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30/01/2019 | CJUE | N°C-628/17

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. M. Campos Sánchez-Bordona, présentées le 30 janvier 2019., Prezes Urzędu Ochrony Konkurencji i Konsumentów contre Orange Polska S.A., 30/01/2019, C-628/17


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA

présentées le 30 janvier 2019 ( 1 )

Affaire C‑628/17

Prezes Urzędu Ochrony Konkurencji i Konsumentów

en présence de

Orange Polska SA

[demande de décision préjudicielle formée par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne)]

« Renvoi préjudiciel – Protection des consommateurs – Pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs – Directive 2005/29/CE – Notion de “pratique commerciale agress

ive” – Mode de conclusion à distance de contrats de fourniture de services de télécommunications – Obligation des consommateurs de pren...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA

présentées le 30 janvier 2019 ( 1 )

Affaire C‑628/17

Prezes Urzędu Ochrony Konkurencji i Konsumentów

en présence de

Orange Polska SA

[demande de décision préjudicielle formée par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne)]

« Renvoi préjudiciel – Protection des consommateurs – Pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs – Directive 2005/29/CE – Notion de “pratique commerciale agressive” – Mode de conclusion à distance de contrats de fourniture de services de télécommunications – Obligation des consommateurs de prendre une décision commerciale finale en présence du coursier qui lui remet le modèle de contrat »

1.  Une nouvelle demande préjudicielle offre à la Cour l’opportunité d’étoffer sa jurisprudence en matière de protection des consommateurs au regard, cette fois, de la directive 2005/29/CE ( 2 ), dont l’application a fait l’objet du récent arrêt Wind Tre et Vodafone Italia ( 3 ).

2.  Il convient aujourd’hui , à la lumière de la jurisprudence établie dans cet arrêt, de déterminer si les modèles de conclusion des contrats à distance appliqués en Pologne par une compagnie de télécommunications, selon lesquelles le consommateur doit prendre une décision commerciale finale en présence du coursier qui lui remet le contrat-type dont il a préalablement pu s’informer du contenu sur Internet ou par téléphone, constituent une pratique commerciale agressive (en tout état de cause, ou
uniquement dans certaines circonstances).

I. Le cadre juridique

A.   Le droit de l’Union : la directive 2005/29

3. Aux termes des considérants 7, 16 et 17 de la directive 2005/29 :

« (7) […] Il serait judicieux, lors de l’application de la directive, notamment des clauses générales, de tenir largement compte des circonstances de chaque espèce.

[…]

(16) Les dispositions sur les pratiques commerciales agressives devraient couvrir les pratiques qui altèrent de manière significative la liberté de choix du consommateur. Il s’agit de pratiques incluant le harcèlement, la contrainte, y compris le recours à la force physique, ou une influence injustifiée.

(17) Afin d’apporter une plus grande sécurité juridique, il est souhaitable d’identifier les pratiques commerciales qui sont, en toutes circonstances, déloyales. L’annexe I contient donc la liste complète de toutes ces pratiques. Il s’agit des seules pratiques commerciales qui peuvent être considérées comme déloyales sans une évaluation au cas par cas au titre des dispositions des articles 5 à 9. Cette liste ne peut être modifiée que par une révision de la directive. »

4. L’article 2 de la directive 2005/29 définit :

« […]

e) “altération substantielle du comportement économique des consommateurs” : l’utilisation d’une pratique commerciale compromettant sensiblement l’aptitude du consommateur à prendre une décision en connaissance de cause et l’amenant par conséquent à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement ;

[…]

j) “influence injustifiée” : l’utilisation d’une position de force vis‑à-vis du consommateur de manière à faire pression sur celui-ci, même sans avoir recours à la force physique ou menacer de le faire, de telle manière que son aptitude à prendre une décision en connaissance de cause soit limitée de manière significative ;

k) “décision commerciale” : toute décision prise par un consommateur concernant l’opportunité, les modalités et les conditions relatives au fait d’acheter, de faire un paiement intégral ou partiel pour un produit, de conserver ou de se défaire d’un produit ou d’exercer un droit contractuel en rapport avec le produit ; une telle décision peut amener le consommateur, soit à agir, soit à s’abstenir d’agir ;

[…] »

5. L’article 5 (« Interdiction des pratiques commerciales déloyales ») de la directive 2005/29 prévoit :

« 1.   Les pratiques commerciales déloyales sont interdites.

2.   Une pratique commerciale est déloyale si :

a) elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle,

et

b) elle altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique, par rapport au produit, du consommateur moyen qu’elle touche ou auquel elle s’adresse, ou du membre moyen du groupe lorsqu’une pratique commerciale est ciblée vers un groupe particulier de consommateurs.

3.   Les pratiques commerciales qui sont susceptibles d’altérer de manière substantielle le comportement économique d’un groupe clairement identifiable de consommateurs parce que ceux-ci sont particulièrement vulnérables à la pratique utilisée ou au produit qu’elle concerne en raison d’une infirmité mentale ou physique, de leur âge ou de leur crédulité, alors que l’on pourrait raisonnablement attendre du professionnel qu’il prévoie cette conséquence, sont évaluées du point de vue du membre moyen
de ce groupe. Cette disposition est sans préjudice de la pratique publicitaire courante et légitime consistant à formuler des déclarations exagérées ou des déclarations qui ne sont pas destinées à être comprises au sens littéral.

4.   En particulier, sont déloyales les pratiques commerciales qui sont :

a) trompeuses au sens des articles 6 et 7,

ou

b) agressives au sens des articles 8 et 9.

5.   L’annexe I contient la liste des pratiques commerciales réputées déloyales en toutes circonstances. Cette liste unique s’applique dans tous les États membres et ne peut être modifiée qu’au travers d’une révision de la présente directive. »

6. L’article 8 (« Pratiques commerciales abusives ») de la directive 2005/29 dispose :

« Une pratique commerciale est réputée agressive si, dans son contexte factuel, compte tenu de toutes ses caractéristiques et des circonstances, elle altère ou est susceptible d’altérer de manière significative, du fait du harcèlement, de la contrainte, y compris le recours à la force physique, ou d’une influence injustifiée, la liberté de choix ou de conduite du consommateur moyen à l’égard d’un produit, et, par conséquent, l’amène ou est susceptible de l’amener à prendre une décision
commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement [...] »

7. L’article 9 (« Utilisation du harcèlement, de la contrainte ou d’une influence injustifiée ») de la directive 2005/29 indique :

« Afin de déterminer si une pratique commerciale recourt au harcèlement, à la contrainte, y compris la force physique, ou à une influence injustifiée, les éléments suivants sont pris en considération :

a) le moment et l’endroit où la pratique est mise en œuvre, sa nature et sa persistance ;

b) le recours à la menace physique ou verbale ;

c) l’exploitation en connaissance de cause par le professionnel de tout malheur ou circonstance particulière d’une gravité propre à altérer le jugement du consommateur, dans le but d’influencer la décision du consommateur à l’égard du produit ;

d) tout obstacle non contractuel important ou disproportionné imposé par le professionnel lorsque le consommateur souhaite faire valoir ses droits contractuels, et notamment celui de mettre fin au contrat ou de changer de produit ou de fournisseur ;

e) toute menace d’action alors que cette action n’est pas légalement possible. »

B.   Le droit polonais : la loi relative à la lutte contre les pratiques commerciales déloyales

8. Selon l’article 8, paragraphe 1, de la loi relative à la lutte contre les pratiques commerciales déloyales ( 4 ), du 23 août 2007, une pratique commerciale est réputée agressive si elle altère ou est susceptible d’altérer de manière significative, du fait d’une influence illicite, la liberté de choix ou de conduite du consommateur moyen à l’égard d’un produit, et, par conséquent, l’amène ou est susceptible de l’amener à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement.

9. Aux termes de l’article 8, paragraphe 2, de cette loi, est considérée comme une influence illicite tout type d’utilisation d’une position de force à l’égard du consommateur, notamment en ayant recours à la contrainte physique ou psychique, ou menacer de le faire, de telle manière que son aptitude à prendre une décision en connaissance de cause soit limitée de manière significative.

II. Les faits

10. D’après la décision de renvoi, Orange Polska S.A. conclut des contrats de fourniture de services de télécommunications par l’intermédiaire d’une boutique en ligne ou par téléphone (téléachat). La procédure se déroule selon les étapes suivantes :

1) le consommateur consulte une page Internet et prend connaissance de l’offre de l’entreprise. Un lien permet d’accéder aux contrats-types proposés par l’entreprise ;

2) le consommateur choisit un produit ou un contrat ;

3) le consommateur passe commande. À cette étape de la procédure, il n’est pas prévu que le consommateur déclare avoir connaissance du contrat-type proposé ;

4) le consommateur confirme sa commande ;

5) l’entreprise exécute la commande en faisant appel à un service de livraison. Le coursier remet au consommateur un projet de contrat (s’il s’agit d’un nouveau service ou d’un nouveau client) ou de clause supplémentaire (si le consommateur était déjà client) ainsi que toutes les annexes, règlements, listes tarifaires et autres documents qui feront partie intégrante du contrat à la signature de celui-ci ;

6) le contrat est conclu et, le cas échéant, la marchandise est remise. Au moment de signer le contrat ou la clause supplémentaire, le consommateur déclare avoir pris connaissance de tous les documents remis et en avoir accepté le contenu. Le contrat doit être signé au cours du passage du coursier. Si ce n’est pas le cas, il n’y a pas de perfection du et le consommateur doit se rendre en boutique ou procéder à une nouvelle commande en ligne ou par téléphone ; et

7) le contrat est activé.

11. Par décision du 30 décembre 2010, l’Urząd Ochrony Konkurencji i Konsumentów (Office polonais de protection de la concurrence et des consommateurs) a estimé que la pratique décrite méconnaît les intérêts collectifs des consommateurs dans la mesure où elle limite l’autonomie de ceux-ci en les sommant de se décider quant à la signature du contrat en présence du coursier et sans pouvoir prendre librement connaissance du contenu de ce contrat.

12. Le 27 octobre 2014, le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal du district de Varsovie, Pologne) a annulé cette décision administrative. Par arrêt du 4 mars 2017, le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie, Pologne) a confirmé le jugement de première instance.

13. Le Prezes Urzędu Ochrony Konkurencji i Konsumentów (président de l’Office polonais de protection de la concurrence et des consommateurs) a formé un pourvoi devant le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne), qui a décidé de saisir la Cour d’un renvoi préjudiciel.

III. La question préjudicielle

14. La juridiction de renvoi affirme qu’elle « tend à partager la position des juridictions dans les deux instances », mais éprouve des doutes d’interprétation quant à la qualification des comportements litigieux.

15. Selon elle, il ne saurait y avoir de pratique commerciale agressive si l’entreprise n’exerce aucune pression sur le consommateur, mais attend uniquement de ce dernier qu’il prenne une décision finale sur un contrat qu’il a provisoirement accepté de conclure, lorsqu’il a donné son consentement au moment de passer commande du service, après avoir consulté les documents contenant les conditions de fourniture des services de télécommunications.

16. Selon la juridiction de renvoi :

1. les modalités de conclusion des contrats en cause ne portent pas atteinte à l’autonomie de décision du consommateur, puisque, lors de la phase de commande sur le site Internet de l’entreprise ou au cours de sa conversation téléphonique avec un conseiller, le consommateur prend déjà une décision de principe (une décision toutefois provisoire et non contraignante) ;

2. il n’est pas non plus porté atteinte à la liberté du consommateur de donner ou refuser son consentement au cours du passage du coursier, lors duquel le consommateur doit ratifier sa décision en signant le contrat ou refuser de le conclure ;

3. la condition consistant en ce que le consommateur soit amené « à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement » serait remplie si le fournisseur lui envoyait, par l’intermédiaire d’un coursier, un contrat ou des contrats-types contenant des conditions différentes de celles dont celui‑ci a préalablement déclaré avoir pris connaissance. Ce n’est que dans ce cas qu’il existerait une pression résultant de la présence d’un coursier attendant une décision rapide que le
consommateur n’aurait pas prise autrement, puisque ce dernier aurait convenu avec l’entreprise de termes contractuels différents de ceux qui lui sont finalement présentés.

17. Enfin, la juridiction de renvoi affirme que, compte tenu des conditions posées à l’article 9 de la directive 2005/29, et en l’absence de menaces physiques ou verbales, le passage du coursier au lieu et à l’heure convenus avec le consommateur ne constitue pas une pratique pouvant, en soi, être qualifiée d’agressive.

18. C’est pour ces raisons que le Sąd Najwyższy (Cour suprême) a saisi la Cour de la question préjudicielle suivante, déposée le 8 novembre 2017 :

« L’article 8, lu conjointement avec l’article 9 et avec l’article 2, sous j), de la [directive 2005/29], doit-il être interprété en ce sens que constitue une pratique commerciale agressive par l’exercice d’une influence injustifiée, l’application par un professionnel d’un mode de conclusion à distance de contrats pour la fourniture de services de télécommunications, dans le cadre duquel le consommateur doit prendre la décision commerciale finale en présence du livreur qui lui remet le modèle de
contrat :

a) toujours, parce que, durant la visite du livreur, le consommateur ne peut pas prendre connaissance librement du contenu des modèles [de contrat] qui lui sont remis ;

b) seulement lorsque le consommateur n’a pas reçu de manière anticipée et individuelle (par exemple à son adresse de courriel, à l’adresse de son domicile) l’ensemble des modèles du contrat, même s’il a eu la possibilité, de manière autonome avant la visite du messager, de prendre connaissance de leur contenu sur le site Internet du professionnel ;

c) seulement lorsque des constatations supplémentaires indiquent que des mesures déloyales visant à limiter le choix du consommateur dans la prise de décision commerciale ont été adoptées par ce professionnel ou à sa demande ? »

IV. La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

19. Orange Polska, le gouvernement polonais et la Commission européenne ont déposé des observations écrites et sont comparus lors de l’audience qui s’est tenue le 28 novembre 2018.

20. Orange Polska fait valoir qu’un mécanisme de conclusion de contrats à distance, par lequel le consommateur prend sa décision en se fondant sur les documents mis à sa disposition sur Internet et qui se termine à l’arrivée du coursier, ne peut être qualifié de pratique commerciale agressive. Selon cette entreprise, l’« influence injustifiée » doit être comprise comme une influence délibérée du professionnel sur le consommateur pour l’induire à prendre, par des méthodes illégales ou
contradictoires, des décisions commerciales que celui-ci ne prendrait pas autrement.

21. Le gouvernement polonais, tout comme la Commission, estime que, étant donné la teneur de la liste de l’annexe I de la directive 2005/29, le comportement litigieux ne saurait constituer une pratique commerciale déloyale (agressive) en toutes circonstances, mais qu’il faut tenir compte des particularités de chaque affaire, considérées dans leur ensemble, et dont l’appréciation incombe à la juridiction nationale.

22. Pour le gouvernement polonais et la Commission, il appartient à la Cour de fournir à la juridiction de renvoi des éléments d’interprétation en tenant compte de l’article 2, sous j), et des articles 8 et 9 de la directive 2005/29. Selon ces dispositions, la notion d’« influence injustifiée » employée dans la directive ne devrait pas être restreinte à la notion d’« influence illicite », expression « malheureuse » utilisée dans la version polonaise.

23. Le gouvernement polonais considère que ce qui est déterminant, c’est de savoir si le consommateur a pu accéder aux documents relatifs au contrat, en toute liberté et en toute connaissance de cause, avant le passage du coursier. La possibilité de désistement ultérieur serait dénuée de pertinence aux fins d’apprécier l’existence d’une pratique commerciale agressive.

24. La Commission admet que la nécessité de signer un contrat en présence d’un coursier peut faire peser une certaine pression sur le consommateur. Cette éventualité ne saurait toutefois suffire pour conclure que ce système constitue toujours un comportement commercial agressif, puisque d’autres facteurs susceptibles de conditionner indûment la décision du consommateur doivent pour cela être réunis.

25. Ces facteurs seraient ceux mentionnés par la juridiction de renvoi aux points b) et c), de sa question préjudicielle, même si aucun d’eux n’impliquerait, à lui seul, l’existence d’un comportement commercial agressif, l’incidence éventuelle de la pratique litigieuse sur la décision du consommateur devant être examinée.

26. Selon la Commission, la vente sur Internet et celle par téléphone exigent un examen séparé, afin de dresser le portrait du consommateur moyen dans ces deux cas et de déterminer si une influence injustifiée a été exercée. Enfin, il faudrait se demander si la simple décision de demander le passage d’un coursier afin de conclure le contrat peut constituer une « décision commerciale » au sens de la directive 2005/29.

V. Appréciation

A.   Considérations préliminaires

27. La juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si la pratique commerciale qu’elle décrit dans sa décision de renvoi peut être qualifiée d’agressive, pour cause d’« influence injustifiée », au sens de l’article 8, lu conjointement avec l’article 9 et l’article 2, sous j), de la directive 2005/29.

28. Plus précisément, la juridiction de renvoi souhaite savoir si ce mécanisme de conclusion de contrats à distance constitue a) une pratique commerciale agressive en toutes circonstances ou b) uniquement dans l’un des deux cas de figure suivants :

1. le consommateur « n’a pas reçu de manière anticipée et individuelle l’ensemble des modèles du contrat, même s’il a eu la possibilité, de manière autonome avant la visite du livreur, de prendre connaissance de leur contenu sur le site Internet du professionnel », ou

2. lorsque des données supplémentaires indiquent que le professionnel, lui-même ou au travers de tiers, a adopté des « mesures déloyales visant à limiter le choix du consommateur dans la prise de décision commerciale ».

29. Si l’on s’en tient au libellé de la question, l’interrogation se pose en ces termes. Si j’apporte cette précision, c’est parce que les versions linguistiques du texte ne sont pas homogènes, notamment en ce qui concerne le point a) de l’énoncé.

30. La version espagnole du point a) est libellée comme suit : « siempre, si el consumidor durante la visita del mensajero no puede tomar conocimiento con libertad del contenido del contrato tipo» ( 5 ). Dans le même ordre d’idées, la version italienne est rédigée comme suit : « sempre, qualora il consumatore, al momento della visita del corriere, non possa consultare liberamente il contenuto dei modelli contrattuali» ( 6 ). La version allemande est la suivante : « immer, wenn der Verbraucher beim
Besuch des Kuriers den Inhalt der Vertragsmuster nicht ungehindert zur Kenntnis nehmen kann» ( 7 ). Selon la version portugaise : « sempre que o consumidor não possa, por ocasião da visita do mensageiro, tomar livremente conhecimento do conteúdo do modelo do contrato» ( 8 ).

31. D’après ces versions linguistiques, la question ne serait pas de savoir si les modalités de conclusion des contrats litigieuses constituent une pratique commerciale agressive dans tous les cas, c’est-à-dire tout simplement « toujours », mais seulement « lorsque » une circonstance précise est présente, à savoir que le consommateur ne peut pas prendre connaissance du contenu du contrat en toute liberté. De même que pour les points b) et c) de la question préjudicielle, la juridiction de renvoi
s’interrogerait au sujet d’une circonstance précise.

32. Or, la version française de la question préjudicielle indique : « toujours, parce que, durant la visite du messager, le consommateur ne peut pas prendre connaissance librement du contenu des modèles [de contrat] qui lui sont remis» ( 9 ). Cette traduction semble être la plus fidèle à la version originale polonaise, où le point a) de la question commence par « zawsze, gdyż » (« toujours, parce que »). En revanche, les points b) et c) débutent par les mots « tylko, gdy » (seulement lorsque). La
proximité orthographique entre les mots « gdyż » y « gdy » conduit la Commission à conclure que l’emploi du premier serait une coquille, puisqu’il s’agirait, dans les trois cas, du mot « gdy» ( 10 ).

33. Selon moi, il n’y a pas lieu de considérer qu’il s’agit d’une coquille. Avant tout, et bien entendu, parce que l’on peut présumer que la juridiction de renvoi a rédigé sa question avec précision et soin ; mais aussi, notamment, parce que les deux occurrences du mot « gdy » [points b) et c)] suivent le mot « tylko » (seulement), tandis que le mot « gdyż » est précédé au point a) du vocable « zawsze » (toujours). S’il s’agissait d’une coquille et que le mot pertinent au point a) fût également
« gdy » (lorsque), la juridiction de renvoi se demanderait si les modalités litigieuses constituent une pratique commerciale agressive dès lors qu’une circonstance déterminée est présente, ce qui reviendrait à dire uniquement dans ce cas. La question serait alors de savoir pourquoi la juridiction de renvoi n’emploie pas aussi « tylko » (seulement) au point a), à l’instar de ce qu’elle fait aux points b) et c).

34. Le cas de figure visé au point a) est tout à fait logique par contraste avec les hypothèses des deux autres points, sans qu’il soit besoin de recourir à l’hypothèse de la coquille. Si les deux derniers points renvoient effectivement à des situations précises et concrètes (absence de réception préalable et individualisée de tous les contrats-types, indices éventuels d’actes déloyaux), le point a) mentionne un facteur qui, vu les faits du présent renvoi préjudiciel, serait inhérent à la pratique
décrite, à savoir l’exigence que le contrat soit signé en présence du coursier, ce qui implique, presque par définition, que, en raison de la hâte caractéristique de l’activité des coursiers, le consommateur « ne peut pas prendre connaissance librement du contenu des modèles [de contrat] qui lui sont remis ». Il ne s’agit donc pas d’une circonstance pouvant, ou non, être présente, mais d’un fait consubstantiel à la situation décrite et dont l’énoncé est alors justifié comme étant une explication
du motif pour lequel les modalités de conclusion des contrats litigieuses pourraient toujours (« zawsze ») constituer une pratique commerciale agressive. C’est ce que reflète, à juste titre selon moi, la version française de la question préjudicielle, à laquelle je me tiendrai à partir de maintenant.

B.   Sur le fond

35. Le considérant 7 de la directive 2005/29 est impératif lorsqu’il affirme que, pour l’application de celle-ci, « [i]l serait judicieux […] de tenir largement compte des circonstances de chaque espèce ». Dans le même ordre d’idées, et conformément à l’article 8 de cette directive, pour qu’une pratique commerciale puisse être qualifiée d’agressive, il est indispensable de l’examiner en « [tenant] compte de toutes ses caractéristiques et des circonstances ».

36. Comme le font valoir le gouvernement polonais ( 11 ) et la Commission ( 12 ), la Cour doit se borner à fournir à la juridiction de renvoi, sans se substituer à cette dernière, les éléments d’interprétation et d’application de la directive 2005/29 qui l’aident dans sa tâche, qu’elle ne saurait déléguer, de qualification des modalités de conclusion des contrats. J’insiste sur le fait que cette qualification incombe, à titre exclusif, à la juridiction de renvoi ( 13 ).

37. C’est à partir de cette prémisse que j’examinerai les diverses interrogations soulevées par la question préjudicielle.

1. Une pratique commerciale agressive en toutes circonstances ?

38. Concernant le point a) de la question préjudicielle, il est aisé pour la Cour de respecter l’obligation qui lui incombe dans ce domaine de faire preuve de retenue.

39. En effet, l’interrogation formulée à ce point se limite à la question de savoir si les modalités de conclusion des contrats d’Orange Polska, telles que décrites par la juridiction de renvoi, peuvent être réputées constituer « toujours » une pratique commerciale agressive, c’est-à-dire « en toutes circonstances ».

40. Aux termes de l’article 5, paragraphe 4, de la directive 2005/29, une « pratique commerciale agressive » constitue une « pratique commerciale déloyale » si, et seulement si, elle présente les caractéristiques indiquées aux articles 8 et 9 de cette directive.

41. Considérer que les modalités de conclusion des contrats utilisées par Orange Polska impliquent « toujours » une « pratique commerciale agressive » supposerait d’en faire une « pratique commerciale déloyale » en toutes circonstances (toujours). Or, l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2005/29 prévoit que seules les pratiques commerciales qui figurent à l’annexe I de cette directive méritent d’être qualifiées de déloyales en toutes circonstances.

42. La pratique objet du litige au principal ne figurant pas parmi les 31 pratiques incluses dans ce que l’on appelle la « liste noire » de l’annexe I, la Cour ferait office de législateur si elle concluait que la pratique d’Orange Polska est toujours une pratique commerciale agressive, et donc une pratique commerciale déloyale, ce qui serait contraire au sens et à la finalité de la directive 2005/29 ( 14 ). Par conséquent, je pense que ce volet de la question préjudicielle appelle une réponse
négative.

2. Une pratique commerciale agressive, pour cause d’influence injustifiée, dans certaines circonstances ?

43. Les comportements mentionnés par la juridiction de renvoi aux points b) et c) de la question préjudicielle pourraient, en revanche, donner lieu à une « pratique commerciale agressive par l’exercice d’une influence injustifiée », si, compte tenu des « circonstances de chaque espèce », prises dans leur ensemble, cette influence injustifiée était constatée.

44. L’article 8 de la directive 2005/29 définit la pratique commerciale « agressive » comme celle qui, vu l’ensemble des caractéristiques et circonstances factuelles de l’affaire, produit un résultat donné par certains moyens :

1. le résultat n’est autre qu’une entrave ou atteinte, réelle ou potentielle, si « importante », à la liberté de choix du consommateur relativement au produit qu’elle entraîne ou pourrait entraîner une décision que ce dernier n’aurait pas prise autrement ( 15 ) ;

2. les moyens présentés dans cette disposition comme étant appropriés pour parvenir à cet objectif sont « le harcèlement, la contrainte, y compris le recours à la force physique, ou une influence injustifiée », parmi lesquels la juridiction de renvoi ne mentionne que le dernier.

45. Dans le contexte de la directive 2005/29, l’« influence injustifiée » n’est pas, selon moi, une « influence illicite », mais celle qui, indépendamment de sa licéité, comporte de manière active, au moyen d’une pression, le conditionnement forcé de la volonté du consommateur ( 16 ).

46. Selon l’article 2, sous j), de la directive 2005/29, l’influence injustifiée consiste en l’utilisation d’une position de force vis-à-vis du consommateur afin de « faire pression sur celui-ci, même sans avoir recours à la force physique ou menacer de le faire, de telle manière que son aptitude à prendre une décision en connaissance de cause soit limitée de manière significative ».

47. Comme je l’ai rappelé dans les conclusions Wind Tre et Vodafone Italia ( 17 ), il est nécessaire de différencier deux aspects de la position de force :

– d’une part, l’exploitation d’une position de force qui permet au professionnel de porter atteinte à la liberté du consommateur lors du choix d’un produit ;

– d’autre part, la position de force dans laquelle se trouve juridiquement le professionnel qui, une fois le contrat conclu, peut réclamer au consommateur la contrepartie à laquelle celui-ci s’est engagé lorsqu’il a souscrit le contrat.

48. Il est évident que la « pratique commerciale agressive » est la première, c’est-à-dire celle qui, profitant de la position d’infériorité du consommateur par rapport au professionnel ( 18 ) et usant d’une position de force acquise illégalement – par harcèlement, contrainte, force physique ou influence proactive – porte atteinte à la liberté du consommateur en l’amenant à conclure un contrat auquel il ne consentirait pas en l’absence de cet avantage illicite.

49. Précisément parce que la conclusion d’un contrat implique d’assumer certaines obligations que le cocontractant peut réclamer en justice, la directive 2005/29 protège la liberté du consommateur à s’engager en toute connaissance de cause, en acceptant uniquement les obligations qu’il est disposé, dans le cadre de l’exercice de cette liberté, à assumer. La directive n’offre donc pas de protection à l’égard des obligations légales déjà librement assumées par le consommateur, mais à l’égard des
obligations acceptées en conséquence d’une pratique commerciale déloyale, même si, accessoirement, il s’agit d’une pratique licite.

50. Les variables à prendre en compte, selon l’article 9 de la directive 2005/29, pour apprécier si une pratique commerciale recourt, pour ce qui nous intéresse en l’espèce, à une influence injustifiée sont nombreuses. On peut citer, entre autres, de manière non exhaustive, le moment et l’endroit où la pratique est mise en œuvre, sa nature et sa persistance, le langage utilisé, le comportement, l’exploitation de tout malheur ou l’imposition de tout obstacle non contractuel important ou
disproportionné.

51. La juridiction de renvoi estime que trois facteurs pourraient, dans le litige au principal, aboutir à ce que le professionnel exerce une « influence injustifiée » sur l’acheteur :

– premièrement, le fait que le consommateur se voie dans l’obligation de prendre une décision finale sur une transaction en présence du coursier qui lui remet le contrat-type (ce qui constitue, en réalité, le cœur du cas de figure litigieux) ;

– deuxièmement, le fait que le consommateur n’ait pas reçu de manière anticipée et individuelle tous les contrats-types, quand bien même il aurait pu en prendre connaissance au préalable sur Internet [lettre b) de la question préjudicielle] ;

– troisièmement, l’existence éventuelle d’actes déloyaux tendant à porter atteinte à l’autonomie décisionnelle du consommateur [lettre c) de la question préjudicielle].

52. Selon leur envergure, on ne saurait exclure que ces facteurs puissent, par eux-mêmes, donner lieu à une influence injustifiée. Par exemple :

1. une conduite ou une attitude du coursier particulièrement pressante ou insistante pourrait suffire pour considérer que, par son comportement, celui-ci a exercé une influence injustifiée sur le consommateur ;

2. le fait que le consommateur ait reçu par avance des informations objectivement limitées, partielles ou biaisées, ou ne correspondant pas à celles qui lui sont ensuite communiquées par le coursier, pourrait suffire pour constater une action ou une omission trompeuses, au sens des articles 6 et 7 de la directive 2005/29, et, en outre, éventuellement, une influence injustifiée, s’il est établi que le professionnel a adopté un comportement actif en vue de conditionner de manière illégitime la
volonté du consommateur ;

3. enfin, s’ils répondent à un dessein du professionnel d’exercer une influence illégitime, d’éventuels actes déloyaux de nature différente pourraient également suffire, selon leur capacité potentielle à conditionner la volonté du consommateur.

53. Il se peut également qu’aucun de ces facteurs, pris isolément, ne permette à lui seul à l’entité d’exercer une influence injustifiée, mais que, pris ensemble, ces facteurs en arrivent à produire ce même résultat en raison de leurs interactions.

54. Comme je l’ai déjà indiqué, il appartient au juge national d’apprécier, dans chaque affaire, la portée concrète que peuvent revêtir, individuellement ou prises ensemble, des circonstances telles que celles présentées dans la décision de renvoi. Comme je l’ai précisé dans mon résumé de la décision de renvoi ( 19 ), le Sąd Najwyższy (Cour suprême) semble pencher en faveur de l’absence de pratique agressive, corroborant ainsi la position des juridictions de première et deuxième instances.

55. Pour ma part, je soulignerai qu’il est difficile pour la Cour de donner une réponse divergeant de l’appréciation unanime (dans le litige au principal, les raisonnements des deux premières instances et celui de la juridiction de cassation concordent) des organes juridictionnels nationaux dans des affaires telles que celle en l’espèce, où les particularités des comportements spécifiques litigieux ont une importance évidente. Les autorités juridictionnelles ont une compétence exclusive en ce qui
concerne le contexte factuel de ces comportements et sont bien entendu mieux placées que la Cour pour établir jusqu’à quel point un aspect du comportement du professionnel a une incidence notable sur la conduite du consommateur moyen.

56. Néanmoins, les considérations que j’expose ci-après peuvent être utiles à la juridiction de renvoi dans son travail d’interprétation et d’application de la directive 2005/29 dans l’affaire dont elle est saisie.

3. Facteurs à examiner pour se forger une opinion sur l’influence injustifiée du professionnel

57. Il est nécessaire de distinguer l’hypothèse de la vente sur Internet de celle de la vente par téléphone, puisque les caractéristiques de chacune placent le consommateur dans une position particulière :

– avec la vente sur Internet, c’est le consommateur qui, en règle générale, décide volontairement de consulter le site Internet du professionnel et rien ne l’empêche d’y consacrer le temps qu’il estime nécessaire pour connaître les offres disponibles, leurs prix et les autres conditions, ainsi que les modalités de conclusion des contrats ;

– avec la vente par téléphone, bien que l’on ne puisse écarter que le consommateur en prenne l’initiative, il n’est pas rare que ce soit le professionnel qui prenne contact avec celui-ci afin de proposer la conclusion d’un contrat ( 20 ). Le consommateur tend à être plutôt passif et le facteur surprise est en outre susceptible de jouer un rôle non négligeable, qui peut se traduire par une certaine pression psychologique ( 21 ).

58. En outre, il ne faut pas oublier que dans ces deux cas, le « consommateur moyen », c’est-à-dire le consommateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, présente un profil différent, compte tenu des facteurs sociaux, culturels et linguistiques ( 22 ), ainsi que du contexte et de l’ensemble des circonstances qui entourent les relations entre le professionnel et les consommateurs :

– le consommateur qui va de lui-même sur un site Internet est un tant soit peu familiarisé avec les procédures informatiques et saura suffisamment s’y retrouver pour sélectionner une offre et gérer la procédure de commande ;

– au contraire, le consommateur moyen dans le cas des offres reçues inopinément par téléphone peut être moins attentif et avisé, puisqu’il lui suffit d’être capable de répondre à un appel téléphonique. Le degré de protection doit être plus élevé dans ce cas.

59. La qualité des informations fournies au consommateur est un autre facteur pertinent. Comme l’a rappelé la Cour dans l’affaire Wind Tre et Vodafone Italia, la notion de « pratique commerciale agressive » se définit principalement « par le fait qu’elle altère ou est susceptible d’altérer de manière significative la liberté de choix ou de conduite du consommateur moyen à l’égard d’un produit[,] [d’où il] s’ensuit que la demande d’un service doit consister en un choix libre de la part du
consommateur[,] [ce qui] suppose, en particulier, que l’information communiquée par le professionnel au consommateur soit claire et adéquate» ( 23 ).

60. La Cour insiste sur le fait qu’il est fondamental que le consommateur dispose « [d’informations], avant la conclusion d’un contrat, sur les conditions contractuelles et les conséquences de ladite conclusion ». C’est notamment sur la base de cette information qu’il « décide s’il souhaite se lier contractuellement à un professionnel en adhérant aux conditions rédigées préalablement par celui-ci» ( 24 ).

61. Dans le litige au principal, l’une des hypothèses examinées par la juridiction de renvoi est que le consommateur « n’a pas reçu de manière anticipée et individuelle (par exemple à son adresse de courriel, à l’adresse de son domicile) l’ensemble des modèles du contrat, même s’il a eu la possibilité, de manière autonome avant la visite du livreur, de prendre connaissance de leur contenu sur le site Internet du professionnel» ( 25 ).

62. Il faut donc partir de la prémisse que les informations fournies sur Internet concernant le contenu des contrats-types sont suffisantes et véridiques, et que le consommateur peut y accéder sans trop de difficultés. Dans le cas de la vente par téléphone, la juridiction de renvoi ( 26 ) estime que le consommateur pourrait également recueillir toutes les informations jugées nécessaires auprès du téléopérateur. Selon moi, il est toutefois difficile de considérer que la qualité des informations
obtenues au cours d’une conversation téléphonique puisse être assimilée à celle des informations obtenues en ligne.

63. Par conséquent, la question spécifique qui se pose est celle de savoir si le consommateur doit disposer, par avance et à son domicile ou dans sa messagerie électronique, de tous les contrats-types proposés par le professionnel et, à défaut, s’il s’agit d’une pratique commerciale agressive.

64. Selon moi, les divers contrats-types doivent être présentés au consommateur ( 27 ), lui facilitant ainsi l’examen de ceux-ci, sans qu’il soit nécessaire que le professionnel les lui ait fait parvenir de manière personnalisée et avant le passage du coursier.

65. L’intérêt de la juridiction de renvoi portant sur le moment précis où le consommateur doit prendre une décision finale, c’est-à-dire lorsque le coursier remet au consommateur le contrat-type que celui-ci a choisi au cours d’une conversation téléphonique ou en consultant la page Internet du professionnel, l’autorité juridictionnelle doit vérifier si le fait que le consommateur ne dispose pas alors de tous les contrats-types peut conduire à ce que ce dernier soit forcé de prendre une décision
qu’il n’aurait pas prise autrement ( 28 ).

66. Il peut par exemple en aller ainsi lorsque le consommateur a des doutes quant à l’identité du contrat qui lui est présenté pour signature avec celui qu’il a pu consulter sur Internet ou qui lui a été décrit au téléphone, et que le coursier n’est pas en mesure de dissiper ces doutes, ou qu’il l’empêche de s’en assurer et l’exhorte à signer le contrat.

67. À l’audience, il a été confirmé qu’Orange Polska utilise pour ce faire des services de livraison ordinaires, donc étrangers au secteur de la téléphonie, de sorte que le coursier n’est pas en mesure de communiquer des informations sur les contrats entre le consommateur et la compagnie de téléphonie.

68. Outre que le coursier ne peut pas dissiper les doutes du consommateur, l’aspect déterminant sera toujours son attitude dans la situation dans laquelle se trouve le consommateur, suite aux informations dont dispose celui-ci au moment où le contrat lui est présenté pour signature.

69. Si ces informations sont insuffisantes ou équivoques, elles pourraient donner lieu à une pratique commerciale trompeuse, c’est-à-dire celle qui, selon l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2005/29, « dans son contexte factuel, compte tenu de toutes ses caractéristiques et des circonstances ainsi que des limites propres au moyen de communication utilisé, […] omet une information substantielle dont le consommateur moyen a besoin, compte tenu du contexte, pour prendre une décision commerciale
en connaissance de cause et, par conséquent, l’amène ou est susceptible de l’amener à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement ».

70. Ces informations trompeuses ne contribuent toutefois à une « pratique commerciale agressive » que si, grâce à elles, le professionnel ou un tiers, en son nom (le coursier, dans ce cas), peut utiliser, avec succès, une position de force acquise par des actions ou omissions trompeuses et exercée de manière illégitime.

71. Aux fins de garantir que l’attitude du coursier ne puisse se traduire par l’exercice d’une influence injustifiée, ce ne sont pas tant les informations communiquées au consommateur au cours des phases précédant la procédure d’achat qui importent ( 29 ), que le fait que son comportement réponde véritablement à des conditions permettant d’écarter ou de réduire le plus possible la composante de pression psychologique que peut créer, dans certains cas, l’invitation à signer un contrat.

72. À cet égard, s’il s’agit d’un coursier lié à la compagnie de téléphonie, il devrait être en mesure de contribuer à dissiper les doutes de dernière minute susceptibles d’inquiéter le consommateur. Il pourrait par exemple lui fournir lui‑même, sur place, les contrats-types ou lui offrir la possibilité d’un nouveau passage après que celui-ci aura consulté ces contrats-types. De même, il faudrait garantir qu’il ne pressera aucunement le consommateur à signer, en l’avertissant que son refus ou le
report de la signature pourrait engager sa responsabilité ou conduire à des conditions contractuelles futures moins avantageuses.

73. Si, au contraire, il s’agit, comme en l’espèce, d’un coursier étranger à la compagnie de téléphonie et, partant, incapable de fournir au consommateur des informations ou de prendre des engagements au nom de l’entreprise, il faudrait à tout le moins éviter que le coursier insiste sur la nécessité que le consommateur signe le contrat.

74. Voilà, entre autres, les facteurs qui, selon moi, devraient être pris en compte pour la relation de collaboration établie entre le professionnel et l’entreprise de livraison qui agit en son nom. L’autorité juridictionnelle nationale doit les mettre en balance pour déterminer si l’intervention du coursier peut, dans le cadre de la signature du contrat, impliquer l’exercice d’une influence injustifiée au sens de l’article 8 de la directive 2005/29.

VI. Conclusion

75. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre au Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) comme suit :

L’article 8, lu conjointement avec l’article 9 et avec l’article 2, sous j), de la directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mai 2005, relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur et modifiant la directive 84/450/CEE du Conseil et les directives 97/7/CE, 98/27/CE et 2002/65/CE du Parlement européen et du Conseil et le règlement (CE) no 2006/2004 du Parlement européen et du Conseil, doit être interprété en
ce sens que :

– un mode de conclusion de contrats à distance, relatifs à une prestation de services de télécommunications, dans le cadre duquel le consommateur doit prendre une décision finale sur une transaction en présence du coursier qui lui remet le modèle de contrat, en ayant pu s’informer en toute connaissance de cause des conditions de ce contrat sur le site Internet du professionnel ou par téléphone, ne constitue pas, en tant que telle, une pratique commerciale agressive ;

– il s’agit d’une pratique commerciale agressive s’il ressort d’une appréciation in concreto des circonstances de chaque affaire que l’exécution de ce modèle contractuel porte significativement atteinte à la liberté de choix du consommateur, du fait d’une influence injustifiée exercée avec succès sur ce dernier par le professionnel ;

– pour garantir, autant que possible, que le comportement du coursier ne puisse pas se traduire par l’exercice d’une influence injustifiée, il importe que son comportement réponde véritablement à des conditions permettant d’écarter toute forme de pression psychologique sur le consommateur.

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( 1 ) Langue originale : l’espagnol.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur et modifiant la directive 84/450/CEE du Conseil et les directives 97/7/CE, 98/27/CE et 2002/65/CE du Parlement européen et du Conseil et le règlement (CE) no 2006/2004 du Parlement européen et du Conseil (JO 2005, L 149, p. 22).

( 3 ) Arrêt du 13 septembre 2018 (C‑54/17 et C‑55/17, EU:C:2018:710).

( 4 ) Dziennik Ustaw Rzeczypospolitej Polskiej de 2007, no 171, pos. 1206, telle que modifiée.

( 5 ) Italique ajouté par mes soins.

( 6 ) Italique ajouté par mes soins.

( 7 ) Italique ajouté par mes soins.

( 8 ) Italique ajouté par mes soins.

( 9 ) Italique ajouté par mes soins.

( 10 ) Point 21, note 2, des observations de la Commission.

( 11 ) Points 15 et 16 des observations du gouvernement polonais.

( 12 ) Points 28 et 29 des observations de la Commission.

( 13 ) C’est déjà une formule de style que de dire que « l’article 267 TFUE habilite la Cour non pas à appliquer les règles du droit de l’Union à une espèce déterminée, mais seulement à se prononcer sur l’interprétation des traités et des actes pris par les institutions de l’Union européenne. La Cour peut cependant, dans le cadre de la coopération judiciaire instaurée par cet article, à partir des éléments du dossier, fournir à la juridiction nationale les éléments d’interprétation du droit de
l’Union qui pourraient lui être utiles dans l’appréciation des effets de telle ou telle disposition de celui-ci ». Voir, par exemple, arrêt du 13 juillet 2017, Ingsteel et Metrostav (C‑76/16, EU:C:2017:549, point 25).

( 14 ) Aux termes du point 61 de l’arrêt du 10 juillet 2014, Commission/Belgique (C‑421/12, EU:C:2014:2064), « une telle réglementation nationale interdisant de manière générale des pratiques non visées à l’annexe I de la directive 2005/29, sans procéder à une analyse individuelle du caractère “déloyal” de celles-ci à la lumière des critères énoncés aux articles 5 à 9 de cette directive, se heurte au contenu de l’article 4 de celle-ci et va à l’encontre de l’objectif d’harmonisation complète
poursuivi par ladite directive même lorsque cette réglementation vise à assurer un niveau de protection plus élevé des consommateurs ».

( 15 ) Je renvoie à mes conclusions dans les affaires jointes Wind Tre et Vodafone Italia (C‑54/17 et C‑55/17, EU:C:2018:377, point 63).

( 16 ) Ibidem, point 65.

( 17 ) Affaires C‑54/17 et C‑55/17, EU:C:2018:377, points 67 à 70.

( 18 ) Arrêt du 16 avril 2015, UPC Magyarország (C‑388/13, EU:C:2015:225, point 53).

( 19 ) Points 14 à 17 des présentes conclusions.

( 20 ) Sans contester avoir pu la pratiquer, Orange Polska a affirmé à l’audience qu’une loi ultérieure avait interdit cette technique commerciale (appels commerciaux non désirés) en Pologne.

( 21 ) C’est ce qui est reconnu, pour les contrats hors établissement, aux considérants 21 et 37 de la directive 2011/83/UE du Parlement européen et du Conseil, du 25 octobre 2011, relative aux droits des consommateurs, modifiant la directive 93/13/CEE du Conseil et la directive 1999/44/CE du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 85/577/CEE du Conseil et la directive 97/7/CE du Parlement européen et du Conseil (JO 2011, L 304, p. 64). La « pression psychologique » inhérente à ce
type de contrat (qui est contrebalancée par le droit de rétractation) n’est toutefois pas, en tant que telle, de même nature que celle visant à exercer une influence injustifiée sur le consommateur.

( 22 ) Voir, par exemple, arrêts du 13 janvier 2000, Estée Lauder (C‑220/98, EU:C:2000:8, point 27), et du 12 mai 2011, Ving Sverige (C‑122/10, EU:C:2011:299, point 22).

( 23 ) Arrêt du 13 septembre 2018, Wind Tre et Vodafone Italia (C‑54/17 et C‑55/17, EU:C:2018:710, point 45).

( 24 ) Arrêt du 7 septembre 2016, Deroo-Blanquart (C‑310/15, EU:C:2016:633, point 40).

( 25 ) Lettre b) de la question préjudicielle.

( 26 ) Point 14 de la décision de renvoi.

( 27 ) S’il en allait autrement, il existerait une omission qui pourrait être déterminante pour la décision du consommateur. Ce dernier, s’il avait connaissance de l’existence d’autres contrats plus favorables, pourrait avoir opté pour l’un d’entre eux et non pour celui choisi, qu’il aurait probablement écarté. Comme je l’ai cependant indiqué dans mes conclusions dans les affaires jointes Wind Tre et Vodafone Italia (C‑54/17 et C‑55/17, EU:C:2018:377, point 65), cela ne supposerait pas
nécessairement l’exercice d’une « influence injustifiée » de la part du professionnel, puisque « [l]’influence visée aux articles 8 et 9 de la directive 2005/29 n’est […] pas celle qui résulte simplement de la tromperie (donc celle prévue à l’article 7 de la directive), mais celle qui comporte de manière active, au moyen d’une pression, le conditionnement forcé de la volonté du consommateur ». J’avais alors précisé (note 28) que « [c]onformément à l’article 2, sous j), de la directive 2005/29, il
s’agit d’une conduite consistant dans l’“utilisation d’une position de force vis-à-vis du consommateur” afin de “faire pression sur celui-ci, même sans avoir recours à la force physique ou menacer de le faire, de telle manière que son aptitude à prendre une décision en connaissance de cause soit limitée de manière significative”. Il ne suffit donc pas d’induire le consommateur en erreur en lui faisant croire à tort qu’il agit en toute liberté et connaissance de cause, mais de le forcer à s’engager
contre sa volonté. »

( 28 ) Selon la juridiction de renvoi, le coursier apporte les annexes, les règlements, les listes tarifaires et « autres documents » qui font partie intégrante du contrat après la signature de celui-ci (point 3 de la décision de renvoi).

( 29 ) Je répète que la qualité de ces informations revêt une importance fondamentale du point de vue de la pratique commerciale trompeuse, mais qu’elle n’est pas déterminante, à elle-seule, s’agissant d’une pratique commerciale agressive (qui, de plus, peut également se produire quand des informations suffisantes et véridiques ont été fournies).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-628/17
Date de la décision : 30/01/2019
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par le Sąd Najwyższy.

Renvoi préjudiciel – Protection des consommateurs – Directive 2005/29/CE – Pratiques commerciales déloyales des entreprises à l’égard des consommateurs – Notion de “pratique commerciale agressive” – Obligation du consommateur de prendre une décision commerciale finale en présence du coursier qui lui remet les conditions générales du contrat.

Libre prestation des services

Droit d'établissement

Rapprochement des législations

Protection des consommateurs


Parties
Demandeurs : Prezes Urzędu Ochrony Konkurencji i Konsumentów
Défendeurs : Orange Polska S.A.

Composition du Tribunal
Avocat général : Campos Sánchez-Bordona

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2019:74

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