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14/07/2022 | CJUE | N°C-392/21

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mme T. Ćapeta, présentées le 14 juillet 2022., TJ contre Inspectoratul General pentru Imigrări., 14/07/2022, C-392/21


 CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME TAMARA ĆAPETA

présentées le 14 juillet 2022 ( 1 )

Affaire C‑392/21

TJ

contre

Inspectoratul General pentru Imigrări

[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj, Roumanie)]

« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs – Article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270/CEE – Travail sur des “équipements à écran de visualisation” –

Protection des yeux et de la vue des travailleurs – Notion de “dispositifs de correction spéciaux” »

I. Introduction

1. Adoptée en 1990,...

 CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME TAMARA ĆAPETA

présentées le 14 juillet 2022 ( 1 )

Affaire C‑392/21

TJ

contre

Inspectoratul General pentru Imigrări

[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj, Roumanie)]

« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs – Article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270/CEE – Travail sur des “équipements à écran de visualisation” – Protection des yeux et de la vue des travailleurs – Notion de “dispositifs de correction spéciaux” »

I. Introduction

1. Adoptée en 1990, lorsque le travail sur des équipements à écran de visualisation n’était pas aussi répandu, la directive 90/270/CEE ( 2 ) établit certaines exigences en matière de sécurité et de santé liées au travail sur écran de visualisation. Cette directive comporte des éléments tels que l’exclusion des machines à écrire de son champ d’application ( 3 ), qui, de nos jours, semblent relever de l’évidence ou de la nostalgie. Toutefois, la directive 90/270 prévoit également des droits bien plus
prégnants à une époque où le travail sur écran est omniprésent. Tel est le cas, par exemple, des droits découlant de l’article 9, paragraphe 3, de cette directive, notamment du droit pour un travailleur de recevoir des « dispositifs de correction spéciaux » pour le travail sur écran d’ordinateur.

2. Ledit droit fait précisément l’objet de la présente affaire. Après avoir consulté un médecin spécialiste, le requérant au principal, dont la vue s’était détériorée, a acheté de nouvelles lunettes de vue. Son employeur a refusé de prendre en charge le coût de ces lunettes. Cela a donné lieu à un litige devant la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj, Roumanie), la juridiction de renvoi.

3. La juridiction de renvoi se demande, entre autres, si l’expression « dispositifs de correction spéciaux » figurant à l’article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270 inclut les lunettes de vue.

4. Bien qu’à première vue cela puisse sembler anodin, l’interprétation que la Cour donnera de cette notion aura des implications plus larges, non seulement pour la santé du requérant au principal, mais également pour les systèmes nationaux de protection de tous les travailleurs qui doivent travailler sur des écrans d’ordinateur.

II. Le cadre juridique

5. L’article 9 de la directive 90/270, intitulé « Protection des yeux et de la vue des travailleurs », dispose :

« 1.   Les travailleurs bénéficient d’un examen approprié des yeux et de la vue, effectué par une personne ayant les compétences nécessaires :

– avant de commencer le travail sur écran de visualisation,

– par la suite à des intervalles réguliers,

et

– lors de la survenance de troubles visuels pouvant être dus au travail sur écran de visualisation.

2.   Les travailleurs bénéficient d’un examen ophtalmologique si les résultats de l’examen visé au paragraphe 1 le rendent nécessaire.

3.   Si les résultats de l’examen visé au paragraphe 1 ou de l’examen visé au paragraphe 2 le rendent nécessaire, et si les dispositifs de correction normaux ne peuvent être utilisés, les travailleurs doivent recevoir des dispositifs de correction spéciaux en rapport avec le travail concerné.

4.   Les mesures prises en application du présent article ne doivent en aucun cas entraîner des charges financières additionnelles pour les travailleurs.

5.   La protection des yeux et de la vue des travailleurs peut faire partie d’un système national de santé. »

III. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles

6. Le requérant au principal est employé au sein de l’Inspectoratul General pentru Imigrări (Inspection générale chargée de l’immigration, Roumanie, ci-après l’« inspection »). Il est tenu, dans le cadre de ses fonctions, d’exercer son activité sur des équipements à écran de visualisation. Le requérant a fait valoir que ce travail, combiné à d’autres facteurs de risque, avait entraîné une forte détérioration de sa vue et qu’il avait dû, sur recommandation du médecin spécialiste, changer de lunettes
de vue.

7. Le requérant a affirmé que le système roumain d’assurance maladie n’a pas pu lui rembourser la somme de 2629 lei roumains (environ 543 euros au jour de l’introduction de la demande de décision préjudicielle), représentant la contre-valeur du dispositif de correction spécial de la vue et des tickets de caisse afférents au coût des lunettes de vue, des verres, des montures de lunettes et de la main-d’œuvre. Il a demandé le remboursement de cette somme à l’inspection, son employeur, qui a rejeté sa
demande.

8. Par la suite, le 19 juin 2020, le requérant a saisi le Tribunalul Cluj (tribunal de grande instance de Cluj, Roumanie) d’un recours dirigé contre son employeur, tendant à ce que ce dernier soit condamné à lui verser la somme demandée. Cette juridiction a rejeté ce recours au motif que les conditions légales d’un tel remboursement n’étaient pas réunies. En effet, selon la juridiction de première instance, la règle de droit national pertinente ayant transposé la directive 90/270 ( 4 ) fait naître
non pas un droit au remboursement du coût des dispositifs de correction spéciaux, mais uniquement un droit de se voir fournir ces dispositifs si leur utilisation est nécessaire.

9. Le requérant a formé un pourvoi contre ce jugement devant la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj), qui est la juridiction de renvoi dans la présente affaire.

10. La juridiction de renvoi a considéré qu’une interprétation de la notion de « dispositifs de correction spéciaux » au sens de l’article 9 de la directive 90/270 était nécessaire, cette notion n’ayant pas été définie dans cette directive. Elle a également considéré que ladite notion devait être interprétée en ce sens qu’elle inclut les lunettes de vue, dans la mesure où celles-ci sont nécessaires à l’employé dont la vue s’est détériorée en raison de ses conditions de travail. En outre, la
juridiction de renvoi s’est interrogée sur la question de savoir si les « dispositifs de correction spéciaux » mentionnés à l’article 9 de la directive 90/270 sont des dispositifs utilisés exclusivement sur le lieu de travail ou s’ils peuvent également être utilisés hors de celui-ci.

11. Dans ces circonstances, la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’expression “dispositifs de correction spéciaux” figurant à l’article 9 de la [directive 90/270] doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle ne peut pas inclure les lunettes de vue ?

2) Par l’expression “dispositifs de correction spéciaux” figurant à l’article 9 de la directive 90/270, doit-on entendre uniquement un dispositif qui est utilisé exclusivement sur le lieu de travail/dans l’exercice des tâches professionnelles ?

3) L’obligation de fournir un dispositif de correction spécial prévue à l’article 9 de la directive 90/270 vise-t-elle exclusivement l’acquisition du dispositif par l’employeur ou doit-elle être interprétée au sens large, à savoir comme incluant également la modalité du remboursement par l’employeur des dépenses nécessaires exposées par l’employé afin de se procurer ledit dispositif ?

4) La modalité de couverture de ces dépenses par l’employeur sous forme d’une prime salariale générale versée de manière permanente et intitulée “prime au titre de conditions de travail pénibles” est-elle conforme à l’article 9 de la directive 90/270 ? »

12. Des observations écrites ont été présentées à la Cour par l’inspection, les gouvernements roumain et italien ainsi que par la Commission européenne. Aucune audience de plaidoiries n’a été demandée ni ne s’est tenue.

IV. Analyse

13. La Cour m’a demandé de concentrer mes conclusions sur la première question préjudicielle. Par cette question, la juridiction de renvoi cherche à savoir si la notion de « dispositifs de correction spéciaux » figurant à l’article 9 de la directive 90/270 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne peut pas inclure les lunettes de vue.

14. Afin de répondre à cette question, je procéderai de la manière suivante. En premier lieu, je présenterai quelques observations liminaires relatives au contexte dans lequel s’inscrit la directive 90/270 et qui influe dès lors sur son interprétation (section A). En second lieu, je proposerai une interprétation de la notion de « dispositifs de correction spéciaux », en vue de déterminer si cette expression inclut les lunettes de vue et, le cas échéant, le type de lunettes incluses (section B).

A.   Observations liminaires

15. La directive 90/270 est l’une des 20 ( 5 )« directives filles » ( 6 ) adoptées sur le fondement de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391 ( 7 ).

16. En effet, à l’instar des perspectives sur la vie transmises par une mère à son enfant, l’objectif principal de la directive-cadre a imprégné la directive 90/270, y compris le domaine spécifique du travail sur des équipements à écran de visualisation ( 8 ). Il convient, dès lors, de présenter brièvement la directive-cadre.

17. La directive-cadre a été adoptée sur le fondement de l’article 118 A du traité CEE (actuellement article 153 TFUE), qui est la base juridique des mesures de politique sociale ( 9 ). La Cour a considéré que cette disposition confère à l’Union un large pouvoir pour adopter des mesures en matière de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs ( 10 ).

18. La sécurité et la santé des travailleurs sont devenues un droit fondamental reconnu par l’ordre juridique de l’Union avec l’entrée en vigueur de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). En vertu de l’article 31, paragraphe 1, de la Charte, « [t]out travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité ». Il est intéressant de noter que les explications relatives à la Charte indiquent que son article 31,
paragraphe 1, a été inspiré par la directive-cadre ( 11 ). Dès lors, il peut être conclu que cette directive-cadre constitue, depuis son adoption, l’expression d’un droit fondamental que la Charte a simplement codifié.

19. Dans le prolongement de ce qui précède, la Cour a confirmé que le champ d’application et les dispositions de la directive-cadre doivent être interprétées de manière large ( 12 ). Parallèlement, toute exclusion du champ d’application de cette directive ou du champ d’application d’autres directives visant à protéger la sécurité et la santé des travailleurs doit avoir une portée limitée ( 13 ).

20. Considérant que la directive-cadre vise clairement à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail ( 14 ), cet objectif est atteint par deux types de mesures au titre des « directives filles », à savoir, d’une part, les mesures qui préviennent les risques liés à un environnement de travail dangereux pour la santé des travailleurs ( 15 ) et, d’autre part, les mesures visant à corriger les conditions de sécurité et de santé de groupes spécifiques de
travailleurs ( 16 ).

21. C’est à la lumière de cet objectif commun, visant à la fois à prévenir et à corriger les situations liées à la sécurité et à la santé des travailleurs ( 17 ), qu’il convient d’interpréter l’article 9 de la directive 90/270 ( 18 ).

B.   Sur l’interprétation de la notion de « dispositifs de correction spéciaux »

22. Les objectifs de la directive 90/270, lus à la lumière du cadre législatif dans lequel elle s’insère, reconnaissent la nécessité de protéger la sécurité et la santé des travailleurs par la détection et la correction de leurs troubles visuels.

23. L’article 9 de la directive 90/270 traduit cet objectif global de protection en droits pour le travailleur. Ces droits comprennent un droit à des examens diagnostiques et à des dispositifs de correction spéciaux lorsqu’ils sont nécessaires.

24. Ainsi, l’article 9, paragraphe 1, de la directive 90/270 précise tout d’abord que les travailleurs qui utilisent des équipements à écran de visualisation bénéficient d’un examen des yeux et de la vue avant de commencer le travail sur écran de visualisation et au cours de ce travail ( 19 ). L’article 9, paragraphe 2, de la directive 90/270 ouvre ensuite aux travailleurs le bénéfice d’un examen ophtalmologique en cas de nécessité. Si les résultats de l’un de ces examens le rendent nécessaire, et
si les dispositifs de correction normaux ne peuvent être utilisés, l’article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270 dispose que les travailleurs ont le droit d’obtenir des dispositifs de correction spéciaux, sans aucune charge financière ( 20 ).

25. La juridiction de renvoi demande, par sa première question préjudicielle, si la notion de « dispositifs de correction spéciaux » inclut les lunettes de vue.

26. L’on peut tout d’abord tirer certains enseignements de la genèse de la directive 90/270. Ainsi que la Commission l’a relevé dans ses observations écrites, la notion de « lunettes » qu’elle a utilisée dans sa proposition de directive a finalement été remplacée par la notion plus large de « dispositifs de correction » ( 21 ). Cette notion plus large inclut donc non seulement les lunettes, mais aussi, vraisemblablement, d’autres types de dispositifs susceptibles de corriger des troubles visuels ou
de prévenir des atteintes à la vue (tels que les filtres anti-lumière bleue pour écrans, par exemple).

27. Dès lors, s’il est vrai que la directive 90/270 opère une distinction entre « dispositifs de correction normaux » et « dispositifs de correction spéciaux », il n’en est pas moins que les deux notions incluent les lunettes. Toutefois, cette directive n’indique pas ce qu’il convient d’entendre par « dispositif de correction “spécial” » ou, tout simplement, par « lunettes “spéciales” », de sorte qu’il convient d’interpréter ces notions. Je me pencherai sur cette interprétation dans ce qui suit.

28. La distinction entre dispositifs de correction « normaux » et « spéciaux », ainsi que l’économie de l’article 9 de la directive 90/270 – qui ne permet la fourniture de dispositifs de correction « spéciaux » qu’après que leur nécessité a été relevée dans le cadre des examens visés à l’article 9, paragraphes 1 et 2, de cette directive, nécessité à laquelle les dispositifs de correction « normaux » ne sauraient répondre –, renvoient clairement à des critères permettant de déterminer le type de
lunettes pouvant relever de la notion de « dispositifs de correction spéciaux ».

29. En vertu du premier critère, les dispositifs de correction « normaux » ne doivent pas pouvoir être utilisés. En vertu du second critère, les dispositifs de correction « spéciaux » doivent être « en rapport avec le travail concerné ».

30. En ce qui concerne le premier critère, une interprétation a contrario du libellé de l’article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270 semble établir que les dispositifs de correction « normaux » sont ceux qui sont portés en dehors du lieu de travail, dans la vie quotidienne, et qui n’ont pas de rapport spécifique avec le travail sur des équipements à écran de visualisation. Selon cette interprétation, par exemple, le changement annuel de routine des verres d’une personne qui porte déjà des
lunettes et qui est myope depuis l’enfance relèverait de la catégorie des « dispositifs de correction normaux ».

31. La seconde branche du premier critère, selon laquelle les dispositifs de correction normaux « ne peuvent être utilisés », établit que, pour être qualifié de « dispositif de correction spécial », un dispositif doit aller au-delà de ce qu’un appareil de correction normal corrigerait dans la vie quotidienne, en ciblant vraisemblablement la correction des troubles visuels qui entravent le travail concerné. Ainsi, les verres prescrits par un médecin ou un optométriste visant à corriger des problèmes
oculaires d’ordre général ou des troubles visuels, mais qui sont également adaptés au travail sur des équipements à écran de visualisation, tout en n’ayant pas été prescrits en raison de ce travail, seraient qualifiés de « dispositifs de correction normaux ». Au contraire, les « lunettes pour ordinateur », prescrites notamment en raison du travail sur écran de visualisation, seraient qualifiées de « dispositifs de correction spéciaux » ( 22 ).

32. Le second critère, à savoir la notion de « rapport avec le travail concerné », qui figure à l’article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270 et qui suit immédiatement l’expression « dispositifs de correction spéciaux », semble suggérer que, à la suite des examens visés à l’article 9, paragraphes 1 et 2, de cette directive, la prescription d’un « dispositif de correction spécial » est nécessaire pour corriger le trouble visuel identifié. La correction est nécessaire soit pour permettre de
commencer ou de poursuivre le travail sur des écrans de visualisation, soit pour prévenir d’autres dommages à la vue. En d’autres termes, les dispositifs de correction spéciaux sont justifiés précisément parce qu’ils permettent à une personne de travailler sur un écran de visualisation. Si la personne ne travaillait pas sur un écran de visualisation, d’autres lunettes seraient adaptées.

33. Contrairement à ce qu’allègue la défenderesse au principal, la naissance du droit à un dispositif de correction spécial n’est pas subordonnée à l’impossibilité de travailler sur des équipements à écran de visualisation en l’absence de telles lunettes. Une telle interprétation serait en contradiction avec les objectifs de prévention et de correction de la législation en matière de sécurité et de santé au travail.

34. Ce serait également méconnaître ces objectifs et l’interprétation large adoptée par la Cour en ce qui concerne les règles en matière de sécurité et de santé au travail ( 23 ) que d’insister sur le fait que le droit à un dispositif de correction spécial naît uniquement si les dommages à la vue ont été causés par le travail sur écran de visualisation.

35. Un tel lien de causalité pourrait, à première vue, être suggéré par le point 28 de l’arrêt du 24 octobre 2002, Commission/Italie (C‑455/00, EU:C:2002:612). La Cour y a relevé que les « dispositifs de correction spéciaux », prévus à l’article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270, « concernent la correction de dommages déjà existants ». Ce point de l’arrêt ne saurait toutefois être lu en dehors du contexte de l’affaire concernée. Cet arrêt est le résultat d’une procédure en manquement engagée
par la Commission à l’encontre de la République italienne pour transposition incorrecte de l’article 9 de la directive 90/270. Il était notamment fait grief à la République italienne de ne pas avoir transposé précisément les conditions, prévues à l’article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270, auxquelles les employeurs doivent fournir des dispositifs de correction spéciaux.

36. Au point 28 de l’arrêt du 24 octobre 2002, Commission/Italie (C‑455/00, EU:C:2002:612), la Cour a répondu à l’argument du gouvernement italien selon lequel les dispositions du droit italien transposant l’article 9 de la directive 90/270 devaient être interprétées en liaison avec les dispositions de ce droit national relatives aux équipements de protection individuelle (ci-après les « EPI »), lesquelles précisaient les conditions auxquelles l’employeur devait fournir des EPI. L’emploi du terme
« dommages » semble résulter de la comparaison effectuée par la Cour, dans ce point, entre les dispositifs de correction spéciaux et les EPI, et entre les dommages que les EPI visent à prévenir. Cette analyse est confortée par le point 29 de cet arrêt, où la Cour a de nouveau précisé la différence entre les dispositifs de correction spéciaux et les EPI, ainsi que les risques que les EPI visent à prévenir ( 24 ), afin de rejeter la confusion opérée par le gouvernement italien entre les deux. Dès
lors, le point 28 dudit arrêt doit être appréhendé sous cet angle.

37. Même si, dans l’arrêt susmentionné, la Cour a introduit la notion de « dommages » (notion qui n’est pas utilisée par la directive 90/270 elle-même), elle n’a pas précisé que les dommages doivent avoir été causés par le travail sur des équipements à écran de visualisation. La Cour semble plutôt avoir affirmé de manière générale que de tels dispositifs de correction doivent corriger des dommages « déjà existants ». Des troubles visuels (la notion utilisée par la directive 90/270) doivent
effectivement exister comme condition de la naissance du droit à un dispositif de correction spécial soit pour permettre le travail sur écran, soit pour prévenir d’autres dommages à la vue. Toutefois, le travail sur des écrans de visualisation ne doit pas nécessairement être la cause des troubles visuels.

38. L’économie même de l’article 9 de la directive 90/270 semble également suggérer que les troubles visuels ne doivent pas nécessairement être causés par le travail sur écran afin que le droit à un dispositif de correction spécial puisse naître. En effet, s’il est vrai que l’article 9, paragraphe 1, troisième tiret, de la directive 90/270 indique expressément que les troubles visuels qui ont pu être causés par le travail sur écran justifient l’engagement de la procédure d’examen ophtalmologique et
peuvent aboutir, par la suite, à la fourniture d’un dispositif de correction spécial en vertu de l’article 9, paragraphe 3, de cette directive, il n’en est pas moins vrai que cette même procédure peut également être engagée avant que ne commence le travail sur écran de visualisation, ou, par la suite, à intervalles réguliers, en vertu de l’article 9, paragraphe 1, premier et deuxième tirets, de la directive 90/270 ( 25 ).

39. Aucun de ces tirets ne suggère un lien de causalité entre les éventuels troubles visuels et le travail sur écran de visualisation. Chacun des trois tirets de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 90/270 peut néanmoins aboutir à la fourniture de dispositifs de correction spéciaux au titre de l’article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270, à condition que le lien avec le « travail concerné » puisse être établi, en vertu de cet article.

40. Il convient de se demander si, eu égard aux deux critères susmentionnés, les lunettes acquises par le requérant au principal relèvent de l’obligation de l’article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270 incombant à la défenderesse au principal.

41. Bien qu’il appartienne à la juridiction de renvoi de trancher cette question, il me semble que celle-ci doit recevoir une réponse affirmative.

42. En premier lieu, la juridiction de renvoi a relevé que le requérant au principal avait effectivement consulté un médecin spécialiste en raison de la forte détérioration de sa vue. Cela semble satisfaire aux conditions alternatives prévues à l’article 9, paragraphes 1 et 2, de la directive 90/270. En deuxième lieu, lors de cette consultation, il a été conseillé au requérant au principal de changer de lunettes. En troisième lieu, un tel changement de lunettes implique que les lunettes que le
requérant au principal utilisait n’étaient plus en mesure de corriger sa vue, compte tenu notamment de son hypermétropie et de sa presbytie, alors qu’une telle correction était nécessaire pour le travail sur des équipements à écran de visualisation.

43. Eu égard à ce qui précède, la raison sous-tendant l’obligation contenue à l’article 9, paragraphe 3, de la directive 90/270 semble être applicable, de sorte que la défenderesse au principal doit fournir au requérant au principal des lunettes qui corrigent sa vue détériorée et lui permettent de poursuivre son travail sur des équipements à écran de visualisation.

V. Conclusion

44. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle posée par la Curtea de Apel Cluj (cour d’appel de Cluj, Roumanie) de la manière suivante :

L’expression « dispositifs de correction spéciaux » figurant à l’article 9 de la directive 90/270/CEE du Conseil, du 29 mai 1990, concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé relatives au travail sur des équipements à écran de visualisation (cinquième directive particulière au sens de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) doit être interprétée en ce sens qu’elle inclut les lunettes de vue, à condition que ces lunettes soient destinées à corriger des troubles
visuels spécifiques afin que le travail sur des équipements à écran de visualisation puisse être effectué.

Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si les lunettes en cause satisfont à ces exigences.

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( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Directive du Conseil du 29 mai 1990 concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé relatives au travail sur des équipements à écran de visualisation (cinquième directive particulière au sens de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) (JO 1990, L 156, p. 14).

( 3 ) Article 1er, paragraphe 3, de la directive 90/270.

( 4 ) La juridiction de renvoi fait référence à l’article 14 de la Hotărârea Guvernului nr. 1028/2006 privind cerințele minime de securitate și sănătate în munca referitoare la utilizarea echipamentelor cu ecran de vizualizare (décision du gouvernement no 1028/2006 concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé relatives au travail sur des équipements à écran de visualisation).

( 5 ) L’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail fournit une liste exhaustive de ces directives disponible à l’adresse Internet suivante : https://oshwiki.eu/wiki/General_principles_of_EU_OSH_legislation.

( 6 ) Sur le statut de « directive-cadre » de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail (JO 1989, L 183, p. 1, ci-après la « directive-cadre »), voir arrêt du 12 novembre 1996, Royaume-Uni/Conseil (C‑84/94, EU:C:1996:431, point 65), conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Royaume-Uni/Conseil (C‑84/94, EU:C:1996:93, point 65 et note en bas de
page 28), conclusions de l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer dans l’affaire Commission/Allemagne (C‑103/01, EU:C:2002:738, point 31) et conclusions de l’avocat général Saugmandsgaard Øe dans l’affaire Ministrstvo za obrambo (C‑742/19, EU:C:2021:77, point 25). Voir, également, Bercusson, B., European Labour Law, 2e éd., Cambridge University Press, Cambridge, 2009, p. 58, et Barnard, C., EU Employment Law, 4e éd., Oxford University Press, Oxford, 2012, p. 511.

( 7 ) Note sans pertinence dans la version en langue française des présentes conclusions.

( 8 ) Voir, notamment, quatrième considérant de la directive 90/270 (« le respect des prescriptions minimales propres à garantir un meilleur niveau de sécurité des postes de travail comptant un écran de visualisation constitue un impératif pour assurer la sécurité et la santé des travailleurs ») et l’article 1er de cette directive (fixant des prescriptions minimales de sécurité et de santé concernant le travail sur des équipements à écran de visualisation). Voir, également, arrêt du 6 juillet 2000,
Dietrich (C‑11/99, EU:C:2000:368, point 36) (« le respect des prescriptions minimales propres à garantir un meilleur niveau de sécurité des postes de travail comportant un écran de visualisation constitue un impératif pour assurer la sécurité et la santé des travailleurs »).

( 9 ) Voir, à cet égard, conclusions de l’avocat général Pitruzzella dans l’affaire Academia de Studii Economice din București (C‑585/19, EU:C:2020:899, point 27) (l’amélioration, au moyen de prescriptions minimales, de la protection de la sécurité et de la santé sur le lieu de travail étant un élément clé de la construction du droit social européen).

( 10 ) Voir arrêt du 12 novembre 1996, Royaume-Uni/Conseil (C‑84/94, EU:C:1996:431, point 15), où la Cour a jugé que les notions contenues dans l’article 118 A du traité CEE, en particulier « le membre de phrase “notamment du milieu de travail” plaide[nt] en faveur d’une interprétation large de la compétence conférée au Conseil [de l’Union européenne] par l’article 118 A [du traité CEE] en matière de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs ». Voir, également, conclusions de
l’avocat général Léger dans l’affaire Royaume-Uni/Conseil (C‑84/94, EU:C:1996:93, points 39 à 62), selon lesquelles les origines des notions contenues dans l’article 118 A du traité CEE ainsi que le niveau élevé de protection des travailleurs qui semble être recherché au moyen de la formulation de ces notions justifient une interprétation extensive du champ d’application dudit article.

( 11 ) Les explications relatives à l’article 31, paragraphe 1, de la Charte indiquent : « Le paragraphe 1 de cet article se fonde sur la directive [89/391] concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail. »

( 12 ) Voir, en ce sens, arrêts du 3 octobre 2000, Simap (C‑303/98, EU:C:2000:528, point 34), et du 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a. (C‑397/01 à C‑403/01, EU:C:2004:584, point 52), ainsi que conclusions de l’avocat général Geelhoed dans l’affaire Commission/Allemagne (C‑5/00, EU:C:2001:365, points 47 et 48).

( 13 ) Ce qui restreint le champ des professions susceptibles d’être considérées comme relevant des « activités spécifiques de la fonction publique par exemple dans les forces armées ou la police ou [...] certaines activités spécifiques dans les services de protection civile », au sens de l’article 2, paragraphe 2, de la directive-cadre. Voir, en ce sens, arrêts du 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a. (C‑397/01 à C‑403/01, EU:C:2004:584, point 54), du 20 novembre 2018, Sindicatul Familia Constanța e.a.
(C‑147/17, EU:C:2018:926, point 53), ainsi que du 15 juillet 2021, Ministrstvo za obrambo (C‑742/19, EU:C:2021:597, points 55 et 56).

( 14 ) Voir article 1er de la directive-cadre. Voir, également, Klindt, T., et Schucht, T., « Art. 1 Ziel der Richtlinie », dans Franzen, M., Gallner, I., et Oetker, H., Kommentar zum europäischen Arbeitsrecht, 4e éd., Beck, C. U., Munich, 2022, p. 410, point 1, avec d’autres références, où les auteurs qualifient la directive-cadre de « constitution » du droit de l’Union en matière de sécurité et de santé au travail.

( 15 ) Voir, notamment, directive 90/269/CEE du Conseil, du 29 mai 1990, concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé relatives à la manutention manuelle de charges comportant des risques, notamment dorso-lombaires, pour les travailleurs (quatrième directive particulière au sens de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) (JO 1990, L 156, p. 9) ; directive 98/24/CE du Conseil, du 7 avril 1998, concernant la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs
contre les risques liés à des agents chimiques sur le lieu de travail (quatorzième directive particulière au sens de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) (JO 1998, L 131, p. 11).

( 16 ) Voir, notamment, directive 92/85/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail (dixième directive particulière au sens de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) (JO 1992, L 348, p. 1).

( 17 ) Voir article 1er, paragraphe 2, articles 6 et 7, dixième considérant (faisant référence à la nécessité de prendre des mesures préventives) et onzième considérant (faisant référence à la nécessité de réduire ou supprimer les risques pour la sécurité et la santé des travailleurs) de la directive-cadre. Voir, également, arrêt du 22 mai 2003, Commission/Pays-Bas (C‑441/01, EU:C:2003:308, point 38) (précisant ces objectifs et relevant que le législateur de l’Union a envisagé un certain nombre de
moyens considérés comme étant susceptibles de permettre d’atteindre ces objectifs).

( 18 ) Voir, à cet égard, arrêt du 6 juillet 2000, Dietrich (C‑11/99, EU:C:2000:368, points 37 et 38), où la Cour a expliqué qu’une « interprétation restrictive » du champ d’application de la directive 90/270, prise en son article 2, sous a), « en sorte que seraient exclus du champ d’application de celle-ci les écrans de visualisation d’enregistrements filmés, aurait pour conséquence qu’un nombre significatif de travailleurs ne pourrait pas bénéficier de la protection prévue par cette directive » et
porterait « gravement atteinte à l’effet utile de la directive ».

( 19 ) Ce qui s’inscrit dans le prolongement de l’approche préventive et fondée sur les risques pour la sécurité et la santé des travailleurs adoptée à l’article 6 de la directive-cadre.

( 20 ) Voir conclusions de l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer dans l’affaire Commission/Italie (C‑455/00, EU:C:2002:211, point 18).

( 21 ) Voir article 9 de la proposition de directive concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé relatives au travail sur équipement à écran de visualisation [COM(88) 77 final] (JO 1988, C 113, p. 7).

( 22 ) Certaines études indiquent que la variété de distances de travail qu’implique l’utilisation de différents appareils numériques peut justifier la prescription de lunettes pour ordinateur avec verres progressifs afin de corriger la presbytie, plutôt qu’une correction plus générale des dioptries. Voir, notamment, Sheppard, A., et Wolffsohn, J., « Digital eye strain : prevalence, measurement and amelioration », BMJ Open Ophthalmology, vol. 3, no 1, 2018, p. 6 et études citées.

( 23 ) Voir points 17, 19 et 20 des présentes conclusions.

( 24 )

( 25 ) Ainsi que la Commission l’a relevé dans sa réponse à la question écrite posée par la Cour dans la présente affaire, le caractère conditionnel du libellé de l’article 9, paragraphe 1, troisième tiret, de la directive 90/270 (« pouvant être dus ») semble également impliquer que les troubles visuels dus au travail sur écran de visualisation peuvent être l’une des causes pour lesquelles des dispositifs de correction spéciaux doivent être fournis, mais ne doivent pas nécessairement être la seule
cause.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-392/21
Date de la décision : 14/07/2022
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par la Curtea de Apel Cluj.

Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs – Directive 90/270/CEE – Article 9, paragraphe 3 – Travail sur équipements à écran de visualisation – Protection des yeux et de la vue des travailleurs – Dispositifs de correction spéciaux – Lunettes – Acquisition par le travailleur – Modalités de prise en charge des frais par l’employeur.

Politique sociale


Parties
Demandeurs : TJ
Défendeurs : Inspectoratul General pentru Imigrări.

Composition du Tribunal
Avocat général : Ćapeta

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2022:583

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