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09/09/2021 | CJUE | N°C-242/20

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. H. Saugmandsgaard Øe, présentées le 9 septembre 2021., HRVATSKE ŠUME d.o.o., Zagreb contre BP Europa SE., 09/09/2021, C-242/20


 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE

présentées le 9 septembre 2021 ( 1 )

Affaire C‑242/20

HRVATSKE ŠUME d.o.o., Zagreb, agissant comme venant aux droits de HRVATSKE ŠUME javno poduzeće za gospodarenje šumama i šumskim zemljištima u Republici Hrvatskoj p.o., Zagreb,

contre

BP EUROPA SE, agissant comme venant aux droits de DEUTSCHE BP AG, agissant, quant à lui, comme venant aux droits de THE BURMAH OIL (Deutschland) GmbH

[demande de décision préjudicielle formée par le Visoki trg

ovački sud Republike Hrvatske (cour d’appel de commerce, Croatie)]

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté,...

 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE

présentées le 9 septembre 2021 ( 1 )

Affaire C‑242/20

HRVATSKE ŠUME d.o.o., Zagreb, agissant comme venant aux droits de HRVATSKE ŠUME javno poduzeće za gospodarenje šumama i šumskim zemljištima u Republici Hrvatskoj p.o., Zagreb,

contre

BP EUROPA SE, agissant comme venant aux droits de DEUTSCHE BP AG, agissant, quant à lui, comme venant aux droits de THE BURMAH OIL (Deutschland) GmbH

[demande de décision préjudicielle formée par le Visoki trgovački sud Republike Hrvatske (cour d’appel de commerce, Croatie)]

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière civile et commerciale – Compétence judiciaire – Règlement (CE) no 44/2001 – Action en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause – Qualification – Article 5, point 1, et article 5, point 3 – Compétences spéciales en “matière contractuelle” et en “matière délictuelle ou quasi délictuelle” »

I. Introduction

1. Par la présente demande de décision préjudicielle, le Visoki trgovački sud Republike Hrvatske (cour d’appel de commerce, Croatie) a déféré à la Cour deux questions relatives à l’interprétation du règlement (CE) no 44/2001 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ( 2 ) (ci-après le « règlement Bruxelles I »).

2. Ces questions ont été posées dans le cadre d’un litige opposant HRVATSKE ŠUME d.o.o., Zagreb, une société de droit croate, à BP EUROPA SE, une société établie à Hambourg (Allemagne), au sujet d’une somme d’argent, saisie sur le compte en banque de la première société et transférée au patrimoine de la seconde dans le cadre d’une procédure d’exécution. Cette procédure ayant été ultérieurement invalidée, la requérante au principal demande la restitution de la somme en question sur le fondement de
l’enrichissement sans cause.

3. Au stade liminaire où se trouve le litige au principal, la juridiction de renvoi doit déterminer si les tribunaux croates sont compétents pour statuer sur cette demande en restitution, ou bien si ce sont les tribunaux allemands, en tant que juridictions de l’État membre du domicile de BP EUROPA, qui doivent en être saisis. La réponse dépend notamment du point de savoir si une telle demande relève de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement
Bruxelles I.

4. Ce n’est pas la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur la qualification de demandes fondées sur l’enrichissement sans cause au regard du règlement Bruxelles I. Néanmoins, elle n’a pas encore répondu de manière univoque au point de savoir si la règle de compétence en « matière délictuelle ou quasi délictuelle », prévue à l’article 5, point 3, de ce règlement, est applicable à ce type de demandes. Cette disposition étant, sur le plan systématique, liée à celle en « matière
contractuelle », figurant à l’article 5, point 1, dudit règlement, la présente affaire donnera à la Cour l’occasion d’apporter une réponse d’ensemble concernant ces deux règles.

5. Dans les présentes conclusions, j’expliquerai que les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause, d’une part, ne se rattachent pas à la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I, sauf lorsqu’elles sont étroitement liées à une relation contractuelle existant, ou supposée exister, entre les parties au litige, et, d’autre part, ne relèvent pas de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, de ce
règlement.

II. Le cadre juridique

A.   Le règlement Bruxelles I

6. Les considérants 11 et 12 du règlement Bruxelles I énoncent :

« (11) Les règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur et cette compétence doit toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. [...]

(12) Le for du domicile du défendeur doit être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter une bonne administration de la justice. »

7. L’article 2, paragraphe 1, de ce règlement dispose :

« Sous réserve des dispositions du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »

8. L’article 5 dudit règlement prévoit, à ses points 1 et 3 :

« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre :

1) a) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée ;

[...]

3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ; »

9. Le règlement Bruxelles I a été remplacé par le règlement (UE) no 1215/2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ( 3 ) (ci‑après le « règlement Bruxelles I bis »). Néanmoins, conformément à l’article 66 de ce dernier règlement, celui-ci n’est applicable qu’aux actions judiciaires intentées à compter du 10 janvier 2015. L’action en cause dans l’affaire au principal ayant été intentée le 1er octobre 2014, le règlement
Bruxelles I lui est applicable ratione temporis.

B.   Le droit croate

10. En droit croate, les règles relatives à l’enrichissement sans cause figurent aux articles 1111 à 1120 du zakon o obveznim odnosima (loi relative aux obligations, Narodne novine, br. 35/05, 41/08, 125/11, 78/15 et 29/18).

11. L’article 1111 de cette loi dispose :

« (1) Lorsqu’une partie du patrimoine d’une personne est transférée, d’une manière quelconque, au patrimoine d’une autre personne, sans que ce transfert soit fondé sur une opération juridique, une décision d’une juridiction ou d’une autre autorité compétente ou une loi, le bénéficiaire de l’enrichissement est tenu de restituer l’avantage obtenu ou, à défaut, de restituer la valeur de l’avantage obtenu.

(2) On entend également par transfert de patrimoine, le fait de tirer avantage de l’exécution d’un acte.

(3) L’obligation de restitution ou de compensation de la valeur existe même lorsque l’avantage a été obtenu au titre d’un fondement inopérant ou qui a été ultérieurement supprimé. »

III. Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

12. Il ressort de la décision de renvoi que, à une certaine date, le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb, Croatie) a ordonné, sur requête de THE BURMAH OIL (Deutschland) GmbH, l’exécution forcée d’une obligation pesant sur FUTURA d.o.o., Zagreb (Croatie), au moyen de la saisie, au profit de la première société, d’une créance pécuniaire, détenue par la deuxième société sur une troisième société, à savoir HRVATSKE ŠUME ( 4 ).

13. Cette dernière société a intenté, devant le Vrhovni sud Republike Hrvatske (Cour suprême, Croatie), un recours extraordinaire visant à faire constater l’invalidité des mesures d’exécution ordonnées à son égard. Ce recours n’ayant pas d’effet suspensif, l’exécution forcée a été mise en œuvre le 11 mars 2003, date à laquelle un montant de 3792600,87 kunas croates (HRK) (environ503331 euros) a été prélevé de son compte en banque et transféré à DEUTSCHE BP AG [qui avait entre-temps succédé en droit
à THE BURMAH OIL (Deutschland)] au titre du recouvrement de la créance en question.

14. Dans le cadre du recours intenté par HRVATSKE ŠUME, le Vrhovni sud (Cour suprême) a jugé, par un arrêt du 21 mai 2009, que les mesures d’exécution mises en œuvre à l’égard de cette société étaient invalides.

15. Par requête du 1er octobre 2014, HRVATSKE ŠUME a introduit, devant le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb), une action en répétition de l’indu fondée sur l’enrichissement sans cause ( 5 ) contre BP EUROPA (laquelle avait entre-temps succédé en droit à DEUTSCHE BP). Dans ce cadre, la requérante au principal a soutenu, en substance, que l’arrêt du 21 mai 2009 rendu par le Vrhovni sud (Cour suprême) a fait disparaître le fondement juridique du transfert au patrimoine de DEUTSCHE
BP de la créance saisie, cette société ayant ainsi bénéficié d’un enrichissement sans cause. BP EUROPA serait dès lors tenue de restituer à HRVATSKE ŠUME le montant en question, majoré des intérêts légaux.

16. En défense, BP EUROPA a soulevé l’incompétence des tribunaux croates. Par ordonnance du 20 mars 2019, le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb) a rejeté l’action intentée par HRVATSKE ŠUME pour ce motif. En substance, cette juridiction a considéré que, en l’absence, dans le règlement Bruxelles I bis, d’une règle de compétence spéciale en matière d’enrichissement sans cause, seule la règle générale de la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur,
prévue à l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, est applicable. La requérante au principal aurait donc dû porter son action devant les tribunaux allemands.

17. HRVATSKE ŠUME a interjeté appel de cette ordonnance devant le Visoki trgovački sud Republike Hrvatske (cour d’appel de commerce). Cette juridiction observe que le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb) s’est référé à tort au règlement Bruxelles I bis, puisque le règlement Bruxelles I est applicable ratione temporis à l’action intentée par la requérante au principal ( 6 ). En outre, la juridiction d’appel se demande si les tribunaux croates pourraient tirer compétence de
l’article 5, point 3, ou de l’article 22, point 5, du règlement Bruxelles I pour connaître de cette action. Dans ce cadre, cette juridiction s’interroge, d’une part, sur le point de savoir si une action en répétition de l’indu fondée sur l’enrichissement sans cause relève de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de la première disposition. Elle se demande, d’autre part, si l’action en question est « en matière d’exécution des décisions », au sens de la seconde disposition,
compte tenu du fait que l’enrichissement allégué est survenu en lien avec une procédure d’exécution.

18. Dans ces conditions, le Visoki trgovački sud (cour d’appel de commerce) a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour des questions préjudicielles suivantes :

« 1) Une action en répétition de l’indu fondée sur l’enrichissement sans cause relève-t-elle du chef de compétence prévu par le [règlement Bruxelles I] en matière “quasi délictuelle”, compte tenu du fait que l’article 5, point 3, de ce règlement prévoit notamment qu’une “personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre [...] en matière [...] quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se
produire” ?

2) Les procédures contentieuses engagées en raison de l’existence d’un délai dans lequel la restitution des sommes indûment versées dans le cadre d’une procédure d’exécution forcée peut être réclamée dans le cadre de la même procédure d’exécution judiciaire relèvent-elles du chef de compétence exclusive prévu à l’article 22, point 5, du [règlement Bruxelles I], aux termes duquel, en matière d’exécution des décisions, sont seuls compétents, sans considération de domicile, les tribunaux de l’État
membre du lieu de l’exécution ? »

19. La demande de décision préjudicielle, en date du 6 mai 2020, est parvenue à la Cour le 8 juin de la même année. Les gouvernements croate et tchèque ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites devant la Cour. Il n’y a pas eu d’audience dans la présente affaire.

IV. Analyse

20. Les deux questions posées par la juridiction de renvoi portent sur la compétence des juridictions des États membres de l’Union, en application du règlement Bruxelles I ( 7 ), pour connaître d’une action fondée sur l’enrichissement sans cause. Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions seront ciblées sur la première d’entre elles.

21. À titre liminaire, il convient de rappeler que l’article 2, paragraphe 1, de ce règlement prévoit, en tant que règle générale, la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur. En l’occurrence, il est constant que le domicile de BP EUROPA se situe, aux fins de l’application de ce règlement, en Allemagne ( 8 ). Cette disposition donne donc compétence aux tribunaux allemands.

22. Néanmoins, le règlement Bruxelles I prévoit également des règles permettant, dans certaines hypothèses, au demandeur d’attraire le défendeur dans un autre État membre ( 9 ). Ce règlement contient notamment, à son article 5, des règles de compétence spéciale, relatives à différentes « matières », qui offrent au demandeur l’option de porter son action devant un ou plusieurs fors supplémentaires.

23. De telles règles existent, en particulier, en « matière contractuelle » et en « matière délictuelle ou quasi délictuelle ». Pour les actions relevant de la première catégorie, l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I permet au demandeur de saisir le tribunal du « lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée ». Pour celles relevant de la seconde catégorie, l’article 5, point 3, de ce règlement prévoit qu’elles peuvent être portées devant le tribunal du
« lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ».

24. La possibilité, pour un demandeur, de bénéficier de ces options de compétence dépend de la qualification de l’action intentée par celui‑ci. Or, la juridiction de renvoi soulève, précisément, une question de qualification. Elle demande, en substance, si une action en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause, telle que celle intentée par HRVATSKE ŠUME, se rattache, en l’absence d’une règle spécifique dans le règlement Bruxelles I, à la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », visée
à l’article 5, point 3, de ce règlement. Il s’agit, finalement, de déterminer si la juridiction croate saisie par cette société peut ou non tirer compétence de cette disposition.

25. Comme je l’ai indiqué en introduction des présentes conclusions, la qualification des demandes fondées sur l’enrichissement sans cause au regard du règlement Bruxelles I n’est pas, à proprement parler, une question inédite dans la jurisprudence de la Cour ( 10 ). Celle-ci a, en effet, déjà été saisie de plusieurs affaires portant sur cette problématique, en rapport avec diverses dispositions de ce règlement ( 11 ). Néanmoins, elle n’a pas encore tranché, de manière univoque, la question posée
dans la présente affaire ( 12 ).

26. La juridiction de renvoi tend à penser, tout comme le gouvernement tchèque et la Commission, qu’une action fondée sur l’enrichissement sans cause relève de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I. À l’instar du gouvernement croate, je ne suis pas de cet avis. Dans ce cadre, je précise que, si la première question préjudicielle porte uniquement sur ledit article 5, point 3, cette disposition est, sur le plan systématique, comme il sera détaillé par la suite, liée à l’article 5, point 1, de
ce règlement. On ne peut, en effet, se prononcer sur le premier sans avoir, au préalable, écarté le second. Je les examinerai donc tour à tour (section B). Avant cela, je reviendrai brièvement sur l’institution juridique de l’enrichissement sans cause, telle qu’elle ressort des systèmes de droits nationaux des États membres (section A).

A.   Les grandes lignes de l’enrichissement sans cause

27. À ma connaissance, tous les systèmes de droits nationaux des États membres connaissent, sous une forme ou sous une autre, l’institution juridique de l’enrichissement sans cause (également appelé enrichissement « injuste », « injustifié » ou encore « illégitime ») ( 13 ). En vertu de cette institution, une personne qui reçoit un enrichissement injustifié au détriment d’une autre est obligée de le restituer à cette dernière ( 14 ). Il est généralement considéré que ladite institution constitue
l’expression du principe d’équité selon lequel nul ne peut s’enrichir aux dépens d’autrui ( 15 ).

28. Les contours de cette même institution varient d’un État membre à l’autre. En particulier, certains droits nationaux, tels que les droits hongrois et polonais, contiennent une notion englobante d’enrichissement sans cause, à laquelle correspond une unique action, historiquement appelée « de in rem verso ». D’autres droits nationaux, dont les droits danois, espagnol, français ou encore autrichien, déclinent cette institution en différentes variantes et actions correspondantes, la répétition de
l’indu (condictio indebiti) y étant notamment distinguée des autres formes d’enrichissement sans cause. En outre, la catégorie juridique à laquelle cette institution et ses éventuelles variantes sont rattachées diffère. Par exemple, en droit français, l’enrichissement sans cause (et le paiement de l’indu) relèvent des « quasi-contrats », notion par ailleurs inconnue d’autres ordres juridiques, tels que le droit allemand, tandis qu’en Common law, ladite institution appartient à une branche
récente du droit, désignée comme law of restitution ( 16 ).

29. Cela étant, ces subtilités ne sont pas déterminantes aux fins de l’application des règles de droit international privé de l’Union. En particulier, il ne me semble pas nécessaire de distinguer le paiement de l’indu de l’enrichissement sans cause, la seconde notion, comprise dans son sens large, englobant la première. En outre, la classification exacte de cette dernière institution dans le droit national de chaque État membre n’importe pas tant que le fait qu’elle relève généralement d’une
catégorie sui generis, ne se rattachant notamment ni au droit des contrats ni aux règles applicables à la responsabilité civile.

30. En effet, dans les systèmes de droits nationaux des États membres, l’enrichissement sans cause constitue une source autonome d’obligation. Plus précisément, la réception d’un tel enrichissement donne naissance à une obligation de restitution. L’enrichi est obligé de restituer à l’appauvri l’avantage patrimonial (ou, le cas échéant, l’équivalent monétaire de cet avantage) dont le premier a bénéficié injustement au détriment du second. La loi s’efforce ainsi de remédier à une situation inéquitable
en imposant le rétablissement du statu quo ante. Le demandeur se prévaut de cette obligation dans le cadre d’une action en enrichissement sans cause ( 17 ). Je parlerai donc, dans la suite des présentes conclusions, par commodité, d’action(s) ou de demande(s) en restitution fondée(s) sur l’enrichissement sans cause.

31. Dans ces différents droits nationaux, l’exercice d’une telle action présuppose, en règle générale, la réunion de quatre conditions, à savoir 1) l’enrichissement du défendeur, 2) l’appauvrissement du demandeur, 3) l’existence d’une corrélation entre l’enrichissement et l’appauvrissement, ainsi que 4) l’absence d’une « cause » (en d’autres termes, d’un fondement juridique) les justifiant ( 18 ).

32. HRVATSKE ŠUME soutient que ces conditions, telles qu’elles figurent dans le droit croate, sont remplies en l’occurrence. Comme l’explique la juridiction de renvoi, la saisie de plusieurs millions de HRK sur le compte en banque de la requérante au principal et le transfert de ce montant au patrimoine de THE BURMAH OIL (Deutschland) a entraîné l’enrichissement de la seconde société et l’appauvrissement corrélatif de la première. Si ce transfert de richesse trouvait initialement une « cause » dans
la procédure d’exécution menée par THE BURMAH OIL (Deutschland) contre FUTURA et, plus spécifiquement, dans les mesures d’exécution ordonnées par le Trgovački sud u Zagrebu (tribunal de commerce de Zagreb) à l’égard de HRVATSKE ŠUME, le Vrhovni sud Republike Hrvatske (Cour suprême) a invalidé ces mesures et, ce faisant, a supprimé rétroactivement cette « cause » ( 19 ).

B.   La qualification des demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause au regard de l’article 5, point 1, et de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I

33. Les grandes lignes de l’enrichissement sans cause ayant été tracées, il s’agit maintenant d’examiner la qualification des demandes ayant un tel fondement au regard de l’article 5, point 1 et de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I. Quelques rappels de méthode s’imposent à cet égard.

34. En l’absence de définitions dans le règlement Bruxelles I, la Cour a itérativement jugé que la « matière contractuelle », visée à la première disposition, et la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », évoquée à la seconde, constituent des notions autonomes du droit de l’Union, devant être interprétées en se référant principalement ( 20 ) au système et aux objectifs de ce règlement, afin de garantir l’application uniforme des règles de compétence qu’il prévoit dans tous les États membres.
Le rattachement d’une demande à l’une ou l’autre catégorie ne dépend donc ni des solutions prévues par le droit interne de la juridiction saisie (dit « lex fori ») ni de la qualification retenue dans la loi applicable (dite « lex causae ») ( 21 ).

35. En ce qui concerne, d’une part, le système du règlement Bruxelles I, la Cour a itérativement jugé que celui‑ci repose sur la règle générale de la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur, prévue à l’article 2, paragraphe 1, de ce règlement, tandis que les règles de compétence spéciale, figurant notamment à son article 5, constituent des dérogations à cette règle générale qui, en tant que telles, sont d’interprétation stricte ( 22 ).

36. S’agissant, d’autre part, des objectifs du règlement Bruxelles I, il ressort de son considérant 12 que les règles de compétence spéciale prévues à l’article 5, point 1, et à l’article 5, point 3, de ce règlement poursuivent, notamment ( 23 ), des objectifs de proximité et de bonne administration de la justice. À cet égard, la Cour a itérativement jugé que l’option offerte au demandeur par ces dispositions a été introduite en considération de l’existence, dans les « matières » qu’elles visent,
d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la demande et la juridiction qui peut être appelée à en connaître, en vue de l’organisation utile du procès ( 24 ).

37. À la lumière de ces considérations générales, la Cour a défini, au fur et à mesure de sa jurisprudence, la « matière contractuelle » et la « matière délictuelle ou quasi délictuelle ».

38. D’une part, il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour, amorcée par l’arrêt Handte ( 25 ), que l’application de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I « présuppose la détermination d’une obligation juridique librement consentie par une personne à l’égard d’une autre et sur laquelle se fonde l’action du demandeur » ( 26 ). En d’autres termes, la « matière contractuelle », au sens de cette disposition, comprend toute demande fondée sur une telle obligation ( 27 ).

39. D’autre part, conformément à une jurisprudence tout aussi constante, issue de l’arrêt Kalfelis et qui vient d’être précisée dans l’arrêt Wikingerhof, la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, comprend « toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la “matière contractuelle” », au sens de l’article 5, point 1, de ce règlement, « à savoir qu’elle n’est pas fondée sur une
obligation juridique librement consentie par une personne à l’égard d’une autre » ( 28 ).

40. Il résulte d’une lecture combinée de ces définitions que, comme je l’ai expliqué dans mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof ( 29 ), et comme la Cour l’a jugé dans l’arrêt éponyme ( 30 ), le rattachement d’une demande à la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I, ou à la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, de ce règlement, dépend de l’obligation sur laquelle cette demande est fondée.

41. En substance, le « test » de qualification consiste à identifier l’obligation dont se prévaut le demandeur contre le défendeur, puis à déterminer la nature de cette obligation, laquelle dépend, à son tour, du fait ou de l’acte constituant la source de cette dernière. Comme j’y reviendrai, si l’obligation en question trouve sa source dans un contrat ou une autre forme d’engagement volontaire d’une personne à l’égard d’une autre, cette obligation et, par déduction, la demande sont de nature
« contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I. En revanche, si l’obligation en cause trouve sa source dans un « fait dommageable », obligation et demande sont de nature « délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, de ce règlement ( 31 ). Enfin, si cette source réside ailleurs, l’application de l’une ou de l’autre disposition est exclue.

42. Dans ce contexte, le règlement (CE) no 593/2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) ( 32 ) (ci‑après le « règlement Rome I »), d’une part, et le règlement (CE) no 864/2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II) ( 33 ) (ci‑après le « règlement Rome II »), d’autre part, fournissent des indications utiles pour déterminer la nature d’une obligation donnée et, ainsi, statuer sur la qualification de la demande qu’elle sous-tend. En effet, si ces
règlements n’ont pas exactement le même champ d’application que, respectivement, l’article 5, point 1, et l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I ( 34 ), ils constituent néanmoins, dans le domaine des conflits de lois, les pendants de ces dispositions, et ces trois règlements doivent être interprétés, dans la mesure du possible, de manière cohérente ( 35 ).

43. Ces rappels effectués, j’expliquerai, dans les sections qui suivent, pourquoi les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne se rattachent pas, en principe, à la « matière contractuelle », sauf dans certains cas (section 1), et pourquoi elles ne relèvent pas de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle » (section 2).

1. Les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne relèvent pas, en principe, de la « matière contractuelle »

44. Comme je l’ai expliqué au point 38 des présentes conclusions, la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I, comprend toute demande fondée sur une « obligation juridique librement consentie », c’est‑à‑dire sur une « obligation contractuelle », au sens autonome dans lequel le droit international privé de l’Union entend cette notion ( 36 ). Une telle obligation trouve sa source dans un contrat ou une autre forme d’engagement volontaire d’une personne à
l’égard d’une autre ( 37 ).

45. Or, dans le cadre d’une demande fondée sur l’enrichissement sans cause, l’obligation de restitution dont se prévaut le demandeur ne résulte pas, en règle générale, d’un tel engagement volontaire du défendeur à son égard. Cette obligation est, au contraire, née indépendamment de la volonté de l’enrichi. Si, en l’occurrence, la prédécesseuse de BP EUROPA a intenté la procédure d’exécution ayant généré son enrichissement, sa volonté se limitait à cela. Elle n’avait pas l’intention de s’engager à
l’égard de HRVATSKE ŠUME. Ladite obligation de restitution découle, en réalité, directement de la loi, qui attache, pour des raisons d’équité, des effets de droit à l’absence de « cause » justifiant cet enrichissement.

46. Par conséquent, l’obligation trouvant sa source dans un enrichissement sans cause ne constitue pas, en règle générale, une « obligation juridique librement consentie », au sens de la jurisprudence afférente à l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I. Les demandes en restitution fondées sur un tel enrichissement ne se rattachent donc pas, en principe, à la « matière contractuelle » visée à cette disposition ( 38 ).

47. La lecture du règlement Rome II confirme cette interprétation. En effet, il ressort de l’article 2, paragraphe 1, de ce règlement que l’obligation de restitution trouvant sa source dans un enrichissement sans cause est considérée comme une « obligation non contractuelle », relevant dudit règlement ( 39 ), et faisant l’objet, à son article 10, de règles de conflit de lois spécifiques.

48. Cela étant, un tempérament doit être apporté à l’interprétation qui précède. En effet, comme le remarque très justement la Commission, les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause peuvent s’inscrire dans des contextes différents. En particulier, si une telle demande peut être présentée entre personnes n’étant, par ailleurs, liées par aucune relation juridique, comme c’est a priori le cas de HRVATSKE ŠUME et de BP EUROPA ( 40 ), elle peut également être étroitement liée à
une relation contractuelle existant, ou supposée exister, entre les parties au litige.

49. Or, comme la Cour l’a jugé dans son arrêt Profit Investment SIM ( 41 ), une demande en restitution de prestations fournies au titre d’un contrat invalide (nul, caduc, etc.) relève de la « matière contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I. La même interprétation s’impose, selon moi, s’agissant des demandes en restitution consécutives à la résolution pour inexécution d’un contrat ou à un paiement indu effectué dans le cadre d’un contrat, par exemple lorsqu’un
débiteur contractuel s’acquitte d’une dette supérieure à son montant réel.

50. En effet, si de telles demandes en restitution reposent parfois (mais pas toujours), en droit matériel, sur les règles de l’enrichissement sans cause ( 42 ), elles doivent être considérées, aux fins de l’application des règles de compétence prévues dans le règlement Bruxelles I, comme trouvant leur source dans un contrat. En substance, le demandeur se prévaut d’une « obligation contractuelle » qui, selon lui, est invalide ou n’a pas été exécutée par le défendeur, ou qu’il estime avoir
« sur-exécutée », afin de justifier de son droit à restitution, qui constitue le « remède » (remedy) réclamé. Une telle demande se fonde donc essentiellement sur l’« obligation contractuelle » en question, l’obligation de restitution dont se prévaut le demandeur n’ayant pas d’existence autonome ( 43 ).

51. De surcroît, il est conforme aux objectifs de proximité et de bonne administration de la justice, poursuivis à l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I, que le juge du contrat puisse se prononcer sur les conséquences de son invalidité, de son inexécution ou de sa « sur‑exécution » et, notamment, sur les restitutions qui en découlent ( 44 ). En particulier, la compétence ne devrait pas varier selon que, en réponse à l’inexécution, par le défendeur, d’une obligation contractuelle, le
demandeur réclame des dommages-intérêts ou bien la résolution du contrat et la restitution des prestations échangées ( 45 ). Du reste, statuer sur de telles demandes en restitution implique essentiellement, pour le juge saisi, de trancher des questions d’ordre contractuel (telles que, selon le cas, celles du contenu de l’obligation contractuelle en cause, de sa validité ou de la manière dont elle devait être exécutée par le défendeur) en appréciant les éléments de preuve correspondants. Il
existe donc un lien de rattachement particulièrement étroit entre la demande et le tribunal du « lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée », au sens de cette disposition ( 46 ).

52. En outre, d’une part, l’article 12, paragraphe 1, sous c) et e), du règlement Rome I prévoit que la loi applicable au contrat (dite « lex contractus ») régit, respectivement, les conséquences de l’inexécution des obligations contractuelles et les conséquences de la nullité du contrat. Le législateur de l’Union a donc pris position en faveur du caractère « contractuel » des demandes en restitution consécutives à la résolution ou à l’invalidité d’un contrat ainsi que des obligations qui les
sous-tendent. D’autre part, il ressort de l’article 10, paragraphe 1, du règlement Rome II que, lorsqu’une obligation non contractuelle résultant d’un enrichissement sans cause se rattache à une relation contractuelle préexistante entre les parties (typiquement lorsqu’un débiteur contractuel s’acquitte d’une dette supérieure à son montant réel), la loi applicable à cette obligation est celle qui régit cette relation, c’est-à-dire la lex contractus. La cohérence entre ces deux règlements et le
règlement Bruxelles I est, ainsi, assurée dans la mesure du possible.

2. Les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne relèvent pas de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle »

53. S’agissant, maintenant, de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, je rappelle que deux conditions cumulatives résultent de la jurisprudence issue de l’arrêt Kalfelis, citée au point 39 des présentes conclusions : une demande relève de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de cette disposition, pour autant que, d’une part, elle « vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur » et que, d’autre part, elle « ne se rattache pas à la “matière contractuelle” », au
sens de l’article 5, point 1, de ce règlement.

54. Il découle de la section précédente que les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne se rattachent pas à la « matière contractuelle » dès lors qu’elles sont fondées non pas sur une « obligation juridique librement consentie », mais sur une « obligation non contractuelle », sauf lorsqu’elles sont étroitement liées à une relation contractuelle antérieure existant, ou supposée exister, entre les parties au litige.

55. Il reste donc à examiner si une telle demande « vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur », au sens de la « jurisprudence Kalfelis ».

56. Comme je l’ai déjà indiqué, à l’instar du gouvernement croate, je ne suis pas de cet avis ( 47 ).

57. En premier lieu, je rappelle que l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I donne compétence, en « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au tribunal du « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ». L’identification d’un tel « fait dommageable » est donc indispensable à l’application de cette disposition. Il s’agit, ainsi, du présupposé de toute demande en « matière délictuelle ou quasi délictuelle ».

58. À partir de l’arrêt Bier ( 48 ), la Cour a scindé la notion de « fait dommageable », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, en deux concepts distincts : le « dommage » (ou, dit autrement, le « préjudice ») et « l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage » ( 49 ). Dans ce cadre, la Cour s’est référée aux éléments constitutifs de la responsabilité non contractuelle, tels qu’ils ressortent des principes généraux qui se dégagent des systèmes de droit national des États
membres ( 50 ). Elle a ainsi jugé qu’« une responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle ne peut entrer en ligne de compte qu’à condition qu’un lien causal puisse être établi entre le dommage et le fait dans lequel ce dommage trouve son origine » ( 51 ).

59. Par conséquent, une demande « vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur », au sens de l’arrêt Kalfelis, si elle se fonde sur un « fait dommageable » imputable au défendeur et ayant causé un préjudice au demandeur ( 52 ). Conformément à la jurisprudence de la Cour et aux principes généraux évoqués au point précédent, un tel « fait dommageable » est un fait illicite, c’est-à-dire un acte ou une omission contraires à un devoir ou à une interdiction imposés par la loi à tout un chacun,
et causant un dommage à autrui ( 53 ).

60. La juridiction de renvoi se demande néanmoins si la distinction opérée, à l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, dans plusieurs de ses versions linguistiques, entre matière « délictuelle » et « quasi délictuelle » n’appelle pas une interprétation plus large du champ d’application de cette disposition. Dans ce cadre, elle tend à considérer que la seconde notion pourrait inclure, contrairement à la première, des faits juridiques autres que des « faits dommageables ».

61. Selon moi, tel n’est pas le cas. La Cour n’a, à juste titre, jamais distingué, dans sa jurisprudence relative à l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, les « quasi-délits » des « délits ». Outre que cette distinction ne figure pas dans toutes les versions linguistiques de ce règlement ( 54 ), la présence du terme « quasi-délit » dans certaines d’entre elles ne vise pas à élargir le champ d’application de cette disposition. Il s’agit, en réalité, d’un emprunt au droit français, qui a la
particularité de séparer la responsabilité civile résultant des actes volontaires (délits) de celle découlant des faits dommageables commis par imprudence ou négligence (quasi-délits) ( 55 ). En somme, ledit terme se borne à indiquer, dans les versions concernées, que cette disposition couvre les « faits dommageables » indépendamment du point de savoir s’ils ont été commis intentionnellement ou par négligence ( 56 ). « Délits » et « quasi-délits » constituent deux déclinaisons de ces mêmes
« faits ». Du reste, comme la juridiction de renvoi le relève elle-même, si la notion de « quasi-délit » englobait d’autres types de faits juridiques, ledit article 5, point 3, ne fournirait pas de critère de compétence pour les demandes concernées.

62. Il résulte des considérations qui précèdent qu’une demande « vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur », au sens de l’arrêt Kalfelis, et se rattache, partant, à la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, lorsqu’elle se fonde sur une obligation non contractuelle qui, comme je l’ai expliqué au point 41 des présentes conclusions, trouve sa source dans un « fait dommageable » (« délit » ou « quasi-délit »), tel que défini
au point 59 de ces conclusions ( 57 ). En revanche, une demande fondée sur une obligation non contractuelle trouvant sa source dans un fait juridique autre qu’un « fait dommageable » ne relève pas de cette disposition. En somme, ladite disposition recouvre non pas l’ensemble des obligations non contractuelles, mais une sous-catégorie d’entre elles, que je qualifierai d’« obligations délictuelles ou quasi délictuelles ».

63. Ainsi, si la catégorie que constitue la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », telle qu’interprétée dans l’arrêt Kalfelis, englobe une grande diversité de types de responsabilité ( 58 ), il ne s’agit pas pour autant, contrairement à ce que laisse entendre la Commission, d’une « catégorie résiduelle » absorbant toute demande fondée sur une obligation civile ou commerciale qui n’est pas « contractuelle », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I ( 59 ). Dans cet arrêt, la
Cour a uniquement indiqué que cette disposition et l’article 5, point 3, de ce règlement s’excluent mutuellement, une même demande en responsabilité civile ne pouvant pas relever des deux dispositions à la fois ( 60 ). Cela étant, il existe des demandes qui ne se rattachent ni à l’une ni à l’autre, au motif qu’elles se fondent sur des obligations qui ne sont ni « contractuelles » ni « délictuelles ou quasi délictuelles ».

64. Or, et en deuxième lieu, si une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause repose bien, en principe, sur une obligation non contractuelle ( 61 ), cette obligation ne trouve pas sa source dans un « fait dommageable » imputable au défendeur, au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I ( 62 ). En effet, comme la juridiction de renvoi l’a relevé, l’enrichissement sans cause ne saurait être considéré comme un tel « fait ». Contrairement à ce que soutiennent le
gouvernement tchèque et la Commission, il ne s’agit donc pas d’un « quasi-délit », au sens de cette disposition.

65. En effet, l’obligation de restitution sous-tendant une telle demande résulte de la réception, par le défendeur, d’un enrichissement et de l’absence (ou, en l’occurrence, de la disparition rétroactive) d’une « cause » le justifiant ( 63 ). Partant, comme le fait valoir à bon droit le gouvernement croate, pareille demande ne présuppose pas un quelconque acte ou une quelconque omission dommageable imputable au défendeur. L’obligation en question est née spontanément, indépendamment de son
comportement ( 64 ).

66. Le gouvernement tchèque réplique, en substance, que le fait générateur de l’enrichissement (à savoir, en l’occurrence, la mise en œuvre, par la défenderesse au principal, de la procédure d’exécution ultérieurement invalidée) devrait être assimilé à un « fait dommageable », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I.

67. Toutefois, à mon sens, cette assimilation n’a pas lieu d’être. Tout d’abord, à proprement parler, l’obligation sous-tendant une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause ne trouve pas sa source dans le fait générateur de cet enrichissement, mais dans l’enrichissement lui-même. Ensuite, ce fait générateur n’est pas toujours imputable au défendeur. Bien souvent, il sera, au contraire, imputable au demandeur – qui aura, par exemple, transféré par erreur une somme d’argent indue.
Enfin, si, en l’occurrence, la mise en œuvre de la procédure d’exécution est intervenue à l’initiative de la défenderesse au principal, cela ne saurait être considéré comme un « fait dommageable », un tel acte n’ayant rien d’illicite et n’ayant pas causé, au sens légal du terme, un « préjudice » à la requérante au principal.

68. La Commission réplique, pour sa part, que le « fait dommageable », au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, serait le fait, pour la défenderesse au principal, d’avoir omis de restituer l’enrichissement litigieux à la demanderesse au principal, en violation de l’article 1111 de la loi relative aux obligations ( 65 ).

69. Cet argument ne saurait prospérer. En effet, l’obligation de restitution alléguée existait, par hypothèse, préalablement à un éventuel refus de la défenderesse au principal de l’exécuter. Considérer que ladite obligation résulte du comportement de cette dernière serait donc un raisonnement circulaire. L’obligation en question trouve sa source en amont : elle a pris naissance, je le rappelle, dès le moment de la réception de l’enrichissement sans cause (ou, en l’occurrence, au moment où la
procédure d’exécution a été déclarée invalide ex tunc).

70. Du reste, si le seul fait, pour un défendeur, de ne pas avoir exécuté une obligation préexistante devait s’analyser comme un « fait dommageable », l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I aurait un champ d’application extrêmement vaste, puisqu’une demande en justice en matière civile et commerciale est généralement motivée par l’inexécution, par le défendeur, d’une prétendue obligation ( 66 ).

71. Contrairement à ce que soutient la Commission, la situation n’est pas comparable à celle en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Austro-Mechana ( 67 ), également invoquée par la juridiction de renvoi. En effet, les circonstances de cette affaire sont, à mes yeux, très particulières.

72. Il convient de rappeler que, dans cet arrêt, la Cour a jugé qu’une demande en paiement de la « compensation équitable » prévue à l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ( 68 ), telle que celle formulée par Austro-Mechana, une société de gestion collective des droits d’auteur, contre les sociétés Amazon, relève de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle »,
au sens de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I ( 69 ). Cette demande avait pour fondement l’obligation de payer cette « compensation », qui s’imposait à Amazon, en vertu du droit autrichien, en raison de la commercialisation de supports d’enregistrement sur le territoire autrichien ( 70 ). Il ne s’agissait pas là d’un fait illicite. Néanmoins, ce comportement contribuait au préjudice causé aux titulaires de droits par la réalisation de copies privées de leurs objets protégés. Or,
selon une jurisprudence constante de la Cour, ladite « compensation » a pour objet de réparer ce préjudice. Austro-Mechana, en tant que société de gestion collective, percevait cette même « compensation », pour le compte des titulaires de droits qu’elle représentait. Le préjudice dont cette société se prévalait était donc, en réalité, celui de ces titulaires. En somme, l’obligation servant de fondement à la demande trouvait bien sa source, toute chose considérée, dans un « fait dommageable » (
71 ). Du reste, les juridictions autrichiennes étaient les mieux placées pour apprécier le préjudice causé à ces mêmes titulaires par les copies privées réalisées par les consommateurs autrichiens (qui dépendait du nombre de supports d’enregistrement vendus en Autriche par les sociétés Amazon) et, partant, pour statuer sur le montant de la « compensation équitable » devant être versée par ces sociétés ( 72 ).

73. En troisième lieu, l’interprétation selon laquelle une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause ne relève pas de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I est confirmée, selon moi, par un autre passage de l’arrêt Kalfelis. Je rappelle que, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, un particulier agissait contre sa banque à la suite d’opérations boursières infructueuses et, dans ce cadre, avait formulé des demandes cumulatives reposant sur trois types de fondements, à
savoir la responsabilité contractuelle, la responsabilité délictuelle et, enfin, l’enrichissement sans cause. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi avait notamment interrogé la Cour sur la question de savoir si le tribunal compétent, en vertu de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, pour se prononcer sur la demande fondée sur la responsabilité délictuelle l’était également, à titre accessoire, s’agissant de celles reposant sur la responsabilité contractuelle et sur
l’enrichissement sans cause.

74. La Cour a répondu à cette question « qu’un tribunal compétent, au titre de [l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I], pour connaître de l’élément d’une demande reposant sur un fondement délictuel n’est pas compétent pour connaître des autres éléments de la même demande qui reposent sur des fondements non délictuels » ( 73 ). Or, lue dans le contexte rappelé au point précédent, l’expression « fondements non délictuels » renvoie, implicitement, mais nécessairement, à la responsabilité
contractuelle et à l’enrichissement sans cause.

75. En quatrième lieu, contrairement au gouvernement tchèque et à la Commission, j’estime que la lecture du règlement Rome II n’infirme pas, mais, à l’inverse, étaye l’interprétation suggérée dans les présentes conclusions.

76. En effet, si, comme je l’ai indiqué au point 47 des présentes conclusions, ce règlement inclut, parmi les « obligations non contractuelles » relevant de son champ d’application, les obligations trouvant leur source dans un enrichissement sans cause, celles-ci s’insèrent, au sein dudit règlement, dans une catégorie spécifique ( 74 ).

77. Plus précisément, le règlement Rome II comporte, d’une part, dans son chapitre II, des règles applicables aux obligations non contractuelles résultant d’un « fait dommageable ». Cette notion a, selon moi, le même sens que celle, identique, figurant à l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I ( 75 ). Sont donc visées ici les « obligations délictuelles ou quasi délictuelles » mentionnées au point 62 des présentes conclusions ( 76 ). En somme, ce chapitre II couvre, en principe, les mêmes
obligations que ledit article 5, point 3 ( 77 ).

78. D’autre part, le règlement Rome II rassemble, dans un chapitre III, les règles applicables aux obligations non contractuelles résultant d’un « fait autre qu’un fait dommageable » ( 78 ). Les demandes fondées sur les obligations en question ne devraient, par hypothèse, pas relever de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I ( 79 ). Or, ce chapitre III inclut l’enrichissement sans cause. Cette classification confirme, ainsi, que l’obligation de restitution sous-tendant une demande fondée sur
un tel enrichissement ne trouve pas sa source dans un « fait dommageable », au sens dudit article 5, point 3 ( 80 ).

79. Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que les demandes en restitution fondées sur l’enrichissement sans cause ne relèvent pas de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I ( 81 ).

80. Contrairement à ce que laisse entendre le gouvernement tchèque, cette interprétation n’entraîne aucun déni de justice. Dans les situations dans lesquelles l’article 5, point 1, de ce règlement n’est pas applicable ( 82 ), il s’ensuit simplement qu’un justiciable ne dispose pas d’une option de compétence pour introduire une demande fondée sur l’enrichissement sans cause, qui devra être portée devant les juridictions de l’État membre dans lequel le défendeur a son domicile, conformément à la règle
générale prévue à l’article 2, paragraphe 1, dudit règlement ( 83 ).

81. Du reste, ce résultat est, premièrement, pleinement conforme au système du règlement Bruxelles I. Je rappelle que celui-ci repose précisément sur le principe de la compétence du for du domicile du défendeur ( 84 ). À cet égard, la Cour a itérativement jugé que cette règle générale, qui est l’expression de l’adage actor sequitur forum rei ( 85 ), s’explique par le fait que ce dernier peut, en principe, se défendre plus aisément devant les juridictions de son domicile ( 86 ). Ce choix de favoriser
le défendeur est, à son tour, justifié par le fait que ce dernier se trouve, en règle générale, dans une position plus faible au procès, puisqu’il n’en a pas pris l’initiative et qu’il subit l’action du demandeur ( 87 ).

82. Ainsi, on ne saurait affirmer, comme le fait la Commission, que, en matière d’obligations civiles et commerciales, il ne devrait pas exister de « vide juridique » entre l’article 5, point 1, et l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I et qu’il devrait, partant, toujours exister une alternative à la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur. Si les fors additionnels prévus à ces dispositions étaient toujours disponibles, la règle générale serait reléguée au
second plan, et le demandeur, largement favorisé, contrairement à la volonté du législateur de l’Union ( 88 ).

83. Au contraire, conformément à ce que je viens d’expliquer, la Cour a itérativement jugé que l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, en tant que dérogation à cette règle générale, est d’interprétation stricte, de sorte qu’il ne saurait recevoir une « interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite » à cette disposition ( 89 ). Or, lire la notion de « fait dommageable » d’une manière aussi large que le suggère le gouvernement tchèque ou la Commission reviendrait
précisément à appliquer cette disposition dans une hypothèse qu’elle n’envisage pas de manière explicite, à savoir celle de l’enrichissement sans cause ( 90 ).

84. Deuxièmement, je ne suis pas persuadé que les objectifs de proximité et de bonne administration de la justice sous-tendant l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I ( 91 ) appellent une interprétation différente.

85. En effet, outre que ces objectifs ne permettent pas, en toute hypothèse, de s’affranchir des termes dudit article 5, point 3, je doute qu’il existe, en l’occurrence, un lien « particulièrement étroit » entre la demande en cause au principal et la juridiction croate saisie par la requérante au principal et, partant, que cette juridiction soit nécessairement plus apte que les tribunaux allemands à statuer sur les allégations de cette société, c’est-à-dire déterminer si les conditions d’un tel
enrichissement sont réunies ( 92 ), notamment en termes de collecte et d’évaluation des éléments de preuve pertinents à cet égard.

86. La juridiction de renvoi, à laquelle le gouvernement tchèque et la Commission se rallient, considère que tel est le cas au motif que le fait générateur de l’enrichissement, à savoir la procédure d’exécution intentée par la prédécesseuse de BP EUROPA, est survenu en Croatie. Tous les éléments de faits pertinents seraient ainsi liés à ce pays, tandis que seul le domicile de la défenderesse au principal se trouve en Allemagne.

87. Cependant, afin de statuer sur une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause, il s’agit avant tout de déterminer s’il y a, précisément, eu un tel enrichissement. Ainsi, ce sont non pas les juridictions du lieu où est survenu le fait générateur de l’enrichissement, mais, à choisir, celles du lieu où le défendeur s’est prétendument enrichi qui semblent les plus aptes à statuer sur une telle demande.

88. Par analogie, l’article 10, paragraphe 3, du règlement Rome II prévoit que, lorsqu’un enrichissement sans cause s’est produit en l’absence de relation préexistante entre les parties et que celles-ci n’ont pas leur résidence habituelle dans le même pays, la loi applicable à l’obligation non contractuelle en résultant est celle du pays dans lequel « l’enrichissement sans cause s’est produit ». Est ainsi visé non pas le pays dans lequel le fait générateur de l’enrichissement est survenu, mais celui
dans lequel le défendeur a reçu le bénéfice économique en cause. Dans le cas d’un transfert de fonds sur un compte en banque, comme en l’occurrence, le pays d’enrichissement est celui où se situe l’établissement bancaire dans lequel ce compte est inscrit ( 93 ).

89. Or, il est probable que, en l’occurrence, ce lieu se situe en Allemagne ( 94 ). Les juridictions de l’État membre du domicile du défendeur, dans la mesure où elles correspondent au lieu où l’enrichissement est reçu, sont donc les mieux placées pour apprécier la réalité de cet enrichissement ( 95 ). Il en ressort, selon moi, que, de manière générale, il n’existe pas de lien « particulièrement étroit » rattachant les demandes fondées sur l’enrichissement sans cause à un for autre que celui du
domicile du défendeur ( 96 ).

90. Du reste, le désagrément pratique, pour HRVATSKE ŠUME, de devoir attraire BP EUROPA devant les juridictions de l’État membre du domicile de cette dernière (désagrément qui, je le rappelle, procède de la volonté du législateur de l’Union ( 97 )) est compensé par un avantage procédural : à supposer que la demande soit fondée, et dans la mesure où le patrimoine de la défenderesse au principal se situe en Allemagne, la requérante au principal disposera d’ores et déjà d’un titre exécutoire national
pour recouvrer le montant litigieux (le futur jugement rendu par les tribunaux allemands) plutôt que de devoir recourir à la procédure d’exequatur afin de faire déclarer exécutoire, dans cet État membre, un éventuel jugement croate ( 98 ).

V. Conclusion

91. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit à la première question posée par le Visoki trgovački sud Republike Hrvatske (cour d’appel de commerce, Croatie) :

L’article 5, point 1, et l’article 5, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doivent être interprétés en ce sens qu’une demande en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause :

– ne relève pas de la « matière contractuelle », au sens de la première disposition, sauf lorsqu’elle est étroitement liée à une relation contractuelle antérieure existant, ou supposée exister, entre les parties au litige, et

– ne relève pas de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de la seconde disposition.

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( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) Règlement du Conseil du 22 décembre 2000 (JO 2001, L 12, p. 1).

( 3 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 (JO 2012, L 351, p. 1).

( 4 ) Plus précisément, il s’agissait, à l’époque, de HRVATSKE ŠUME javno poduzeće za gospodarenje šumama i šumskim zemljištima u Republici Hrvatskoj p.o., Zagreb, à laquelle la société HRVATSKE ŠUME d.o.o., Zagreb, a ultérieurement succédé en droit. Cette circonstance étant sans pertinence pour la présente affaire, je me réfèrerai, par commodité, à HRVATSKE ŠUME pour désigner indifféremment l’une ou l’autre société.

( 5 ) La juridiction de renvoi explique que, en vertu des règles du droit croate relatives à la procédure d’exécution [voir, notamment, article 58, point 5, de l’Ovršni zakon (loi sur l’exécution forcée, Narodne novine, br. 57/96, 29/99, 42/00, 173/03, 194/03, 151/04, 88/05, 121/05, 67/08, 139/10, 154/11 et 70/12)], lorsque l’exécution forcée d’une obligation a été mise en œuvre et que les mesures d’exécution sont ultérieurement déclarées invalides, une demande de restitution des biens indûment
recouvrés peut être présentée dans le cadre de la même procédure d’exécution. Néanmoins, une telle demande doit être introduite, au plus tard, dans un délai d’un an à compter de la date de fin de cette procédure. Or, en l’occurrence, l’arrêt du Vrhovni sud (Cour suprême) a été rendu six années après la mise en œuvre de l’exécution forcée litigieuse. En conséquence, HRVATSKE ŠUME devait intenter une action en restitution distincte de la procédure d’exécution initiale.

( 6 ) Voir point 9 des présentes conclusions.

( 7 ) Il n’est pas contesté que l’action intentée par HRVATSKE ŠUME relève du règlement Bruxelles I. Tout d’abord, cette action relève de son champ d’application matériel puisque, d’une part, elle s’inscrit dans le cadre d’un litige transfrontalier et que, d’autre part, elle relève (a priori) de la « matière civile et commerciale », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de ce règlement. Ensuite, ladite action tombe dans le champ d’application personnel dudit règlement dès lors que les règles de
compétence qu’il prévoit s’appliquent, en principe, lorsque le défendeur est domicilié sur le territoire d’un État membre (voir considérant 8 dudit règlement) et que le domicile de BP EUROPA se situe en Allemagne (voir point 21 des présentes conclusions). Enfin, et comme il a déjà été expliqué au point 9 de ces conclusions, cette même action relève du champ d’application temporel de ce même règlement.

( 8 ) Conformément à l’article 60, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I, pour l’application de ce règlement, les sociétés sont domiciliées, notamment, là où est situé leur siège statutaire.

( 9 ) Voir, en ce sens, article 3, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I.

( 10 ) Je me référerai, dans les présentes conclusions, à des affaires relatives à la convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée à Bruxelles le 27 septembre 1968 (JO 1972, L 299, p. 32) (ci‑après la « convention de Bruxelles »), au règlement Bruxelles I (qui a remplacé cette convention) et au règlement Bruxelles I bis (qui a refondu le premier règlement), sans distinguer entre ces instruments. En effet, selon une jurisprudence
constante de la Cour, l’interprétation fournie par celle‑ci concernant les dispositions de la convention de Bruxelles et du règlement Bruxelles I est transposable à celles du règlement Bruxelles I bis (et inversement) lorsqu’elles sont « équivalentes ». Tel est notamment le cas de l’article 5, points 1 et 3, des deux premiers instruments, d’une part, et de l’article 7, points 1 et 2, du troisième, d’autre part [voir, notamment, arrêt du 24 novembre 2020, Wikingerhof (C‑59/19, ci-après l’« arrêt
Wikingerhof , EU:C:2020:950, point 20 et jurisprudence citée)].

( 11 ) Voir arrêts du 27 septembre 1988, Kalfelis (189/87, ci-après l’« arrêt Kalfelis , EU:C:1988:459) ; du 28 mars 1995, Kleinwort Benson (C‑346/93, EU:C:1995:85) ; du 11 avril 2013, Sapir e.a. (C‑645/11, EU:C:2013:228) ; du 20 avril 2016, Profit Investment SIM (C‑366/13, EU:C:2016:282) ; du 28 juillet 2016, Siemens Aktiengesellschaft Österreich (C‑102/15, EU:C:2016:607), ainsi que du 12 octobre 2016, Kostanjevec (C‑185/15, EU:C:2016:763).

( 12 ) Cette question avait déjà été posée dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 28 mars 1995, Kleinwort Benson (C‑346/93, EU:C:1995:85), et du 28 juillet 2016, Siemens Aktiengesellschaft Österreich (C‑102/15, EU:C:2016:607). Néanmoins, dans le premier arrêt, la Cour s’est déclarée incompétente tandis que, dans le second, elle a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’y répondre au motif que la demande en cause ne relevait pas du champ d’application du règlement Bruxelles I. En revanche,
l’avocat général Wahl a consacré d’importants développements à ladite question dans ses conclusions dans l’affaire Siemens Aktiengesellschaft Österreich (C‑102/15, EU:C:2016:225, points 48 à 75), sur lesquelles je m’appuierai. Enfin, sans pour autant offrir une réponse univoque à cette même question, l’arrêt Kalfelis contient des indications à cet égard (voir points 73 et 74 des présentes conclusions).

( 13 ) Voir, pour une analyse comparée, Von Bar, C. et al. (éd.), Principles, Definitions and Model Rules of European Private Law. Draft Common Frame of Reference (DCFR) – Interim Outline Edition ; prepared by the Study Group on a European Civil Code and the Research Group on EC Private Law (Acquis Group), Sellier, European Law Publishers, Munich, 2008, vol. IV, livre VII (« Unjustified enrichment »), p. 3843 et suiv., spéc. p. 3850 à 3874. L’enrichissement sans cause existe également en droit
matériel de l’Union [voir, notamment, arrêts du 18 décembre 2014, Somvao (C‑599/13, EU:C:2014:2462, points 35 et 36), ainsi que du 16 novembre 2006, Masdar (UK)/Commission (T‑333/03, EU:T:2006:348, point 94 et jurisprudence citée)].

( 14 ) Voir, pour une définition proche, article VII.-1:101, paragraphe 1, du DCFR.

( 15 ) Voir, notamment, conclusions de l’avocat général Mazák dans l’affaire Masdar (UK)/Commission (C‑47/07 P, EU:C:2008:342, point 47). Comme le relève la juridiction de renvoi, l’enrichissement sans cause remonte aux condictiones (condictio indebti, condictio sine causa, etc.) du droit romain (voir, notamment, Romani, A.-M., « Enrichissement injustifié », Répertoire de droit civil, Dalloz, février 2018, § 21).

( 16 ) Voir, notamment, Von Bar, C. et al., op. cit., p. 3860 à 3865.

( 17 ) Voir arrêt du 16 décembre 2008, Masdar (UK)/Commission (C‑47/07 P, EU:C:2008:726, points 44 et 47), ainsi que conclusions de l’avocat général Wahl dans l’affaire Siemens Aktiengesellschaft Österreich (C‑102/15, EU:C:2016:225, point 61).

( 18 ) L’enrichissement a une « cause » lorsqu’il puise sa justification dans un contrat, un acte unilatéral, une obligation légale, une décision de justice, etc. [voir, notamment, arrêt du 16 décembre 2008, Masdar (UK)/Commission (C‑47/07 P, EU:C:2008:726, point 46)]. En outre, l’action en restitution fondée sur l’enrichissement sans cause n’est, en règle générale, ouverte qu’à titre subsidiaire, c’est-à-dire lorsque l’appauvri ne dispose d’aucune autre voie de droit pour obtenir ce qui lui est dû
[voir, notamment, conclusions de l’avocat général Mazák dans l’affaire Masdar (UK)/Commission (C‑47/07 P, EU:C:2008:342, points 47 et 48)].

( 19 ) Voir points 12 à 15 des présentes conclusions.

( 20 ) Les principes généraux qui se dégagent des systèmes de droits nationaux sont également importants (voir note en bas de page 50 des présentes conclusions).

( 21 ) Voir, notamment, arrêts du 22 mars 1983, Peters Bauunternehmung (34/82, EU:C:1983:87, points 9 et 10) ; Kalfelis (points 15 et 16), ainsi que Wikingerhof (point 25).

( 22 ) Voir, notamment, arrêts Kalfelis (point 19) ; du 27 octobre 1998, Réunion européenne e.a. (C‑51/97, EU:C:1998:509, point 16), ainsi que Wikingerhof (point 26).

( 23 ) Les règles de compétence prévues dans le règlement Bruxelles I visent, de manière générale, à assurer la sécurité juridique et, dans ce cadre, à renforcer la protection juridique des personnes établies sur le territoire des États membres. Ces règles doivent, à ce titre, présenter un haut degré de prévisibilité : le demandeur doit pouvoir déterminer facilement les juridictions devant lesquelles il peut intenter son action et le défendeur raisonnablement anticiper celles devant lesquelles il
pourra être attrait [voir considérant 11 de ce règlement, ainsi que arrêt du 17 juin 2021, Mittelbayerischer Verlag (C‑800/19, EU:C:2021:489, point 25 et jurisprudence citée)].

( 24 ) Voir, notamment, arrêts du 6 octobre 1976, Industrie Tessili Italiana Como (12/76, EU:C:1976:133, point 13) ; du 20 février 1997, MSG (C‑106/95, EU:C:1997:70, point 29), ainsi que Wikingerhof (points 28 et 37).

( 25 ) Arrêt du 17 juin 1992 (C‑26/91, EU:C:1992:268, point 15).

( 26 ) Arrêts du 20 janvier 2005, Engler (C‑27/02, EU:C:2005:33, points 50 et 51) ; du 28 janvier 2015, Kolassa (C‑375/13, EU:C:2015:37, point 39), ainsi que du 11 novembre 2020, Ellmes Property Services (C‑433/19, EU:C:2020:900, point 37).

( 27 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof (C‑59/19, ci-après « mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof , EU:C:2020:688, point 36).

( 28 ) Voir, notamment, arrêts Kalfelis (point 18) ; du 1er octobre 2002, Henkel (C‑167/00, EU:C:2002:555, point 36), ainsi que Wikingerhof (point 23).

( 29 ) Voir, en particulier, points 6, 39, 46, 49, 90 et 118.

( 30 ) Voir arrêt Wikingerhof (point 31).

( 31 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof (point 49, ainsi que références citées). Voir, pour une application récente de ce « test », arrêt du 25 mars 2021, Obala i lučice (C‑307/19, EU:C:2021:236, points 88 et 89).

( 32 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 (JO 2008, L 177, p. 6).

( 33 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 (JO 2007, L 199, p. 40).

( 34 ) Voir points 77 et 78 des présentes conclusions.

( 35 ) Voir considérant 7 des règlements Rome I et Rome II, ainsi que mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof (point 5).

( 36 ) La Cour a d’ailleurs transposé cette définition au règlement Rome I [voir arrêt du 21 janvier 2016, ERGO Insurance et Gjensidige Baltic (C‑359/14 et C‑475/14, EU:C:2016:40, point 44)].

( 37 ) Je souligne que toute obligation, y compris une « obligation contractuelle », trouve sa source première dans la loi. Néanmoins, il s’agit de savoir si, conformément à la loi, l’obligation s’impose au débiteur en raison d’un contrat ou d’un autre engagement volontaire de ce dernier, ou indépendamment d’un tel engagement [voir, en ce sens, arrêt Wikingerhof (points 33 et 34)]. Voir, pour les différents types d’engagements volontaires reconnus par la Cour dans sa jurisprudence, mes conclusions
dans l’affaire Wikingerhof (point 37).

( 38 ) Voir, dans le même sens, Minois, M., Recherche sur la qualification en droit international privé des obligations, LGDJ, Paris, 2020, p. 263. J’ai bien conscience du fait que, dans son arrêt du 14 mai 2009, Ilsinger (C‑180/06, EU:C:2009:303, point 57), la Cour a laissé entendre, à titre d’obiter dictum, que les demandes de nature « précontractuelle ou [...] quasi contractuelle » relèvent systématiquement de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I. Toutefois, il s’agit là, selon moi,
d’une formulation malheureuse. Outre le fait qu’il est établi, depuis l’arrêt du 17 septembre 2002, Tacconi (C‑334/00, EU:C:2002:499), que la responsabilité précontractuelle relève non pas de cet article 5, point 1, mais de l’article 5, point 3, de ce règlement (voir note en bas de page 80 des présentes conclusions), la catégorie des « quasi-contrats », qui, dans certains droits nationaux, inclut l’enrichissement sans cause (voir point 28 de ces conclusions), ne saurait relever, de manière générale,
de ce même article 5, point 1, pour les raisons que je viens d’expliquer.

( 39 ) Voir arrêt du 21 janvier 2016, ERGO Insurance et Gjensidige Baltic (C‑359/14 et C‑475/14, EU:C:2016:40, points 45 et 46). Voir également, par analogie, arrêt du 16 décembre 2008, Masdar (UK)/Commission (C‑47/07 P, EU:C:2008:726, point 48).

( 40 ) La décision de renvoi ne contient pas d’informations quant aux éventuelles relations contractuelles s’inscrivant en toile de fond de l’affaire au principal. Il en ressort que, d’une part, THE BURMAH OIL (Deutschland) était la créancière de FUTURA. La créance en question trouvait peut-être sa source dans un contrat existant entre ces deux sociétés. D’autre part, FUTURA était prétendument créancière de HRVATSKE ŠUME. Il existait donc peut-être également un contrat entre ces deux sociétés. En
revanche, il n’existait a priori aucun rapport contractuel entre THE BURMAH OIL (Deutschland) et HRVATSKE ŠUME (voir point 12 des présentes conclusions).

( 41 ) Arrêt du 20 avril 2016 (C‑366/13, EU:C:2016:282, points 55 et 58).

( 42 ) En effet, lorsqu’un contrat en vertu duquel des prestations ont été fournies est invalidé, l’enrichissement du bénéficiaire de ces prestations perd sa « cause » [voir arrêt du 16 décembre 2008, Masdar (UK)/Commission (C‑47/07 P, EU:C:2008:726, point 55)]. De manière similaire, un paiement excédentaire réalisé par le débiteur d’une obligation contractuelle n’a pas de « cause », puisque, précisément, il va au-delà de ce qui était justifié en droit. Néanmoins, dans certains droits, dont le droit
français et le droit hongrois, les restitutions consécutives à l’anéantissement du contrat relèvent de règles contractuelles spécifiques (voir, notamment, Von Bar, C. et al., op. cit., p. 3860).

( 43 ) Voir, par analogie, mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof (point 99). Il est également possible de considérer que, dans ce contexte, l’obligation de restitution est imposée par la loi en raison du contrat liant, ou supposé lier, les parties (voir note en bas de page 37 des présentes conclusions).

( 44 ) Voir, dans le même sens, conclusions de l’avocat général Bot dans l’affaire Profit Investment SIM (C‑366/13, EU:C:2015:274, points 69 à 82) ; Briggs, A., Civil Jurisdiction and Judgments, Informa Law, Oxon, 2009, 5e édition, p. 225 à 227 ; Magnus, U., et Mankowski, P., Brussels Ibis Regulation – Commentary, Otto Schmidt, Cologne, 2016, p. 174 à 176 ; Hartley, T., Civil Jurisdiction and Judgments in Europe – The Brussels I Regulation, the Lugano Convention, and the Hague Choice of Court
Convention, Oxford University Press, Oxford, 2017, p. 111 ; Grušić, U., « Unjust enrichment and the Brussels I Regulation », International & Comparative Law Quarterly, 2019, vol. 68, no 4, p. 837 à 868, spéc. p. 849 à 861, ainsi que Minois, M., op. cit., p. 322.

( 45 ) De manière générale, la qualification ne devrait pas dépendre pas du « remède » (remedy) réclamé par le demandeur (voir note en bas de page 82 des présentes conclusions).

( 46 ) Voir point 36 des présentes conclusions. Je souligne que, puisque l’« obligation qui sert de base à la demande », au sens de l’article 5, point 1, du règlement Bruxelles I, s’agissant de telles demandes en restitution, est, à mes yeux, l’obligation contractuelle présentée dans la demande comme étant invalide, inexécutée par le défendeur, ou « sur-exécutée » par le demandeur (voir point 50 des présentes conclusions), le tribunal compétent est celui du lieu où cette obligation a été ou devait
être exécutée [voir, en ce sens, conclusions de l’avocate générale Kokott dans l’affaire Kostanjevec (C‑185/15, EU:C:2016:397, point 64)].

( 47 ) Voir également conclusions de l’avocat général Wahl dans l’affaire Siemens Aktiengesellschaft Österreich (C‑102/15, EU:C:2016:225, point 58), et mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof (note en bas de page 66). Voir, contra, conclusions de l’avocat général Darmon dans l’affaire Shearson Lehman Hutton (C‑89/91, non publiées, EU:C:1992:410, point 102).

( 48 ) Arrêt du 30 novembre 1976 (21/76, EU:C:1976:166).

( 49 ) Voir arrêt du 30 novembre 1976, Bier (21/76, EU:C:1976:166, points 13 à 15).

( 50 ) Voir arrêt du 30 novembre 1976, Bier (21/76, EU:C:1976:166, point 17). À cet égard, la Cour juge parfois que les notions utilisées par le règlement Bruxelles I doivent être interprétées par référence, d’une part, aux objectifs et au système de ce règlement et, d’autre part, aux principes généraux qui se dégagent de l’ensemble des systèmes de droits nationaux [voir, notamment, arrêt du 25 mars 2021, Obala i lučice (C‑307/19, EU:C:2021:236, point 60 et jurisprudence citée)]. En effet, les
catégories figurant dans le règlement Bruxelles I reprennent des notions tirées du droit civil, commercial et procédural (« contrat », « délit », etc.) dont il n’est pas possible de déduire le sens au regard des seuls objectifs et système de ce règlement. Afin de donner une définition autonome de ces notions, la Cour s’inspire, explicitement ou implicitement, notamment de ces mêmes principes généraux, qui permettent de dégager le « noyau » de chacune d’elles. Dans tous les cas discutables, la
qualification la plus conforme aux objectifs et au système dudit règlement doit l’emporter [voir, par analogie, mes conclusions dans l’affaire Verein für Konsumenteninformation (C‑272/18, EU:C:2019:679), point 47)].

( 51 ) Arrêt du 30 novembre 1976, Bier (21/76, EU:C:1976:166, point 16). Voir également arrêts du 16 juillet 2009, Zuid-Chemie (C‑189/08, EU:C:2009:475, point 28) ; du 18 juillet 2013, ÖFAB (C‑147/12, EU:C:2013:490, point 34), ainsi que du 21 avril 2016, Austro-Mechana (C‑572/14, EU:C:2016:286, point 41).

( 52 ) Voir arrêt du 21 avril 2016, Austro-Mechana (C‑572/14, EU:C:2016:286, points 39 et 40).

( 53 ) Voir, en ce sens, arrêts du 17 septembre 2002, Tacconi (C‑334/00, EU:C:2002:499, points 25 et 27) ; du 1er octobre 2002, Henkel (C‑167/00, EU:C:2002:555, points 41 et 42) ; du 18 juillet 2013, ÖFAB (C‑147/12, EU:C:2013:490, points 35 à 38) ;du 21 avril 2016, Austro-Mechana (C‑572/14, EU:C:2016:286, point 50), ainsi que Wikingerhof (points 33, 34 et 36). L’idée de fait illicite ressort de différentes versions linguistiques du règlement Bruxelles I [voir, notamment, les versions en langues
italienne (« in materia di illeciti civili dolosi o colposi ») et néerlandaise (« onrechtmatige daad ») (souligné par mes soins)]. Il ne saurait néanmoins être exclu que l’article 5, point 3, de ce règlement s’applique également aux cas particuliers de responsabilité sans faute, dans le cadre desquels la loi prévoit que certaines activités, par ailleurs licites, entraînent une responsabilité pour les préjudices spéciaux qu’elles causent à autrui. Néanmoins, cette hypothèse particulière n’est pas en
cause en l’occurrence.

( 54 ) Selon mes recherches, le terme « quasi-délit » figure, sous une certaine forme, à l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I dans ses versions en langues bulgare, espagnole, tchèque, allemande, grecque, anglaise, française, croate, italienne, lettonne, lituanienne, hongroise, maltaise, polonaise, roumaine et slovène. Ce terme ne figure pas dans les versions en langues danoise, estonienne, néerlandaise, portugaise, slovaque, finlandaise et suédoise de ce règlement.

( 55 ) Voir article 1241 du code civil français. Cette distinction ressort, par ailleurs, clairement de la version en langue italienne du règlement Bruxelles I (« in materia di illeciti civili dolosi o colposi ») (souligné par mes soins).

( 56 ) Voir, notamment, Dickinson, A., The Rome II Regulation, Oxford University Press, 2008, p. 347 et 348, ainsi que Magnus, U., et Mankowski, P., op. cit., p. 271. Du reste, selon moi, même les cas de responsabilité objective, qui dépendent uniquement du constat d’un fait dommageable, indépendamment de tout élément moral, relèvent de cette disposition.

( 57 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof (point 46). Dans une perspective inversée, la Cour a déjà utilisé la notion de « créance fondée sur un acte délictuel » [arrêt du 25 octobre 2012, Folien Fischer et Fofitec (C‑133/11, EU:C:2012:664, point 43)].

( 58 ) Voir arrêt du 30 novembre 1976, Bier (21/76, EU:C:1976:166, point 18). Voir, pour différents exemples, mes conclusions dans l’affaire Wikingerhof (point 48).

( 59 ) Voir conclusions de l’avocat général Gulmann dans l’affaire Reichert et Kockler (C‑261/90, non publiées, EU:C:1992:78, Rec. p. 2169) ; conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Engler (C‑27/02, EU:C:2004:414, points 53 à 57), ainsi que conclusions de l’avocat général Bobek dans l’affaire Feniks (C‑337/17, EU:C:2018:487, point 98). Certes, dans les arrêts du 27 octobre 1998, Réunion européenne e.a. (C‑51/97, EU:C:1998:509, point 24) ; du 13 mars 2014, Brogsitter (C‑548/12,
EU:C:2014:148, point 27), ainsi que du 28 janvier 2015, Kolassa (C‑375/13, EU:C:2015:37, point 44), la Cour a indiqué que, si les demandes en cause ne se rattachaient pas à la « matière contractuelle », elles devraient être considérées comme relevant de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle ». Toutefois, la Cour a raisonné ainsi au motif que ces demandes reposaient, en toute hypothèse, sur un fait illicite imputable au défendeur causant un préjudice au demandeur. La seule question était de
savoir si cette responsabilité était « contractuelle » ou « délictuelle ».

( 60 ) Voir arrêt Wikingerhof (point 26).

( 61 ) Voir point 54 des présentes conclusions.

( 62 ) Voir, dans le même sens, House of Lords (Royaume-Uni), arrêt du 30 octobre 1997, Kleinwort Benson Ltd v. City of Glasgow District Council [1997] UKHL 43 ; Magnus, U., et Mankowski, P., op. cit., p. 272 ; Gaudemet-Tallon, H., Compétence et exécution des jugements en Europe, LGDJ, Paris, 4e édition, 2010, p. 219 ; Grušić, U., op. cit., p. 86, ainsi que Minois, M., op. cit., p. 262 à 265.

( 63 ) Voir point 32 des présentes conclusions.

( 64 ) Voir, en ce sens, arrêt du 16 décembre 2008, Masdar (UK)/Commission (C‑47/07 P, EU:C:2008:726, point 49), et conclusions de l’avocat général Wahl dans l’affaire Siemens Aktiengesellschaft Österreich (C‑102/15, EU:C:2016:225, point 62).

( 65 ) Reproduit au point 11 des présentes conclusions.

( 66 ) Voir conclusions de l’avocat général Wahl dans l’affaire Siemens Aktiengesellschaft Österreich (C‑102/15, EU:C:2016:225, point 61). Un tel résultat irait à l’encontre du principe d’interprétation stricte de cette disposition (voir point 83 des présentes conclusions).

( 67 ) Arrêt du 21 avril 2016 (C‑572/14, EU:C:2016:286).

( 68 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 (JO 2001, L 167, p. 10).

( 69 ) Je rappelle que les États membres qui instaurent, dans leur législation, l’exception au droit de reproduction reconnu aux titulaires de droits pour l’usage de copies à titre privé (exception dite « de copie privée ») de leurs objets protégés doivent prévoir le versement d’une « compensation équitable » au bénéfice de ces titulaires. Si, en principe, il devrait revenir aux utilisateurs qui réalisent ces copies de s’acquitter de cette « compensation », les États membres peuvent également mettre
celle-ci à la charge des personnes qui commercialisent des supports d’enregistrement permettant lesdites copies [voir article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 et arrêt du 21 avril 2016, Austro-Mechana (C‑572/14, EU:C:2016:286, points 17 à 26, ainsi que jurisprudence citée)].

( 70 ) Voir arrêt du 21 avril 2016, Austro-Mechana (C‑572/14, EU:C:2016:286, point 37).

( 71 ) Cet arrêt relève donc des cas particuliers évoqués dans la note en bas de page 53 des présentes conclusions.

( 72 ) Voir, en ce sens, mes conclusions dans l’affaire Austro-Mechana (C‑572/14, EU:C:2016:90, point 93). À l’inverse, une telle proximité ne se retrouve pas, selon moi, en l’occurrence (voir points 84 à 89 des présentes conclusions).

( 73 ) Arrêt Kalfelis (point 19) (souligné par mes soins).

( 74 ) Ce qui concorde avec le fait que, dans le droit matériel des États membres, l’enrichissement sans cause relève d’une catégorie sui generis (voir point 29 des présentes conclusions).

( 75 ) Compte tenu du souci de cohérence dans l’interprétation de ces deux règlements exprimé par le législateur de l’Union (voir point 42 des présentes conclusions).

( 76 ) Contrairement à certaines versions linguistiques du règlement Bruxelles I, le règlement Rome II ne se réfère pas à la notion de « quasi-délit ». Les considérants 11 et 12 de ce dernier règlement précisent néanmoins que les règles de conflit de lois qu’il contient s’appliquent notamment à la « responsabilité délictuelle » et à la « responsabilité objective ».

( 77 ) Voir, en ce sens, arrêt du 28 juillet 2016, Verein für Konsumenteninformation (C‑191/15, EU:C:2016:612, point 39). À ceci près que le champ d’application matériel du règlement Bruxelles I comporte des exclusions qui ne se retrouvent pas dans le règlement Rome II, et inversement.

( 78 ) Voir considérant 29 du règlement Rome II.

( 79 ) Je renvoie à nouveau au point 62 des présentes conclusions. Dans cette mesure, le champ d’application du règlement Rome II est, à mon sens, plus large que celui de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I. Il est vrai que, dans son arrêt du 17 septembre 2002, Tacconi (C‑334/00, EU:C:2002:499), la Cour a jugé qu’une action en responsabilité précontractuelle relève de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », au sens de cette disposition, tandis que le législateur de l’Union a
catégorisé la « culpa in contrahendo », à l’article 12 du règlement Rome II, parmi les « faits autres qu’un fait dommageable ». Il en résulte une certaine incohérence. En effet, comme la Cour l’a jugé, l’obligation de réparer le préjudice causé par la rupture injustifiée de négociations contractuelles résulte bien d’un « fait dommageable » imputable au défendeur, à savoir de la violation des règles de droit imposant aux parties d’agir de bonne foi à l’occasion de pareilles négociations (voir
points 25 et 27 dudit arrêt).

( 80 ) L’affirmation de la Commission, figurant en p. 8 de l’exposé des motifs de la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (« Rome II »), présentée le 22 juillet 2003 [COM(2003) 427 final], selon laquelle l’enrichissement sans cause relève des « quasi-délits » est donc, selon moi, incorrecte. Les « quasi-délits » appartiennent, en tant que « faits dommageables », au chapitre II du règlement Rome II, contrairement à
l’enrichissement sans cause.

( 81 ) Je souligne que le point décisif n’est pas qu’une telle demande a pour objet la restitution d’un bien. Comme je l’ai indiqué au point 41 des présentes conclusions, la qualification d’une demande dépend de la source de l’obligation sur laquelle cette demande est fondée, pas du « remède » (remedy) réclamé par le demandeur. Ainsi, selon moi, des demandes en restitution fondées sur un « fait dommageable » (voir la notion de « restitution for wrongdoing » de Common law) relèvent de l’article 5,
point 3, du règlement Bruxelles I (voir, dans le même sens, Magnus, U., et Mankowski, P., op. cit., p. 272). Il en va de même, mutatis mutandis, dans le cadre du règlement Rome II (voir Dickinson, A., op. cit., p. 301 à 307, 496 et 497).

( 82 ) Voir points 44 à 52 des présentes conclusions.

( 83 ) La situation est donc sensiblement différente de celle en cause dans l’arrêt du 16 décembre 2008, Masdar (UK)/Commission (C‑47/07 P, EU:C:2008:726), mentionné par le gouvernement tchèque. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que les juridictions de l’Union, qui sont exclusivement compétentes, au titre des articles 268 et 340, deuxième alinéa, TFUE, pour se prononcer sur les demandes « en matière de responsabilité non contractuelle » dirigées contre l’Union, le sont également, à ce titre, pour
connaître d’une action fondée sur l’enrichissement sans cause (voir point 48 de cet arrêt). Or, l’interprétation inverse risquait, selon la Cour, d’entraîner un déni de justice. En effet, les juridictions nationales étant compétentes, dans le système du traité FUE, pour se prononcer sur la « responsabilité contractuelle » de l’Union, et celles de l’Union, pour connaître de sa « responsabilité non contractuelle », une interprétation stricte de la seconde notion aurait potentiellement eu pour
conséquence de générer un conflit négatif de compétence, ni les juridictions nationales, ni celles de l’Union, n’étant habilitées à connaître d’une telle action (voir point 49 dudit arrêt). En revanche, ce problème ne se retrouve pas dans le système du règlement Bruxelles I.

( 84 ) Voir point 35 des présentes conclusions.

( 85 ) Cette maxime exprime l’idée selon laquelle le demandeur doit attraire le défendeur devant les tribunaux du domicile de ce dernier.

( 86 ) Voir, notamment, arrêts du 17 juin 1992, Handte (C‑26/91, EU:C:1992:268, point 14) ; du 13 juillet 2000, Group Josi (C‑412/98, EU:C:2000:399, point 35), ainsi que du 19 février 2002, Besix (C‑256/00, EU:C:2002:99, point 52).

( 87 ) Voir arrêt du 20 mars 1997, Farrell (C‑295/95, EU:C:1997:168, point 19).

( 88 ) Voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Engler (C‑27/02, EU:C:2004:414, point 55).

( 89 ) Voir, notamment, arrêt du 18 juillet 2013, ÖFAB (C‑147/12, EU:C:2013:490, point 31 et jurisprudence citée).

( 90 ) Cette logique interprétation stricte s’impose d’autant plus que la solution inverse aboutirait, dans bon nombre de cas, à donner compétence au for du domicile du demandeur, en établissant ainsi un forum actoris diamétralement opposé à la règle générale prévue au règlement Bruxelles I [voir arrêt du 19 septembre 1995, Marinari (C‑364/93, EU:C:1995:289, point 13)]. En effet, la Commission suggère de considérer, en tant que « lieu de la matérialisation du dommage », le lieu où l’enrichissement
aurait dû être restitué au demandeur – ce qui reviendrait, dans la plupart des cas, selon moi, à désigner le domicile de ce dernier.

( 91 ) Voir point 36 des présentes conclusions.

( 92 ) Telles que rappelées au point 31 des présentes conclusions.

( 93 ) Voir, à cet égard, Commercial Court, Queen’s Bench Division (Royaume-Uni), arrêt du 15 juillet 2015, Banque Cantonale de Genève v. Polevent Ltd and others, [2016] 2 W.L.R. 550, § 18, ainsi que Dickinson, A., op. cit., p. 503 à 508. D’ailleurs, au cours du processus législatif, le Parlement avait proposé de retenir, en tant que critère de rattachement, la « loi du pays où s’est essentiellement produit le fait générateur de l’enrichissement sans cause, quel que soit le pays où a eu lieu
l’enrichissement » (souligné par mes soins) [voir Position du Parlement européen arrêtée en première lecture le 6 juillet 2005 en vue de l’adoption du règlement (CE) no .../2005 du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (« Rome II »), document P6_TC1-COD(2003)0168]. Or, cette proposition n’a finalement pas été retenue par le législateur de l’Union.

( 94 ) La décision de renvoi ne contient toutefois pas de précisions à cet égard.

( 95 ) Quant à la preuve de l’appauvrissement corrélatif de la demanderesse au principal et de l’absence de « cause », il me semble qu’elle réside, en l’occurrence, dans l’arrêt du Vrhovni sud (Cour suprême) (voir point 14 des présentes conclusions), qui pourra être reconnu en Allemagne, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure à cet effet (voir article 33 du règlement Bruxelles I).

( 96 ) Voir conclusions de l’avocat général Wahl dans l’affaire Siemens Aktiengesellschaft Österreich (C‑102/15, EU:C:2016:225, point 69), ainsi que House of Lords (Royaume-Uni), Kleinwort Benson Limited v. City of Glasgow District Council, avis de Lord Goff.

( 97 ) Voir point 81 des présentes conclusions.

( 98 ) Voir articles 38 à 41 du règlement Bruxelles I.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-242/20
Date de la décision : 09/09/2021
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par le Visoki trgovački sud.

Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Règlement (CE) no 44/2001 – Article 5, point 3 – Notion de “matière délictuelle ou quasi délictuelle” – Procédure judiciaire d’exécution – Action en répétition de l’indu fondée sur l’enrichissement sans cause – Article 22, point 5 – Exécution des décisions – Compétence exclusive.

Coopération judiciaire en matière civile

Espace de liberté, de sécurité et de justice


Parties
Demandeurs : HRVATSKE ŠUME d.o.o., Zagreb
Défendeurs : BP Europa SE.

Composition du Tribunal
Avocat général : Saugmandsgaard Øe

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2021:728

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