévoyait deux taux distincts, à savoir 2 euros par passager dans le cas d’un vol vers une destination située à une distance maximale de 300 km de l’aéroport de Dublin (Irlande) et 10 euros par passager dans tous les autres cas, et le montant de celle-ci pouvait être répercuté sur le prix du billet offert aux passagers. Dans son arrêt, la Cour a jugé
que la restitution de l’avantage procuré par l’application du taux réduit exigeait la récupération par l’administration fiscale, auprès des compagnies aériennes bénéficiaires, de la différence entre le montant de la taxe qui aurait dû être payé pour chacun des vols opérés et le montant effectivement payé, le bénéfice économique pouvant être réalisé par lesdites compagnies à travers l’exploitation de cet avantage étant sans pertinence aux fins de la récupération de l’aide ( 43 ). La raison
sous-jacente à cette conclusion résidait dans le fait qu’une éventuelle répercussion de l’avantage sur le prix des billets offerts aux passagers dépendait exclusivement du choix commercial arrêté par les compagnies bénéficiaires de l’aide en cause.

130. Or, transposer cette solution à l’affaire qui nous occupe équivaudrait à estimer que le transfert par les investisseurs des GIE aux compagnies maritimes d’une partie de l’avantage fiscal reçu en raison de l’application du RELF résultait d’un choix commercial effectué par ces investisseurs, lesquels auraient décidé d’exploiter cet avantage au moyen de l’offre d’un prix de vente du navire intégrant un rabais d’environ 30 %. Le caractère erroné d’une telle lecture ne fait, à mon avis, guère de
doute.

131. En effet, et ainsi que l’a allégué le Royaume d’Espagne à l’audience, le prix attractif consenti par les GIE aux compagnies maritimes pour l’achat de navires ne résultait pas d’un véritable exercice de l’autonomie contractuelle des premiers, dans la mesure où les GIE opéraient dans une configuration dans laquelle la rentabilité de la vente du navire était prédéfinie par la structure contractuelle, notamment par le contrat de construction navale conclu en amont. Ainsi, ces GIE étaient simplement
chargés de répartir l’avantage fiscal découlant du RELF de manière à faire profiter les compagnies maritimes d’une partie de cet avantage. À cet égard, il importe de relever que, lorsque la Commission a procédé à l’examen de la compatibilité de l’aide en cause dans la décision litigieuse, elle a identifié à maintes reprises les GIE comme des intermédiaires qui transfèrent une partie dudit avantage aux compagnies maritimes ( 44 ).

132. À la lumière de ces considérations, je suggère à la Cour de déclarer que la partie de l’avantage fiscal transférée par les GIE aux compagnies maritimes dans le cadre des contrats privés conclus entre eux doit être soustraite du montant devant être récupéré auprès des investisseurs des GIE, et d’accueillir ainsi le troisième moyen avancé par Lico Leasing et PYMAR devant le Tribunal.

VI. Conclusion

133. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour d’annuler partiellement l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 23 septembre 2020, Espagne e.a./Commission (T‑515/13 RENV et T‑719/13 RENV, EU:T:2020:434) en ce que le Tribunal a méconnu son obligation de motivation dans le cadre de sa réponse au troisième moyen soulevé par Lico Leasing SA et Pequeños y Medianos Astilleros Sociedad de Reconversión SA, et d’annuler partiellement la décision 2014/200/UE de la Commission, du
17 juillet 2013, concernant l’aide d’État SA.21233 C/11 (ex NN/11, ex CP 137/06) mise à exécution par l’Espagne ‑ Régime fiscal applicable à certains accords de location-financement, également appelé « régime espagnol de leasing fiscal », et, plus précisément, l’injonction de récupération en ce qui concerne le calcul du montant de l’aide incompatible à récupérer.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) JO 2014, L 114, p. 1.

( 3 ) JO 2011, C 276, p. 5.

( 4 ) BOE no 61, du 11 mars 2004, p. 10951.

( 5 ) BOE no 189, du 6 août 2004, p. 37072.

( 6 ) Arrêt du 6 octobre 2021, World Duty Free Group et Espagne/Commission (C‑51/19 P et C‑64/19 P, EU:C:2021:793, point 55 et jurisprudence citée).

( 7 ) Arrêt du 6 octobre 2021, Sigma Alimentos Exterior/Commission (C‑50/19 P, EU:C:2021:792, point 59 et jurisprudence citée).

( 8 ) Voir arrêt du 26 mars 2020, Larko/Commission (C‑244/18 P, EU:C:2020:238, points 104 et 105).

( 9 ) Arrêt du 21 décembre 2016 (C‑20/15 P et C‑21/15 P, EU:C:2016:981).

( 10 ) Voir arrêts du 26 septembre 1996, France/Commission (C‑241/94, EU:C:1996:353, point 23) ; du 29 juin 1999, DM Transport (C‑256/97, EU:C:1999:332, point 27), et du 1er décembre 1998, Ecotrade (C‑200/97, EU:C:1998:579, point 40).

( 11 ) Arrêt du 18 juillet 2013, P (C‑6/12, ci-après l’ arrêt P , EU:C:2013:525, points 22 à 27).

( 12 ) Voir arrêt P, point 13.

( 13 ) Arrêt P, points 24 à 27.

( 14 ) Arrêt P, point 20). Mise en italique par mes soins.

( 15 ) Arrêt du 4 mars 2021, Commission/Fútbol Club Barcelona (C‑362/19 P, ci-après l’ arrêt Commission/Fútbol Club Barcelona , EU:C:2021:169).

( 16 ) Arrêt Commission/Fútbol Club Barcelona, point 86.

( 17 ) Arrêt Commission/Fútbol Club Barcelona, point 87.

( 18 ) Voir arrêt Commission/Fútbol Club Barcelona, points 92 et 93.

( 19 ) Voir arrêt Commission/Fútbol Club Barcelona, points 90 et 91.

( 20 ) De même, il ne peut pas être reproché au Tribunal, ainsi que le fait également le Royaume d’Espagne, de n’avoir indiqué aucune disposition réglementaire qui prouverait que la possibilité pour l’administration fiscale de fixer un autre moment pour le début de l’amortissement anticipé bénéficiait spécifiquement aux GIE. Comme je l’ai expliqué ci-dessus, la référence à une disposition réglementaire ayant un tel contenu n’était pas nécessaire, car le raisonnement juridique suivi dans l’arrêt
attaqué ne se fonde pas sur une hypothèse de sélectivité de jure.

( 21 ) Arrêt du 29 juin 1999 (C‑256/97, EU:C:1999:332).

( 22 ) Arrêt du 29 juin 1999, DM Transport (C‑256/97, EU:C:1999:332, points 27 et 28) ; selon la Cour, le pouvoir discrétionnaire en question doit permettre à cet organisme « de déterminer les bénéficiaires ou les conditions de la mesure accordée ». À cet égard, voir également arrêts du 26 septembre 1996, France/Commission (C‑241/94, EU:C:1996:353, points 23 et 24), et du 1er décembre 1998, Ecotrade (C‑200/97, EU:C:1998:579, points 39 et 40).

( 23 ) Arrêt du 12 novembre 2013, MOL/Commission (T‑499/10, EU:T:2013:592), confirmé par l’arrêt du 4 juin 2015, Commission/MOL (C‑15/14 P, EU:C:2015:362).

( 24 ) Arrêts du 24 septembre 2019, Pays-Bas e.a./Commission (T‑760/15 et T‑636/16, EU:T:2019:669) ; du 24 septembre 2019, Luxembourg et Fiat Chrysler Finance Europe/Commission (T‑755/15 et T‑759/15, EU:T:2019:670), ainsi que du 15 juillet 2020, Irlande e.a./Commission (T‑778/16 et T‑892/16, EU:T:2020:338).

( 25 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Irlande/Commission (C‑898/19 P, EU:C:2021:1029).

( 26 ) Le requérant me semble ainsi se référer aux points 89 à 96 de l’arrêt attaqué.

( 27 ) Voir arrêts du 9 novembre 2017, TV2/Danmark/Commission (C‑649/15 P, EU:C:2017:835, points 49 et 50) ; du 20 décembre 2017, Comunidad Autónoma de Galicia et Retegal/Commission (C‑70/16 P, EU:C:2017:1002, point 72), ainsi que du 20 septembre 2018, Espagne/Commission (C‑114/17 P, EU:C:2018:753, point 75).

( 28 ) Arrêts du 21 décembre 2016, Commission/Hansestadt Lübeck (C‑524/14 P, EU:C:2016:971, point 21), et du 20 décembre 2017, Espagne/Commission (C‑81/16 P, EU:C:2017:1003, point 43).

( 29 ) À l’évidence, le Royaume d’Espagne vise le point 97 de l’arrêt attaqué.

( 30 ) Voir, notamment, arrêt du 14 octobre 2014, Buono e.a./Commission (C‑12/13 P et C‑13/13 P, EU:C:2014:2284, point 52 et jurisprudence citée).

( 31 ) Arrêt du 21 décembre 2016, Commission/Aer Lingus et Ryanair Designated Activity (C‑164/15 P et C‑165/15 P, EU:C:2016:990, point 89 et jurisprudence citée).

( 32 ) Arrêt du 21 décembre 2016, Commission/Aer Lingus et Ryanair Designated Activity (C‑164/15 P et C‑165/15 P, EU:C:2016:990, point 90 et jurisprudence citée).

( 33 ) Arrêt du 19 septembre 2000 (C‑156/98, EU:C:2000:467).

( 34 ) Arrêt du 19 septembre 2000, Allemagne/Commission (C‑156/98, EU:C:2000:467, points 26 et 27).

( 35 ) Arrêt du 13 juin 2002 (C‑382/99, EU:C:2002:363).

( 36 ) Arrêt du 13 juin 2002, Pays-Bas/Commission (C‑382/99, EU:C:2002:363, point 62).

( 37 ) Arrêts du 15 juin 2010, Mediaset/Commission (T‑177/07, EU:T:2010:233, point 62), et du 28 juillet 2011, Mediaset/Commission (C‑403/10 P, non publié, EU:C:2011:533, points 76 et 77).

( 38 ) Communication de la Commission relative à la notion d’« aide d’État » visée à l’article 107, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (JO 2016, C 262, p. 1).

( 39 ) Je tiens à rappeler, à cet égard, que, selon une jurisprudence constante, la qualification d’aide d’État ne peut pas dépendre de la technique de réglementation utilisée par les États membres. Voir, notamment, arrêt du 6 octobre 2021, World Duty Free Group et Espagne/Commission (C‑51/19 P et C‑64/19 P, EU:C:2021:793, point 95).

( 40 ) Il importe d’observer que la Commission a relevé, aux considérants 135 et 136 de la décision litigieuse, qu’il ressortait des exemples fournis par les autorités espagnoles que les demandes d’autorisation présentées par les GIE décrivaient en détail l’ensemble du RELF, fournissaient tous les contrats pertinents et comportaient des annexes contenant un calcul détaillé des avantages fiscaux totaux et du mode de répartition entre la compagnie maritime (ou les éléments nécessaires pour effectuer
un tel calcul), d’une part, et les GIE ou leurs investisseurs, d’autre part.

( 41 ) Mise en italique par mes soins.

( 42 ) Arrêt du 21 décembre 2016 (C‑164/15 P et C‑165/15 P, EU:C:2016:990).

( 43 ) Arrêt du 21 décembre 2016, Commission/Aer Lingus et Ryanair Designated Activity (C‑164/15 P et C‑165/15 P, EU:C:2016:990, point 92).

( 44 ) Voir, notamment, point 203 de la décision litigieuse.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-649/20
Date de la décision : 29/09/2022
Type d'affaire : Pourvoi - non fondé, Pourvoi - irrecevable
Type de recours : Recours en annulation

Analyses

Pourvoi – Aides d’État – Article 107, paragraphe 1, TFUE – Régime fiscal applicable à certains accords de location-financement pour l’acquisition de navires (régime espagnol de leasing fiscal) – Condition relative à la sélectivité – Obligation de motivation – Principe de protection de la confiance légitime – Principe de sécurité juridique – Récupération de l’aide.

Concurrence

Aides accordées par les États


Parties
Demandeurs : Royaume d'Espagne e.a.
Défendeurs : Commission européenne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Pikamäe

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2022:744

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award