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29/09/2022 | CJUE | N°C-524/21

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. J. Richard de la Tour, présentées le 29 septembre 2022., IG et Agenţia Municipală pentru Ocuparea Forţei de Muncă Bucureşti contre Agenţia Judeţeană de Ocupare a Forţei de Muncă Ilfov et IM., 29/09/2022, C-524/21


 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 29 septembre 2022 ( 1 )

Affaires jointes C‑524/21 et C‑525/21

IG

contre

Agenţia Judeţeană de Ocupare a Forţei de Muncă Ilfov (C‑524/21)

et

Agenţia Municipală pentru Ocuparea Forţei de Muncă Bucureşti

contre

IM (C‑525/21)

[demandes de décision préjudicielle formées par la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie)]

« Renvoi préjudiciel – Politiq

ue sociale – Directive 2008/94/CE – Protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur – Prise en charge par les institutions de garanti...

 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 29 septembre 2022 ( 1 )

Affaires jointes C‑524/21 et C‑525/21

IG

contre

Agenţia Judeţeană de Ocupare a Forţei de Muncă Ilfov (C‑524/21)

et

Agenţia Municipală pentru Ocuparea Forţei de Muncă Bucureşti

contre

IM (C‑525/21)

[demandes de décision préjudicielle formées par la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie)]

« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 2008/94/CE – Protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur – Prise en charge par les institutions de garantie des créances des travailleurs salariés – Limitation de l’obligation de paiement des institutions de garantie – Recouvrement en cas de dépassement de la période de trois mois antérieurs/postérieurs à l’ouverture de la procédure d’insolvabilité »

I. Introduction

1. Les présentes demandes de décision préjudicielle ont pour objet l’interprétation de la directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur ( 2 ).

2. Ces demandes ont été introduites dans le cadre de litiges opposant, d’une part, IG à l’Agenția Județeană de Ocupare a Forței de Muncă Ilfov (Agence départementale pour l’emploi d’Ilfov, Roumanie, ci-après l’« AJOFM Ilfov ») (affaire C-524/21) et, d’autre part, l’Agenția Municipală pentru Ocuparea Forței de Muncă Bucureşti (Agence municipale pour l’emploi de Bucarest, Roumanie, ci-après l’« AMOFM Bucarest ») à IM (affaire C-525/21) au sujet du recouvrement des sommes versées par une institution de
garantie des salaires au titre des créances salariales impayées en raison de l’insolvabilité de l’employeur. En effet, se pose la question de savoir si et comment ces sommes peuvent être recouvrées auprès du salarié lorsqu’elles n’ont pas été versées pour la période de référence prévue par la directive 2008/94 ou lorsqu’elles ont été demandées en dehors du délai légal national de prescription.

3. Dans les présentes conclusions, qui, conformément à la demande de la Cour, sont ciblées sur les troisième et cinquième questions préjudicielles, j’expliquerai les raisons pour lesquelles la directive 2008/94 ainsi que les principes d’équivalence, d’effectivité et de la protection de la confiance légitime doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation et à une pratique nationales prévoyant, sans mesures transitoires, le recouvrement de sommes versées à tort pour des
périodes dépassant le cadre légal ou réclamées en dehors du délai de prescription, lorsque les anciens salariés concernés ne sont plus en mesure de demander le versement de sommes au titre des salaires impayés auprès de l’institution de garantie.

4. Dans les hypothèses où, à la date du recouvrement ou de la décision de la juridiction saisie, les salariés seraient encore en mesure de faire valoir leurs droits tirés de la directive 2008/94, la juridiction de renvoi doit vérifier que les modalités de mise en œuvre de cette directive concernant le recouvrement des premières sommes versées sont conformes, d’une part, au principe d’équivalence qui exige que ces modalités procédurales ne sont pas moins favorables que celles relatives au traitement
de situations comparables de nature purement interne et, d’autre part, au principe d’effectivité, qui exige que lesdites modalités procédurales ne rendent pas impossible ou excessivement difficile en pratique l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union.

II. Le cadre juridique

A.   La directive 2008/94

5. Les considérants 2, 3 et 7 de la directive 2008/94 énoncent :

« (2) La charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, adoptée le 9 décembre 1989, indique en son point 7 que la réalisation du marché intérieur doit conduire à une amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs dans [l’Union européenne] et que cette amélioration doit entraîner, là où cela est nécessaire, le développement de certains aspects de la réglementation du travail, tels que les procédures de licenciement collectif ou celles concernant les
faillites.

(3) Des dispositions sont nécessaires pour protéger les travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur et pour leur assurer un minimum de protection, en particulier pour garantir le paiement de leurs créances impayées, en tenant compte de la nécessité d’un développement économique et social équilibré dans [l’Union]. À cet effet, les États membres devraient mettre en place une institution qui garantisse aux travailleurs concernés le paiement des créances impayées des travailleurs.

[...]

(7) Les États membres peuvent fixer des limites à la responsabilité des institutions de garantie, limites qui doivent être compatibles avec l’objectif social de la directive et peuvent prendre en considération les différents niveaux de créances. »

6. Le chapitre I de cette directive, intitulé « Champ d’application et définitions », comprend les articles 1 et 2.

7. Aux termes de l’article 1er, paragraphe 1, de ladite directive :

« La présente directive s’applique aux créances des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail et existant à l’égard d’employeurs qui se trouvent en état d’insolvabilité au sens de l’article 2, paragraphe 1. »

8. L’article 2, paragraphe 1, de la directive 2008/94 prévoit :

« Aux fins de la présente directive, un employeur est considéré comme se trouvant en état d’insolvabilité lorsqu’a été demandée l’ouverture d’une procédure collective fondée sur l’insolvabilité de l’employeur, prévue par les dispositions législatives, réglementaires et administratives d’un État membre, qui entraîne le dessaisissement partiel ou total de cet employeur ainsi que la désignation d’un syndic, ou une personne exerçant une fonction similaire, et que l’autorité qui est compétente en
vertu desdites dispositions a :

a) soit décidé l’ouverture de la procédure ;

b) soit constaté la fermeture définitive de l’entreprise ou de l’établissement de l’employeur, ainsi que l’insuffisance de l’actif disponible pour justifier l’ouverture de la procédure. »

9. Le chapitre II de la directive 2008/94, intitulé « Dispositions relatives aux institutions de garantie », comprend les articles 3 à 5.

10. L’article 3 de cette directive dispose :

« Les États membres prennent les mesures nécessaires afin que les institutions de garantie assurent, sous réserve de l’article 4, le paiement des créances impayées des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail y compris, lorsque le droit national le prévoit, des dédommagements pour cessation de la relation de travail.

Les créances prises en charge par l’institution de garantie sont les rémunérations impayées correspondant à une période se situant avant et/ou, le cas échéant, après une date déterminée par les États membres. »

11. L’article 4 de ladite directive est libellé comme suit :

« 1.   Les États membres ont la faculté de limiter l’obligation de paiement des institutions de garantie visée à l’article 3.

2.   Lorsque les États membres font usage de la faculté visée au paragraphe 1, ils fixent la durée de la période donnant lieu au paiement des créances impayées par l’institution de garantie. Cette durée ne peut toutefois être inférieure à une période portant sur la rémunération des trois derniers mois de la relation de travail se situant avant et/ou après la date visée à l’article 3, deuxième alinéa.

Les États membres peuvent inscrire cette période minimale de trois mois dans une période de référence dont la durée ne peut être inférieure à six mois.

Les États membres qui prévoient une période de référence d’au moins dix-huit mois peuvent limiter à huit semaines la période donnant lieu au paiement des créances impayées par l’institution de garantie. Dans ce cas, les périodes les plus favorables au travailleur salarié sont retenues pour le calcul de la période minimale.

3.   Les États membres peuvent assigner des plafonds aux paiements effectués par l’institution de garantie. Ces plafonds ne doivent pas être inférieurs à un seuil socialement compatible avec l’objectif social de la présente directive.

Lorsque les États membres font usage de cette faculté, ils communiquent à la Commission [européenne] les méthodes selon lesquelles ils fixent le plafond. »

12. L’article 12, sous a), de cette même directive prévoit :

« La présente directive ne porte pas atteinte à la faculté des États membres :

a) de prendre les mesures nécessaires en vue d’éviter des abus. »

B.   Le droit roumain

13. L’article 2 de la Legea nr. 200/2006 privind constituirea și utilizarea Fondului de garantare pentru plata creanțelor salariale (loi no 200/2006 relative à la constitution et à l’utilisation du Fonds de garantie pour le paiement des créances salariales) ( 3 ), du 22 mai 2006, prévoit :

« Le Fondul de garantare [pentru plata creanțelor salariale (Fonds de garantie pour le paiement des créances salariales, Roumanie, ci-après le « Fonds de garantie »)] assure le paiement des créances salariales résultant des contrats individuels de travail et des conventions collectives de travail conclus entre les salariés et les employeurs à l’encontre desquels ont été prononcées des décisions juridictionnelles définitives d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité et à l’égard desquels une
mesure de levée totale ou partielle du droit de gestion a été prononcée [...] »

14. L’article 13, paragraphe 1, sous a), de cette loi prévoit :

« Dans les limites et sous les conditions prévues au présent chapitre, les catégories suivantes de créances salariales sont prises en charges à l’aide des ressources du Fonds de garantie :

a) les arriérés de salaire. »

15. Aux termes de l’article 14, paragraphe 1, de ladite loi :

« La somme totale des créances salariales prises en charge par le Fonds de garantie ne peut excéder le montant de trois salaires bruts moyens nationaux par salarié. »

16. L’article 15, paragraphes 1 et 2, de la même loi dispose :

« (1)   Les créances salariales visées à l’article 13, paragraphe 1, sous a), c), d) et e), sont prises en charge pour une période de trois mois civils.

(2)   La période visée au paragraphe 1 est la période antérieure à la date à laquelle l’octroi des droits est demandé et précède ou suit la date d’ouverture de la procédure d’insolvabilité. »

17. L’article 5, paragraphe 1, des Normele metodologice de aplicare a Legii nr. 200/2006 privind constituirea și utilizarea Fondului de garantare pentru plata creanțelor salariale (règles méthodologiques d’application de la [loi no 200/2006]) ( 4 ), du 21 décembre 2006, prévoit :

« Les créances salariales visées à l’article 13, paragraphe 1, sous a), c), d) et e), de la loi [no 200/2006] sont afférentes à la période de trois mois civils visée à l’article 15, paragraphe 1, de [cette] loi, période qui est antérieure au mois au cours duquel l’octroi des droits est demandé. »

18. L’article 7 des règles méthodologiques dispose :

« (1)   Lorsque les créances des salariés de l’employeur en état d’insolvabilité sont antérieures au mois d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, la période de trois mois civils visée à l’article 15, paragraphe 1, de la loi [no 200/2006] précède la date d’ouverture de la procédure.

(2)   Lorsque les créances des salariés de l’employeur en état d’insolvabilité sont postérieures au mois d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, la période visée à l’article 15, paragraphe 1, de [cette] loi succède à la date d’ouverture de la procédure. »

19. Aux termes de l’article 47, paragraphe 1, de la Legea nr. 76/2002 privind sistemul asigurărilor pentru șomaj și stimularea ocupării forței de muncă (loi no 76/2002 relative au régime de l’assurance chômage et la stimulation de l’emploi) ( 5 ), du 16 janvier 2002 :

« Les sommes indûment payées à partir du budget des assurances chômage ainsi que tout autre débit du budget des assurances chômage autre que provenant de la contribution à l’assurance pour le travail sont recouvrés sur la base de décisions émises par les agences pour l’emploi [...], lesquelles constituent des titres exécutoires. »

20. L’article 73, indice 1, de la Legea nr. 500/2002 privind finanțele publice (loi no 500/2002 relative aux finances publiques) ( 6 ), du 11 juillet 2002, prévoit :

« Le recouvrement des sommes représentant un préjudice/versement irrégulier de fonds publics, déterminées par les instances de contrôle compétentes, est réalisé avec perception d’intérêts et de pénalités de retard ou de majorations de retards, selon le cas, applicables aux recettes budgétaires, calculés pour la période s’étendant de réalisation du préjudice/versement au recouvrement des sommes. »

III. Les litiges au principal et les questions préjudicielles

A.   L’affaire C-524/21

21. Par décision du 13 mars 2017, l’AJOFM Ilfov a fait droit à la demande déposée le 8 février 2017 par un liquidateur judiciaire visant à ce que soit déterminé et payé le montant des créances salariales prises en charge par le Fonds de garantie auxquelles IG avait droit pour les mois de mai à juillet 2013, à la suite de la mise en faillite de son employeur. Le montant de ces créances salariales a été fixé à 1308 lei roumains (RON) (environ 287 euros) ( 7 ).

22. En se fondant sur l’interprétation de l’article 15, paragraphes 1 et 2, de la loi no 200/2006 donnée par l’Înalta Curte de Casație și Justiție (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie) dans son arrêt du 5 mars 2018, no 16/2018 ( 8 ), la Curtea de Conturi (Cour des comptes, Roumanie) a, par décision du 6 août 2019, ordonné à l’Agenția Națională pentru Ocuparea Forței de Muncă (Agence nationale pour l’emploi, Roumanie) d’appliquer les mesures visant à déterminer l’étendue du préjudice et à
recouvrer les paiements effectués par le Fonds de garantie au titre des arriérés de salaires dus par certains employeurs en état d’insolvabilité, afférents à des périodes dépassant le cadre légal.

23. À la suite de cette décision, le directeur exécutif de l’AJOFM Ilfov a ordonné, le 31 décembre 2019, le recouvrement du montant des créances salariales dont a bénéficié IG, majoré d’intérêts et de pénalités de retard. À l’appui de sa décision, il a estimé que la demande de prise en charge de ces créances par le Fonds de garantie avait été présentée le 8 février 2017, alors que la date d’ouverture de la procédure d’insolvabilité à l’encontre de l’ancien employeur d’IG, qui déterminerait donc la
période de référence pendant laquelle une telle demande peut être introduite, était le 19 mars 2010. Partant, cette demande de prise en charge avait été, selon l’AJOFM Ilfov, formulée en dehors des délais légaux et était donc irrecevable.

24. IG a contesté en justice, par un recours formé le 17 mars 2020, la décision de l’AJOFM Ilfov devant le Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest, Roumanie). Par un jugement civil du 25 mai 2020, ce dernier a rejeté le recours d’IG comme étant non fondé.

25. Pour parvenir à cette conclusion, le Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest) s’est fondé, d’une part, sur l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018, selon lequel, en substance, la période de trois mois pour laquelle le Fonds de garantie peut prendre en charge et payer les créances salariales de l’employeur en état d’insolvabilité prendrait exclusivement pour référence la date d’ouverture de la procédure d’insolvabilité. Or, en l’occurrence, dès lors que cette
procédure a été formellement ouverte à l’encontre de son ancien employeur le 19 mars 2010, IG n’aurait dû bénéficier du paiement des créances salariales que pour les périodes allant, respectivement, du mois de décembre 2009 au mois de février 2010 et du mois d’avril 2010 au mois de juin 2010.

26. En outre, sachant que la demande déposée par le liquidateur judiciaire visait les créances salariales correspondant aux mois de mai à juillet 2013, se trouvant ainsi en dehors de la période de référence telle qu’établie par l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018, le Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest) a estimé qu’il n’y avait aucune base légale permettant la prise en charge de ces créances pour la période sollicitée.

27. D’autre part, pour rejeter le recours d’IG, cette juridiction a écarté également son argument selon lequel l’AJOFM Ilfov serait incompétente pour déterminer et recouvrer le montant des créances salariales en question. À ce titre, ladite juridiction a fait valoir que le législateur roumain aurait prévu expressément que les sommes accordées indûment à partir du budget des assurances chômage, à l’instar des créances salariales perçues par IG, devaient être recouvrées auprès des bénéficiaires qui,
en ce qui concerne le Fonds de garantie, étaient les employés, et non pas les employeurs, ces derniers étant, en substance, des contribuables.

28. IG s’est pourvue devant la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) contre l’arrêt du Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest). À l’appui de son recours, IG fait valoir, en premier lieu, que l’appréciation de la juridiction de première instance serait fondée sur une application erronée par l’Înalta Curte de Casație și Justiție (Haute Cour de cassation et de justice) des dispositions pertinentes à son égard, cette appréciation remettant en cause les
droits salariaux que la requérante aurait légalement acquis par l’intermédiaire de la décision de l’AJOFM Ilfov du 13 mars 2017, cet acte administratif ne pouvant plus être révoqué puisqu’il serait déjà entré dans le circuit civil.

29. En deuxième lieu, IG estime que les dispositions de l’article 15, paragraphe 2, de la loi no 200/2006, telles qu’interprétées dans l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018, ne peuvent plus être considérées comme une base légale de la décision de l’AJOFM Ilfov du 13 mars 2017, dès lors qu’elles ont été déclarées contraires à la Constituția (Constitution) par une décision de la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle, Roumanie) ( 9 ).

30. En troisième lieu, IG met en exergue le fait que le Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest) aurait à tort écarté l’argument tiré de l’incompétence de l’AJOFM Ilfov puisqu’il aurait confondu le bénéficiaire des dispositions de la loi no 200/2006. À ce titre, IG soutient que l’employé ne serait pas le bénéficiaire de cette loi, dès lors qu’il obtient des droits salariaux à la suite du travail fourni, alors que c’est l’employeur qui paye la contribution au Fonds de garantie.

B.   L’affaire C-525/21

31. Par décision du 14 mars 2018, l’AMOFM Bucarest a fait suite à la demande déposée par un liquidateur judiciaire visant à ce que soit déterminé et payé le montant des créances salariales prises en charge par le Fonds de garantie dont devait bénéficier IM au titre des mois d’octobre et de novembre 2017 en raison de l’insolvabilité de son employeur. Le montant de ces créances a été fixé à 3143 RON (environ 674 euros) ( 10 ).

32. Sur le fondement de la décision de la Curtea de Conturi (Cour des comptes) du 6 août 2019, telle que décrite au point 22 des présentes conclusions, le directeur exécutif de l’AMOFM Bucarest a, par décision du 2 décembre 2019, complétée le 6 décembre 2019 (ci-après la« décision du 6 décembre 2019 »), annulé la décision de l’AMOFM Bucarest du 14 mars 2018, estimant que la période pour laquelle les créances salariales avaient été acquittées ne correspondait pas à la période de référence, telle que
déterminée par l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018.

33. En outre, par la décision du 6 décembre 2019, il a été constaté que la période pour laquelle le Fonds de garantie pouvait prendre en charge et payer les créances salariales d’IM prenait pour référence exclusivement la date d’ouverture de la procédure de l’insolvabilité à l’encontre de son employeur, à savoir le 22 janvier 2015, de sorte que le montant de ces créances aurait été indûment payé. Partant, le directeur exécutif de l’AMOFM Bucarest a ordonné le recouvrement du montant en question.

34. Par recours formé le 21 janvier 2020, IM a contesté devant le Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest) la décision du 6 décembre 2019, en demandant à être libérée du paiement du montant en cause et la suspension de l’exécution de cet acte en attendant qu’une décision sur le fond soit rendue.

35. Par un jugement civil du 14 juillet 2020, cette juridiction a fait droit à la demande d’IM et a annulé la décision du 6 décembre 2019. À ce titre, elle a constaté, d’une part, que les dispositions de l’article 15, paragraphe 2, de la loi no 200/2006, telles qu’interprétées dans l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018, ne sauraient être appliquées en l’espèce puisqu’elles auraient été déclarées contraires à la Constitution par la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle) ( 11 ).

36. D’autre part, le Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest) a fait application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ( 12 ), aux termes de laquelle une demande de recouvrement rétroactif des prestations sociales qui ont été versées à tort viole les dispositions de l’article 1er du protocole additionnel de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ( 13 ). Ce tribunal a considéré, premièrement, que le versement des
prestations sociales en question relevait des notions de « bien » et de « confiance légitime » au sens de cette convention et, deuxièmement, que l’obligation imposée à IM par l’autorité administrative de rembourser ces prestations sociales revenait à une violation du principe de proportionnalité.

37. Le Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest) a conclu qu’IM, n’ayant nullement contribué à l’octroi des créances salariales versées par le Fonds de garantie, ne saurait être tenue responsable de l’erreur de l’AMOFM Bucarest, cette dernière étant chargée d’analyser la demande du liquidateur judiciaire à la lumière de ses propres compétences.

38. Par la suite, l’AMOFM Bucarest a formé un pourvoi devant la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest) contre l’arrêt du Tribunalul Bucureşti (tribunal de grande instance de Bucarest). Cette agence fait valoir, en substance, que la juridiction de première instance aurait, à la fois, interprété erronément et violé la portée de l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018, ainsi que plusieurs dispositions de la loi no 200/2006.

39. Plus précisément, l’AMOFM Bucarest soutient que la somme versée à IM au titre de créances salariales ne lui serait pas due puisque le droit individuel réclamé ne s’inscrivait pas dans le cadre légal de trois mois précédant ou trois mois suivant la date d’ouverture de la procédure de l’insolvabilité à l’encontre de l’employeur.

C.   La motivation de la juridiction de renvoi et les questions préjudicielles

40. Eu égard aux considérations qui précèdent, la juridiction de renvoi estime que, même si l’AJOFM Ilfov (affaire C-524/21) et l’AMOFM Bucarest (affaire C-525/21) ont mis en œuvre la loi no 200/2006 transposant la directive 2008/94 en versant à IG et à IM les créances salariales garanties par le Fonds de garantie, la décision du 6 août 2019 de la Curtea de Conturi (Cour des comptes) a conduit à une réévaluation postérieure des demandes de paiement déjà acceptées par ce Fonds. Partant, cette
réévaluation représente une réappréciation du droit individuel de chaque travailleur au paiement de l’indemnité afférente à une période dépassant le cadre légal ou dont la demande a été présentée hors du délai de prescription.

41. Selon l’interprétation de la juridiction de renvoi, une telle pratique administrative donnerait naissance à une situation grave pour ces travailleurs non seulement en portant atteinte à la certitude et à la sécurité des rapports juridiques à travers la réévaluation des créances salariales déjà payées, mais aussi en ordonnant le recouvrement des montants perçus, assortis, le cas échéant, d’intérêts fiscaux et de pénalités de retard, et ce en l’absence de toute base juridique à cet effet.

42. En outre, cette juridiction estime que cette pratique administrative serait en contradiction avec la finalité sociale de la directive 2008/94, telle que définie aux considérants 3 et 7 de celle-ci, et qu’une interprétation par la Cour des dispositions pertinentes de cette directive aiderait à solutionner le nombre important de litiges portant sur des faits similaires et tranchés différemment par les juridictions nationales.

43. Dans ces conditions, la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Les dispositions de l’article 1er, paragraphe 1, et de l’article 2, paragraphe 1, de la [directive 2008/94], eu égard à la notion autonome d’“état d’insolvabilité”, s’opposent‑elles à une réglementation nationale de transposition de [cette] directive (l’article 15, paragraphes 1 et 2, de la [loi no 200/2006] lu en combinaison avec l’article 7 des [règles méthodologiques]) telle que l’Înalta Curte de Casație și Justiție [Haute Cour de cassation et de justice] – chambre compétente pour
statuer sur des questions de droit – l’a interprétée en vue de se prononcer sur de telles questions de droit dans sa décision no 16/2018, selon laquelle la période de trois mois, pour laquelle le Fonds de garantie peut prendre en charge et payer les créances salariales de l’employeur en état d’insolvabilité, prend exclusivement pour référence la date d’ouverture de la procédure d’insolvabilité ?

2) Les dispositions de l’article 3, paragraphe 2, et de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2008/94 s’opposent-elles à l’article 15, paragraphes 1 et 2, de la [loi no 200/2006] tel que l’Înalta Curte de Casație și Justiție [Haute Cour de cassation et de justice] – chambre compétente pour statuer sur des questions de droit – l’a interprété pour résoudre des questions de droit dans sa décision no 16/2018, selon laquelle la période maximale de trois mois, pour laquelle le Fonds de garantie
peut prendre en charge et payer les créances salariales de l’employeur en état d’insolvabilité, s’inscrit dans la période de référence des trois mois précédant immédiatement l’ouverture de la procédure d’insolvabilité – trois mois suivant immédiatement l’ouverture de la procédure d’insolvabilité ?

3) Une pratique administrative nationale par laquelle, en vertu d’une décision de la Curtea de Conturi [Cour des comptes] et en l’absence d’une réglementation nationale spécifique obligeant le travailleur à rembourser, il est procédé au recouvrement auprès du travailleur des sommes prétendument acquittées pour des périodes dépassant le cadre légal ou qui ont été réclamées hors du délai de prescription est-elle conforme à la finalité sociale de la directive 2008/94 et aux dispositions de
l’article 12, sous a), de cette directive ?

4) S’agissant de l’interprétation de la notion d’“abus” visée à l’article 12, sous a), de la directive 2008/94, l’action de procéder au recouvrement auprès du travailleur, dans le but déclaré de faire respecter le délai général de prescription, des droits salariaux que le [Fonds de garantie] a payés sur demande du liquidateur judiciaire, est-elle une justification objective suffisante ?

5) Une interprétation et une pratique administrative nationales selon lesquelles les créances salariales dont la restitution est demandée aux travailleurs sont assimilées à des créances fiscales portant des intérêts et des pénalités de retard sont-elles conformes aux dispositions et aux objectifs de la directive [2008/94] ? »

44. Des observations écrites ont été déposées par les gouvernements roumain et espagnol ainsi que par la Commission.

IV. Analyse

45. À titre liminaire, je voudrais indiquer que la question de la possibilité et des modalités du recouvrement des sommes versées aux salariés d’un employeur en état d’insolvabilité par l’institution de garantie sur le fondement de la directive 2008/94 est distincte de celles relatives, d’une part, à la fixation de la période de référence au cours de laquelle se situe la période minimale de trois mois pendant laquelle les créances salariales sont garanties et, d’autre part, à la définition de la
notion d’« abus » au sens de l’article 12, sous a), de cette directive.

46. C’est pourquoi, conformément à la demande de la Cour, je ne traiterai que les troisième et cinquième questions préjudicielles, qui, en outre, peuvent faire l’objet d’une analyse et d’une réponse communes pour les deux affaires. Je prendrai donc, comme hypothèse, selon les indications de la juridiction de renvoi, que les versements dont le recouvrement est envisagé ont été faits pour des périodes n’entrant pas dans le cadre légal ou sollicités hors du délai de prescription.

47. Dans le silence de la directive 2008/94, les modalités de recouvrement des créances salariales qui ont été versées à tort relèvent de l’autonomie procédurale des États membres ( 14 ). Ainsi, la Cour a déjà jugé, sous l’empire de la directive 80/987/CEE ( 15 ), que c’est dans la législation nationale de l’État membre concerné que doivent être recherchées les règles applicables à la prescription ou à la répétition de l’indu ( 16 ).

48. Toutefois, il est tout aussi constant que cette autonomie est encadrée par la nécessité de respecter les principes d’effectivité et d’équivalence ( 17 ), auxquels peut être ajouté, en l’espèce, celui de la protection de la confiance légitime.

49. Avant d’examiner la procédure mise en œuvre dans les cas d’espèce au regard de chacun de ces principes, je souhaite procéder à trois rappels.

50. D’abord, l’objectif social de la directive 2008/94 est clairement manifesté dans ses considérants 3 et 7. Cet objectif a été, en outre, reconnu par la Cour qui a jugé que, selon une jurisprudence bien établie, la finalité sociale de cette directive consiste à garantir à tous les travailleurs salariés un minimum de protection à l’échelle de l’Union en cas d’insolvabilité de l’employeur par le paiement des créances impayées résultant de contrats ou de relations de travail et portant sur la
rémunération afférente à une période déterminée ( 18 ). En conséquence, ledit objectif doit guider les États membres dans la mise en œuvre des droits tirés de ladite directive ( 19 ).

51. Ensuite, la Cour a relevé que la directive 2008/94, par la possibilité laissée aux États membres de limiter, dans une certaine mesure, leur garantie, tient compte de la capacité financière de ces États membres et cherche à préserver l’équilibre financier de leurs institutions de garantie ( 20 ). Toutefois, dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts cités à la note en bas de page 18 des présentes conclusions, le contentieux s’était noué au moment de la décision de versement ou non des
indemnités sollicitées et non au stade du recouvrement d’indemnités d’ores et déjà versées.

52. Enfin, il m’apparaît que, à partir du moment où la demande d’indemnisation est faite par un professionnel et non directement par le salarié, le risque d’abus est écarté, alors même qu’il ne résulte pas des éléments fournis dans les demandes de décisions préjudicielles que l’abus soit en cause dans les affaires au principal.

53. En premier lieu, concernant le principe d’équivalence, il convient de rappeler que l’application de ce principe impose de procéder à une comparaison entre la procédure contestée prévue par le droit de l’Union et les procédures semblables de droit interne dans des situations comparables afin de s’assurer que les conditions de la première procédure ne sont pas moins favorables ( 21 ).

54. La juridiction de renvoi indique que la procédure de droit national sur laquelle est fondée, par analogie, dans le silence de la loi, la procédure de recouvrement appliquée en l’espèce est une procédure employée en matière de recouvrement de dettes fiscales impayées impliquant l’application d’intérêts et de pénalités de retard.

55. Comme le relève la Commission, le recouvrement de dettes fiscales impayées n’est en rien comparable avec le recouvrement d’un trop-perçu de créances salariales, en particulier dans des hypothèses comme celles des cas d’espèce. En effet, le salarié, créancier d’un employeur en état d’insolvabilité au titre des salaires impayés, se trouve dans une situation où, à la suite d’une erreur qui ne semble pas lui être imputable, il a perçu, à tort, les sommes garantissant le paiement des salaires dus,
mais doit les rembourser, assorties d’intérêts et de pénalités de retard. Ainsi, non seulement sa créance salariale demeure impayée, alors que trois mois de salaires devaient lui être garantis, mais, en outre, il devrait débourser des intérêts et des pénalités de retard pour une période qui a commencé à courir un mois après la décision de versement des sommes (affaire C-524/21).

56. Dès lors, il me semble que, pour apprécier le respect du principe d’équivalence, la comparaison devrait être effectuée non pas avec les procédures de recouvrement de créances en matière fiscale, mais plutôt avec celles de créances en matière sociale prévoyant un recouvrement de prestations indues. Il convient également de rappeler que la Cour a jugé que « la demande en paiement de rémunérations impayées du travailleur salarié vis-à-vis du [Fonds de garantie] et celle d’un tel travailleur à
l’encontre de l’employeur en état d’insolvabilité ne sont pas semblables » ( 22 ).

57. En outre, à l’occasion de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Pasquini, qui avait trait à une action en répétition de l’indu en matière de pension de retraite, la Cour a jugé que le contrôle au titre du principe d’équivalence portait tant sur la prescription et la répétition de l’indu, et plus largement sur l’ensemble des modalités procédurales de traitement de situations comparables ( 23 ), que sur la prise en compte de la bonne foi ( 24 ).

58. En tout état de cause, dans les affaires au principal, si des intérêts devaient être dus, ils ne pourraient l’être qu’à compter d’une notification aux salariées de l’obligation de rembourser les sommes versées à tort et non à compter, comme dans les procédures de recouvrement fiscal appliquées au principal, de la date de « réalisation du préjudice/versement » irrégulier de fonds publics ( 25 ).

59. Ainsi, il appartient à la juridiction de renvoi, au regard du principe d’équivalence, de vérifier les éléments suivants : possibilité de répéter l’indu, prise en compte de la bonne foi et, le cas échéant, point de départ des intérêts de retard.

60. En deuxième lieu, concernant le principe d’effectivité, la Cour a posé la règle selon laquelle les modalités procédurales appliquées en vertu du droit national ne doivent pas rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union ( 26 ).

61. En l’espèce, si le recouvrement devait aller à son terme, les salariées devraient rembourser les sommes perçues, augmentées d’intérêts et de pénalités de retard, alors même que les dispositions de la directive 2008/94 leur garantissent au minimum le paiement de trois mois de salaires en cas d’insolvabilité de leur employeur.

62. Cette possibilité pose deux difficultés au regard du principe d’effectivité.

63. En effet, d’une part, les faits décrits dans les affaires au principal semblent indiquer que les conséquences des défaillances dans le contrôle par le liquidateur judiciaire, professionnel qualifié chargé de la demande de versement des sommes garanties, ainsi que par l’agence pour l’emploi et l’institution de garantie autorisant et mettant en œuvre leur versement sont supportées par le salarié, qui peut être contraint de rembourser ces sommes plusieurs années après leur versement. Or, il ne
devrait pas en être ainsi afin de garantir au salarié l’exercice des droits qu’il tire de la directive 2008/94 sans rendre celui-ci excessivement difficile. En particulier, la possibilité pour l’administration compétente d’exercer une action en répétition de l’indu plusieurs années après, voire sans délai de prescription, et d’employer une procédure réservée à la fraude fiscale est de nature à dissuader le salarié d’exercer ces droits. En outre, si le recouvrement est initié à un moment où
l’action du salarié en paiement des salaires est prescrite ou si elle doit passer obligatoirement par un liquidateur judiciaire qui risque de n’être plus en fonction, le salarié se retrouverait dans l’impossibilité d’obtenir la garantie des salaires prévue par cette directive. Ainsi, le principe d’effectivité n’est pas respecté.

64. D’autre part, même si une nouvelle demande d’indemnités restait possible, la condamnation à payer des intérêts et des pénalités de retard pour le premier versement peut être analysée comme portant atteinte au principe d’effectivité. En effet, dans la mesure où l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2008/94 énonce que, a minima, le montant des trois derniers salaires doit être garanti, prévoir un recouvrement impliquant pour le salarié de débourser plus que ce qu’il a reçu viendrait renforcer
l’atteinte à ce principe.

65. En conséquence, la juridiction de renvoi doit vérifier si la date à laquelle le recouvrement est mis en œuvre laisse encore la possibilité au salarié de solliciter la garantie des créances salariales prévue à l’article 3, second alinéa, de la directive 2008/94 et, dans l’affirmative, si l’application d’intérêts et de pénalités de retard sur le versement indu n’est pas de nature à diminuer le montant garanti par les dispositions de cette directive. C’est à ces conditions que l’effectivité de ces
droits est assurée par la réglementation et la pratique nationales.

66. En tout état de cause, l’interprétation jurisprudentielle sur la période de référence ( 27 ), suivie de l’injonction de la Curtea de Conturi (Cour des comptes) de procéder au recouvrement des indemnités versées antérieurement en dehors de cette période de référence, sans être accompagné de mesures transitoires, sont de nature, à elles seules, à porter atteinte au respect du principe d’effectivité. En effet, et si l’on raisonne par analogie, la Cour a jugé, dans une affaire de réduction du délai
pendant lequel peut être demandé le remboursement de sommes versées en violation du droit de l’Union, qu’« [u]n [...] régime transitoire [permettant aux justiciables de disposer d’un délai suffisant pour pouvoir introduire les demandes de remboursement qu’ils étaient en droit de présenter sous l’empire de l’ancienne législation] est nécessaire dès lors que l’application immédiate à ces demandes d’un délai de prescription plus court que celui précédemment en vigueur aurait pour effet de priver
rétroactivement de leur droit à remboursement certains justiciables ou de ne leur laisser qu’un délai trop bref pour faire valoir ce droit » ( 28 ). À plus forte raison, un recouvrement mis en œuvre sans mesures transitoires d’accompagnement destinées à préserver les droits acquis des salariés m’apparaît contraire au respect du principe d’effectivité.

67. En troisième et dernier lieu, je souhaiterais évoquer la conformité de la réglementation et de la pratique nationales en cause au regard du principe de la protection de la confiance légitime. Ce principe protège les particuliers « contre des modifications de la règle de droit qui, même si elles sont légales, sont à ce point brutales que leurs conséquences sont inévitablement choquantes » ( 29 ).

68. La Cour a reconnu que le principe de la protection de la confiance légitime s’inscrit parmi les principes fondamentaux de l’Union ( 30 ) et a jugé qu’« on ne peut placer sa confiance dans l’absence totale de modification législative, mais uniquement mettre en cause les modalités d’application d’une telle modification » ( 31 ).

69. Elle a précisé que « le droit de se prévaloir du principe de protection de la confiance légitime appartient à tout justiciable dans le chef duquel une institution de l’Union, en lui fournissant des assurances précises, a fait naître à son égard des espérances fondées. En revanche, nul ne peut invoquer une violation de ce principe en l’absence desdites assurances » ( 32 ). Elle a également admis que ce principe doit être respecté par les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de
l’Union ( 33 ).

70. Si ce principe est majoritairement appliqué par la Cour dans des affaires de restitutions de taxes prélevées indûment par un État membre en violation des règles du droit de l’Union ( 34 ) ou de récupération d’aides d’État ( 35 ), il a néanmoins été appliqué en matière de répétition de l’indu de pensions de retraites ( 36 ).

71. Il me semble dès lors possible et souhaitable d’en faire application aux cas d’espèce puisque, plus que des assurances précises, les salariées ont reçu les sommes sollicitées pour la durée minimale prévue par la directive 2008/94, à savoir trois mois de salaires. Ils avaient, en conséquence, toutes les raisons de croire que ces sommes étaient dues, et ce d’autant plus que les sommes avaient été sollicitées par un professionnel des procédures d’insolvabilité, le liquidateur judiciaire, et versées
par l’institution compétente, à savoir l’institution de garanties des salaires.

72. Si la Cour veille, au titre du respect du principe de la protection de la confiance légitime, aux mesures transitoires mises en place par un État membre en cas de changement de législation en défaveur de la personne concernée afin de protéger les droits acquis sur le fondement du droit de l’Union ( 37 ), il doit en être de même, selon moi, lorsqu’il s’agit du recouvrement des sommes perçues dans les situations en cause au principal.

73. En effet, à la suite d’un revirement de jurisprudence non accompagné de mesures transitoires destinées à préserver les droits acquis sur le fondement de la directive 2008/94, le recouvrement des sommes versées antérieurement au revirement, engagé à une date où une nouvelle demande de versement conforme aux nouvelles exigences jurisprudentielles ne serait plus possible, que ce soit en raison du délai de prescription applicable à cette demande ou de la fin de la mission du liquidateur judiciaire
si les salariés ne peuvent en solliciter eux-mêmes le versement, porte atteinte au principe de la protection de la confiance légitime.

74. En conclusion, il m’apparaît que la directive 2008/94 ainsi que les principes d’équivalence, d’effectivité et de la protection de la confiance légitime doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation et à une pratique nationales prévoyant, sans mesures transitoires, le recouvrement de sommes versées à tort pour des périodes dépassant le cadre légal ou réclamées en dehors du délai de prescription, lorsque les anciens salariés concernés ne sont plus en mesure de demander
le versement de sommes au titre des salaires impayés auprès de l’institution de garantie.

75. Dans les hypothèses où, à la date du recouvrement ou de la décision de la juridiction saisie, les salariés seraient encore en mesure de faire valoir leurs droits tirés de la directive 2008/94, la juridiction de renvoi doit vérifier que les modalités de mise en œuvre de cette directive concernant le recouvrement des premières sommes versées sont conformes, d’une part, au principe d’équivalence qui exige que ces modalités procédurales ne sont pas moins favorables que celles relatives au traitement
de situations comparables de nature purement interne et, d’autre part, au principe d’effectivité, qui exige que lesdites modalités procédurales ne rendent pas impossible ou excessivement difficile en pratique l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union.

V. Conclusion

76. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux troisième et cinquième questions préjudicielles posées par la Curtea de Apel Bucureşti (Cour d’appel de Bucarest, Roumanie) de la manière suivante :

1) La directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur, ainsi que les principes d’équivalence, d’effectivité et de la protection de la confiance légitime

doivent être interprétés en ce sens que :

ils s’opposent à une réglementation et à une pratique nationales prévoyant, sans mesures transitoires, le recouvrement de sommes versées à tort pour des périodes dépassant le cadre légal ou réclamées en dehors du délai de prescription, lorsque les anciens salariés concernés ne sont plus en mesure de demander le versement de sommes au titre des salaires impayés auprès de l’institution de garantie.

2) Dans les hypothèses où, à la date du recouvrement ou de la décision de la juridiction saisie, les salariés seraient encore en mesure de faire valoir leurs droits tirés de la directive 2008/94, la juridiction de renvoi doit vérifier que les modalités de mise en œuvre de cette directive concernant le recouvrement des premières sommes versées sont conformes, d’une part, au principe d’équivalence qui exige que ces modalités procédurales ne sont pas moins favorables que celles relatives au
traitement de situations comparables de nature purement interne et, d’autre part, au principe d’effectivité, qui exige que lesdites modalités procédurales ne rendent pas impossible ou excessivement difficile en pratique l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union.

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( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) JO 2008, L 283, p. 36.

( 3 ) Monitorul Oficial al României, partie I, no 453 du 25 mai 2006, ci‑après la « loi no 200/2006 ».

( 4 ) Monitorul Oficial al României, partie I, no 1038 du 28 décembre 2006, ci-après les « règles méthodologiques ».

( 5 ) Monitorul Oficial al României, partie I, no 103 du 6 février 2002.

( 6 ) Monitorul Oficial al României, partie I, no 597 du 13 août 2002.

( 7 ) Au taux de change du 13 mars 2017.

( 8 ) Ci-après l’« arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018 ». Dans cet arrêt, cette juridiction a estimé que, au sens de l’article 15, paragraphes 1 et 2, de la loi no 200/2006, la période de référence pendant laquelle le paiement des créances salariales au titre des arriérés de salaires dus par des employeurs en état d’insolvabilité peut être octroyé s’étend aux trois mois précédant immédiatement l’ouverture de la procédure d’insolvabilité et, respectivement, aux trois mois suivant
immédiatement cette date.

( 9 ) Voir décision no 565 de la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle), du 8 juillet 2020.

( 10 ) Au taux de change du 14 mars 2018.

( 11 ) Voir note en bas de page 9 des présentes conclusions.

( 12 ) Cette juridiction s’est fondée sur l’arrêt de la Cour EDH du 26 avril 2018, Čakarević c. Croatie (CE:ECHR:2018:0426JUD004892113).

( 13 ) Convention signée à Rome le 4 novembre 1950.

( 14 ) Voir arrêt du 16 juillet 2009, Visciano (C‑69/08, ci-après l’« arrêt Visciano , EU:C:2009:468, point 30).

( 15 ) Directive du Conseil du 20 octobre 1980 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur (JO 1980, L 283, p. 23).

( 16 ) Voir, par analogie, s’agissant de montants indûment perçus au titre d’une pension de vieillesse, arrêt du 19 juin 2003, Pasquini (C‑34/02, ci-après l’« arrêt Pasquini , EU:C:2003:366, point 53).

( 17 ) Voir arrêt Visciano (point 39).

( 18 ) Voir arrêts du 25 juillet 2018, Guigo (C‑338/17, EU:C:2018:605, point 28 et jurisprudence citée), ainsi que du 25 novembre 2020, Sociálna poisťovňa (C‑799/19, EU:C:2020:960, point 64).

( 19 ) Voir arrêt du 25 juillet 2018, Guigo (C‑338/17, EU:C:2018:605, point 29).

( 20 ) Voir arrêt du 25 juillet 2018, Guigo (C‑338/17, EU:C:2018:605, point 31 et jurisprudence citée).

( 21 ) Voir arrêt Visciano (point 39).

( 22 ) Voir arrêt Visciano (point 41).

( 23 ) Voir arrêt Pasquini (point 62 et dispositif, troisième alinéa).

( 24 ) Voir arrêt Pasquini (point 63).

( 25 ) Voir article 73, indice 1, de la loi no 500/2002 relative aux finances publiques.

( 26 ) Voir arrêts Pasquini (point 58) et Visciano (point 39).

( 27 ) Voir arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018. Pour rappel, dans cet arrêt, cette juridiction a estimé que, au sens de l’article 15, paragraphes 1 et 2, de la loi no 200/2006, la période de référence pendant laquelle le paiement des créances salariales au titre des arriérés de salaires dus par des employeurs en état d’insolvabilité peut être octroyé s’étend aux trois mois précédant immédiatement l’ouverture de la procédure d’insolvabilité et, respectivement, aux trois mois suivant
immédiatement cette date.

( 28 ) Voir arrêt du 11 juillet 2002, Marks & Spencer (C‑62/00, ci-après l’« arrêt Marks & Spencer , EU:C:2002:435, point 38).

( 29 ) Voir Puissochet, J.-P., « Vous avez dit confiance légitime ? : Le principe de confiance légitime en droit communautaire », L’État de droit, Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, Dalloz, Paris, 1996, p. 581 à 596, en particulier p. 593.

( 30 ) Voir arrêts du 7 juin 2005, VEMW e.a. (C‑17/03, EU:C:2005:362, point 73 et jurisprudence citée), ainsi que du 14 mars 2013, Agrargenossenschaft Neuzelle (C‑545/11, EU:C:2013:169, point 23 et jurisprudence citée).

( 31 ) Voir arrêt du 7 juin 2005, VEMW e.a. (C‑17/03, EU:C:2005:362, point 81 et jurisprudence citée).

( 32 ) Voir arrêt du 16 décembre 2020, Conseil e.a./K. Chrysostomides & Co. e.a. (C‑597/18 P, C‑598/18 P, C‑603/18 P et C‑604/18 P, EU:C:2020:1028, point 178 et jurisprudence citée).

( 33 ) Voir arrêt Marks & Spencer (point 44 et jurisprudence citée).

( 34 ) Voir arrêts Marks & Spencer (point 46) et du 12 décembre 2013, Test Claimants in the Franked Investment Income Group Litigation (C‑362/12, EU:C:2013:834, point 45).

( 35 ) Voir, notamment, arrêt du 20 septembre 1990, Commission/Allemagne (C‑5/89, EU:C:1990:320 point 16).

( 36 ) Voir arrêt Pasquini (point 71).

( 37 ) Voir arrêt Marks & Spencer (points 38, 45 et 46).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-524/21
Date de la décision : 29/09/2022
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demandes de décision préjudicielle, introduites par la Curtea de Apel Bucureşti.

Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur – Directive 2008/94/CE – Prise en charge par les institutions de garantie des créances salariales des travailleurs salariés – Limitation de l’obligation de paiement des institutions de garantie aux créances salariales afférentes à la période de trois mois antérieurs ou postérieurs à la date d’ouverture de la procédure d’insolvabilité – Application d’un délai de prescription – Recouvrement de paiements indûment versés par l’institution de garantie – Conditions.

Politique sociale


Parties
Demandeurs : IG et Agenţia Municipală pentru Ocuparea Forţei de Muncă Bucureşti
Défendeurs : Agenţia Judeţeană de Ocupare a Forţei de Muncă Ilfov et IM.

Composition du Tribunal
Avocat général : Richard de la Tour

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2022:740

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