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24/01/2019 | CJUE | N°C-660/17

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. N. Wahl, présentées le 24 janvier 2019., RF contre Commission européenne., 24/01/2019, C-660/17


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 24 janvier 2019 ( 1 )

Affaire C‑660/17 P

RF

contre

Commission européenne

« Pourvoi – Non-respect du délai d’introduction d’un recours devant le Tribunal de l’Union européenne – Argumentation en défense – Retard inhabituel dans l’acheminement du courrier – Article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne – Existence d’un cas fortuit ou de force majeure – Critères d’évaluation »

1.  Pour

assurer l’égalité des armes devant le juge, les délais de procédure revêtent, en principe, un caractère impératif. Toutefois, comme devant la plupart d...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 24 janvier 2019 ( 1 )

Affaire C‑660/17 P

RF

contre

Commission européenne

« Pourvoi – Non-respect du délai d’introduction d’un recours devant le Tribunal de l’Union européenne – Argumentation en défense – Retard inhabituel dans l’acheminement du courrier – Article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne – Existence d’un cas fortuit ou de force majeure – Critères d’évaluation »

1.  Pour assurer l’égalité des armes devant le juge, les délais de procédure revêtent, en principe, un caractère impératif. Toutefois, comme devant la plupart des juridictions nationales, le non-respect de tels délais ne se traduit pas toujours par la forclusion dans le cadre des procédures devant le juge de l’Union. En particulier, l’article 45, second alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne dispose qu’« aucune déchéance tirée de l’expiration des délais ne peut être opposée
lorsque l’intéressé établit l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure ».

2.  Dans l’ordonnance attaquée ( 2 ), le recours en annulation de RF a été déclaré manifestement irrecevable parce que la requête avait été introduite tardivement. Le Tribunal de l’Union européenne a considéré que RF n’était pas parvenue à établir l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure pour justifier le non-respect du délai prévu pour déposer l’original signé de la requête au greffe du Tribunal. Il a dit pour droit, en particulier, qu’un retard important causé par des problèmes techniques
internes au prestataire de services postaux en question ne constituait pas un cas fortuit ou de force majeure.

3.  Le présent pourvoi formé par RF permet à la Cour de préciser comment il convient d’interpréter l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. Il fournit par conséquent à la Cour une bonne occasion de clarifier sa jurisprudence relative à la signification du cas fortuit, une notion étroitement liée à la force majeure.

I. Le cadre juridique

A.   Le statut de la Cour de justice de l’Union européenne

4. L’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, qui relève du titre III de celui-ci, dispose :

« Des délais de distance seront établis par le règlement de procédure.

Aucune déchéance tirée de l’expiration des délais ne peut être opposée lorsque l’intéressé établit l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure. »

5. L’article 53 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne est libellé comme suit :

« La procédure devant le Tribunal est régie par le titre III.

La procédure devant le Tribunal est précisée et complétée, en tant que de besoin, par son règlement de procédure. [...] »

B.   Le règlement de procédure du Tribunal

6. Le titre III du règlement de procédure du Tribunal ( 3 ) concerne les recours directs. Le chapitre 1er, section 4, deuxième titre, établit des règles relatives aux délais.

7. L’article 58 est libellé comme suit :

« 1.   Les délais de procédure prévus par les traités, le statut et le présent règlement sont calculés de la façon suivante :

[...]

b) un délai exprimé en semaines, en mois ou en années prend fin à l’expiration du jour qui, dans la dernière semaine, dans le dernier mois ou dans la dernière année, porte la même dénomination ou le même chiffre que le jour au cours duquel est survenu l’événement ou a été effectué l’acte à partir desquels le délai est à compter ; si, dans un délai exprimé en mois ou en années, le jour déterminé pour son expiration fait défaut dans le dernier mois, le délai prend fin à l’expiration du dernier jour
de ce mois ;

[...] »

8. L’article 60 de cette même section concerne le délai de distance. Il énonce que « [l]es délais de procédure sont augmentés d’un délai de distance forfaitaire de dix jours ».

9. Le chapitre 2 du titre III concerne les actes de procédure. L’article 72 dispose :

« 1.   Un acte de procédure est déposé au greffe soit en version papier, le cas échéant après la transmission d’une copie de l’original de cet acte par télécopieur conformément à l’article 73, paragraphe 3, soit par le mode visé dans la décision du Tribunal adoptée en vertu de l’article 74.

2.   Tout acte de procédure est daté. Au regard des délais de procédure, seules la date et l’heure du Grand-Duché de Luxembourg du dépôt au greffe sont prises en considération.

[...] »

10. L’article 73 dudit règlement prévoit :

« [...]

2.   Cet acte, accompagné de toutes les annexes qui y sont mentionnées, est présenté avec trois copies pour le Tribunal et autant de copies qu’il y a de parties en cause. Ces copies sont certifiées conformes par la partie qui les dépose.

3.   Par dérogation à l’article 72, paragraphe 2, seconde phrase, la date et l’heure à laquelle une copie intégrale de l’original signé d’un acte de procédure [...] parvient au greffe par télécopieur sont prises en considération aux fins du respect des délais de procédure, à condition que l’original signé de l’acte [...] soit déposé au greffe au plus tard dix jours après. L’article 60 n’est pas applicable à ce délai de dix jours. »

C.   Autres dispositions pertinentes

11. Les dispositions pratiques d’exécution du règlement de procédure du Tribunal (ci-après les « dispositions pratiques du Tribunal ») ( 4 ) énoncent notamment, en ce qui concerne le dépôt des actes de procédure :

« 79. La date de dépôt d’un acte de procédure par télécopieur n’est prise en considération aux fins du respect d’un délai que si le document original comportant la signature manuscrite du représentant qui a fait l’objet de la transmission par télécopieur est déposé au greffe au plus tard dix jours après, ainsi que le prévoit l’article 73, paragraphe 3, du règlement de procédure.

80. Le document original comportant la signature manuscrite du représentant doit être expédié sans retard, immédiatement après son envoi par télécopieur, sans y apporter de corrections ou modifications, mêmes mineures.

81. En cas de divergence entre le document original comportant la signature manuscrite du représentant et la copie précédemment parvenue au greffe par télécopieur, la date de réception prise en considération est celle du dépôt de ce document original signé. »

12. Les instructions pratiques aux parties, relatives aux affaires portées devant la Cour (ci-après les « instructions pratiques de la Cour ») ( 5 ), prévoient, notamment, en ce qui concerne le dépôt et la transmission des actes de procédure :

« 42. [...] un acte de procédure peut également être adressé à la Cour par voie postale. [...] en application de l’article 57, paragraphe 7, du règlement de procédure, seules la date et l’heure du dépôt de l’original au greffe sont prises en considération au regard des délais de procédure. Pour éviter toute forclusion, il est dès lors fortement conseillé d’effectuer l’envoi en cause par courrier recommandé ou par courrier exprès, plusieurs jours avant l’expiration du délai imparti pour le dépôt
de l’acte.

43. [...] Le dépôt [de la copie de l’original signé] d’un acte de procédure [par télécopieur ou courrier électronique] ne vaut toutefois, aux fins du respect des délais de procédure, qu’à la condition que l’original signé de l’acte [...] parvienne lui-même au greffe au plus tard dix jours après l’envoi de [la copie]. Cet original doit dès lors être expédié sans retard, immédiatement après l’envoi de la copie, sans y apporter de corrections ou modifications, même mineures. En cas de divergence
entre l’original signé et la copie précédemment transmise, seule la date du dépôt de l’original signé est prise en considération. »

II. Les antécédents du litige et l’ordonnance attaquée

13. La requête de RF, dans laquelle elle demandait l’annulation de la décision C(2016) 5925 final de la Commission, du 15 septembre 2016, rejetant la plainte dans l’affaire COMP AT.40251 – Transport ferroviaire, expédition de marchandises (ci-après la « décision litigieuse »), a été transmise au Tribunal par télécopie le 18 novembre 2016. L’original signé est parvenu au Tribunal le 5 décembre 2016, soit 17 jours après la transmission de la copie de la requête par télécopie.

14. En ce qui concerne le délai de procédure applicable, le Tribunal a constaté ce qui suit : 1) la décision litigieuse avait été notifiée à RF le 19 septembre 2016 ; 2) conformément à l’article 263, sixième alinéa, TFUE, le recours en annulation doit être formé dans un délai de deux mois à compter de la notification ; 3) sur la base de l’application combinée de l’article 58, paragraphe 1, et de l’article 60 du règlement de procédure du Tribunal, le délai d’introduction du recours avait expiré le
29 novembre 2016 à minuit ; 4) en application de l’article 73, paragraphe 3, du règlement de procédure, la copie transmise par télécopie ne pouvait pas être prise en considération aux fins de la détermination de la date d’introduction du recours, étant donné que l’original signé n’était pas parvenu au greffe du Tribunal dans un délai de 10 jours à compter de la transmission de la copie, comme le prévoit cette disposition ; et 5) le recours avait donc été introduit tardivement ( 6 ).

15. Il ressort également de l’ordonnance attaquée que l’original signé avait été envoyé par la poste le jour même de la communication de la requête au Tribunal par télécopie. Toutefois, selon RF, le temps mis (17 jours) par Poczta Polska, le principal opérateur postal en Pologne, pour livrer le colis contenant l’original signé a dépassé la durée normale d’acheminement. Étant donné que la livraison tardive était due à des problèmes techniques internes à Poczta Polska, RF a soutenu qu’elle avait agi
avec toute la diligence que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elle. Elle a considéré, en particulier, que l’original avait été déposé hors délai en raison de l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure au sens de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et que, par conséquent, le recours ne devait pas être frappé de forclusion ( 7 ).

16. Dans un premier temps, en ce qui concerne la question de savoir si les circonstances invoquées par RF suffisaient à établir l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure, le Tribunal a rappelé, en premier lieu, que les délais de recours étaient d’ordre public ; en deuxième lieu, qu’un cas fortuit ou la force majeure ne pouvaient être invoqués que dans des circonstances exceptionnelles et, en troisième lieu, que, selon la jurisprudence de la Cour, la partie requérante devait surveiller
soigneusement le déroulement de la procédure entamée et, notamment, faire preuve de diligence afin de respecter les délais prévus ( 8 ).

17. Le Tribunal a poursuivi en affirmant qu’un requérant ne pouvait pas invoquer un cas fortuit ou la force majeure dans une situation où une personne diligente et avisée aurait été en mesure d’éviter l’expiration du délai de recours. Le Tribunal a également considéré que seul un événement inévitable, de sorte qu’il devienne la cause déterminante de la forclusion, peut être qualifié de cas fortuit ou de force majeure ( 9 ).

18. En outre, selon le Tribunal, il ne peut pas être déduit de l’article 73, paragraphe 3, du règlement de procédure que l’acheminement d’un courrier dans un délai supérieur aux 10 jours visés dans cette disposition constitue automatiquement un cas fortuit ou de force majeure ( 10 ). Il s’est référé à cet égard à l’ordonnance de la Cour dans l’affaire Faktor B. i W. Gęsina ( 11 ), laquelle présente des similitudes factuelles évidentes avec la présente affaire. Dans cette affaire, la Cour a confirmé
par ordonnance l’appréciation du Tribunal selon laquelle la requérante n’avait pas établi l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure ( 12 ).

19. Dans un second temps, le Tribunal a vérifié si RF avait établi l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure.

20. Plus précisément, le Tribunal a examiné si la durée d’acheminement avait été la cause déterminante de l’introduction tardive du recours par RF et s’il s’agissait d’un événement que RF n’aurait pas pu éviter. Compte tenu, d’une part, des explications fournies par RF et, d’autre part, de son obligation de surveiller soigneusement le déroulement de l’acheminement, le Tribunal a jugé que RF n’avait pas établi l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure. Il a relevé, en particulier, que RF
n’avait fait état d’aucune démarche qu’elle aurait entreprise après avoir confié le colis contenant l’original au prestataire de services postaux en vue de son expédition ( 13 ).

21. Le Tribunal a dès lors déclaré manifestement irrecevable le recours en annulation.

III. La procédure devant le Tribunal et les conclusions des parties

22. Par son pourvoi, la requérante conclut à ce qu’il plaise à la Cour :

– annuler l’ordonnance attaquée et renvoyer l’affaire devant le Tribunal, afin qu’il examine l’affaire et adopte un arrêt sur le fond, qui sera susceptible de faire l’objet d’un pourvoi ;

– à titre subsidiaire – si la Cour considère que les conditions sont réunies pour statuer définitivement sur l’affaire –, annuler l’ordonnance attaquée et faire droit, dans leur totalité, aux conclusions présentées en première instance ;

– condamner la Commission européenne aux dépens.

23. La Commission demande à la Cour de rejeter le pourvoi et de condamner RF aux dépens.

24. Conformément à l’article 76, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, la Cour a décidé de statuer sans audience.

IV. Analyse

25. RF invoque quatre moyens au soutien de son pourvoi. Le premier moyen est tiré d’une interprétation erronée par le Tribunal de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, lu conjointement avec l’article 53 de ce statut. Le deuxième moyen est tiré de la violation de l’article 126 du règlement de procédure du Tribunal ( 14 ), au motif que le recours de RF a été déclaré manifestement irrecevable. Le troisième moyen est tiré de l’erreur commise par le Tribunal en considérant
que RF n’avait pas prouvé l’existence d’un cas fortuit au sens de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. Enfin, dans le cadre de son quatrième moyen, RF allègue que l’ordonnance attaquée est entachée d’une violation de l’article 1er, de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 14 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci‑après la « CEDH »).

26. La Commission soutient qu’il convient de rejeter les moyens du pourvoi qui ont été avancés par RF comme étant pour partie non fondés (premier et deuxième moyens du pourvoi) et pour partie irrecevables (troisième et quatrième moyens du pourvoi).

A.   Appréciation

1. Les premier et deuxième moyens du pourvoi

27. Par les premier et deuxième moyens du pourvoi, qui sont intrinsèquement liés, RF soutient en substance que le Tribunal a commis une erreur de droit en rejetant son recours comme étant manifestement irrecevable sur le fondement de l’article 126 du règlement de procédure du Tribunal (deuxième moyen). Cette erreur découle d’une interprétation erronée de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne (premier moyen). Plus précisément, elle affirme que le Tribunal a assimilé à
tort la notion de « force majeure » à celle de « cas fortuit ». RF affirme, à cet égard, que l’ordonnance attaquée confond le « cas fortuit » avec la « force majeure », alors que la distinction établie par les auteurs du statut de la Cour de justice de l’Union européenne est claire. En outre, elle allègue que la lecture que le Tribunal fait de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne est discriminatoire, étant donné qu’elle défavorise ceux dont la résidence est la plus
éloignée de la Cour.

28. La Commission ne partage pas cet avis. Elle considère que le Tribunal a suivi une jurisprudence constante qui n’opère pas de distinction entre le « cas fortuit » et la « force majeure ». Elle relève, par ailleurs, qu’une interprétation stricte de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, selon laquelle un problème survenu au cours de l’acheminement du courrier ne peut pas constituer à lui seul un cas fortuit ou de force majeure, est neutre et ne porte pas préjudice à
ceux pour lesquels la distance géographique par rapport à la Cour est plus grande.

a) L’appréciation du « cas fortuit ou de force majeure » au regard de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne : deux notions, mais un seul critère d’appréciation

29. L’argumentation des deux parties a, selon moi, une certaine valeur.

30. Comme la Commission l’a indiqué à juste titre, la jurisprudence de la Cour en ce qui concerne la possibilité d’échapper à la forclusion par application de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne n’établit pas de distinction claire entre les notions de cas fortuit et de force majeure. Dans la jurisprudence, ces notions sont souvent regroupées et examinées en vertu de critères identiques, sans explication relative à leurs différences éventuelles.

31. Les racines de la jurisprudence de la Cour en matière de dérogations à des délais de procédure remontent à la jurisprudence relative à la force majeure dans le domaine de la réglementation agricole ( 15 ). Une importance particulière doit être reconnue au courant jurisprudentiel qui découle de l’arrêt Acciaierie e Ferriere Busseni/Commission ( 16 ), jurisprudence qui définit la force majeure comme visant « des circonstances étrangères rendant impossible la réalisation du fait en cause. Même si
elle ne présuppose pas une impossibilité absolue, elle exige toutefois qu’il s’agisse de difficultés anormales, indépendantes de la volonté de la personne et apparaissant inévitables même si toutes les diligences utiles sont mises en œuvre» ( 17 ).

32. Une définition similaire a été adoptée dans le contexte des délais de procédure, définition qui vise tant le cas fortuit que la force majeure. Il ressort de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Bayer/Commission ( 18 ) que les notions de cas fortuit et de force majeure comportent chacune deux éléments ( 19 ). Ces notions comportent un élément objectif, relatif aux circonstances anormales et étrangères à l’intéressé, et un élément subjectif, tenant à l’obligation, pour l’intéressé, de se prémunir
contre les conséquences de l’événement anormal en prenant des mesures appropriées sans consentir des sacrifices excessifs. À cet égard, la Cour a expliqué que, pour pouvoir invoquer un cas fortuit ou de force majeure, l’intéressé doit surveiller soigneusement le déroulement de la procédure entamée et, notamment, faire preuve de diligence afin de respecter les délais prévus ( 20 ).

33. Bien que, à ma connaissance, la Cour n’ait jamais opéré de distinction claire entre les deux notions, il semble raisonnable de supposer que leur portée n’est pas exactement la même.

34. Comment ces notions doivent-elles être comprises dans le contexte de procédures devant le juge de l’Union ?

35. À cet égard, je tends à considérer que la force majeure (vis major) renvoie à un nombre plus limité de phénomènes extrêmes ou événements imprévisibles (« acts of God »). De tels phénomènes englobent en tout état de cause des catastrophes naturelles telles que de fortes inondations, des tremblements de terre et des ouragans, mais ils peuvent également viser d’autres circonstances (causées par l’homme) particulièrement irrésistibles ( 21 ). À mon sens, la force majeure renvoie ainsi à une force
extérieure qui empêche l’intéressé de s’acquitter d’une obligation et ne lui laisse pas d’autre possibilité (tel serait le cas, par exemple, d’un colis expédié par avion qui ne pourrait pas être livré parce que l’avion le transportant s’est abîmé en mer).

36. D’un autre côté, la notion de « cas fortuit » me semble un peu plus flexible. Elle peut recouvrir un ensemble plus large de circonstances qui ne sont pas visées par la force majeure. Il pourrait s’agir d’un nombre non limité de circonstances inhabituelles telles que des interruptions techniques, des pannes d’électricité ou des défaillances des systèmes de communication.

37. Dans une certaine mesure, la définition de chacune de ces notions par rapport à l’autre est une question de jugement personnel et il est même possible qu’elles coïncident partiellement. Toutefois, quelle que soit la distinction qui est établie entre les deux notions, il est clair qu’elles sont très étroitement liées et qu’elles désignent un ensemble de circonstances exceptionnelles autorisant des dérogations à l’application de délais de procédure – délais qui sont, par ailleurs, d’interprétation
stricte. En effet, l’application stricte des délais est, en principe, nécessaire pour assurer la sécurité juridique et éviter toute discrimination ou tout traitement arbitraire dans l’administration de la justice ( 22 ).

38. En même temps, il convient cependant de souligner que le législateur a choisi de prévoir une exception à ce principe procédural tout à fait fondamental, règle qui permet de déroger à de tels délais. En vertu de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, un cas fortuit et la force majeure sont tous deux des raisons de déroger à ces délais.

39. Selon moi, le choix consistant à inclure les deux notions dans l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne constitue un indice sérieux du fait que l’intention du législateur n’était pas que la liste des circonstances relevant de l’article 45 soit interprétée de manière trop stricte. Ce choix est également un bon indicateur du fait que le législateur ne souhaitait pas prévoir une liste exhaustive de circonstances qui peuvent être invoquées pour déroger aux délais de
procédure, mais plutôt une règle flexible qui peut être adaptée aux circonstances du cas d’espèce.

40. À mon sens, le critère que la Cour applique pour établir l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure reflète ces choix. S’il est vrai que la Cour a jugé à maintes reprises qu’il ne peut être dérogé à des délais que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles ( 23 ), ce critère permet à la Cour d’apprécier de manière flexible dans chaque cas, eu égard aux particularités de l’espèce, si le dépassement du délai prévu est dû à un événement que l’intéressé ne pouvait pas raisonnablement
prévoir et donc éviter sans sacrifices excessifs.

41. Selon mon interprétation de la jurisprudence de la Cour, l’existence d’un « cas fortuit ou de force majeure » devrait donc être appréciée de manière globale, en tant qu’ensemble conceptuel, en vertu d’un critère identique qui met l’accent sur le caractère raisonnable des démarches exigées de l’intéressé pour éviter le dépassement du délai prévu : en vérifiant au cas par cas si, d’une part, le non‑respect des règles procédurales s’est produit dans des circonstances anormales étrangères à
l’intéressé et, d’autre part, si l’intéressé a pris des mesures pour éviter les conséquences de l’événement anormal sans consentir des sacrifices excessifs.

42. Comme c’est nécessairement le cas lorsqu’une évaluation des circonstances s’impose, la réponse à la question de savoir ce qui peut constituer l’événement anormal, d’une part, et les mesures appropriées pour éviter les conséquences négatives de cet événement, d’autre part, dépendra des particularités de chaque affaire.

43. Fondamentalement, il est possible, en appliquant ce critère relativement flexible, d’assurer l’égalité des armes entre les parties dans les cas où l’application stricte des délais de procédure placerait les parties à la procédure dans une situation d’inégalité.

b) L’erreur de droit entachant l’ordonnance attaquée

44. Dans l’ordonnance attaquée, le Tribunal a appliqué un critère plus strict que celui qui est établi par la jurisprudence de la Cour. En excluant l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure en l’espèce, le Tribunal a examiné si le non-respect du délai prévu avait été causé par un événement qui ne pouvait pas être évité ( 24 ).

45. De fait, bien que le Tribunal ait effectivement réitéré le critère d’appréciation découlant de l’arrêt Bayer/Commission dans l’ordonnance attaquée, il a poursuivi en jugeant que pour être qualifié de cas fortuit ou de force majeure au sens de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, l’événement en question ne doit pas pouvoir être évité et doit constituer, par conséquent, la cause déterminante du non-respect du délai prévu par l’intéressé (ci-après la « condition du
caractère inévitable ») ( 25 ). Il a également jugé que la seule lenteur dans l’acheminement du courrier, en dehors d’autres circonstances particulières, telles qu’une grève, un dysfonctionnement administratif ou une catastrophe naturelle, ne saurait constituer un cas fortuit ou un cas de force majeure ( 26 ).

46. Comme je l’ai indiqué, la jurisprudence de la Cour exige, d’une part, que le non-respect du délai prévu ait été causé par un événement extérieur et anormal étranger à l’intéressé (l’élément objectif). D’autre part, les intéressés doivent prendre des mesures appropriées pour se prémunir contre les conséquences des événements anormaux, sans toutefois qu’il soit exigé d’eux qu’ils consentent des sacrifices excessifs pour éviter le dépassement du délai prévu. À cet égard, les intéressés doivent
surveiller soigneusement « la procédure entamée » et, notamment, démontrer qu’ils ont fait preuve de diligence pour respecter les délais prévus (l’élément subjectif) ( 27 ).

47. En revanche, elle n’exige pas, en outre, que l’événement anormal n’eût pas pu être évité. Appliquer une telle exigence supplémentaire réduirait considérablement la portée de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, de sorte qu’il ne viserait plus que des situations de quasi impossibilité, si ce n’est d’impossibilité absolue.

48. Comme le relève la Commission, il est exact que la Cour semble avoir souscrit, au moins une fois, à l’approche adoptée par le Tribunal dans l’ordonnance attaquée. Cela s’est produit dans l’ordonnance rendue par la Cour dans l’affaire Faktor B. i W. Gęsina ( 28 ). Dans cette ordonnance, la Cour a confirmé l’appréciation du Tribunal en ce qui concerne l’absence de cas fortuit ou de force majeure sur le fondement de l’application de la condition du caractère inévitable ( 29 ). Tout comme dans la
présente affaire, la question était de savoir si un retard considérable dans l’acheminement du courrier (de la Pologne vers le Luxembourg) pouvait être invoqué par la requérante pour établir l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure au sens de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne ( 30 ).

49. Cette ordonnance (tout comme l’ordonnance attaquée) semble s’écarter de la jurisprudence découlant de l’arrêt Bayer/Commission (C‑195/91 P, EU:C:1994:412). Il en est ainsi dans la mesure où la Cour a validé l’application par le Tribunal de la condition du caractère inévitable.

50. Il ne faut pas oublier que les parties peuvent, conformément à l’article 72 du règlement de procédure du Tribunal, dans sa rédaction applicable en l’espèce, déposer des actes de procédure au greffe de cette juridiction en version papier. Sous l’empire de ce règlement, les parties jouissaient encore de cette possibilité malgré l’existence d’e-Curia, un système qui permet aux parties de déposer des actes de procédure par voie électronique ( 31 ).

51. Il convient également de mentionner, dans ce contexte, les dispositions pratiques du Tribunal et les instructions pratiques de la Cour. Ces dispositions envisagent spécifiquement la possibilité qu’une partie envoie des actes de procédure par voie postale ( 32 ). À cet égard, il est indiqué que, pour garantir qu’une copie envoyée par télécopieur soit prise en considération aux fins du respect d’un délai, la partie doit expédier l’original signé sans retard, immédiatement après son envoi par
télécopieur ( 33 ).

52. Or, la condition du caractère inévitable qui est appliquée par le Tribunal implique qu’un retard inhabituel dans l’acheminement du courrier sera automatiquement exclu du champ d’application de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

53. Chaque partie ne peut pas apporter des actes de procédure en personne au juge de l’Union sans sacrifices excessifs. En outre, étant donné que le règlement de procédure du Tribunal, dans sa rédaction applicable en l’espèce, autorise expressément les parties à communiquer des actes de procédure en version papier, une exclusion catégorique des retards dans l’acheminement du courrier serait, selon moi, contraire tant à la jurisprudence de la Cour qu’au règlement de procédure du Tribunal.

54. Pour les raisons qui précèdent, je considère que l’ordonnance attaquée est entachée d’une erreur de droit.

55. Cela ayant été établi, il convient néanmoins d’examiner comment, plus concrètement, l’existence d’un cas fortuit et d’un cas de force majeure doit être appréciée sur la base des critères énoncés dans la jurisprudence.

c) La nature de l’appréciation et les facteurs à prendre en compte pour déterminer si l’intéressé a fait preuve d’une diligence suffisante

56. Il n’est pas facile de répondre à cette question sur le fondement de la jurisprudence de la Cour. Il en est ainsi parce que l’appréciation des circonstances invoquées par les parties pour établir l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure sur la base des critères énoncés dans l’arrêt Bayer/Commission (C‑195/91 P, EU:C:1994:412) dépend, en dernière analyse, des circonstances en cause.

57. Il convient de rappeler, toutefois, que l’existence de circonstances justifiant une dérogation aux délais de procédure doit être appréciée sur la base des éléments fournis par la partie invoquant l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne : en vertu de cette disposition, cette partie doit établir l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure. Par conséquent, il appartient à l’intéressé de démontrer (a) qu’un événement anormal qui lui est étranger s’est produit
(l’élément objectif) et (b) qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour éviter le dépassement du délai prévu (l’élément subjectif).

58. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, selon mon interprétation de la jurisprudence, un retard inhabituel dans l’acheminement du courrier ne devrait pas être exclu d’emblée du champ d’application de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. De nos jours, il semble raisonnable de partir de la prémisse que le courrier devrait, tout au moins en principe, atteindre sa destination partout en Europe dans les 10 jours. De fait, un délai d’acheminement excédant les 10 jours
supplémentaires prévus à l’article 73, paragraphe 3, du règlement de procédure peut être qualifié, selon moi, d’événement anormal (étranger à l’intéressé) ( 34 ).

59. C’est pourquoi, pour satisfaire à la condition objective (a), il devrait être suffisant pour l’intéressé de démontrer que le non-respect du délai prévu a été causé par un retard inhabituel dans l’acheminement du courrier. À cet égard, il ne devrait pas être nécessaire de prouver que ce retard a été causé par un événement extraordinaire tel qu’une grève, une catastrophe naturelle ou un dysfonctionnement administratif ( 35 ).

60. Néanmoins, l’expérience montre que les durées d’acheminement peuvent varier et que des retards (parfois considérables) dans l’acheminement du courrier se produisent quelquefois. C’est pourquoi, lors de l’établissement du point de savoir si la condition objective est remplie, il convient de vérifier si le retard est inhabituel eu égard aux circonstances, en tenant compte, en particulier, de facteurs tels que la distance ou la période de l’année.

61. Une fois qu’il est établi que le retard était inhabituel eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, il faut également vérifier si l’intéressé a pris toutes les mesures raisonnables pour éviter le dépassement du délai prévu.

62. Afin de déterminer si la condition subjective (b) est remplie, plusieurs facteurs doivent être pris en compte.

63. En premier lieu, il importe d’établir quand l’original signé de la requête a été confié au service de courrier postal. À mon sens, le respect du point 80 des dispositions pratiques du Tribunal – c’est-à-dire l’envoi sans retard de l’original le jour même de l’envoi par télécopie ou, au plus tard, le jour suivant –, est un indice d’un comportement diligent ( 36 ).

64. En second lieu, il ne devrait pas être exigé de l’intéressé qu’il ait recours aux services de courrier international les plus chers du marché lorsqu’un service moins onéreux proposé par un opérateur paraît, en principe, adéquat pour garantir la remise de l’original signé au greffe du Tribunal dans le délai prévu ( 37 ). Toutefois, étant donné que des retards se produisent néanmoins, une partie qui décide d’envoyer un acte de procédure par la poste et non par la voie d’e-Curia, doit, à mon avis,
prendre les précautions que l’on peut raisonnablement attendre d’une personne diligente. Par conséquent, selon les circonstances (par exemple si le fournisseur du service est réputé non fiable ou si le délai expire aux alentours d’un jour férié), la diligence peut commander que l’original signé soit envoyé par messagerie, par courrier exprès ou, à tout le moins, par courrier recommandé.

65. Les obligations de l’intéressé s’arrêtent-t-elles là ?

66. Je ne le pense pas. Il est vrai qu’à partir du moment où un colis est confié à un prestataire de services postaux aux fins de son acheminement, l’expéditeur perd le contrôle effectif du colis. Il y a lieu de souligner, cependant, que l’envoi d’actes de procédure par la poste comporte des risques, à savoir des risques de retard que l’intéressé peut éviter en utilisant e-Curia ( 38 ).

67. Par conséquent, à mon avis, l’intéressé qui a choisi l’option prévue à l’article 73, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal a l’obligation de suivre l’acheminement, afin de tenter tout au moins d’empêcher que ces risques ne se matérialisent. En effet, l’intéressé doit veiller soigneusement à « la procédure entamée » et faire preuve de diligence pour respecter le délai prévu ( 39 ).

68. Plus concrètement, quelles sont les implications de cette obligation dans ce contexte particulier ?

69. Lorsqu’un numéro de suivi existe, elle implique que l’intéressé doit surveiller étroitement et régulièrement le déroulement de l’acheminement jusqu’à ce que l’acte soit dûment remis au greffe du Tribunal. Lorsque le suivi n’est pas possible, elle implique que l’intéressé devrait prendre contact avec le greffe (bien avant l’expiration du délai prévu) pour s’assurer que l’original signé est arrivé à temps ( 40 ). Lorsqu’il apparaît qu’il y a un retard dans l’acheminement, l’intéressé peut toujours
tenter de respecter le délai prévu en cherchant activement à localiser le colis en prenant contact avec le prestataire de services postaux concerné et, en dernier ressort, en envoyant (ou en remettant, lorsque cela est raisonnable) au greffe un exemplaire de la requête revêtu d’une nouvelle signature originale, destiné à remplacer l’ancien original égaré ( 41 ).

70. En effectuant ces démarches, l’intéressé peut démontrer qu’il a fait preuve de diligence, sans consentir toutefois de sacrifices excessifs. À cet égard, il n’est donc pas pertinent de savoir s’il existe des perspectives réalistes de succès pour ce qui est du respect du délai prévu.

71. En conclusion, dès lors que l’intéressé a choisi de faire usage de l’option prévue à l’article 73, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal, il faut qu’il démontre, pour être relevé de la forclusion en vertu de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, qu’il a fait preuve de diligence – en prenant toutes les mesures raisonnables pour éviter de dépasser le délai prévu. Partant, il doit prouver que l’original signé a été expédié immédiatement après la
transmission de la copie par télécopieur ; que l’original a été envoyé par un service postal qui semblait adéquat pour garantir la remise de l’original signé de la requête au greffe du Tribunal dans le délai prévu ; qu’il a dûment surveillé le déroulement de l’acheminement et que, lorsque cette surveillance a fait apparaître un retard, il a tenté de respecter le délai prévu.

d) Conclusion intermédiaire

72. Dans l’ordonnance attaquée, le Tribunal a jugé, dans un premier temps, qu’une partie ne peut échapper à la forclusion que si le non‑respect du délai prévu a été causé par un événement qui ne pouvait pas être évité. Ce faisant, le Tribunal a commis une erreur de droit.

73. Toutefois, cette erreur ne devrait pas, dans la présente affaire, entraîner l’annulation de l’ordonnance attaquée. Il résulte d’une jurisprudence constante que si les motifs d’une décision du Tribunal sont entachés d’une erreur de droit, mais que le dispositif de celle-ci apparaît fondé pour d’autres motifs de droit, une telle erreur n’est pas de nature à entraîner l’annulation de cette décision et il y a lieu de procéder à une substitution de motifs ( 42 ).

74. Le Tribunal ayant examiné, dans un second temps, les mesures prises par RF pour éviter le dépassement du délai prévu, l’erreur de droit décelée n’affecte pas le dispositif de l’ordonnance attaquée.

75. Il ressort de l’ordonnance attaquée que RF a expédié l’original signé immédiatement après la transmission de la copie de l’original au Tribunal par télécopieur (le jour même) et qu’elle l’a fait par courrier recommandé, en s’adressant à un service qui semblait adéquat pour garantir la remise en temps utile. Toutefois, RF n’a produit aucun autre élément de preuve pour démontrer qu’elle avait tenté de surveiller le déroulement de l’acheminement et que, une fois le retard constaté, elle avait pris
des mesures pour éviter de dépasser le délai prévu ( 43 ). En d’autres termes, le Tribunal a néanmoins conclu à juste titre que RF n’avait pas fait preuve de diligence pour respecter le délai prévu.

76. Je conclus donc qu’il convient, par substitution de motifs, de rejeter l’argument tiré de ce que le Tribunal a conclu à tort, dans le cadre d’une interprétation erronée de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, que RF n’avait pas établi l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure.

77. Il y a lieu, par conséquent, de rejeter les premier et deuxième moyens du pourvoi comme étant non fondés.

2. Le troisième moyen du pourvoi

78. RF soutient que le Tribunal a constaté à tort qu’elle n’avait pas prouvé l’existence d’un cas fortuit au sens de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne. Selon RF, l’existence d’un cas fortuit a été établie : non seulement elle a produit plus d’éléments de preuve relatifs à ce cas fortuit que nécessaire, mais elle a produit tous les éléments de preuve dont elle disposait de manière générale.

79. La Commission fait valoir que les arguments présentés par la requérante portent sur des appréciations de fait et qu’il convient de les rejeter comme étant irrecevables.

80. Je partage l’avis de la Commission. Ce moyen reprend en substance les arguments déjà avancés dans le cadre du premier moyen du pourvoi, quoique d’un point de vue purement factuel.

81. Il est de jurisprudence constante que, en vertu de l’article 58 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et de l’article 256 TFUE, le Tribunal est seul compétent pour constater et apprécier les faits. Par conséquent, les pourvois devant la Cour sont limités aux questions de droit. La Cour peut donc exercer un contrôle sur la qualification juridique de ces faits et les conséquences de droit qui en ont été tirées par le Tribunal ( 44 ). Toutefois, une nouvelle appréciation des faits
ou des preuves n’est pas une question de droit susceptible d’être soumise au contrôle de la Cour. Il en est ainsi sauf si les faits ou les preuves produites devant le Tribunal ont été dénaturés, auquel cas la dénaturation alléguée doit apparaître des pièces du dossier ( 45 ).

82. Par le troisième moyen du pourvoi, RF cherche manifestement à obtenir une nouvelle appréciation des faits et des preuves présentés devant le Tribunal sans en alléguer la dénaturation. Partant, le troisième moyen du pourvoi doit être rejeté comme étant irrecevable.

3. Le quatrième moyen du pourvoi

83. RF fait valoir que, dans l’ordonnance attaquée, le Tribunal a violé l’article 1er, l’article 6, paragraphe 1, et l’article 14 de la CEDH. De l’avis de la requérante, l’interprétation que le Tribunal fait de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne entrave l’accès au juge de l’Union pour ce qui est des parties qui résident ou sont établies à une distance considérable du siège de cette juridiction. La lecture restrictive de cette disposition qui a été retenue par le
Tribunal constitue également une discrimination entre les parties à la procédure en fonction du lieu de leur résidence.

84. À titre principal, la Commission soutient que ce moyen du pourvoi est irrecevable. La raison en est que RF se réfère à des droits qui ont été énoncés dans la CEDH et non dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») et que les arguments de RF ne sont pas clairs. En tout état de cause, la Commission considère que ce moyen du pourvoi est dénué de fondement.

85. Dans son mémoire en réplique, la requérante a précisé que ce moyen était tiré de la violation du préambule ainsi que des articles 20, 21 et 47 de la Charte.

86. Toutefois, cela n’est pas suffisant. Un pourvoi doit indiquer de façon précise les éléments critiqués de l’arrêt dont l’annulation est demandée ainsi que les arguments juridiques qui soutiennent de manière spécifique cette demande ( 46 ).

87. J’interprète ce moyen comme étant principalement tiré du fait que la lecture que le Tribunal fait de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne constitue une discrimination à l’encontre d’une partie telle que RF, qui n’est pas établie à proximité du juge de l’Union. La raison en est que, selon l’ordonnance attaquée, la partie qui souhaite recourir à l’option ouverte à l’article 73, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal, c’est-à-dire combiner la télécopie et
la voie postale pour communiquer des actes de procédure au Tribunal, ne peut pas invoquer un retard inhabituel dans l’acheminement du courrier pour justifier le non-respect du délai prévu. Pour être sûre d’éviter la forclusion, RF ne peut donc pas faire usage de l’option prévue à l’article 73, paragraphe 3, du règlement de procédure. Elle doit au contraire envoyer la requête par la poste bien avant l’expiration du délai de deux mois fixé (auquel s’ajoute le délai de distance de 10 jours qui est
prévu à l’article 60 du règlement de procédure du Tribunal).

88. J’ai une certaine sympathie pour l’argument de RF. Néanmoins, je ne saurais faire abstraction du fait que ce moyen n’est pas suffisamment développé dans la requête et qu’il est formulé en termes généraux sans exposer de manière cohérente les arguments juridiques sur lesquels reposent les allégations. L’argumentation manque tout simplement de rigueur.

89. Étant donné qu’il n’appartient pas à la Cour de développer ou de compléter l’argumentation de la requérante de façon à ce qu’il soit possible de statuer au fond, je conseillerais à la Cour de déclarer irrecevable le présent moyen. En particulier, RF n’a pas mentionné d’élément de comparaison juridiquement pertinent pour ce qui est de la discrimination que l’ordonnance attaquée comporterait et n’a pas expliqué comment ce pourvoi pourrait être interprété comme se traduisant par une violation d’un
droit d’accès aux tribunaux au sens de l’article 47 de la Charte.

90. Par conséquent, il convient de rejeter le quatrième moyen du pourvoi comme étant irrecevable.

B.   Les conséquences de l’appréciation

91. J’ai conclu que le Tribunal a appliqué des critères erronés lorsqu’il a constaté que l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure au sens de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne n’avait pas été établie. Néanmoins, pour les raisons exposées ci-dessus, je suis d’avis que cette erreur de droit n’entraîne pas l’annulation de l’ordonnance attaquée.

92. Il convient donc de rejeter le pourvoi dans son ensemble.

V. Les dépens

93. Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.

94. Si la Cour partage mon appréciation du présent pourvoi, alors, conformément aux articles 137, 138 et 184 de son règlement de procédure, RF doit être condamnée aux dépens aussi bien de la procédure de première instance que du présent pourvoi.

VI. Conclusion

95. Compte tenu de ces considérations, je propose à la Cour de :

– rejeter le pourvoi ;

– condamner RF aux dépens.

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( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Ordonnance du 13 septembre 2017, RF/Commission (T‑880/16, non publiée, EU:T:2017:647).

( 3 ) JO 2015, L 105, p. 1.

( 4 ) JO 2015, L 152, p. 1.

( 5 ) JO 2014, L 31, p. 1.

( 6 ) Points 6 à 11 de l’ordonnance attaquée.

( 7 ) Points 12 et 14 de l’ordonnance attaquée.

( 8 ) Points 15 à 17 de l’ordonnance attaquée.

( 9 ) Points 18 et 19 de l’ordonnance attaquée.

( 10 ) Point 20 de l’ordonnance attaquée.

( 11 ) Ordonnance de la Cour du 30 septembre 2014, Faktor B. i W. Gęsina/Commission (C‑138/14 P, non publiée, EU:C:2014:2256).

( 12 ) Ordonnance de la Cour du 30 septembre 2014, Faktor B. i W. Gęsina/Commission (C‑138/14 P, non publiée, EU:C:2014:2256, points 20 à 25).

( 13 ) Points 22 à 27 de l’ordonnance attaquée.

( 14 ) Cette disposition prévoit que « [l]orsque le Tribunal est manifestement incompétent pour connaître d’un recours ou lorsqu’un recours est manifestement irrecevable ou manifestement dépourvu de tout fondement en droit, le Tribunal peut, sur proposition du juge rapporteur, à tout moment décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure ».

( 15 ) Voir, par exemple, arrêts du 11 juillet 1968, Schwarzwaldmilch (4/68, EU:C:1968:41, p. 562) ; du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft (11/70, EU:C:1970:114, point 24), et du 30 janvier 1974, Kampffmeyer (158/73, EU:C:1974:8, point 8).

( 16 ) Arrêt du 9 février 1984 (284/82, EU:C:1984:47).

( 17 ) Arrêts du 9 février 1984, Acciaierie e Ferriere Busseni/Commission (284/82, EU:C:1984:47, point 11) ; du 30 mai 1984, Ferriera Vittoria/Commission (224/83, EU:C:1984:208, point 13), et du 12 juillet 1984, Ferriera Valsabbia/Commission (209/83, EU:C:1984:274, point 21).

( 18 ) Arrêt du 15 décembre 1994, Bayer/Commission (C‑195/91 P, EU:C:1994:412).

( 19 ) Cela a déjà été soutenu par l’avocat général Capotorti en ce qui concerne la notion de « force majeure ». Voir conclusions de l’avocat général Capotorti dans l’affaire Milch-, Fett- und Eierkontor (42/79, non publiées, EU:C:1979:259, p. 3723) et dans les affaires jointes Ferriera Valsabbia e.a./Commission (154/78, 205/78, 206/78, 226/78 à 228/78, 263/78, 264/78, 31/79, 39/79, 83/79 et 85/79, non publiées, EU:C:1979:275, p. 1067).

( 20 ) En particulier, arrêts du 15 décembre 1994, Bayer/Commission (C‑195/91 P, EU:C:1994:412, point 32), et du 22 septembre 2011, Bell & Ross/OHMI (C‑426/10 P, EU:C:2011:612, point 48). Voir, également, arrêt du 23 avril 2013, Gbagbo e.a./Conseil (C‑478/11 P à C‑482/11 P, EU:C:2013:258, point 72), et ordonnance du 8 novembre 2007, Belgique/Commission (C‑242/07 P, EU:C:2007:672, point 17).

( 21 ) Il semble que la Cour qualifie une guerre de « force majeure » et non de « cas fortuit ». Voir, en ce sens, arrêt du 23 avril 2013, Gbagbo e.a./Conseil (C‑478/11 P à C‑482/11 P, EU:C:2013:258, point 72).

( 22 ) Arrêt du 23 avril 2013, Gbagbo e.a./Conseil (C‑478/11 P à C‑482/11 P, EU:C:2013:258, point 71 et jurisprudence citée). Voir, également, ordonnance du 7 mai 1998, Irlande/Commission (C‑239/97, EU:C:1998:213, point 7 et jurisprudence citée).

( 23 ) Arrêts du 14 décembre 2016, SV Capital/ABE (C‑577/15 P, EU:C:2016:947, point 56 et jurisprudence citée), et du 22 septembre 2011, Bell & Ross/OHMI (C‑426/10 P, EU:C:2011:612, point 43 et jurisprudence citée).

( 24 ) Points 25 à 27 de l’ordonnance attaquée.

( 25 ) Point 19 de l’ordonnance attaquée.

( 26 ) Point 21 de l’ordonnance attaquée.

( 27 ) Arrêt du 15 décembre 1994, Bayer/Commission (C‑195/91 P, EU:C:1994:412, point 32).

( 28 ) Ordonnance de la Cour du 30 septembre 2014, Faktor B. i W. Gęsina/Commission (C‑138/14 P, non publiée, EU:C:2014:2256).

( 29 ) Ordonnance de la Cour du 30 septembre 2014, Faktor B. i W. Gęsina/Commission (C‑138/14 P, non publiée, EU:C:2014:2256, points 19 et 20).

( 30 ) Ordonnance de la Cour du 30 septembre 2014, Faktor B. i W. Gęsina/Commission (C‑138/14 P, non publiée, EU:C:2014:2256, points 10 et 11).

( 31 ) Voir article 74 du règlement de procédure du Tribunal et décision du Tribunal du 14 septembre 2011 relative au dépôt et à la signification d’actes de procédure par la voie de l’application e-Curia (JO 2011, C 289, p. 9). Depuis le 1er décembre 2018, l’utilisation d’e-Curia est obligatoire dans le cadre des procédures devant le Tribunal.

( 32 ) Voir, en particulier, points 79 à 81 des dispositions pratiques du Tribunal et points 42 à 43 des instructions pratiques de la Cour.

( 33 ) Pour les actes transmis uniquement par voie postale, la Cour conseille d’utiliser le courrier exprès ou le courrier recommandé. Un tel conseil n’est pas formulé pour les parties qui souhaitent utiliser la télécopie ou le courrier électronique conformément à l’article 73, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal.

( 34 ) Il ressort de l’annexe de la directive 97/67/CE du Parlement européen et du Conseil, du 15 décembre 1997, concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la Communauté et l’amélioration de la qualité du service (JO 1998, L 15, p. 14) que 97 % du courrier transfrontière devraient être remis dans les cinq jours ouvrables suivant le dépôt.

( 35 ) Voir point 27 de l’ordonnance attaquée.

( 36 ) Voir, dans le même sens, ordonnances du 7 mai 1998, Irlande/Commission (C‑239/97, EU:C:1998:213, point 9), et du 18 janvier 2005, Zuazaga Meabe/OHMI (C‑325/03 P, EU:C:2005:28, point 26).

( 37 ) Voir, en ce sens, arrêts du 14 janvier 2015, Abdulrahim/Conseil et Commission (T‑127/09 RENV, EU:T:2015:4, point 47), et du 21 juin 2017, City Train/EUIPO (CityTrain) (T‑699/15, non publié, EU:T:2017:409, point 15).

( 38 ) Lorsque e-Curia est utilisé, l’expéditeur reçoit instantanément un avis de réception dans le cas où les actes ont été dûment transmis au juge de l’Union.

( 39 ) Voir, notamment, arrêts du 15 décembre 1994, Bayer/Commission (C‑195/91 P, EU:C:1994:412, point 32), et du 22 septembre 2011, Bell & Ross/OHMI (C‑426/10 P, EU:C:2011:612, point 48). Voir, également, ordonnance du 8 novembre 2007, Belgique/Commission (C‑242/07 P, EU:C:2007:672, point 17).

( 40 ) Pour un point de vue différent, voir arrêt du 14 janvier 2015, Abdulrahim/Conseil et Commission (T‑127/09 RENV, EU:T:2015:4, point 50).

( 41 ) Voir, également, arrêt du 14 janvier 2015, Abdulrahim/Conseil et Commission (T‑127/09 RENV, EU:T:2015:4, point 52).

( 42 ) Voir, parmi de nombreux autres, arrêt du 26 janvier 2017, Zucchetti Rubinetteria/Commission (C‑618/13 P, EU:C:2017:48, point 49 et jurisprudence citée).

( 43 ) Point 26 de l’ordonnance attaquée.

( 44 ) Voir, notamment, arrêt du 25 juillet 2018, Commission/Espagne e.a. (C‑128/16 P, EU:C:2018:591, point 31 et jurisprudence citée).

( 45 ) Voir, par exemple, arrêt du 6 septembre 2018, Klein/Commission (C‑346/17 P, EU:C:2018:679, points 124 à 126 et jurisprudence citée).

( 46 ) Voir, notamment, arrêt du 20 septembre 2018, Agria Polska e.a./Commission (C‑373/17 P, EU:C:2018:756, point 33 et jurisprudence citée).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-660/17
Date de la décision : 24/01/2019
Type d'affaire : Pourvoi - non fondé, Demande de mesures d'instruction - non fondée
Type de recours : Recours en annulation

Analyses

Pourvoi – Recours en annulation – Envoi de la requête par télécopieur – Dépôt hors délai de l’original de la requête au greffe du Tribunal – Retard dans l’acheminement du courrier – Notion de “force majeure ou de cas fortuit”.

Concurrence


Parties
Demandeurs : RF
Défendeurs : Commission européenne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Wahl

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2019:67

Source

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