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29/09/2022 | CJUE | N°C-394/21

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. A. Rantos, présentées le 29 septembre 2022., Bursa Română de Mărfuri SA contre Autoritatea Naţională de Reglementare în domeniul Energiei (ANRE)., 29/09/2022, C-394/21


 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. ATHANASIOS RANTOS

présentées le 29 septembre 2022 ( 1 )

Affaire C‑394/21

Bursa Română de Mărfuri SA

contre

Autoritatea Naţională de Reglementare în domeniul Energiei (ANRE)

en présence de

Federaţia Europeană a Comercianţilor de Energie

[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie)]

« Renvoi préjudiciel – Marché de l’électricité – Règlement (UE) 2019/943

– Directive (UE) 2019/944 – Règlement (UE) 2015/1222 – Réglementation nationale prévoyant un seul gestionnaire désigné du marché de l’électricité »

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 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. ATHANASIOS RANTOS

présentées le 29 septembre 2022 ( 1 )

Affaire C‑394/21

Bursa Română de Mărfuri SA

contre

Autoritatea Naţională de Reglementare în domeniul Energiei (ANRE)

en présence de

Federaţia Europeană a Comercianţilor de Energie

[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie)]

« Renvoi préjudiciel – Marché de l’électricité – Règlement (UE) 2019/943 – Directive (UE) 2019/944 – Règlement (UE) 2015/1222 – Réglementation nationale prévoyant un seul gestionnaire désigné du marché de l’électricité »

Introduction

1. La présente demande de décision préjudicielle a été introduite par la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) dans le cadre du litige opposant la Bursa Română de Mărfuri SA (ci-après « BRM ») à l’Autoritatea Naţională de Reglementare în domeniul Energiei (ANRE) [Autorité nationale de régulation de l’énergie, Roumanie (ANRE)] au sujet du refus de cette dernière de délivrer une licence à BRM aux fins de l’organisation et de la gestion des marchés de l’électricité centralisés.

2. Les questions préjudicielles qui font l’objet des présentes conclusions ciblées concernent, d’une part, la question de savoir si le règlement (UE) 2019/943 ( 2 ), interprété à la lumière de la directive (UE) 2019/944 ( 3 ), interdit aux États membres de délivrer une seule licence d’organisation et de gestion des marchés de l’électricité et leur impose de mettre fin à un monopole légal existant en la matière ainsi que, d’autre part, celle de savoir si les principes de libre concurrence énoncés par
ce règlement s’appliquent à l’opérateur du marché de l’électricité, compte tenu également de la notion de « marchés de l’électricité », défini par ledit règlement grâce à un renvoi à cette directive.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

Le règlement 2019/943

3. L’article 1er du règlement 2019/943, intitulé « Objet et champ d’application », dispose :

« Le présent règlement vise à :

[...]

b) établir les principes fondamentaux à la base de marchés de l’électricité performants et intégrés, qui permettent d’assurer un accès non discriminatoire au marché de tous les fournisseurs de ressources et de tous les clients du secteur de l’électricité, qui rendent autonomes les consommateurs, qui assurent la compétitivité sur le marché mondial ainsi que la participation active de la demande, le stockage d’énergie et l’efficacité énergétique, et qui facilitent l’agrégation de la demande et de
l’offre décentralisées, et permettent l’intégration du marché et l’intégration sectorielle ainsi que la rémunération en fonction du marché de l’électricité produite à partir de sources d’énergie renouvelables ;

c) établir des règles équitables pour les échanges transfrontaliers d’électricité afin d’améliorer la concurrence sur le marché intérieur de l’électricité, en tenant compte des particularités des marchés nationaux et régionaux [...] ;

[...] »

4. L’article 2 de ce règlement contient les définitions suivantes :

« On entend par :

[...]

7) “opérateur du marché”, une entité qui fournit un service par lequel les offres de vente d’électricité sont mises en correspondance avec les offres d’achat d’électricité ;

8) “opérateur désigné du marché de l’électricité” ou “NEMO” [ ( 4 )], un opérateur du marché désigné par l’autorité compétente pour exécuter des tâches en lien avec le couplage unique journalier ou le couplage unique infrajournalier ;

[...]

25) “acteur du marché”, toute personne physique ou morale qui produit, achète ou vend des services liés à l’électricité, qui participe à l’agrégation ou qui est un gestionnaire de la participation active de la demande ou [de] services de stockage de l’énergie, y compris la passation d’ordres, sur un ou plusieurs marchés de l’électricité, y compris des marchés de l’énergie d’équilibrage ;

[...]

40) “marchés de l’électricité”, les marchés de l’électricité au sens de l’article 2, point 9), de la [directive 2019/944] ;

[...] »

5. L’article 3 dudit règlement, intitulé « Principes relatifs au fonctionnement des marchés de l’électricité », énonce :

« Les États membres, les autorités de régulation, les gestionnaires de réseau de transport, les gestionnaires de réseau de distribution, les opérateurs du marché et les gestionnaires délégués veillent à ce que les marchés de l’électricité soient exploités conformément aux principes suivants :

a) les prix sont formés sur la base de l’offre et de la demande ;

b) les règles du marché encouragent la formation libre des prix et évitent les actions qui empêchent la formation des prix sur la base de l’offre et de la demande ;

c) les règles du marché facilitent le développement d’une production plus flexible, d’une production durable sobre en carbone et d’une demande plus flexible ;

d) les consommateurs ont la possibilité de bénéficier des débouchés commerciaux et d’une concurrence accrue sur les marchés de détail et sont habilités à participer en tant qu’acteurs du marché au marché de l’énergie et à la transition énergétique ;

[...]

h) les obstacles aux flux transfrontaliers d’électricité entre les zones de dépôt des offres ou les États membres et aux transactions transfrontalières sur les marchés de l’électricité et les marchés de service connexes sont progressivement levés ;

[...]

o) pour permettre aux acteurs du marché d’être protégés, sur la base du marché, contre les risques liés à la volatilité des prix, et d’atténuer les incertitudes concernant les futurs retours sur investissement, les produits de couverture à long terme sont négociables au sein de bourses de manière transparente et des contrats d’approvisionnement en électricité à long terme sont négociables de gré à gré, pour autant que soit respecté le droit de l’Union en matière de concurrence ;

[...] »

6. L’article 10 du même règlement, intitulé « Limites techniques aux offres », prévoit, à ses paragraphes 4 et 5 :

« 4.   Les autorités de régulation ou [...] [l]es autorités compétentes désignées recensent les politiques et les mesures appliquées sur leur territoire susceptibles de contribuer à restreindre indirectement la formation des prix de gros, en ce compris la limitation des offres liées à l’activation de l’énergie d’équilibrage, les mécanismes de capacité, les mesures prises par les gestionnaires de réseau de transport, les mesures visant à modifier les résultats du marché, ou à empêcher les abus de
position dominante ou les zones de dépôt des offres définies de façon inefficiente.

5.   Lorsqu’une autorité de régulation ou une autorité compétente désignée a recensé une politique ou une mesure qui pourrait contribuer à restreindre la formation des prix de gros, elle prend toutes les mesures appropriées en vue d’éliminer ou, si cela n’est pas possible, de diminuer l’incidence de cette politique ou de cette mesure sur les stratégies d’offre. [...] »

La directive 2019/944

7. L’article 2 de la directive 2019/944 contient la définition suivante :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

9) “marchés de l’électricité” : les marchés pour l’électricité, y compris les marchés de gré à gré et les bourses de l’électricité, les marchés pour le commerce de l’énergie, les capacités, l’équilibrage et les services auxiliaires à différents délais de transaction, y compris les marchés à terme, à un jour et à moins d’un jour ;

[...] »

8. Conformément à son article 72, la directive 2019/944 a abrogé et remplacé la directive 2009/72/CE ( 5 ) avec effet au 1er janvier 2021, la plupart des dispositions de cette nouvelle directive s’appliquant, selon l’article 73 de la première directive, à partir de cette date.

Le règlement (UE) 2015/1222

9. L’article 4 du règlement (UE) 2015/1222 ( 6 ), intitulé « Désignation des NEMO et révocation de la désignation », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Chaque État membre relié électriquement à une zone de dépôt des offres dans un autre État membre veille à ce qu’un ou plusieurs NEMO soient désignés [...] afin d’assurer le couplage unique journalier et/ou infrajournalier. [...] »

10. L’article 5 de ce règlement, intitulé « Désignation des NEMO en cas de monopole national légal pour les services commerciaux », dispose :

« 1.   Si un monopole national légal pour les services d’échange journaliers et infrajournaliers qui exclut la désignation de plusieurs NEMO existe déjà dans un État membre ou dans une zone de dépôt des offres d’un État membre au moment de l’entrée en vigueur du présent règlement, l’État membre concerné doit en informer la Commission dans un délai de deux mois à compter de l’entrée en vigueur du présent règlement et peut refuser la désignation de plus d’un NEMO par zone de dépôt des offres.

[...]

2.   Aux fins du présent règlement, un monopole national légal est réputé exister lorsque la législation nationale prévoit expressément qu’une seule entité dans l’État membre ou dans une zone de dépôt des offres de l’État membre peut assurer des services d’échange journaliers et infrajournaliers.

3.   Deux ans après l’entrée en vigueur du présent règlement, la Commission remet un rapport au Parlement européen et au Conseil [...] Sur la base de ce rapport, et si la Commission juge que rien ne justifie le maintien des monopoles nationaux légaux [...], elle peut envisager des mesures législatives ou appropriées pour renforcer la concurrence et les échanges à l’intérieur des États membres et entre eux. [...] »

Le droit roumain

11. La Legea energiei electrice şi a gazelor naturale nr. 123/2012 ( 7 ), prévoit, à son article 10, paragraphe 2, sous f) :

« L’autorité compétente délivre des licences pour :

[...]

f) la gestion des marchés centralisés – une seule licence est accordée à l’opérateur du marché de l’électricité et une seule licence est accordée à l’opérateur du marché de l’équilibrage. »

Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

12. BRM est une société qui dispose, en vertu de la loi roumaine, d’une compétence générale pour gérer des marchés d’intérêt public.

13. Le 20 août 2020, cette société a présenté à l’ANRE une demande de délivrance d’une licence aux fins de l’organisation et de la gestion des marchés de l’électricité centralisés ( 8 ).

14. L’ANRE ayant rejeté cette demande au motif que la seule licence disponible, conformément à l’article 10, paragraphe 2, sous f), de la loi no 123/2012, avait été accordée à la société OPCOM, BRM a saisi la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest), la juridiction de renvoi, d’un recours visant à ce qu’il soit ordonné à l’ANRE de lui délivrer la licence demandée. La Federaţia Europeană a Comercianţilor de Energie (Fédération européenne des négociants en énergie, Roumanie) est intervenue
dans ce litige.

15. Pour l’essentiel, BRM a fait valoir que le règlement 2019/943, lu conjointement avec la directive 2019/944, imposait à l’ANRE d’éviter tout monopole sur les marchés de l’électricité centralisés, tandis que cette dernière a rétorqué que, à la date d’entrée en vigueur de la loi no 123/2012, une licence de gestion de ces marchés avait déjà été valablement accordée à la société OPCOM sur le fondement du règlement 2015/1222 et qu’aucune disposition du règlement 2019/943 n’imposait aux États membres
de désigner plusieurs opérateurs ayant pour fonction d’organiser et de gérer lesdits marchés.

16. Dans ce contexte, la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Le [règlement 2019/943], notamment son article 1er, sous b), et son article 3, eu égard aux dispositions de la [directive 2019/944], interdit-il, depuis son entrée en vigueur, qu’un État membre continue à allouer une seule licence d’organisation et de gestion des marchés de l’électricité centralisés ? Depuis le 1er janvier 2020, existe-t-il une obligation de l’État roumain de mettre fin à un monopole existant en ce qui concerne la gestion du marché de l’électricité ?

2) Le champ d’application ratione personae des principes de libre concurrence du règlement 2019/943, notamment de l’article 1er, sous b) et c), et de l’article 3, inclut-il l’opérateur d’un marché de l’électricité, tel qu’une bourse de matières premières ? Le fait que, aux fins de définir le marché de l’électricité, l’article 2, point 40, du règlement 2019/943 renvoie à la définition des marchés de l’électricité figurant à l’article 2, point 9, de la directive 2019/944 est-il pertinent pour
répondre à cette question ?

3) Y a-t-il lieu de considérer que l’octroi par un État membre d’une seule licence aux fins de la gestion du marché de l’électricité constitue une restriction de la concurrence, au sens des articles 101 et 102 TFUE, lus en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, TUE et l’article 106, paragraphe 1, TFUE ? »

17. Des observations écrites ont été déposées par BRM, les gouvernements roumain, grec, italien et chypriote, ainsi que par la Commission européenne. BRM, la Fédération européenne des négociants en énergie, les gouvernements roumain et grec, ainsi que la Commission ont également présenté des observations orales lors de l’audience de plaidoiries qui s’est tenue le 22 juin 2022.

Analyse

18. Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions seront ciblées sur l’analyse des première et deuxième questions préjudicielles.

Sur la première question

19. Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le règlement 2019/943, notamment son article 1er, sous b), et son article 3, doit, eu égard aux dispositions de la directive 2019/944, être interprété en ce sens qu’il interdit aux États membres, depuis son entrée en vigueur, de délivrer une seule licence d’organisation et de gestion des marchés de l’électricité et qu’il leur impose de mettre fin à un monopole légal existant en la matière.

20. À cet égard, il convient de relever que, en Roumanie, l’article 10, paragraphe 2, sous f), de la loi no 123/2012 prévoit qu’une seule licence peut être accordée à l’opérateur du marché de l’électricité et que cette licence a été octroyée par l’ANRE à la société OPCOM. L’activité qui fait l’objet de cette licence consiste, notamment, en la gestion du marché centralisé de l’électricité, qui concerne essentiellement la gestion de deux types d’échanges entre vendeurs et acheteurs d’électricité :
d’une part, les transactions à court terme, à savoir les contrats prévoyant la livraison de l’électricité le jour même ou le jour suivant, et, d’autre part, les transactions à long terme, à savoir les contrats prévoyant la livraison de l’électricité à une échéance plus longue.

21. En premier lieu, je remarque que le règlement 2019/943 et la directive 2019/944 ( 9 ), qui établissent les principes généraux relatifs au fonctionnement des marchés de l’électricité, ne prévoient pas de règles spécifiques concernant les services d’échange entre vendeurs et acheteurs sur ces marchés.

22. En effet, d’une part, l’article 1er, sous b) et c), et l’article 3 de ce règlement, invoqués par BRM au motif qu’ils imposent aux autorités de régulation nationales d’encourager la concurrence entre les opérateurs des marchés de l’électricité, ne s’opposent pas, à eux seuls, à l’existence d’un monopole de l’organisation et de la gestion des marchés de l’électricité centralisés. D’autre part, un tel effet n’est pas davantage produit par l’article 10, paragraphes 4 et 5, dudit règlement, également
invoqué par BRM au motif que ces dispositions invitent les autorités compétentes à recenser les politiques et les mesures susceptibles de contribuer à restreindre indirectement la formation des prix de gros et, lorsqu’elles ont recensé une telle politique ou une telle mesure, à adopter toutes les mesures appropriées en vue d’éliminer ou de diminuer l’incidence de celles-ci.

23. En second lieu, je rappelle que le règlement 2015/1222 établit des règles relatives à la désignation des opérateurs du marché de l’électricité (les NEMO) afin d’assurer le couplage unique journalier ou infrajournalier.

24. Conformément à l’article 4 de ce règlement, tout candidat satisfaisant aux critères énoncés par celui-ci peut être désigné en qualité de NEMO et une telle désignation ne peut être rejetée que lorsque les critères de désignation ne sont pas remplis ou dans le cas visé à l’article 5, paragraphe 1, dudit règlement.

25. L’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, du même règlement prévoit une dérogation permettant aux États membres de maintenir un monopole national légal pour les services d’échange journaliers et infrajournaliers d’électricité. Cette dérogation ne vise que les services infrajournaliers et journaliers et doit faire l’objet, comme toute dérogation, d’une interprétation stricte ( 10 ). Dès lors, elle ne saurait être étendue à d’autres marchés de l’électricité, tel que celui des services d’échange à
long terme.

26. En conclusion, si le maintien d’un monopole légal pour les services d’échange journaliers et infrajournaliers d’électricité peut être justifié au sens de l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement 2015/1222, aucune règle n’est prévue à cet égard par la réglementation de l’Union concernant le marché intérieur de l’électricité, et notamment par le règlement 2019/943 et la directive 2019/944, s’agissant du maintien d’un monopole légal pour les services d’échange d’électricité à long
terme ( 11 ).

27. Cela étant, l’interprétation de la réglementation de l’Union concernant les marchés de l’électricité n’étant pas conclusive quant à la légalité d’un monopole légal pour les services d’échange d’électricité à long terme, la question se pose de savoir si un tel monopole ne constitue pas une restriction à la liberté d’établissement consacré à l’article 49 TFUE ou, le cas échéant, à la libre prestation des services consacrée à l’article 56 TFUE ( 12 ) et, dans l’affirmative, s’il est justifié par
une raison d’intérêt général et proportionné.

28. Selon la jurisprudence de la Cour, doivent être considérées comme des restrictions à la liberté d’établissement ainsi qu’à la libre prestation des services toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de ces libertés ( 13 ).

29. Étant donné que, en vertu du droit national, il est impossible pour des entreprises d’autres États membres de fournir des services d’intermédiation des transactions d’énergie sur le marché à long terme en Roumanie, par un établissement dans cet État membre ou à titre transfrontalier, puisqu’elles ne peuvent obtenir une licence à cet effet, une telle réglementation, qui soumet l’exercice d’une activité économique à un régime d’exclusivité, peut être considérée comme une restriction à la liberté
d’établissement ou à la libre prestation des services.

30. Partant, une l’article 10, paragraphe 2, sous f), de la loi no 123/2012 ne saurait être considérée comme étant compatible avec l’article 49 TFUE ou avec l’article 56 TFUE que s’il apparaît qu’elle est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général et proportionnée à l’objectif poursuivi.

31. Toutefois, la juridiction de renvoi n’ayant pas soulevé cette question, elle n’a, en ce sens, pas fourni d’informations quant à la raison légitime qui pourrait éventuellement justifier une restriction aux libertés précitées ( 14 ). Dans ces conditions, j’estime que la Cour n’est pas en mesure de se prononcer sur une telle question et d’autant moins sur celle, qui en découle, du caractère nécessaire et proportionné de cette restriction à la liberté d’établissement ou à la libre prestation des
services.

32. Je propose donc de répondre à la première question préjudicielle que le règlement 2019/943, notamment son article 1er, sous b), et son article 3, eu égard aux dispositions de la directive 2019/944, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui ne permet qu’une seule licence pour les services d’échange journaliers et infrajournaliers d’électricité, conformément à l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement 2015/1222. En outre, cette
réglementation doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas au maintien d’un monopole légal pour les services d’échange d’électricité à long terme, dont la légalité devra être appréciée à l’égard, notamment, des principes de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services consacrés aux articles 49 et 56 TFUE.

Sur la deuxième question

33. Par sa deuxième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le règlement no 2019/943, notamment son article 1er, sous b) et c), et son article 3, doit être interprété en ce sens que les principes de libre concurrence s’appliquent à l’opérateur du marché de l’électricité. À cet égard, cette juridiction se demande également si le fait que la notion de « marchés de l’électricité » figurant à l’article 2, point 40, de ce règlement soit définie par un renvoi à la
définition de cette même notion figurant à l’article 2, point 9, de la directive 2019/944 est pertinent à cet égard.

34. À la lumière des nombreuses définitions et références croisées, notamment dans le règlement 2019/943 et dans la directive 2019/944, il me semble que les opérateurs du marché de l’électricité, tels que la société OPCOM, sont visés par les dispositions de ce règlement.

35. En effet, un opérateur désigné du marché de l’électricité ou NEMO entre, soit dans la définition d’« opérateur du marché », au sens de l’article 2, point 7, du règlement 2019/943, qui vise « une entité qui fournit un service par lequel les offres de vente d’électricité sont mises en correspondance avec les offres d’achat d’électricité » ( 15 ), soit dans la définition, plus large, d’« acteur de marché » au sens de l’article 2, point 25, de ce règlement, qui vise « toute personne physique ou
morale qui produit, achète ou vend des services liés à l’électricité, qui participe à l’agrégation ou qui est un gestionnaire de la participation active de la demande ou aux services de stockage de l’énergie, y compris la passation d’ordres, sur un ou plusieurs marchés de l’électricité, y compris des marchés de l’énergie d’équilibrage » ( 16 ).

36. Je propose donc de répondre à la deuxième question préjudicielle que le règlement no 2019/943, notamment son article 1er, sous b) et c), et son article 3, doit être interprété en ce sens que les principes de libre concurrence énoncés s’appliquent à l’opérateur du marché de l’électricité.

Conclusion

37. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) de la manière suivante :

1) Le règlement (UE) 2019/943 du Parlement européen et du Conseil, du 5 juin 2019, sur le marché intérieur de l’électricité, notamment son article 1er, sous b), et son article 3, eu égard aux dispositions de la directive (UE) 2019/944 du Parlement européen et du Conseil, du 5 juin 2019, concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et modifiant la directive 2012/27/UE,

doit être interprété en ce sens que :

– il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui ne permet qu’une seule licence pour les services d’échange journaliers et infrajournaliers d’électricité, conformément à l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement (UE) 2015/1222 de la Commission, du 24 juillet 2015, établissant une ligne directrice relative à l’allocation de la capacité et à la gestion de la congestion ;

– il ne s’oppose pas au maintien d’un monopole légal pour les services d’échange d’électricité à long terme, dont la légalité devra être appréciée à l’égard, notamment, des principes de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services consacrés aux articles 49 et 56 TFUE.

2) Le règlement no 2019/943, notamment son article 1er, sous b) et c), et son article 3,

doit être interprété en ce sens que :

les principes de libre concurrence énoncés s’appliquent à l’opérateur du marché de l’électricité.

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( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 5 juin 2019 sur le marché intérieur de l’électricité (JO 2019, L 158, p. 54).

( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 5 juin 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et modifiant la directive 2012/27/UE (JO 2019, L 158, p. 125).

( 4 ) Acronyme anglais correspondant aux termes « nominated electricity market operator ».

( 5 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive 2003/54/CE (JO 2009, L 211, p. 55).

( 6 ) Règlement de la Commission du 24 juillet 2015 établissant une ligne directrice relative à l’allocation de la capacité et à la gestion de la congestion (JO 2015, L 197, p. 24, rectificatif JO 2016, L 28, p. 18).

( 7 ) Loi no 123/2012 relative à l’électricité et au gaz naturel, du 10 juillet 2012 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 485 du 16 juillet 2012), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi no 123/2012 »).

( 8 ) À cette date, conformément à la loi no 123/2012, la société OPCOM était le seul opérateur désigné du marché journalier et infrajournalier d’électricité ainsi que du marché pour les services d’échanges d’électricité à long terme pour la zone de dépôt des offres de Roumanie. Selon les informations fournies par le gouvernement roumain lors de l’audience, la législation roumaine a aboli le système de licence unique à partir de l’année 2022 et, au cours de cette année, BRM a obtenu une licence pour
les services d’échange d’électricité à long terme.

( 9 ) J’observe, à titre incident, que si la directive 2019/944 n’est pas applicable ratione temporis aux faits de l’espèce, elle peut néanmoins constituer une référence pour l’interprétation du règlement 2019/943.

( 10 ) En effet, même en ce qui concerne les services d’échange journaliers et infrajournaliers, l’application du modèle de monopole légal, permis par cette disposition, constitue une dérogation au modèle de concurrence envisagé par la réglementation pertinente.

( 11 ) D’ailleurs, ni le règlement 2019/943, ni la directive 2019/944 ou le règlement 2015/1222 n’opèrent une harmonisation complète. Ce dernier règlement, en particulier, se limite à fixer des « règles minimales harmonisées » (voir, notamment, son considérant 3) et ne concerne d’ailleurs que le couplage unique journalier et infrajournalier.

( 12 ) Voir arrêt du 23 février 2016, Commission/Hongrie (C‑179/14, EU:C:2016:108, point 164 et jurisprudence citée).

( 13 ) Voir, notamment, en ce sens, arrêt du 21 juillet 2011, Commission/Portugal (C‑518/09, non publié, EU:C:2011:501, point 61 et jurisprudence citée).

( 14 ) À cet égard, je me limite à relever que, ainsi que le souligne à juste titre la Commission, les raisons légitimes mises en exergue par l’ANRE, à savoir la taille réduite du marché roumain et la présence d’un seul opérateur du marché de l’électricité dans les autres États membres (ce qui, par ailleurs, ne semble pas correspondre à la réalité) ne sont pas, prima facie, à même de justifier de telles restrictions.

( 15 ) Voir, également, article 7, paragraphe 1, du règlement 2015/1222, selon lequel « [l]es NEMO agissent en qualité d’opérateur de marchés nationaux ou régionaux afin d’assurer, en coopération avec les [gestionnaires de réseaux de transport (GRT)], le couplage unique journalier et infrajournalier » (mise en italique par mes soins).

( 16 ) Par ailleurs, ainsi que le relève la Commission, les opérateurs du marché de l’électricité entrent également dans la définition d’« entreprise d’électricité », au sens de l’article 2, point 57, de la directive 2019/944, qui n’est pas applicable ratione temporis aux faits de l’espèce, auquel renvoie l’article 2, point 40, du règlement 2019/943, comme « toute personne physique ou morale qui assure au moins une des fonctions suivantes : la production, le transport, la distribution, l’agrégation,
la participation active de la demande, le stockage d’énergie, la fourniture ou l’achat d’électricité et qui est chargée des missions commerciales, techniques ou de maintenances liées à ces fonctions, à l’exclusion des clients finals ».


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-394/21
Date de la décision : 29/09/2022
Type de recours : Recours préjudiciel, Recours préjudiciel - irrecevable

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par la Curtea de Apel Bucureşti.

Renvoi préjudiciel – Marché intérieur de l’électricité – Directive 2009/72/CE – Règlement (UE) 2019/943 – Article 1er, sous b) et c), ainsi que article 3 – Principes relatifs au fonctionnement des marchés de l’électricité – Règlement (UE) 2015/1222 – Article 5, paragraphe 1 – Opérateur désigné du marché de l’électricité – Monopole national légal pour les services d’échange journaliers et infrajournaliers – Réglementation nationale prévoyant un monopole de la négociation en gros de l’électricité à court, à moyen et à long terme.

Contrats d'exclusivité

Énergie

Principes, objectifs et mission des traités

Concurrence

Ententes


Parties
Demandeurs : Bursa Română de Mărfuri SA
Défendeurs : Autoritatea Naţională de Reglementare în domeniul Energiei (ANRE).

Composition du Tribunal
Avocat général : Rantos

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2022:743

Source

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