CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. GERARD HOGAN
présentées le 12 novembre 2020 ( 1 )
Affaire C‑400/19
Commission européenne
contre
Hongrie
« Manquement d’État – Article 34 TFUE – Organisation commune des marchés des produits agricoles – Règlement (UE) no 1308/2013 – Législation nationale interdisant les pratiques commerciales déloyales affectant les fournisseurs en ce qui concerne les produits agricoles et alimentaires – Prix de vente des produits agricoles et alimentaires – Marge bénéficiaire au détail uniforme imposée aux produits identiques »
I. Introduction
1. Par son recours, la Commission européenne demande à la Cour de déclarer que la Hongrie, en restreignant la détermination des prix de vente des produits agricoles et alimentaires, en particulier à travers l’article 3, paragraphe 2, sous u), de l’a mezőgazdasági és élelmiszeripari termékek vonatkozásában a beszállítókkal szemben alkalmazott tisztességtelen forgalmazói magatartás tilalmáról szóló, 2009. évi XCV. törvény (loi no XCV de 2009 interdisant les pratiques commerciales déloyales affectant
les fournisseurs de produits agricoles et alimentaires) ( 2 ) (ci-après la « loi no XCV de 2009 »), a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 34 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ainsi que du règlement (UE) no 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2013, portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) no 922/72, (CEE) no 234/79, (CE) no 1037/2001 et (CE) no 1234/2007 du
Conseil ( 3 ).
2. Ce recours soulève donc une nouvelle fois la question de la mesure et des conditions dans lesquelles des États membres peuvent utiliser les dispositions de leur législation nationale en matière de concurrence déloyale et de protection des consommateurs pour restreindre les mécanismes de fixation des prix en vue de favoriser la ou les parties généralement considérées comme se trouvant dans une position de négociation moins avantageuse dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire. Ces questions
ont déjà été mises en évidence dans l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), et, aux fins des présentes conclusions, il sera nécessaire d’examiner plus en détail le raisonnement suivi par la Cour et les conclusions auxquelles elle est arrivée dans cette affaire.
3. Avant de procéder à cet examen, il est toutefois nécessaire d’exposer d’abord les dispositions pertinentes de la législation et des traités.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
4. L’article 34 TFUE dispose :
« Les restrictions quantitatives à l’importation ainsi que toutes mesures d’effet équivalent, sont interdites entre les États membres. »
5. L’article 83, paragraphe 5, du règlement no 1308/2013 énonce :
« Les États membres peuvent uniquement adopter ou maintenir des dispositions nationales supplémentaires pour des produits bénéficiant d’une norme de commercialisation de l’Union si ces dispositions respectent le droit de l’Union, notamment le principe de la libre circulation des marchandises, et sous réserve de la directive 98/34/CE du Parlement européen et du Conseil [du 22 juin 1998, prévoyant une procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques [...] (JO 1998,
L 204, p. 37)]. »
B. Le droit hongrois
6. Aux termes de son article 1er, la loi no XCV de 2009 concerne les « produits agricoles et alimentaires », qui sont définis à l’article 2, paragraphe 2, de la même loi par référence au règlement (CE) no 178/2002 du Parlement européen et du Conseil, du 28 janvier 2002, établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l’Autorité européenne de sécurité des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires ( 4
).
7. L’article 2, paragraphe 1, de la loi no XCV de 2009 vise : a) les entreprises produisant, transformant ou vendant sans transformation des produits agricoles et alimentaires ; et b) les entreprises vendant ces produits aux consommateurs finals. Cette dernière catégorie comprend tous les détaillants, quelle que soit leur taille, et s’applique donc aussi bien aux hypermarchés qu’aux petits magasins vendant des produits agricoles et alimentaires.
8. L’article 3, paragraphe 2, de la loi no XCV de 2009 dispose :
« Est réputée constituer une pratique commerciale déloyale
[...]
u) toute fixation discriminatoire, en fonction du pays d’origine des produits, du prix auquel des produits identiques quant à leur composition et à leurs propriétés organoleptiques sont vendus au consommateur final. »
III. Conclusions
9. La Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour :
– constater que la Hongrie, en restreignant la détermination des prix de vente des produits agricoles et alimentaires, en particulier à travers l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 34 TFUE ainsi que du règlement no 1308/2013 ; et
– condamner la Hongrie aux dépens.
10. La Hongrie conclut à ce qu’il plaise à la Cour :
– rejeter le recours de la Commission comme étant non fondé ; et
– condamner la Commission aux dépens.
IV. Sur le recours
A. Arguments des parties
11. Dans le cadre de sa requête, la Commission a formulé deux griefs. Elle fait valoir qu’en restreignant la détermination des prix de vente des produits agricoles et alimentaires, en particulier à travers l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent, premièrement, en vertu du règlement no 1308/2013 et, secondement, en vertu de l’article 34 TFUE.
12. En ce qui concerne le moyen fondé sur le règlement no 1308/2013, la Commission allègue que, en vertu de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, les prix de vente au détail des produits agricoles et alimentaires provenant d’un pays donné doivent comporter la même marge bénéficiaire que celle appliquée à des produits identiques provenant d’ailleurs, quel que soit leur pays d’origine. Cette disposition interdit donc aux détaillants de vendre, par exemple, des produits importés
à un prix incluant une marge bénéficiaire de 5 % s’ils vendent en même temps des produits nationaux identiques à un prix incluant une marge bénéficiaire de 10 %. L’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 s’applique à tous les produits agricoles et alimentaires et la notion de « produits identiques » est définie par référence à la composition et aux propriétés organoleptiques du produit.
13. Selon la Commission, l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, qui interdit aux détaillants de vendre des produits importés avec une marge bénéficiaire différente de celle appliquée aux produits nationaux, compromet l’exécution du règlement no 1308/2013 dans la mesure où il contredit le principe de base dudit règlement, à savoir la libre détermination des prix de vente des produits agricoles sur le fondement d’une concurrence loyale. La Commission considère que la marge
bénéficiaire fait partie intégrante de la détermination du prix de détail.
14. La Commission se réfère aux arrêts du 4 mars 2010, Commission/France (C‑197/08, EU:C:2010:111) et Commission/Irlande (C‑221/08, EU:C:2010:113), qu’elle considère être des exemples de l’importance accordée à la protection de la liberté des opérateurs économiques dans le domaine de la fixation des prix. Cette liberté permet aux nouveaux produits importés de pénétrer sur un marché national donné au moyen de prix de détail attrayants.
15. En ce qui concerne le moyen fondé sur l’article 34 TFUE, la Commission fait valoir que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 ne se réfère pas aux caractéristiques des produits agricoles et alimentaires, mais uniquement aux conditions dans lesquelles les produits agricoles sont vendus, de sorte qu’il constitue une disposition portant sur des modalités de vente au sens de l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905). La disposition en
cause ne respecte pas le deuxième critère fixé dans cet arrêt, puisqu’il confère de facto un avantage aux produits nationaux identiques. La Commission considère donc que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 implique une restriction affectant les échanges entre les États membres, au sens de l’article 34 TFUE, dès lors qu’elle rend plus difficile la commercialisation de certaines marchandises importées provenant d’autres États membres comparée à celle de produits nationaux
identiques et dissuade les opérateurs économiques de se lancer dans la distribution au détail desdites marchandises. La Commission note que les consommateurs sont naturellement plus habitués aux produits nationaux, qui sont sur le marché depuis plus longtemps, et qu’ils les préfèrent aux produits nouvellement arrivés. Certains consommateurs ont en outre le sentiment de soutenir l’économie nationale en achetant des produits locaux et, dans certains États membres, des campagnes de promotion qui
tirent parti de ce sentiment sont régulièrement organisées en ce sens. C’est précisément pour cette raison, parmi tant d’autres, que les opérateurs peuvent avoir recours à différentes pratiques commerciales, l’une des plus adaptées étant de diminuer le prix de certains produits importés afin que les consommateurs se familiarisent plus rapidement avec ces produits.
16. La Commission considère que cette ingérence dans la libre politique de détermination des prix sert davantage à protéger certains opérateurs économiques nationaux qu’à aider les consommateurs comme le prétend la Hongrie. Pour défendre les consommateurs, il suffirait d’interdire la vente à perte. En l’espèce, l’intervention de l’État va au-delà d’une interdiction de la vente à perte et ne semble pas comporter d’avantages pour le consommateur. Selon la Commission, l’article 3, paragraphe 2,
sous u), de la loi no XCV de 2009 peut être considéré, en lui-même déjà, comme une discrimination arbitraire et une pratique contraire à l’article 34 TFUE, de sorte que les différentes données statistiques qui tendraient à démontrer que la mesure litigieuse n’est pas discriminatoire sont dépourvues de pertinence. La Commission considère également que la notion de « produits identiques » donne lieu à une incertitude et donc à une violation de l’article 34 TFUE. La Commission note à cet égard que
certains détaillants pourraient par exemple indiquer sur les produits la race des vaches ayant produit le lait Ultra-Haute Température (UHT), comme certains le font déjà pour les produits à base de viande. En raison de la réglementation nationale, ces produits ne pourraient être vendus à un prix plus élevé puisque, d’après la Hongrie, il faut appliquer la même marge bénéficiaire à tous les laits UHT ayant une teneur en matières grasses de, par exemple, 2,8 %. Cela pourrait influencer le
consommateur de façon négative et affecter la libre circulation des biens.
17. En ce qui concerne les justifications possibles des règles nationales en cause, la Commission note qu’une mesure impliquant une restriction au sens de l’article 34 TFUE peut être justifiée en vertu de l’article 36 TFUE ou sur la base de raisons impérieuses d’intérêt général. Toutefois, selon la jurisprudence, une réglementation de nature à restreindre une liberté fondamentale garantie par le traité, telle que la libre circulation des biens, ne peut être valablement justifiée que si elle est
propre à garantir la réalisation de l’objectif légitime poursuivi et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour qu’il soit atteint. La Commission considère que la mesure nationale en cause n’est ni appropriée ni proportionnée.
18. Sur la question du caractère approprié de la mesure, la Commission considère que la fixation des marges bénéficiaires les unes par rapport aux autres profite davantage aux détaillants qu’aux producteurs. La Commission considère que la mesure est disproportionnée et qu’une transparence accrue du marché aurait permis d’atteindre le même objectif, sans influer négativement sur la libre formation des prix.
19. La Commission, contrairement à ce que fait valoir la Hongrie, ne considère pas que la pratique commerciale qui fait l’objet de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 serait une pratique commerciale déloyale au sens de la résolution du Parlement européen du 7 juin 2016 sur les pratiques commerciales déloyales dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire ( 5 ). La Commission fait en outre valoir que, dans sa résolution, le Parlement n’encourage pas l’adoption de mesures
telles que celles dont il est question en l’espèce, qui compromettent le fonctionnement du marché intérieur et entravent les échanges.
20. La Commission souligne, en outre, que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 interfère considérablement avec la liberté des distributeurs en matière de fixation des marges, qui ne saurait être réputée équivalente à une vente à perte. Il est en effet possible de limiter la vente à perte dans le respect de la jurisprudence de la Cour en la matière, car une telle limitation n’entraîne pas de discrimination arbitraire. En revanche, l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi
no XCV de 2009 exerce un effet discriminatoire sur les marchandises importées et c’est pour cette raison qu’elle n’est pas justifiable.
21. La Commission estime que, contrairement à ce que fait valoir la Hongrie, l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 ne paraît pas propre à garantir la loyauté des pratiques commerciales. La fixation des marges bénéficiaires au détail en fonction les unes des autres ne garantit en effet nullement que les fournisseurs en retireront un avantage quelconque. Au contraire, c’est aux distributeurs et non aux agriculteurs que pourraient profiter les éventuels avantages. S’agissant du
principe de proportionnalité, la Commission considère qu’il existe des mesures moins restrictives permettant d’atteindre les objectifs poursuivis tout en étant compatibles avec le droit de l’Union.
22. Dans son mémoire en réplique, la Commission n’accepte pas l’affirmation de la Hongrie selon laquelle l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 ne s’applique qu’aux produits alimentaires de base qui ne peuvent être distingués les uns des autres par leur composition et leur goût. Selon la Commission, on ne peut exclure que certains produits de marque puissent être considérés comme identiques quant à leur composition et à leurs propriétés organoleptiques. La Commission note que
les détaillants sont en concurrence les uns avec les autres et que rien ne permet donc de justifier une limitation de leur liberté de fixer leurs prix en invoquant une prétendue amélioration de la concurrence du côté du fournisseur des produits. La Hongrie n’a pas démontré pourquoi restreindre la liberté de fixation de leurs marges par les détaillants améliorerait la situation des producteurs. Le détaillant dispose d’un pouvoir de négociation beaucoup plus fort du fait de sa taille et de sa
puissance économique, et la fixation des marges de détail n’affecte pas le prix de gros entre le fournisseur et le détaillant. La mesure nationale litigieuse n’offre pas de protection aux producteurs, mais contient une restriction disproportionnée qui, dans la pratique, est discriminatoire à l’égard des produits importés par d’autres États membres.
23. La Commission considère que la restriction en cause ne peut être justifiée en invoquant la directive (UE) 2019/633 du Parlement européen et du Conseil, du 17 avril 2019, sur les pratiques commerciales déloyales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire ( 6 ). La Commission note que la directive 2019/633 identifie de manière précise seize pratiques commerciales déloyales que les États membres doivent interdire. Toute situation présumée
déloyale n’est donc pas interdite. Dès lors que la mesure litigieuse s’applique de manière très générale à toutes les décisions de fixation des prix par un détaillant, la Commission considère que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 est contraire aux principes généraux établis dans le règlement no 1308/2013 et la jurisprudence pertinente, en ce qu’il affecte un large éventail de produits agricoles et alimentaires lorsqu’il restreint la liberté de fixation des prix dans la
chaîne d’approvisionnement. Au point 20 de l’arrêt du 23 décembre 2015, Scotch Whisky Association e.a. (C‑333/14, EU:C:2015:845), la Cour relève que la libre détermination des prix de vente sur la base du libre jeu de la concurrence est une composante du règlement no 1308/2013 et constitue l’expression du principe de la libre circulation des marchandises dans des conditions de concurrence effective. La Commission considère donc que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 est
en contradiction avec cet arrêt.
24. La Commission fait valoir que la libre détermination des prix de vente a également vocation à s’appliquer à des produits tels que le lait, la farine, l’huile, le sucre, etc. La directive 2019/633 met l’accent sur l’importance de la liberté de négociation. La Commission rejette l’affirmation de la Hongrie selon laquelle les effets de la mesure litigieuse sur la libre circulation des marchandises seraient trop aléatoires et trop indirects.
25. La Hongrie considère que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, qui est la seule disposition de cette loi mise en cause par la Commission, est compatible avec le règlement no 1308/2013 et n’implique pas une restriction contraire à l’article 34 TFUE.
26. La Hongrie fait valoir que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, qui a été adoptée il y a sept ans, vise à garantir des conditions de concurrence égale pour les produits agricoles et alimentaires nationaux et ceux des autres États membres. Il est donc conforme à la directive 2019/633, qui instaure un niveau de protection minimal dans l’Union européenne contre les pratiques de marché déloyales et dont il poursuit les objectifs, compte tenu du degré élevé d’inégalité
existant dans la position de négociation entre fournisseurs et acheteurs de produits agricoles et alimentaires. Cette directive vise à couvrir les pratiques qui ne sont pas couvertes par le droit de la concurrence. La directive 2019/633 met l’accent sur la position de dépendance des fournisseurs à l’égard des détaillants plutôt que sur la position dominante des détaillants. La directive 2019/633 autorise expressément les États membres à maintenir les mesures relatives aux pratiques du marché qui
ne sont pas couvertes par la directive, pour autant qu’elles soient compatibles avec les règles relatives au fonctionnement du marché intérieur. La loi no XCV de 2009 a été adoptée pour protéger les fournisseurs du comportement abusif du grand commerce de détail, comme les supermarchés, du fait de la position de vulnérabilité économique et de dépendance des fournisseurs par comparaison avec ces commerces de grande taille. La différence entre la mesure litigieuse et la directive 2019/633 est que,
alors que la mesure litigieuse intervient formellement au niveau du détaillant et du consommateur, ses effets se font sentir au niveau de la relation entre le fournisseur et le détaillant.
27. Selon la Hongrie, même si l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 restreint dans une faible mesure la liberté économique des détaillants de produits agricoles et alimentaires, elle ne fait pas obstacle aux échanges entre les États membres.
28. La Hongrie indique que la loi no XCV de 2009 restreint les pratiques des détaillants afin de garantir que l’élément pertinent soit fondamentalement le prix d’achat des produits convenu entre le fournisseur et le détaillant et qu’il ne soit possible de facturer d’autres frais et commissions ultérieurs que s’ils correspondent à un service réel et demandé par le fournisseur. L’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 ne s’applique qu’à une gamme restreinte de produits, à savoir
les produits « identiques quant à leur composition et à leurs propriétés organoleptiques ». Cette disposition ne s’applique dès lors qu’aux denrées alimentaires de base qui sont homogènes et ne peuvent donc être distinguées les unes des autres par la composition et le goût, et qui ne peuvent pas être considérées comme des produits dits « de marque ». Ces produits sont typiquement le lait, la farine, l’huile alimentaire, les fruits, les légumes, la volaille, ainsi que le sucre. En outre,
l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 ne concerne que les produits identiques dans toutes leurs caractéristiques. Ainsi, selon la Hongrie, le lait UHT avec une teneur en matières grasses de 2,8 % ne peut, par exemple, être considéré comme identique au lait frais ou au lait avec une teneur en matières grasses différente. Les produits dont la composition et le goût sont différents, tels que les jus de fruits ou les chocolats, ne peuvent être considérés comme identiques. Le
choix du consommateur en ce qui concerne l’achat des produits couverts par l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 est largement influencé par le prix, de sorte que même une différence de prix minimale peut être déterminante pour ce choix. Il est donc particulièrement important d’avoir une concurrence fondée sur le mérite en ce qui concerne ces produits qui ne sont en concurrence que sur la base de leur prix.
29. La Hongrie considère que la notion de « produits identiques » n’a aucunement donné lieu à une insécurité juridique au cours des sept années qui se sont écoulées depuis l’adoption de la loi no XCV de 2009 et que l’interprétation de cette notion ne pose pas de difficultés.
30. Selon la Hongrie, dans le commerce de détail, le moyen de maximiser le profit consiste en une gestion efficace des marges bénéficiaires totales. Ainsi, par exemple, un hypermarché définit le prix de 20 à 30000 produits différents d’une façon telle que c’est sur l’ensemble des produits vendus que la rentabilité est assurée. Une pratique habituelle dans ce cadre consiste à établir des prix bas et des marges bénéficiaires minimales pour certains produits de nature à attirer l’attention des clients
et à compenser les recettes « perdues » au moyen d’un accroissement du chiffre d’affaires grâce à la vente des autres produits. Les détaillants ont donc un impact significatif sur le type de produits que les utilisateurs finals achètent. Du fait de cette pratique, toutefois, ce qui se reflète dans le prix d’un produit pour le consommateur final, ce n’est pas avant tout la compétitivité du produit, mais la décision de l’opérateur de gérer sa marge bénéficiaire en tenant compte de l’ensemble du
portefeuille de produits.
31. La Hongrie souligne le fait que, en vertu de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, le fournisseur et le détaillant sont entièrement libres de s’entendre sur le prix d’achat des produits. Toutefois, le rapport entre ce prix et le prix d’un produit identique provenant d’un autre État membre ne peut être modifié par le détaillant. Si le fournisseur fabrique des produits plus efficacement et qu’il cède, par conséquent, ses produits au détaillant à un prix de livraison moins
élevé, le prix à la consommation de ce produit sera également inférieur à celui de produits identiques mais fabriqués moins efficacement et cédés à un prix de livraison plus élevé. Contrairement à ce que soutient la Commission, la mesure litigieuse ne restreint pas la concurrence par les prix, mais la distorsion par les prix dans le cas de certaines denrées alimentaires de base. En outre, la mesure litigieuse ne restreint pas la vente des produits concernés à un prix promotionnel spécial pourvu
que la marge bénéficiaire moyenne s’accorde en ce qui concerne tous les pays d’origine dans une période de six mois. Les prix de lancement et les promotions sont possibles dans le cadre de la vente des produits concernés. De plus, la restriction en cause ne trouve pas à s’appliquer en cas de cessation de l’activité du détaillant, de changement de profil ou de liquidation de produits. Aucune règle n’interdit non plus la publicité pour les produits concernés.
32. La Hongrie estime que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 est compatible avec les règles relatives au marché intérieur. De plus, si la Commission considère que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 est contraire au règlement no 1308/2013, elle n’indique cependant aucune disposition spécifique de ce règlement qui aurait été enfreinte. La Hongrie estime que la mesure litigieuse n’instaure en aucune manière une fixation des prix et ne définit ni un
prix de référence ni un prix minimal. La liberté des opérateurs économiques en matière de fixation des prix est donc pleinement préservée. La mesure litigieuse permet de garantir que l’avantage concurrentiel se reflètera dans le prix à la consommation, ce qui permet en particulier à tous les producteurs d’avoir librement accès à un marché ouvert dans des conditions de concurrence effective et égales ( 7 ). Dans ses arrêts du 4 mars 2010, Commission/France (C‑197/08, EU:C:2010:111) et
Commission/Irlande (C‑221/08, EU:C:2010:113), la Cour a conclu que le prix minimal fixé par un État membre est contraire au droit de l’Union justement en ce qu’il porte atteinte aux relations concurrentielles en empêchant une partie des producteurs ou importateurs de tirer avantage de prix de revient inférieurs afin de proposer des prix de vente au détail plus attractifs ( 8 ). Or, la mesure litigieuse permet de garantir que l’avantage en matière de prix résultant de l’efficacité plus grande des
producteurs ou fournisseurs sera reflété dans le prix des produits concernés pour les consommateurs. La mesure litigieuse garantit également aux producteurs la possibilité de « tirer avantage de prix de revient inférieurs » ( 9 ). L’un des objectifs de la politique agricole commune (PAC) est le maintien d’une concurrence effective sur les marchés des produits agricoles ( 10 ). L’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 n’est donc pas contraire au règlement no 1308/2013 ou à la
jurisprudence citée par la Commission.
33. La Hongrie considère que la Commission n’étaye pas son grief selon lequel l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 affecterait de facto de manière différente la commercialisation des produits importés par rapport aux produits nationaux ( 11 ). La Commission part de la supposition que, sur un marché national, les consommateurs, par leurs habitudes et leurs préférences, avantagent les produits nationaux par rapport aux produits en provenance d’autres États membres, et qu’ainsi
les produits importés accèdent plus difficilement au marché. La Hongrie estime que si cette supposition est effectivement généralement fondée, elle ne trouve pas à s’appliquer aux denrées alimentaires de base homogènes, identiques en matière de goût et de composition, pour lesquelles c’est le prix qui joue un rôle décisif. L’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 permet de garantir que les détaillants n’avantageront pas, par la fixation de leurs marges, les produits nationaux
au détriment des produits en provenance d’autres États membres.
34. Selon la Hongrie, l’erreur fondamentale dans le raisonnement de la Commission est qu’elle confond les intérêts économiques d’opérateurs qui se situent à différents points de la chaîne d’approvisionnement. La Commission part de la supposition que le détaillant représente les intérêts du fournisseur lorsqu’elle indique que les détaillants diminuent le prix de certains produits importés à charge de leur propre marge afin que les consommateurs se familiarisent plus vite avec eux, favorisant ainsi
les échanges entre les États membres. Comme tous les autres opérateurs du marché, les détaillants cherchent à maximiser leurs propres bénéfices. L’objectif des détaillants, lorsqu’ils fixent le prix auquel les produits sont proposés au consommateur, est de vendre toute leur gamme de produits dans les conditions les plus avantageuses. Il est dans l’intérêt de ces détaillants d’appliquer la plus grande marge possible avec laquelle une quantité suffisante d’un produit déterminé peut être vendue.
Les détaillants ne renoncent à leurs propres bénéfices que pour des raisons tactiques, dans l’espoir que cette perte de bénéfices leur fera bénéficier d’une augmentation des ventes et de la vente d’autres produits permettant de dégager des marges plus élevées. La politique de prix des détaillants s’applique donc à l’ensemble de leur gamme de produits et un moyen efficace de mener cette politique est d’appâter les clients avec des produits particulièrement bon marché. Contrairement à ce que fait
valoir la Commission, ce n’est pas le détaillant, mais le fournisseur qui a un intérêt à placer son produit sur un nouveau marché. L’intérêt du fournisseur est de livrer son produit au détaillant à un prix moins élevé pour être compétitif sur le marché d’un autre État membre. Le fournisseur peut le faire librement et rien ne l’en empêche dans les conditions de concurrence d’un marché libre.
35. La Hongrie considère que la mesure litigieuse a pour effet que cette diminution du prix demandé par le fournisseur se reflète dans le prix auquel le produit est proposé au consommateur. Les coûts réduits résultant de l’efficacité du fournisseur se reflètent en effet dans le prix demandé par ce fournisseur. Le fournisseur « n’a pas d’influence sur le prix auquel le produit est proposé au consommateur, qui est librement déterminé par le commerçant » ( 12 ).
36. Les effets d’entrave des échanges décrits par la Commission ne sont pas le fait de la mesure litigieuse, mais sont la conséquence de la pratique commerciale visée par cette mesure. L’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 interdit expressément la discrimination en fonction du pays d’origine dans le cadre de la fixation des prix. Si un fournisseur fabrique des produits de manière efficace et innovante et à faible coût et que, en conséquence, il vend ses produits à un
détaillant à un prix fournisseur peu élevé, le prix auquel ces produits seront proposés au consommateur sera également inférieur à celui de produits identiques d’autres fournisseurs fabriqués de manière moins efficace et donc vendus à un prix plus élevé. Les denrées alimentaires de base homogènes ne sont donc en concurrence sur le marché de la consommation que sur la base de leur propre rapport coût-efficacité, indépendamment de leur État membre de provenance. La jurisprudence de la Cour ne
permet pas de conclure à l’incompatibilité avec le droit de l’Union d’une réglementation d’un État membre qui ne fait aucune distinction en fonction de la provenance des biens, qui n’a pas pour objectif de régir les échanges de biens avec d’autres États membres et dont les effets restrictifs qu’elle pourrait produire sur la libre circulation des marchandises sont trop aléatoires et trop indirects ( 13 ).
37. La Hongrie considère dès lors qu’au vu de l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905), l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 doit être considéré comme une prescription relative aux modalités de vente échappant à l’interdiction énoncée à l’article 34 TFUE.
38. Si la Cour devait néanmoins considérer que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 relève du champ d’application de l’article 34 TFUE, la Hongrie estime que la mesure peut être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général, est apte à la réalisation de l’objectif et est proportionnée. L’objectif principal de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 est de créer des conditions de concurrence égales entre les fournisseurs en imposant une
obligation supplémentaire aux détaillants, qui disposent généralement d’une puissance significative sur le marché, et de permettre ainsi une concurrence effective sur ce marché. La mesure est limitée aux denrées alimentaires de base homogènes et impose simplement au détaillant de ne pas appliquer une marge différente aux produits identiques provenant d’États membres différents. La notion de « produits identiques » est en outre étroitement définie. De plus, la mesure s’applique tant aux produits
importés qu’aux produits nationaux.
39. En ce qui concerne la transparence du marché, invoquée par la Commission comme une mesure moins contraignante, la Hongrie fait valoir que la transparence n’est pas en soi une mesure, mais plutôt un objectif. En outre, la Commission n’a pu indiquer aucune mesure moins contraignante susceptible de permettre effectivement la réalisation de l’objectif poursuivi par l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009. De plus, la mesure litigieuse ne va de pair avec aucune charge
supplémentaire ou aucun coût supplémentaire pour le détaillant. La loi n’impose aucune obligation d’approbation préalable, d’autorisation ou de notification a posteriori ou autre obligation administrative. En ce qui concerne les sanctions, le détaillant peut s’engager à mettre ses pratiques en conformité avec la loi au lieu de se voir infliger une amende.
40. Dans son mémoire en duplique, la Hongrie considère que la Commission n’a pas démontré en quoi la mesure litigieuse affecterait les produits importés davantage que les produits nationaux. Il en est d’autant plus ainsi qu’il n’y a aucune restriction en ce qui concerne la publicité pour les produits concernés, que la mesure litigieuse ne supprime pas totalement le droit du détaillant d’en fixer le prix et qu’elle n’est en outre pas discriminatoire.
41. Dans l’hypothèse où la Cour n’admettrait pas que la mesure litigieuse est une modalité de vente au sens de l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905), et y verrait une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative, la Hongrie maintient que la mesure litigieuse est appropriée et proportionnée au regard de l’objectif d’intérêt général qui est d’assurer la loyauté des comportements commerciaux et d’améliorer la situation des producteurs au sein
de la chaîne d’approvisionnement alimentaire. À cet égard, la Hongrie note que la Commission n’indique pas quel type de mesure serait plus proportionné et serait en même temps apte à atteindre le même objectif. La Hongrie considère que la restriction de la liberté des détaillants améliore la concurrence qui se joue entre les producteurs parce que les détaillants n’ont pas la possibilité de neutraliser un éventuel avantage concurrentiel d’un producteur en appliquant une marge plus importante et
en privant ainsi le consommateur de la possibilité de profiter de l’effet bénéfique de la concurrence qui se joue sur le marché des producteurs. L’application d’une marge plus importante à un produit est susceptible de neutraliser l’atténuation du prix d’achat obtenue de haute lutte sur le marché des producteurs et l’avantage concurrentiel qui en découle, si bien que le consommateur lui aussi devra payer plus cher pour acheter le produit. En fixant la marge de détail, le détaillant aura lui
aussi intérêt, dans le cas de produits pour lesquels les consommateurs sont guidés de manière déterminante par le prix, à choisir des produits uniquement sur la base de leur prix d’achat. Cela renforcera la concurrence entre les producteurs, et les consommateurs bénéficieront eux aussi des effets positifs en découlant. Par ailleurs, les détaillants conservent la possibilité d’appliquer des baisses de prix lors du lancement d’un produit et d’utiliser des outils marketing fondés sur une réduction
de prix transitoire, pourvu que les marges de prix appliquées aux produits soient égalisées au sein d’une période de six mois.
42. La Hongrie considère enfin que les produits de marque ne sont pas des produits homogènes.
B. Analyse
1. Remarques préliminaires
43. Conformément à une jurisprudence constante, dans le cadre d’une procédure en manquement, il incombe à la Commission d’établir l’existence du manquement allégué et d’apporter à la Cour les éléments nécessaires à la vérification par celle-ci de l’existence de ce manquement, sans que la Commission puisse se fonder sur une présomption quelconque ( 14 ). L’existence d’un manquement doit être appréciée en fonction de la situation de l’État membre telle qu’elle se présentait au terme du délai fixé dans
l’avis motivé ( 15 ), en l’occurrence le vendredi 9 mars 2018.
44. Dans le cadre du présent recours, la Commission estime que la législation hongroise, et en particulier l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, restreint ou limite la fixation des prix de vente de certains produits agricoles et alimentaires au niveau du commerce de détail au détriment des produits importés. La Commission fait valoir que la Hongrie a ainsi manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du règlement no 1308/2013 ( 16 ) et de l’article 34 TFUE. La thèse de
la Commission est fondamentalement que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, en limitant la liberté des détaillants de déterminer leur marge bénéficiaire et ainsi leur liberté de fixer des prix au détail attrayants, fait obstacle à l’arrivée de nouveaux produits provenant d’autres États membres sur le marché national. À cet égard, la Commission considère que la marge bénéficiaire fait partie intégrante du prix au détail.
45. En dépit du fait que les dispositions nationales en cause affectent le prix au détail des produits concernés plutôt que leur prix de gros, la Hongrie fait valoir que ces dispositions, de façon semblable à la directive 2019/633 ( 17 ), visent à combattre certaines pratiques déloyales des acquéreurs/détaillants à l’égard des fournisseurs/producteurs – la partie considérée comme étant dans une position de vulnérabilité et de dépendance économiques – au sujet des produits concernés. La Hongrie
considère que ces dispositions ne sont pas contraires au règlement no 1308/2013 ou à l’article 34 TFUE et qu’elles sont en tout état de cause justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général. La Hongrie souligne que la mesure litigieuse constitue une méthode rationnelle d’atteindre l’objectif poursuivi et qu’elle est proportionnée.
46. À cet égard, il convient de noter que les dispositions en cause ne fixent pas le prix de vente des produits agricoles et alimentaires entre le producteur/fournisseur et l’acquéreur/détaillant, pas plus qu’elles n’établissent des prix de vente minimaux ou maximaux concernant ces produits à quelque niveau que ce soit de la chaîne commerciale, y compris celui du commerce de détail. En outre, les dispositions litigieuses ne visent pas spécifiquement des pratiques intrinsèquement anticoncurrentielles
telles que les ventes à perte ou l’exclusion de concurrents qui ne sont pas membres de certaines organisations commerciales ou de producteurs, ou d’autres mesures anticoncurrentielles semblables. Il est donc important de noter que les producteurs/fournisseurs et les acquéreurs/détaillants des produits en cause peuvent librement négocier entre eux le prix des produits alimentaires concernés.
47. En fait, même s’il faut bien admettre que cela ne ressort pas clairement du libellé de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 lui-même, il n’est pas contesté que l’effet des dispositions en cause est que le prix de vente au détail des produits concernés doit, en principe, comprendre la même marge bénéficiaire indépendamment du pays d’origine de ces produits.
48. L’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 interdit donc aux détaillants de vendre, par exemple, des produits importés à un prix incluant une marge bénéficiaire de 5 % s’ils offrent en même temps des produits nationaux identiques à un prix incluant une marge bénéficiaire de 10 %. L’inverse est également vrai, de sorte qu’il ne fait aucun doute que la législation, à première vue ( 18 ), s’applique sans distinction à tous les produits alimentaires concernés, indépendamment de
leur provenance.
49. Même si le présent recours est fondé sur deux griefs, l’un relatif au règlement no 1308/2013 et l’autre à l’article 34 TFUE, nous verrons que les deux griefs en question se chevauchent largement.
2. Sur le premier moyen, tiré d’une violation du règlement no 1308/2013 dans son ensemble
a) Le grief est relatif au règlement no 1308/2013 dans son ensemble
50. La Commission soutient que la loi no XCV de 2009, et plus précisément son article 3, paragraphe 2, sous u), porte atteinte au règlement no 1308/2013 en ce que ces dispositions nationales sur les pratiques commerciales déloyales empêchent la libre formation des prix. Je noterai que la Commission, dans le cadre de son recours, n’indique aucune disposition spécifique en tant que telle du règlement no 1308/2013, mais bien le règlement dans son ensemble. Cette approche est sans aucun doute due à la
façon très large selon laquelle la loi no XCV de 2009 semble avoir été rédigée.
51. La Commission fait valoir – ce que la Hongrie ne conteste pas – qu’en vertu de l’article 1er de la loi no XCV de 2009, cette dernière concerne les « produits agricoles et alimentaires », tels que définis à l’article 2, paragraphe 2, de cette même loi, qui se réfère à son tour au règlement no 178/2002. À cet égard, l’article 2 de ce règlement contient une définition des « denrées alimentaires » et prévoit qu’aux fins dudit règlement, on entend par « denrée alimentaire » (ou « aliment »), « toute
substance ou produit, transformé, partiellement transformé ou non transformé, destiné à être ingéré ou raisonnablement susceptible d’être ingéré par l’être humain ». Au vu du champ d’application du règlement no 1308/2013 et des produits agricoles couverts par ce règlement tels qu’ils sont exposés en son article 1er, il apparaît que les produits qui font l’objet du règlement no 1308/2013 et les produits agricoles et alimentaires qui font l’objet de la loi no XCV de 2009 se chevauchent largement.
La portée de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 lui-même est toutefois clairement limitée par l’exigence que les produits soient identiques dans leur composition et leurs propriétés organoleptiques.
52. Même si le moyen de la Commission est fondé sur le règlement no 1308/2013 dans son ensemble et peut ainsi apparaître relativement large et imprécis quant à sa portée, il ne peut être écarté sur cette seule base compte tenu de la portée très large de la loi no XCV de 2009 et, dans une certaine mesure, de son article 3, paragraphe 2, sous u).
53. En outre, même si la Commission n’a indiqué aucune disposition spécifique du règlement no 1308/2013 autorisant la fixation des prix de vente au détail des produits en cause, que ce soit au niveau national ou de l’Union, ou interdisant aux États membres d’adopter des mesures nationales fixant de tels prix ( 19 ), il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la libre détermination des prix de vente sur la base du libre jeu de la concurrence est une composante du règlement
no 1308/2013 et constitue l’expression du principe de libre circulation des biens dans des conditions de concurrence effective ( 20 ).
54. Une législation nationale qui empêcherait matériellement la libre fixation de prix concurrentiels pour les produits agricoles contreviendrait donc à l’une des exigences essentielles du règlement no 1308/2013 à moins de pouvoir faire l’objet d’une justification objective. Comme la Cour l’expose au point 86 de l’arrêt du 9 septembre 2003, Milk Marque et National Farmers’ Union (C‑137/00, EU:C:2003:429), les objectifs de l’organisation commune des marchés qui font l’objet de ce règlement ne
sauraient être compromis par des mesures nationales qui « n’interviennent pas comme telles dans la formation des prix », mais visent plutôt « à sauvegarder le bon fonctionnement des mécanismes de prix afin d’atteindre des niveaux de prix qui servent l’intérêt tant des producteurs que des consommateurs ».
55. L’inverse est bien sûr également vrai : l’organisation commune des marchés peut bel et bien être compromise par des mesures nationales qui interviennent, de manière injustifiée, dans la formation des prix de ces produits agricoles.
56. Selon moi, la question essentielle est dès lors de savoir si l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 intervient de manière injustifiée dans la formation des prix ou si, au contraire, il vise à sauvegarder le bon fonctionnement des mécanismes de prix.
b) Absence d’harmonisation complète dans le secteur de la lutte contre les pratiques commerciales déloyales dans la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire – conclusions de la Cour dans l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962)
57. Dans le cadre de la politique agricole commune qui relève, conformément à l’article 4, paragraphe 2, sous d), TFUE, d’une compétence partagée entre l’Union et les États membres, ces derniers disposent d’un pouvoir législatif leur permettant, ainsi qu’il résulte de l’article 2, paragraphe 2, TFUE, d’exercer leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne ( 21 ).
58. Selon une jurisprudence constante, en présence d’un règlement portant organisation commune des marchés dans un domaine déterminé, les États membres sont tenus de s’abstenir de toute mesure qui serait de nature à y déroger ou à y porter atteinte. Sont également incompatibles avec une organisation commune des marchés les réglementations qui font obstacle à son bon fonctionnement, même si le sujet en question n’a pas été réglé de façon exhaustive par cette organisation ( 22 ).
59. Néanmoins, l’établissement d’une organisation commune des marchés n’empêche pas les États membres d’appliquer des règles nationales qui poursuivent un objectif d’intérêt général autre que ceux couverts par cette organisation commune des marchés, même si ces règles sont susceptibles d’avoir une incidence sur le fonctionnement du marché intérieur dans le secteur concerné ( 23 ).
60. La Commission n’a pas fait valoir, dans le cadre de son recours, que l’Union aurait exercé de manière exhaustive sa compétence dans le domaine couvert par la loi no XCV de 2009, c’est-à-dire les pratiques commerciales déloyales affectant les fournisseurs liés aux produits agricoles et alimentaires.
61. La Cour souligne en effet, au point 52 de l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), que l’adoption de la directive 2019/633, entrée en vigueur, en vertu de son article 14, le 30 avril 2019, corrobore l’absence d’harmonisation exhaustive du domaine de la lutte contre les pratiques commerciales déloyales dans la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire. Par conséquent, au moment où l’avis motivé a été adopté par la Commission dans la
présente affaire, les États membres n’avaient pas été anticipativement privés, notamment par le règlement no 1308/2013, de leur compétence d’adopter des dispositions pour lutter contre les pratiques commerciales déloyales dans la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire.
62. De plus, aux points 49 et 50 de son arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), la Cour confirme, en substance, que – en dépit de références à certaines pratiques déloyales – le règlement no 1308/2013 ne réglemente pas de manière exhaustive les pratiques commerciales déloyales dans le secteur du lait et des produits laitiers qui faisaient l’objet de l’affaire. Aux points 53 et 72 du même arrêt, la Cour considère en outre, en effet, que les États
membres disposent d’une compétence résiduelle pour adopter des mesures en matière de lutte contre les pratiques commerciales déloyales, qui ont pour effet d’encadrer le processus de libre négociation des prix et ont, ainsi, un effet sur le fonctionnement du marché intérieur dans le secteur concerné ( 24 ).
63. Il convient de noter que la compétence résiduelle des États membres s’agissant d’adopter des mesures pour lutter contre les pratiques commerciales déloyales dans le domaine des produits agricoles et alimentaires n’est néanmoins pas une compétence illimitée. C’est ainsi qu’aux points 56 et 73 de l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), la Cour indique que les dispositions nationales en cause doivent être appropriées pour atteindre l’objectif
poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire à cette fin ( 25 ).
c) Les dispositions nationales doivent être propres à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire à cette fin
64. Les dispositions nationales en cause dans l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), interdisaient à l’acheteur de payer à des vendeurs qui sont à classer dans un même groupe au regard de la quantité de lait cru vendue des prix d’achat différents pour du lait cru qui est de composition et de qualité identiques et livré à l’acheteur suivant des modalités identiques. Cette disposition a ainsi pour effet de garantir que l’acheteur offre un prix de
base identique à l’ensemble des producteurs se trouvant dans une situation comparable ( 26 ) au regard d’un critère objectif constitué par la quantité journalière de lait vendue ( 27 ).
65. Il est évident que les dispositions nationales en cause dans cette affaire réduisaient fortement la capacité des acheteurs et producteurs de négocier librement le prix d’achat du lait cru. En dépit de cette limitation évidente de l’un des principes fondamentaux qui sous-tendent le règlement no 1308/2013, la Cour a considéré que les dispositions concernées apparaissaient aptes à prévenir le risque que la partie au contrat considérée comme étant la plus faible soit contrainte d’accepter des
baisses de prix injustifiées. La Cour a donc jugé, au point 60 de son arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), que, dans cette perspective, la législation nationale pouvait se justifier en tant que moyen de lutter contre les pratiques commerciales déloyales en ce qu’elle permet une discrimination en matière de prix entre les fournisseurs selon qu’ils sont ou non membres d’une organisation de producteurs de lait reconnue particulière ( 28 ).
66. La Cour a en outre considéré que les dispositions nationales ne vont, en principe, pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi, étant donné, notamment, que le prix d’achat payé à un producteur de lait cru donné peut dépendre d’un certain nombre de facteurs, et notamment du groupe de producteurs dans lequel il est classé au regard de la quantité de lait vendue, des modalités de livraison de celui-ci, ainsi que de la composition et de la qualité de ce produit ( 29 ).
d) Application de la jurisprudence à l’affaire qui nous occupe
67. Le dossier déposé devant la Cour semble montrer – sans que la Commission le conteste par ailleurs – que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 n’intervient pas dans la libre négociation du prix des produits concernés entre le producteur/fournisseur et le détaillant/acquéreur de ces produits.
68. Cette disposition nationale prévoit plutôt que la marge sur le prix au détail de ces produits doit, en principe, être la même indépendamment de l’origine des produits. L’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 permet donc d’assurer – comme l’affirme la Hongrie – que le prix demandé aux consommateurs est en substance un prix qui reflète le prix d’achat des produits convenu entre le fournisseur et le détaillant, augmenté, bien entendu, de la marge du détaillant.
69. Même si la disposition nationale n’intervient pas dans l’établissement des prix entre le fournisseur et le détaillant, elle empêche le détaillant de vendre certains produits « identiques dans leur composition et leurs propriétés organoleptiques » avec une marge plus ou moins élevée en fonction du pays d’origine ( 30 ) et la récupération d’une baisse de prix sur une gamme de produits agricoles et alimentaires semblables.
70. Il convient de noter à cet égard que toute restriction à la liberté de déterminer les marges sur le prix au détail qui seront appliquées aux produits représente en fin de compte une restriction de la liberté de déterminer le prix au détail de ces produits.
71. Étant donné, toutefois, que la Cour conclut au point 62 de son arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), que la législation lituanienne, qui a pour effet de garantir que l’acheteur offre « un prix de base identique à l’ensemble des producteurs se trouvant dans une situation comparable au regard d’un critère objectif constitué par la quantité journalière de lait vendue » ( 31 ), apparaît apte à lutter contre des pratiques déloyales potentielles et
qu’elle apparaît donc ne pas contrevenir au règlement no 1308/2013, l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, s’il a le même effet, doit pouvoir également être considéré comme compatible avec les exigences de ce règlement, pour autant qu’il n’aille pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs fixés.
72. L’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 a-t-il cependant cet effet ? Il existe, selon moi, de subtiles différences entre la présente affaire et les circonstances qui entourent la législation lituanienne en cause dans l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962). Pour commencer, il était davantage évident que la situation des producteurs de lait lituaniens qui n’appartenaient pas une organisation de producteurs de lait reconnue
était plus faible que celle des producteurs en cause dans la présente procédure. De plus, cette position de faiblesse et le potentiel de comportements anticoncurrentiels d’exclusion du marché de la part des transformateurs de lait avaient clairement été établis à l’aide d’une abondante documentation.
73. Il est vrai également que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 a un champ d’application considérablement plus large que son équivalent lituanien en cause dans l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), qui se rapportait au secteur du lait, étant donné que la législation hongroise concernée s’applique à une vaste gamme de produits agricoles.
74. La différence essentielle réside toutefois dans le fait que la législation lituanienne garantissait aux producteurs de lait n’appartenant pas à une organisation reconnue de producteurs de lait de ne pas être contraints, du fait du caractère inégal de leur pouvoir de négociation, d’accepter les conditions d’achat du lait cru qui leur sont imposées par les transformateurs ou d’accepter des prix vraiment très bas, tandis que d’autres producteurs, bien qu’étant le cas échéant de la même taille,
bénéficient de prix plus élevés résultant de négociations plus équilibrées, alors que la législation hongroise interdit l’application de marges différentes – et donc, par extension, une forme de discrimination sur la base du prix – sur le fondement de l’origine des produits.
75. Dans son arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), la Cour était donc disposée à confirmer que la législation lituanienne constituait un moyen de contrer la puissance de marché et de renforcer la position de la partie la plus faible. Cette législation était, dans cette mesure, largement favorable à la concurrence, tant par son objectif que par ses effets, en particulier du fait qu’elle protège l’accès au marché des producteurs qui ne sont pas
membres d’une organisation de producteurs de lait reconnue.
76. Cette ratio legis particulière ne trouve cependant pas à s’appliquer dans la présente espèce parce que la législation, comme le montrent les termes dans lesquels elle est rédigée, vise essentiellement à prévenir une discrimination par les prix fondée sur la provenance des produits plutôt qu’à renforcer la position de négociation du producteur/fournisseur. Il n’a en particulier pas été établi que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 servait à protéger la concurrence sur le
marché des produits agricoles.
77. Lors de l’audience du 3 septembre 2020, le représentant du gouvernement hongrois a confirmé que l’objectif de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 était de protéger les producteurs primaires des produits concernés, c’est-à-dire les agriculteurs. Si tel est effectivement le cas, on ne peut que noter que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 ne semble pas bien adapté et donc propre à atteindre cet objectif. C’est en fin de compte clairement la marge
du détaillant – et non celle du producteur –qui est expressément protégée selon les termes de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009.
78. En outre, le fonctionnement de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 dans la pratique n’est pas non plus exempt de difficultés. Lors de l’audience, deux difficultés particulières ont été soulignées.
79. Premièrement, l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 semble fondé sur la supposition que les prix de produits agricoles donnés devraient être les mêmes ou à tout le moins semblables, et il ne semble être aucunement tenu compte des réalités contemporaines du marché moderne sur lequel certaines entités commerciales obtiennent un prix plus élevé – souvent au moyen d’une présentation intelligente du produit et de stratégies publicitaires – en vendant en fait sous une marque
certains types de produits de base des consommateurs. Il en est ainsi même lorsque le produit vendu sous une marque est à tous égards « identique dans [sa] composition et [ses] propriétés organoleptiques » au produit non vendu sous une marque ( 32 ).
80. Secondement, les représentants du gouvernement hongrois ont souligné que la règle de la marge s’appliquait sur une période de six mois. Ils soutiennent, dès lors, qu’un détaillant peut se lancer dans une série de réductions de prix promotionnelles durant une brève période pour certains produits, pour autant que la marge reste plus ou moins la même lorsque la moyenne est établie sur une période de six mois.
81. Il est clair, selon moi, qu’une restriction de la capacité des détaillants de faire varier la marge de différents produits pourrait avoir un effet significatif sur la libre commercialisation des biens. On peut aisément envisager des circonstances dans lesquelles, par exemple, les produits de base du consommateur sont vendus à bas prix en Hongrie par comparaison avec les prix pratiqués dans les États membres voisins pour ces mêmes produits. Si un producteur de l’un de ces États membres voulait
entrer sur le marché hongrois, il serait évidemment désireux que le détaillant accepte une marge plus faible de sorte que les ventes du nouveau produit soient globalement stimulées. Il peut en effet, dans certaines circonstances, être économiquement avantageux pour le détaillant hongrois d’accepter une marge plus faible pour ce nouveau produit s’il en résulte une plus grande demande du consommateur – et, par extension, des ventes plus importantes – pour ce nouveau produit, en particulier à long
terme.
82. En exprimant ma position, je ne perds pas de vue le fait que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 est neutre dans son libellé et s’applique de jure sans distinctions tant aux produits nationaux qu’aux produits importés. On ne peut cependant nier que les mécanismes de fixation des prix représentent probablement la méthode la plus efficace par laquelle un producteur d’un autre État membre peut pénétrer sur le marché national. Toute contrainte réelle pesant sur la capacité
des détaillants à déterminer des prix à la consommation différents pour des produits différents en fonction de la provenance des produits en cause fait inévitablement naître de graves préoccupations pour le marché intérieur.
83. De plus, le caractère vague du libellé de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 n’est pas de nature à apaiser ces préoccupations. Le droit de lancer des ventes promotionnelles n’est pas expressément prévu dans cette disposition et les producteurs qui veulent pénétrer sur le marché hongrois, en particulier ceux d’autres États membres, peuvent ne pas être au courant de ce qui apparaît être un peu comme une concession des autorités hongroises en ce qui concerne les ventes
promotionnelles sur une brève période. Il est de la nature des choses que cela ne peut vraisemblablement qu’avoir une incidence plus lourde sur les producteurs d’autres États membres par comparaison avec les producteurs nationaux qui seront vraisemblablement plus familiarisés avec la façon dont la loi fonctionne en pratique ( 33 ). En tout état de cause, un producteur qui veut pénétrer sur le marché, et en particulier un producteur d’un autre État membre, peut avoir besoin de recourir à une
stratégie en matière de prix s’étendant sur une durée nettement plus longue qu’un producteur qui s’appuie simplement sur des méthodes de fixation de prix promotionnels à court terme sur une durée de quelques jours ou quelques semaines seulement.
84. L’arrêt du 4 mars 2010, Commission/Irlande (C‑221/08, EU:C:2010:113), est, à cet égard, riche d’enseignements. Cette affaire concernait la législation irlandaise sur le tabac qui imposait des prix minimaux pour la vente de cigarettes. Il s’agissait d’une mesure de santé publique conçue pour éviter que les plus jeunes en particulier ne tombent dans une assuétude qui serait nuisible à leur santé, en ayant la possibilité d’acheter des cigarettes à bon marché.
85. Au point 40 de l’arrêt du 4 mars 2010, Commission/Irlande (C‑221/08, EU:C:2010:113), la Cour considère qu’une réglementation imposant un prix minimal pour certains produits de consommation (en l’espèce, des cigarettes) est « susceptible de porter atteinte aux relations concurrentielles en empêchant certains de ces producteurs ou importateurs de tirer avantage de prix de revient inférieurs afin de proposer des prix de vente au détail plus attractifs ». La Cour poursuit en indiquant, au point 45
de cet arrêt, qu’un tel système de prix minimal est illégal en ce qu’il porte atteinte à « l’avantage concurrentiel qui pourrait résulter, pour certains producteurs ou importateurs de produits du tabac, de prix de revient inférieurs ».
86. Il est clair que la Cour a été préoccupée par le fait que l’obligation d’appliquer un prix minimal imposée par la réglementation nationale pour certains produits de consommation comme les cigarettes touche à l’essence même d’un marché fondé sur la concurrence et a des effets d’exclusion.
87. Il est, je pense, difficile de ne pas partager ces préoccupations à l’égard de la législation nationale en cause dans la présente affaire, même si l’arrêt du 4 mars 2010, Commission/Irlande (C‑221/08, EU:C:2010:113), a été rendu dans le contexte spécifique de la directive 95/59/CE du Conseil, du 27 novembre 1995, concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d’affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés ( 34 ) et que, en outre, la restriction de la concurrence sur les
prix n’est en rien aussi importante que celle qui se manifestait dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt ( 35 ).
88. Le principe général concernant les effets anticoncurrentiels des dispositions en matière de fixation d’un prix minimal n’en est pas moins, je pense, applicable par analogie à la présente affaire. Il est en particulier difficile d’éviter d’aboutir à la conclusion que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 n’est pas seulement anticoncurrentiel en ce qu’il empêche la libre formation des prix de vente sur la base d’une concurrence loyale, mais aussi en ce qu’il discrimine de
facto les nouveaux arrivants sur le marché des produits agricoles et alimentaires en Hongrie pour l’ensemble des raisons précitées.
89. À cet égard, il convient de rappeler que la marge du détaillant est un élément fondamental du prix d’un produit pour les consommateurs et qu’il peut – en fonction du niveau de cette marge – représenter un facteur déterminant pour le choix du consommateur ( 36 ).
90. Il en découle, dès lors, qu’en empêchant toute discrimination par les prix sur le fondement de la provenance des produits concernés, l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 peut avoir pour effet d’empêcher les producteurs d’autres États membres de mettre le pied sur le marché national hongrois, dès lors que les détaillants de produits importés sont empêchés de se lancer dans une concurrence sur les prix en ce qui concerne leur propre marge sur ces produits au détriment des
produits nationaux. On peut raisonnablement supposer que, à tout le moins dans certains cas, ces produits importés ne pourront conquérir des parts de marché qu’en s’engageant dans une concurrence sur les prix avec des produits nationaux identiques. On ne peut pas non plus dire que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 aurait les effets favorables à la concurrence identifiés par la Cour au point 69 de l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė
(C‑2/18, EU:C:2019:962), en évitant que des producteurs particuliers ne souffrent d’une discrimination par les prix du fait de leur position de négociation plus faible en raison de leur non-appartenance à une organisation reconnue de producteurs de lait ( 37 ).
91. Il est donc clair que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 a pour effet potentiel d’exclure la concurrence par les prix d’une façon telle qu’elle affecte la capacité des producteurs d’autres États membres de permettre à leurs produits d’accéder au marché hongrois. Il en découle, dès lors, que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 porte atteinte et entrave indûment le bon fonctionnement de l’organisation commune des marchés agricoles en ce qui
concerne les produits en cause.
92. Il s’ensuit que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, en supprimant la concurrence par les prix de la manière qui vient d’être décrite, est contraire à l’un des principes essentiels qui sous-tendent le règlement no 1308/2013 et à la manière dont ce règlement et ceux qui l’ont précédé ( 38 ) ont été interprétés de façon constante par la Cour dans des affaires telles que celle ayant donné lieu à l’arrêt du 26 mai 2005, Kuipers (C‑283/03, EU:C:2005:314).
93. J’estime donc que la Cour devrait déclarer que la Hongrie, en restreignant la détermination des prix de vente des produits agricoles et alimentaires, en particulier à travers l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du règlement no 1308/2013.
3. Sur le second moyen, tiré de la violation de l’article 34 TFUE
94. La libre circulation des biens est un principe fondamental du traité FUE qui trouve son expression dans l’interdiction, énoncée à l’article 34 TFUE, des restrictions quantitatives à l’importation entre les États membres ainsi que de toutes mesures d’effet équivalent. Selon une jurisprudence constante, l’interdiction des mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives, édictée à l’article 34 TFUE, vise toute réglementation des États membres susceptible d’entraver directement ou
indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce entre les États membres ( 39 ). Cette interdiction a été exprimée pour la première fois par la Cour dans son arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville (8/74, EU:C:1974:82, ci-après l’« arrêt Dassonville »).
95. La large portée de l’interdiction établie dans l’arrêt Dassonville a été atténuée en relation avec des modalités de vente dans un certain nombre d’affaires qui ont suivi l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905).
96. Depuis l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905), la Cour a jugé de manière constante que l’application à des produits provenant d’autres États membres de dispositions nationales limitant ou interdisant certaines modalités de vente n’est pas de nature à entraver directement ou indirectement, effectivement ou potentiellement, le commerce entre les États membres pour autant que, d’une part, ces dispositions s’appliquent à tous les opérateurs concernés
exerçant leur activité sur le territoire national et, d’autre part, qu’elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d’autres États membres ( 40 ).
97. Pour autant que ces conditions soient remplies, l’application de modalités de vente à la vente des produits en provenance d’un autre État membre répondant aux règles édictées par cet État n’est pas de nature à empêcher leur accès au marché ou à le gêner davantage qu’elle ne gêne celui des produits nationaux. Ces dispositions échappent donc au domaine d’application de l’article 34 TFUE.
98. Il convient de noter que la Commission considère l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 comme portant sur une modalité de vente au sens de l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905). On ne peut que partager cette appréciation ( 41 ).
99. De plus, la Commission ne prétend pas que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 entraverait de jure l’accès des produits concernés d’autres États membres au marché hongrois. La Commission considère néanmoins que cette disposition ne satisfait pas au deuxième critère fixé dans l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905), en ce qu’il accorde de facto un avantage à des produits nationaux identiques.
100. Les principes posés dans l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905) – largement invoqués par le gouvernement hongrois dans la présente affaire – ont également été appliqués par la Cour dans d’autres procédures d’infraction.
101. La Cour a ainsi considéré, par exemple, dans son arrêt du 29 juin 1995, Commission/Grèce (C‑391/92, EU:C:1995:199), qu’une réglementation grecque qui confinait aux pharmacies la vente des laits transformés de premier âge n’enfreignait pas ce qui est maintenant l’article 34 TFUE. La Cour a considéré que cette réglementation affectait simplement les modalités de vente de ces produits et s’appliquait sans distinction aux produits nationaux et aux produits importés. Elle indique, au point 18 de cet
arrêt, qu’il ne pourrait en être autrement que « s’il apparaissait que le règlement litigieux protège une production nationale similaire aux laits transformés de premier âge en provenance d’autres États membres ou se trouvant dans un rapport de concurrence avec des laits de ce type ».
102. Je considère, pour ma part, que la présente affaire diffère de celle qui a donné lieu à l’arrêt du 29 juin 1995, Commission/Grèce (C‑391/92, EU:C:1995:199), pour l’ensemble des raisons que j’ai déjà mentionnées au sujet de la violation du règlement no 1308/2013.
103. Selon moi, l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, en supprimant la concurrence par les prix relative au commerce de détail, empêche l’arrivée sur le marché hongrois de nouveaux produits agricoles provenant d’un autre État membre. Comme je l’ai indiqué dans les présentes conclusions, cette limitation du processus concurrentiel aura vraisemblablement une incidence plus lourde sur les producteurs de produits importés, puisque ce n’est que par le moyen d’une concurrence sur
les prix (y compris des prix promotionnels) que ces producteurs peuvent normalement mettre le pied sur le marché hongrois au détriment des produits agricoles nationaux traditionnels (mieux connus) avec lesquels le consommateur hongrois moyen est familiarisé. Les incertitudes quant à l’application de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 concernant les produits couverts par son champ d’application et quant à la possibilité de mener des ventes promotionnelles sur une courte
période, auxquelles j’ai déjà fait allusion, ne font qu’ajouter à ces difficultés.
104. Si la Cour devait considérer que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 enfreint l’article 34 TFUE, il serait quand même également nécessaire d’examiner si cette violation peut se justifier par référence à l’article 36 TFUE ou à des raisons impérieuses d’intérêt général. Dans la présente affaire, la Hongrie tente de justifier l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 en faisant valoir qu’elle a pour objectif de lutter contre les pratiques commerciales
déloyales des détaillants au détriment des producteurs.
105. Je ne pense pas, pour ma part, que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 puisse être justifié sur cette base. Premièrement, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), la Hongrie n’a pas fourni d’éléments de nature à démontrer des pratiques commerciales déloyales de la part des détaillants au regard de la vaste gamme de produits couverts par l’article 3,
paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009. Secondement, en tout état de cause, la Hongrie n’a pas montré de façon cohérente en quoi la fixation des marges des détaillants protègerait effectivement la partie prétendument plus faible dans les négociations de vente, à savoir le producteur, compte tenu en particulier de ce que cette disposition n’entrave pas la liberté des détaillants de négocier les prix, les commissions, les ristournes, etc., avec les producteurs.
106. Je voudrais souligner qu’un détaillant ne commet pas en soi un abus en se lançant dans une concurrence sur les prix en fonction de la provenance des biens concernés.
107. Dans ces conditions, je considère que la Hongrie, en restreignant la détermination des prix de vente des produits agricoles et alimentaires, en particulier à travers l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 34 TFUE et que ce manquement ne peut être justifié par aucune raison impérieuse d’intérêt général susceptible d’être invoquée.
4. Les dépens
108. En vertu de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la Hongrie et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par la Commission.
V. Conclusion
109. Au vu des considérations qui précèdent, je considère qu’il y a lieu pour la Cour de constater que la Hongrie, en restreignant la détermination des prix de vente des produits agricoles et alimentaires, en particulier à travers l’article 3, paragraphe 2, sous u), de l’a mezőgazdasági és élelmiszeripari termékek vonatkozásában a beszállítókkal szemben alkalmazott tisztességtelen forgalmazói magatartás tilalmáról szóló, 2009. évi XCV. törvény (loi no XCV de 2009 interdisant les pratiques
commerciales déloyales affectant les fournisseurs de produits agricoles et alimentaires), a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 34 TFUE ainsi qu’à celles qui lui incombent en vertu du règlement (UE) no 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2013, portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) no 922/72, (CEE) no 234/79, (CE) no 1037/2001 et (CE) no 1234/2007 du Conseil.
110. La Commission européenne ayant conclu à la condamnation de la Hongrie et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par la Commission.
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( 1 ) Langue originale : l’anglais.
( 2 ) Selon la Commission, la loi no XCV de 2009 est entrée en vigueur le 1er janvier 2010.
( 3 ) JO 2013, L 347, p. 671.
( 4 ) JO 2002, L 31, p. 1.
( 5 ) 2015/2065(INI) (2018/C 086/05).
( 6 ) JO 2019, L 111, p. 59.
( 7 ) Arrêt du 9 septembre 2003, Milk Marque et National Farmers’ Union (C‑137/00, EU:C:2003:429, point 59 et jurisprudence citée).
( 8 ) Arrêt du 4 mars 2010, Commission/Irlande (C‑221/08, EU:C:2010:113, point 40).
( 9 ) Arrêt du 23 décembre 2015, Scotch Whisky Association e.a. (C‑333/14, EU:C:2015:845, point 21).
( 10 ) Arrêt du 23 décembre 2015, Scotch Whisky Association e.a. (C‑333/14, EU:C:2015:845, point 23).
( 11 ) Arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905, point 16).
( 12 ) Voir point 51 du mémoire en défense de la Hongrie.
( 13 ) Arrêt du 14 juillet 1994, Peralta (C‑379/92, EU:C:1994:296, point 24 et jurisprudence citée).
( 14 ) Arrêt du 19 mai 2011, Commission/Malte (C‑376/09, EU:C:2011:320, point 32 et jurisprudence citée).
( 15 ) Arrêt du 18 octobre 2018, Commission/Royaume‑Uni (C‑669/16, EU:C:2018:844, point 40 et jurisprudence citée).
( 16 ) Le règlement no 1308/2013 établit une organisation commune des marchés pour tous les produits agricoles énumérés à l’annexe I des traités UE et FUE, dont le lait et les produits laitiers. Voir article 1er, paragraphe 2, sous p), du règlement no 1308/2013. La base juridique de ce règlement est plus précisément constituée de l’article 42, premier alinéa, et de l’article 43, paragraphe 2, TFUE. L’article 38, paragraphe 1, TFUE prévoit que l’Union définit et met en œuvre une politique commune de
l’agriculture et de la pêche. Cette disposition prévoit également que « [l]e marché intérieur s’étend à l’agriculture, à la pêche et au commerce des produits agricoles. Par produits agricoles, on entend les produits du sol, de l’élevage et de la pêcherie, ainsi que les produits de première transformation qui sont en rapport direct avec ces produits. Les références à la politique agricole commune ou à l’agriculture et l’utilisation du terme “agricole” s’entendent comme visant aussi la pêche, eu égard
aux caractéristiques particulières de ce secteur ». Les règles spécifiques de ces politiques font l’objet des articles 39 à 44 TFUE. Sauf dispositions contraires des articles 39 à 44 TFUE, les règles prévues pour l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur sont donc applicables aux produits agricoles. Voir article 38, paragraphe 2, TFUE. Les produits qui sont soumis aux dispositions des articles 39 à 44 TFUE sont énumérés à la liste qui fait l’objet de l’annexe I du même traité. Dans le
cadre du présent recours, la Commission n’a pas fait valoir que la Hongrie aurait enfreint les articles 39 à 44 TFUE.
( 17 ) Il convient de noter que la Commission ne soutient pas, dans le cadre du présent recours, que la Hongrie aurait manqué aux obligations qui lui incombent au titre de la directive 2019/633. En effet, comme le montrent l’article 13, paragraphe 1, de cette directive, qui exige des États membres qu’ils transposent la directive au plus tard pour le 1er mai 2021 et appliquent ces mesures de transposition au plus tard le 1er novembre 2021, ainsi que son article 14, qui prévoit qu’elle entre en
vigueur le 30 avril 2019 (c’est-à-dire après la communication des griefs du 9 mars 2018), ladite directive n’est pas applicable rationae temporis.
( 18 ) De jure.
( 19 ) Voir, par analogie, arrêt du 23 décembre 2015, Scotch Whisky Association e.a. (C‑333/14, EU:C:2015:845, point 17).
( 20 ) Arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962, point 37 et jurisprudence citée). Aux points 57 et 59 de l’arrêt du 9 septembre 2003, Milk Marque et National Farmers’ Union (C‑137/00, EU:C:2003:429), la Cour indique que le maintien d’une concurrence effective sur les marchés des produits agricoles fait partie des objectifs de la politique agricole commune et de l’organisation commune des marchés en cause et que les organisations communes de marché
sont fondées sur le principe d’un marché ouvert, auquel tout producteur a librement accès dans des conditions de concurrence effectives. La Cour conclut ainsi au point 67 de cet arrêt que, dans le domaine régi par l’organisation commune du marché du lait et des produits laitiers, les autorités nationales restent en principe compétentes pour appliquer leur droit national de la concurrence à une coopérative de producteurs de lait occupant une position puissante sur le marché national.
( 21 ) Arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962, point 28). Aux points 26 et 27 de l’arrêt du 19 septembre 2013, Panellinios Syndesmos Viomichanion Metapoiisis Kapnou (C‑373/11, EU:C:2013:567), la Cour indique que, depuis la réforme de la politique agricole commune, qui implique une décentralisation accrue des compétences afin de tenir davantage compte des particularités de chaque État membre ou région, ainsi que de la situation du marché des
différents produits et des producteurs concernés, les États membres ont particulièrement eu la possibilité d’exercer leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne.
( 22 ) Arrêts du 26 mai 2005, Kuipers (C‑283/03, EU:C:2005:314, point 37), et du 23 décembre 2015, Scotch Whisky Association e.a. (C‑333/14, EU:C:2015:845, point 19).
( 23 ) Arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962, point 30 et jurisprudence citée). Aux points 26 à 28 de l’arrêt du 23 décembre 2015, Scotch Whisky Association e.a. (C‑333/14, EU:C:2015:845), la Cour indique qu’un État membre peut invoquer l’objectif de la protection de la santé et de la vie des personnes afin de justifier une mesure qui porte atteinte au système de libre détermination des prix dans des conditions de concurrence effective, sur lequel
est fondé le règlement no 1308/2013, si la mesure est appropriée pour atteindre l’objectif poursuivi et si elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire à cette fin.
( 24 ) La conclusion de la Cour peut être comparée à l’approche de l’avocat général Bobek dans ses conclusions dans l’affaire Lietuvos Respublikos Seimas (C‑2/18, EU:C:2019:180). Ce dernier, dans ses conclusions, estimait que l’article 148 du règlement no 1308/2013 couvrait déjà la question de la protection des pratiques commerciales déloyales dans le secteur du lait cru et que les États membres avaient, en effet, été anticipativement privés de leur compétence d’adopter une législation poursuivant
les mêmes objectifs (légitimes). Au point 86 de ses conclusions, l’avocat général Bobek considère que « le législateur européen a manifestement arbitré entre différentes valeurs en tenant compte des mêmes objectifs pour réglementer la même situation au stade exactement identique de la chaîne de production. Pour ces motifs, en l’espèce, le conflit entre les règles de droit de l’Union et les règles nationales ne constitue pas simplement un exemple purement marginal de deux régimes qui se chevauchent
partiellement, dans laquelle il pourrait y avoir un examen supplémentaire de la proportionnalité. Au contraire, il s’agit d’une collision fonctionnelle fondamentale entre deux manières de réglementer exactement la même question traduisant des arbitrages différents de valeurs parmi les mêmes objectifs ». Même si je partage la position exprimée par l’avocat général Bobek, force est de constater que la Cour n’est manifestement pas du même avis. Dans ces conditions, je propose de traiter la décision de
la Cour comme ayant réglé la question en ce qui concerne la portée du règlement no 1308/2013.
( 25 ) Cet examen de la proportionnalité doit se faire en tenant compte, particulièrement, des objectifs de la politique agricole commune ainsi que du bon fonctionnement de l’organisation commune de marché, ce qui impose une mise en balance entre ces objectifs et celui poursuivi par ladite réglementation qui est de lutter contre les pratiques commerciales déloyales. Voir arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962, point 57).
( 26 ) Voir point 41 de l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962), qui indique que le « prix de base est fixé à l’égard de l’ensemble des producteurs d’un même groupe constitué selon la quantité journalière de lait cru vendue, [...] le prix final à payer sera calculé en fonction des majorations, des suppléments, des minorations ou des modalités de livraison librement et individuellement négociés à ce stade ».
( 27 ) Voir point 59 de l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962).
( 28 ) C’est en fin de compte à la juridiction de renvoi qu’il appartenait de statuer sur cette question de fait. On pourrait ajouter que la législation nationale était de nature à avoir des effets favorables à la concurrence en ce qu’elle permettait à certains fournisseurs d’accéder au marché dans les mêmes termes que les autres fournisseurs qui s’avéraient être membres d’une organisation de producteurs de lait reconnue. En ce sens, la législation tentait de contrer les effets d’exclusion
potentiels qu’aurait l’absence de la qualité de membre et le pouvoir que les membres de cette organisation auraient sinon de facto sur le marché.
( 29 ) Arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962, point 67). Voir, également, points 63 à 69 de cet arrêt.
( 30 ) Il convient de noter que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 fait spécifiquement référence à l’origine des produits concernés. Étant donné que la première partie du présent recours de la Commission, concernant le règlement no 1308/2013, a été rédigé dans ce contexte transfrontalier, c’est dans ce contexte que j’examinerai le manquement qu’aurait commis la Hongrie aux obligations qui lui incombe en vertu du règlement no 1308/2013 en adoptant l’article 3, paragraphe 2,
sous u), de la loi no XCV de 2009.
( 31 ) Voir point 59 de l’arrêt du 13 novembre 2019, Lietuvos Respublikos Seimo narių grupė (C‑2/18, EU:C:2019:962).
( 32 ) À cet égard, les représentants du gouvernement hongrois ont déclaré que les produits vendus sous une marque avaient des propriétés organoleptiques différentes des produits non revêtus d’une marque et qu’ils devaient donc être considérés comme des produits différents aux fins de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009. À cet égard, lesdits représentants du gouvernement hongrois ont indiqué que les produits vendus sous une marque sont perçus de manière différente des
produits non revêtus d’une marque par les consommateurs et que l’emballage d’un produit revêtu d’une marque constituait donc une de ses propriétés organoleptiques. Selon moi, cette explication montre clairement à quel point la portée de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 est effectivement peu claire.
( 33 ) Je voudrais à cet égard noter les commentaires faits par l’avocate générale Kokott, dans ses conclusions dans l’affaire Commission/Irlande (C‑456/08, EU:C:2009:679), à propos de dispositions de droit national permettant à une juridiction nationale d’exercer son pouvoir d’appréciation pour rejeter un recours en matière de marchés publics au motif qu’il n’a pas été formé « dans les délais les plus brefs » même si la requête a par ailleurs été présentée dans le délai fixé par la loi. Au point 61
de ses conclusions, l’avocate générale Kokott concluait que ce pouvoir discrétionnaire portait atteinte au principe de sécurité juridique sur lequel insistent les directives en matière de marchés publics, en indiquant : « Si l’ordre juridique procède d’une combinaison entre législation et “droit prétorien”, cela ne doit pas se faire au détriment de la clarté et de la précision des dispositions et des règles en question. Qui plus est, lorsqu’une directive vise à conférer des droits au particulier et
qu’un dispositif flou ou complexe de délais éventuels de forclusion peut entraîner la déchéance de droits, en l’espèce la déchéance du droit de recours contre des décisions des pouvoirs adjudicateurs. Ce sont surtout les soumissionnaires et les candidats étrangers qui pourraient être dissuadés, du fait d’un dispositif complexe et opaque, de soumissionner en Irlande dans des marchés publics » (mise en italique par mes soins). Même si le contexte de ces observations était, bien entendu, très différent
de celui de la présente procédure, il n’en reste pas moins que ces dernières ont une certaine résonance quant à l’incidence de l’interprétation de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009.
( 34 ) JO 1995, L 291, p. 40.
( 35 ) Les points 43 à 45 de l’arrêt du 4 mars 2010, Commission/Irlande (C‑221/08, EU:C:2010:113), soulignent que la réglementation irlandaise avait pour effet d’imposer aux producteurs et aux importateurs actifs sur le marché irlandais un prix minimal de vente au détail des cigarettes qui correspond à 97 % du prix moyen pondéré pratiqué sur ce marché pour chaque catégorie de cigarettes. Ce système avait donc pour effet de supprimer les écarts entre les prix des produits concurrents et de faire
converger ces prix vers le prix du produit le plus cher.
( 36 ) À cet égard, la marge d’un détaillant peut s’inscrire dans un éventail très large et aller, par exemple, de 5 % à 100 %, voire 200 %, du prix du producteur.
( 37 ) Aucun abus semblable de leur position concurrentielle, actuel ou potentiel, de la part des détaillants n’a été identifié dans la présente affaire à titre de justification de l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009. Bien au contraire, une législation qui a pour effet général d’empêcher les détaillants de réduire leurs marges sur les produits agricoles entrave simplement le fonctionnement normal de la concurrence sur le marché de ces produits. Un détaillant ne commet pas en
soi un abus en se lançant dans une concurrence sur le prix en fonction de la provenance des biens concernés. Il en irait, bien sûr, autrement si l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 était conçu de manière à empêcher un détaillant d’exploiter sa puissance sur le marché pour, par exemple, s’engager dans une discrimination par les prix au détriment d’un producteur qui ne serait pas membre d’une organisation de producteurs reconnue. L’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi
no XCV de 2009 va toutefois bien au-delà de cela et l’un des aspects essentiels du mécanisme de fixation des prix nécessaire au fonctionnement d’un marché concurrentiel pour ces produits est ainsi en substance désactivé et supprimé.
( 38 ) Par exemple, règlement (CEE) no 804/68 du Conseil, du 27 juin 1968, portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait et des produits laitiers (JO 1968, L 148, p. 13), tel que modifié par le règlement (CE) no 1538/95 du Conseil, du 29 juin 1995 (JO 1995, L 148, p. 17).
( 39 ) Arrêt du 19 octobre 2016, Deutsche Parkinson Vereinigung (C‑148/15, EU:C:2016:776, points 20 et 22 ainsi que jurisprudence citée).
( 40 ) Arrêt du 12 novembre 2015, Visnapuu (C‑198/14, EU:C:2015:751, point 103 et jurisprudence citée). La Cour a précisé que la raison pour laquelle une réglementation imposant certaines modalités de vente échappe au domaine d’application de l’article 34 TFUE réside dans le fait qu’elle n’est pas de nature à empêcher l’accès de produits importés au marché de cet État membre ou à le gêner davantage qu’elle ne gêne celui des produits nationaux. Arrêt du 18 septembre 2003, Morellato (C-416/00,
EU:C:2003:475, point 31).
( 41 ) Voir, par analogie, arrêt du 11 août 1995, Belgapom (C‑63/94, EU:C:1995:270, point 13), dans lequel la Cour considère qu’une mesure législative qui interdit la vente ne procurant qu’une marge bénéficiaire extrêmement réduite concerne les modalités de vente. La Cour note, au point 14, que cette disposition, qui s’applique, sans distinguer selon les produits, à tous les opérateurs économiques dans le secteur en cause, n’affecte pas la commercialisation des produits en provenance d’autres États
membres d’une manière différente de celle des produits nationaux. Il est clair que cet arrêt vise en substance les ventes en dessous du coût de revient. Je pense cependant, pour ma part, que l’article 3, paragraphe 2, sous u), de la loi no XCV de 2009 est bien plus qu’une simple mesure visant de telles ventes puisqu’il touche à la caractéristique essentielle du processus concurrentiel pour les produits agricoles, à savoir la libre formation des prix de vente.