CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. EVGENI TANCHEV
présentées le 19 décembre 2018 ( 1 )
Affaire C‑159/18
André Moens
contre
Ryanair Ltd
[demande de décision préjudicielle formée par le juge de paix du troisième canton de Charleroi (Belgique)]
« Renvoi préjudiciel – Transports aériens – Règlement (CE) no 261/2004 – Indemnisation des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol – Droit à indemnisation – Exonération – Notion de “circonstances extraordinaires” – Fermeture d’une piste de décollage due à un déversement d’essence »
1. Par le présent renvoi préjudiciel, le juge de paix du troisième canton de Charleroi (Belgique) adresse à la Cour une nouvelle demande de clarification de la notion de « circonstances extraordinaires » au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement (CE) no 261/2004 ( 2 ), concernant en l’espèce un déversement d’essence sur une piste de décollage ayant entraîné la fermeture de cette dernière. J’ai examiné cette notion de manière assez détaillée dans mes conclusions récentes dans l’affaire
Germanwings (C‑501/17, EU:C:2018:945, points 26 à 87). Comme les questions soulevées dans la présente affaire sont dans le prolongement de celles examinées dans l’affaire Germanwings, dans le souci d’éviter des répétitions inutiles, je m’appuierai sur l’analyse présentée dans ces conclusions et me contenterai d’examiner les questions spécifiques à la présente affaire.
I. Le cadre juridique
2. Pour les mêmes raisons, je renvoie aux dispositions pertinentes du règlement no 261/2004 citées aux points 4 à 7 des conclusions dans l’affaire Germanwings (qui sont les mêmes qu’en l’espèce).
II. Les faits à l’origine du litige au principal et les questions préjudicielles
3. M. André Moens avait réservé, auprès de Ryanair Ltd, un vol de Venise (Trévise, Italie) à Charleroi fixé le 21 décembre 2015. L’avion devait décoller à 17 heures et atterrir à 18 heures 40. Il est arrivée à Charleroi avec quatre heures et vingt-trois minutes de retard. C’est pourquoi, la société Claim It, dûment mandatée par M. Moens, a adressé une demande de paiement d’indemnité de 250 euros due en application du règlement no 261/2004. Ensuite, le conseil de M. Moens a envoyé une mise en demeure
de payer à Ryanair. La société a refusé d’indemniser M. Moens, considérant qu’elle pouvait se prévaloir de « circonstances extraordinaires ». La circonstance en cause en l’espèce, le déversement d’essence sur la piste de décollage, a entraîné la fermeture de cette piste pendant plus de deux heures, qui a causé à son tour le retard du vol de M. Moens.
4. La juridiction de renvoi a des doutes quant à la qualification de la circonstance en cause en l’espèce en tant que « circonstance extraordinaire », c’est pourquoi elle a décidé de saisir la Cour des questions préjudicielles suivantes :
« 1) Si la circonstance en cause dans l’actuel litige, soit le déversement d’essence sur une piste de décollage ayant entraîné la fermeture de cette piste [ci-après l’“évènement en cause”], relève de la notion d’“évènement”, au sens du point 22 de l’arrêt du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann (C‑549/07, EU:C:2008:771), ou de celle de “circonstance extraordinaire”, au sens du considérant 14 [du règlement no 261/2004], telle qu’interprétée par l’arrêt du 31 janvier 2013, McDonagh (C‑12/11,
EU:C:2013:43), ou si ces deux notions se confondent ;
2) si l’article 5, paragraphe 3, du [règlement no 261/2004], doit être interprété en ce sens [que l’évènement en cause] doit être considéré comme un évènement inhérent à l’exercice normal de l’activité de transporteur aérien et, par voie de conséquence, ne saurait être qualifié de “circonstance extraordinaire” pouvant exonérer le transporteur aérien de son obligation d’indemnisation des passagers en cas de retard important d’un vol opéré par cet avion ;
3) si [l’évènement en cause] doit être considéré comme constituant une “circonstance extraordinaire”, faut-il en déduire qu’il s’agit pour le transporteur aérien d’une “circonstance extraordinaire” qui n’aurait pas pu être évitée même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises ? »
III. Analyse
A. Première question
1. Résumé succinct des observations des parties
5. M. Moens soutient que le déversement d’essence sur une piste de décollage qui a causé la fermeture de celle-ci doit être qualifié d’« évènement » ; un évènement constituerait une circonstance exceptionnelle s’il remplit deux conditions cumulatives définies par la jurisprudence de la Cour. Ryanair considère que le considérant 14 du règlement no 261/2004 ne saurait être considéré comme définissant un critère légal supplémentaire imposant qu’une circonstance doive en outre être qualifiée
d’« évènement » au sens de ce considérant.
2. Appréciation
6. Par cette question, la juridiction de renvoi cherche à savoir si le déversement d’essence sur une piste de décollage ayant entraîné la fermeture de celle-ci constitue : a) un « évènement » (susceptible de produire une « circonstance extraordinaire ») ou b) une « circonstance extraordinaire » ou c) les deux en même temps (si ces notions se confondent).
7. Dans l’arrêt du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann (C‑549/07, EU:C:2008:771, point 22), la Cour a jugé qu’« [i]l ressort [du considérant 14] du règlement no 261/2004 que le législateur [de l’Union] a entendu non pas que ces évènements, dont la liste n’est d’ailleurs qu’indicative, constituent eux-mêmes des circonstances extraordinaires, mais seulement qu’ils sont susceptibles de produire de telles circonstances. Il en résulte que toutes les circonstances entourant de tels évènements ne sont pas
nécessairement des causes d’exonération de l’obligation d’indemnisation prévue à l’article 5, paragraphe 1, sous c), de ce règlement » (mise en italique par mes soins), requérant par conséquent une appréciation au cas par cas.
8. Au point 23 de cet arrêt, la Cour a qualifié de « circonstances extraordinaires » seulement des circonstances qui « se rapportent à un évènement qui, à l’instar de ceux énumérés au [considérant 14 du règlement no 267/2004], n’est pas inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné et échappe à la maîtrise effective de celui‑ci du fait de sa nature ou de son origine » (mise en italique par mes soins).
9. Il ressort de la décision de renvoi, et il est constant devant la Cour, que c’est le déversement d’essence sur la piste de décollage qui a entraîné la fermeture de celle-ci pendant plus de deux heures. Cette fermeture a conduit les autorités de l’aéroport à prendre des décisions visant à reprogrammer le décollage des avions et à attribuer à ces derniers de nouveaux créneaux horaires. Cette reprogrammation a causé à son tour le retard du vol de M. Moens.
10. Sur le fondement de la jurisprudence de la Cour citée ci-dessus, les notions d’« évènement » et de « circonstances extraordinaires » sont étroitement liées mais ne doivent pas être confondues.
11. Ainsi que le fait remarquer la Commission européenne, il est évident qu’il ne peut pas y avoir de circonstance extraordinaire sans la survenance d’un évènement qui la déclenche. Cependant, l’inverse n’est pas toujours vrai. En effet, la fermeture d’une piste de décollage ne produira pas nécessairement une « circonstance extraordinaire » : par exemple, si l’aéroport dispose d’autres pistes susceptibles d’être utilisées pour pallier à cette fermeture. Il appartiendra à la juridiction de renvoi de
vérifier ce point dans le cadre de son examen des faits de l’affaire.
12. Cette lecture est confirmée implicitement par l’arrêt du 4 mai 2017, Pešková et Peška (C‑315/15, EU:C:2017:342, point 17), dans lequel la Cour a répondu à une question quasiment identique. La première question posée dans la présente affaire et les questions posées dans l’affaire Pešková et Peška, mais aussi dans l’affaire van der Lans ( 3 ), montrent que les juridictions nationales butent sur le libellé de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, ainsi que du considérant 14 de ce
règlement. C’est pourquoi, contrairement au gouvernement allemand, je considère que la première question n’est pas purement hypothétique et requiert une réponse claire de la Cour.
13. Jusqu’à présent, la Cour a répondu seulement implicitement à cette question, lorsqu’elle a considéré que « peuvent être qualifiés de circonstances extraordinaires, au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, les évènements qui, par leur nature ou leur origine, ne sont pas inhérents à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné et échappent à la maîtrise effective de celui-ci » (point 22 de l’arrêt Pešková et Peška, mise en italique par mes soins).
14. À l’inverse, « ne constitue pas une circonstance extraordinaire [un évènement comme] la défaillance prématurée de certaines pièces d’un aéronef, une telle panne demeurant intrinsèquement liée au système de fonctionnement de l’appareil. Cet évènement inopiné n’échappe, en effet, pas à la maîtrise effective du transporteur aérien, dès lors qu’il lui incombe d’assurer l’entretien et le bon fonctionnement des aéronefs qu’il exploite aux fins de ses activités économiques » (point 23 de l’arrêt
Pešková et Peška, mise en italique par mes soins).
15. La Cour a conclu que « l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, lu à la lumière du considérant 14 de celui-ci, doit être interprété en ce sens que la collision entre un aéronef et un volatile relève de la notion de “circonstances extraordinaires” au sens de cette disposition » (point 26 de l’arrêt Pešková et Peška).
16. Lorsque l’on applique la jurisprudence de la Cour citée ci-dessus à la présente affaire, il en découle que l’évènement consistant en un déversement d’essence sur une piste de décollage ayant entraîné la fermeture de celle-ci ne constitue pas, en soi, une « circonstance extraordinaire » au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004. Partant, afin de pouvoir qualifier cet évènement de « circonstance extraordinaire », la juridiction de renvoi doit examiner l’ensemble des faits de
l’affaire dont elle a à juger.
B. Les deuxième et troisième questions
1. Résumé succinct des observations des parties
17. Concernant la deuxième question, toutes les parties (sauf M. Moens) conviennent que le déversement d’essence sur une piste de décollage qui a causé la fermeture de celle-ci et un retard important d’un vol, constitue une « circonstance extraordinaire ». Toutefois, la motivation de cette conclusion varie selon les parties.
18. Ryanair considère que la condition requérant un évènement qui n’est pas inhérent à l’exercice normal de l’activité de transporteur aérien n’est ni opportune ni nécessaire : elle n’apparaît pas dans le règlement no 261/2004 et crée une situation d’incertitude. Ryanair mentionne les problèmes qu’ont les juridictions nationales pour qualifier des évènements comme des coups de foudre ou des impacts d’oiseaux. Selon elle, la Cour devrait abandonner ce critère subjectif et incertain et se contenter du
critère « des circonstances qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises ». Le gouvernement allemand et la Commission font valoir en substance qu’en l’espèce la circonstance pertinente serait non pas le déversement d’essence sur la piste de décollage mais la décision ultérieure des autorités de l’aéroport de fermer cette piste. Le gouvernement polonais estime que le retard a été causé par deux circonstances étroitement liées constituant toutes
deux des « circonstances extraordinaires » : un disfonctionnement d’un avion autre que l’avion de Ryanair effectuant le vol en cause et une décision du contrôle du trafic aérien de fermer la piste de décollage. En revanche, M. Moens estime que le déversement d’essence sur une piste de décollage est, par nature, inhérent à l’exercice normal de l’activité de transporteur aérien : il s’agit d’un évènement normal dans l’aviation, puisque les avions sont équipés de valves qui sont conçues pour éviter
une pression excessive de l’essence qui se trouve dans les réservoirs. De surcroît, un tel déversement n’échapperait pas au contrôle du transporteur aérien dans la mesure où il serait souvent dû à un problème technique résultant d’une maintenance insuffisante, d’une défaillance prématurée de ces valves ou d’une erreur de manutention. M. Moens ajoute que, selon toute vraisemblance, un autre avion appartenant à Ryanair serait à l’origine du déversement d’essence en cause, ce qui confirmerait que
le transporteur aérien pouvait maîtriser la situation.
19. Concernant la troisième question, M. Moens, ainsi que les gouvernements allemand et polonais, soutiennent en substance que la notion de « circonstance extraordinaire » implique que l’évènement en cause soit imprévu. Les gouvernements allemand et polonais, ainsi que la Commission, ne voient pas quelles mesures Ryanair aurait pu prendre pour éviter le retard. Selon Ryanair, étant donné la réponse à la deuxième question, il suffirait d’apprécier si le transporteur aérien aurait pu éviter les
circonstances en prenant toutes les mesures raisonnables, or cela relèverait d’une appréciation des faits qui appartient à la juridiction de renvoi.
2. Appréciation
20. Par les deuxième et troisième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi cherche à savoir si un évènement consistant en un déversement d’essence sur une piste de décollage ayant entraîné la fermeture de celle-ci doit être qualifié de « circonstance extraordinaire » susceptible d’exonérer le transporteur aérien de son obligation d’indemniser les passagers en cas de retard important d’un vol assuré par ce transporteur.
21. Ainsi que je l’ai expliqué dans mes conclusions dans l’affaire Germanwings (C‑501/17, EU:C:2018:945, point 48), la jurisprudence de la Cour relative aux circonstances extraordinaires en application de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 a établi un critère en deux branches : i) le problème doit être attribuable à un évènement – tel que ceux énoncés au considérant 14 dudit règlement – qui n’est pas inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné
(première branche) ; et ii) par sa nature ou son origine, l’évènement doit échapper à la maîtrise du transporteur aérien (seconde branche). Il convient de relever que ces deux branches (conditions) doivent être examinées au cas par cas et sont cumulatives. Je les examinerai successivement ci-dessous.
a) Caractère inhérent
22. Tout d’abord, quel évènement causal convient-il de prendre en considération dans ce contexte : le déversement d’essence ou la décision de fermer la piste de décollage voire les deux ?
23. Je considère (à l’instar du gouvernement allemand et de la Commission) que la circonstance pertinente en l’espèce n’est pas le déversement d’essence sur la piste mais la décision ultérieure des autorités de l’aéroport de fermer cette piste, et il importe peu de déterminer le motif de cette décision dans la mesure où la fermeture n’était pas prévisible, prévue ou annoncée à l’avance.
24. Comme les conditions météorologiques, qui peuvent empêcher d’effectuer un vol prévu, les décisions des autorités d’un aéroport sont également susceptibles d’influencer de « manière externe » (c’est-à-dire de l’extérieur) d’effectuer un vol prévu.
25. Ainsi que l’a fait remarquer le gouvernement allemand, de telles décisions ne font pas partie des activités du transporteur aérien concerné dans le cadre de l’exécution de transports aériens ; elles relèvent des activités et de la compétence des autorités d’un aéroport, qu’il convient de distinguer de celles du transporteur aérien concerné.
26. Il n’est pas nécessaire de connaître les raisons qui ont conduit les autorités de l’aéroport à fermer une piste de décollage, dans la mesure où c’est seulement cette décision-même qui affecte l’exécution prévue du vol en cause, alors que le transporteur aérien n’a aucune influence sur cette décision. Si la décision entraîne des retards et des annulations, c’est elle qui constitue une « circonstance extraordinaire » au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004. Certes, sur la
base du considérant 15 de ce règlement, il serait également possible de soutenir que les motifs de la décision des autorités de l’aéroport importent peu. Ce considérant évoque expressément à titre de « circonstance extraordinaire » une « décision relative à la gestion du trafic aérien » concernant un avion précis qui génère un retard important ou l’annulation d’un ou de plusieurs vols de cet avion.
27. En effet, la Cour a considéré que les circonstances suivantes ne constituent pas des évènements inhérents à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné : la fermeture (d’une partie) de l’espace aérien à cause de l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajökull, cet évènement externe échappant au contrôle du transporteur aérien (arrêt du 31 janvier 2013, McDonagh, C‑12/11, EU:C:2013:43) ; une collision entre un aéronef et un volatile, ainsi que l’éventuel endommagement provoqué
par cette collision, faute d’être intrinsèquement liés au système de fonctionnement de l’appareil, ne sont pas, par leur nature ou leur origine, inhérents à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné et échappent à sa maîtrise effective (arrêt du 4 mai 2017, Pešková et Peška, C‑315/15, EU:C:2017:342) ; un vice caché de fabrication affectant la sécurité des vols ou dommages causés aux aéronefs par des actes de sabotage ou de terrorisme (arrêt du 22 décembre 2008,
Wallentin-Hermann, C‑549/07, EU:C:2008:771) ; et, dans mes conclusions dans l’affaire Germanwings (C‑501/17, EU:C:2018:945), j’ai estimé que l’endommagement du pneu d’un avion par une vis se trouvant sur la piste de décollage ou d’atterrissage empruntée par le vol en cause relève de la notion de « circonstance extraordinaire ».
28. Si l’on applique la jurisprudence citée ci-dessus à la présente affaire, il est évident que la fermeture d’une piste de décollage qui n’était ni prévue ni annoncée constitue une « circonstance extraordinaire » au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, dans la mesure où elle est « extrinsèque » au transporteur aérien concerné, elle n’est liée ni à la maintenance ni au bon fonctionnement de l’avion de celui-ci.
29. De surcroît, à l’instar du gouvernement allemand, je considère que, à supposer même qu’il faille prendre en compte la cause de la fermeture (ce qui n’est pas le cas), cela n’empêcherait pas de conclure à l’existence d’une « circonstance extraordinaire » en l’espèce. Il en est ainsi parce que, d’après ce qu’il ressort de la décision de renvoi, le déversement d’essence en cause est attribuable à un autre transporteur aérien que celui en cause en l’espèce et ne relève donc par de la responsabilité
de ce dernier (de la même manière que la décision de fermer la piste de décollage) et il ne ressort pas non plus de la décision de renvoi qu’il aurait été de la responsabilité du transporteur aérien de nettoyer cette piste ( 4 ).
30. L’analyse présentée ci-dessus est également soutenue par la Commission dans sa proposition COM(2013) 130 final de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement no 261/2004 ( 5 ) qui prévoit maintenant expressément une clarification à cet égard : la fermeture imprévue d’un aéroport doit être considérée comme une « circonstance extraordinaire» ( 6 ).
31. Enfin, je signalerai que la jurisprudence allemande à ce sujet est particulièrement riche et semble aller dans le sens que je propose ( 7 ).
b) Contrôle
32. Dans l’arrêt du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann (C‑549/07, EU:C:2008:771, points 39 à 41), la Cour a jugé que « le législateur [de l’Union] a entendu conférer un caractère exonératoire de l’obligation d’indemniser les passagers en cas d’annulation d’un vol non pas à toutes les circonstances extraordinaires, mais seulement à celles qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises ». Partant, « toutes les circonstances extraordinaires n’étant pas
exonératoires, il incombe à celui qui entend s’en prévaloir d’établir, en outre, qu’elles n’auraient pas pu, en tout état de cause, être évitées par des mesures adaptées à la situation, c’est‑à‑dire par celles qui, au moment où ces circonstances extraordinaires surviennent, répondent notamment à des conditions techniquement et économiquement supportables pour le transporteur aérien concerné ». Celui-ci doit établir que, « même en mettant en œuvre tous les moyens en personnel ou en matériel et
les moyens financiers dont il disposait, il n’aurait manifestement pas pu, sauf à consentir des sacrifices insupportables au regard des capacités de son entreprise au moment pertinent, éviter que les circonstances extraordinaires auxquelles il était confronté conduisent à l’annulation du vol ».
33. La Cour a jugé que « l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 ne saurait être interprété comme imposant, au titre des mesures raisonnables, de planifier, de manière générale et indifférenciée, une réserve de temps minimale applicable indistinctement à tous les transporteurs aériens dans toutes les situations de survenance de circonstances extraordinaires » (arrêt du 12 mai 2011, Eglītis et Ratnieks, C‑294/10, EU:C:2011:303, point 31).
34. De surcroît, « [i]l appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si, dans les circonstances de l’affaire au principal, le transporteur aérien concerné a pris les mesures adaptées à la situation, c’est-à-dire celles qui, au moment où seraient survenues les circonstances extraordinaires dont il établirait l’existence, répondaient, notamment, à des conditions techniquement et économiquement supportables pour ledit transporteur » (arrêt du 22 décembre 2008, Wallentin‑Hermann, C‑549/07,
EU:C:2008:771, point 42).
35. Je conviens avec le gouvernement allemand qu’il ne ressort pas de la décision de renvoi que le transporteur aérien concerné ait disposé à l’avance d’informations ou d’indications, concernant la fermeture de la piste, lui permettant de prendre des mesures préventives. D’ailleurs, même s’il avait disposé de telles informations, il convient de se demander quelles mesures il aurait bien pu prendre afin d’éviter la circonstance extraordinaire. En l’espèce, le transporteur aérien ne pouvait absolument
rien faire et était obligé de suivre les instructions des autorités de l’aéroport. Il ressort du dossier dont dispose la Cour que le transporteur aérien ne disposait pas lui-même du pouvoir nécessaire pour prendre des mesures correctives de son propre chef et ce, ni à titre préventif (par exemple en décollant plus tôt, avant la fermeture de la piste) ni a posteriori, une fois prise la décision de fermer la piste. Il n’était pas non plus obligé et il lui était impossible de faire quoi que ce soit
pour obtenir un nouveau créneau horaire le plus tôt possible dans une situation où les autorités de l’aéroport replanifiaient les décollages.
36. En effet, dans une telle situation, le transporteur aérien n’obtient pas immédiatement des informations sur le cours des évènements, ne prend pas part à la décision relative à la fermeture de la piste de décollage, ne peut pas chercher de son propre chef des solutions de remplacement et est tenu de suivre les instructions du contrôle du trafic aérien.
37. Ainsi que l’a fait remarquer le gouvernement polonais, s’agissant de la décision de fermeture de la piste de décollage, le droit de l’Union exige lui-même cette fermeture pendant la durée du nettoyage ( 8 ), alors que le transporteur aérien n’a aucune influence sur cette décision (ou sur la vitesse du nettoyage).
38. Il convient d’observer à cet égard que, lors de l’appréciation des mesures raisonnables que doit prendre le transporteur aérien, « seules doivent être prises en considération les mesures pouvant effectivement lui incomber, à l’exclusion de celles relevant de la compétence de tiers, tels que, notamment, les gestionnaires d’aéroport ou les contrôleurs aériens compétents » (arrêt du 4 mai 2017, Pešková et Peška, C‑315/15, EU:C:2017:342, point 43).
39. Enfin, j’estime (à l’instar de la Commission) que la situation de la présente affaire fait écho dans une certaine mesure au considérant 15 du règlement no 261/2004 ( 9 ), qui reconnaît le caractère extraordinaire dans un cas de figure comparable : une situation dans laquelle une décision relative à la gestion du trafic aérien concernant un avion précis pour une journée précise entraîne un retard important.
40. Par conséquent, la condition prévue à l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004, requérant que les circonstances extraordinaires et leurs conséquences, comme un retard important, « n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises » est remplie en l’espèce. Dans la mesure où le transporteur aérien ne pouvait ni prévoir la fermeture temporaire de la piste de décollage à la suite d’un déversement d’essence sur celle-ci ni raccourcir la durée de
cette fermeture ni recourir à des solutions alternatives, la décision des autorités de l’aéroport échappait à la maîtrise dudit transporteur et n’aurait pas pu être évitée.
IV. Conclusion
41. C’est pourquoi je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le juge de paix du troisième canton de Charleroi (Belgique) :
1) L’évènement consistant en un déversement d’essence sur une piste de décollage ayant entraîné la fermeture de celle-ci ne constitue pas, en soi, une « circonstance extraordinaire » au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement (CE) no 261/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 11 février 2004, établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le
règlement (CEE) no 295/91. Afin de pouvoir qualifier cet évènement de « circonstance extraordinaire », la juridiction de renvoi doit examiner l’ensemble des faits de l’affaire dont elle a à juger.
2) L’article 5, paragraphe 3, du règlement no 261/2004 doit être interprété en ce sens que le déversement d’essence sur une piste de décollage ayant entraîné la fermeture de cette piste pendant plus de deux heures et provoquant ainsi le retard du vol en cause relève de la notion de « circonstances extraordinaires » au sens de cette disposition. Cet évènement n’est pas inhérent à l’exercice normal de l’activité du transporteur aérien concerné et échappe à la maîtrise effective de celui-ci.
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( 1 ) Langue originale : l’anglais.
( 2 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) no 295/91 (JO 2004, L 46, p. 1).
( 3 ) Voir les questions posées dans l’arrêt du 17 septembre 2015, van der Lans (C‑257/14, EU:C:2015:618), point 18. La Cour a répondu implicitement à ces questions d’une manière similaire à sa motivation dans l’arrêt du 4 mai 2017, Pešková et Peška (C‑315/15, EU:C:2017:342) qui est examinée ci-dessous.
( 4 ) En effet, par exemple, aux Pays-Bas, les juridictions ont considéré qu’une défaillance technique comme une fuite de kérosène devait être considérée comme un problème de sécurité et qualifiée de « circonstance extraordinaire ». Voir requérants c. KLM Royal Dutch Airlines, rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays-Bas), 9 mai 2007, 791233 CV Expl 06-19812 ; NAS a.O. c. Transavia, rechtbank Utrecht (tribunal d’Utrecht, Pays-Bas), 27 juin 2007, LJN BE9027 ; rechtbank Haarlem (tribunal de
Haarlem, Pays-Bas), 29 octobre 2009, LJN BG 2720 ; rechtbank Haarlem (tribunal de Haarlem, Pays-Bas), 3 octobre 2007, LJN AZ5828.
( 5 ) Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (CE) no 261/2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, ainsi que le règlement (CE) no 2027/97 relatif à la responsabilité des transporteurs aériens en ce qui concerne le transport aérien de passagers et de leurs bagages.
( 6 ) La doctrine a également considéré que, en vertu de l’arrêt du 22 décembre 2008, Wallentin-Hermann (C‑549/07, EU:C:2008:771), l’on pouvait également qualifier de « circonstance extraordinaire » la fermeture temporaire ou des restrictions d’exploitation d’un aéroport (Voir Bartlik, M., « Der “außergewöhnliche Umstand” nach dem Urteil des Europäischen Gerichtshofs in der Rechtssache Wallentin-He[r]mann gegen Alitalia », RRa, 2009, p. 278 ; Balfour, J., « The “Extraordinary Circumstances” Defence
in EC Regulation 261/2004 after Wallentin-Hermann v Alitalia », Zeitschrift für Luft- und Weltraumrecht, 58, 2009, p. 224 et 230).
( 7 ) Voir jugement de l’Amtsgericht Erding (tribunal de district d’Erding, Allemagne) du 18 avril 2011, affaire 2 C 1053/11. Voir aussi, autres jugements pertinents : Amtsgericht Wedding (tribunal de district de Wedding, Allemagne) du 28 octobre 2010, affaire 2 C 115/10, Amtsgericht Geldern (tribunal de district de Geldern, Allemagne) du 3 août 2011, affaire 4 C 242/09, Amtsgericht Königs Wusterhausen (tribunal de district de Königs Wusterhausen, Allemagne) du 8 juin 2011, affaire 9 C 113/11,
Amtsgericht Frankfurt am Main (tribunal de district de Francfort-sur-le-Main, Allemagne) du 30 janvier 2014, affaire 32 C 3328/13, Amtsgericht Frankfurt am Main (tribunal de district de Francfort-sur-le-Main, Allemagne) du 1er août 2014, affaire 30 C 2922/13.
( 8 ) Voir annexe IV, sous ADR.OPS.C.010 « Chaussée, autres surfaces de terrain et évacuations », sous a) et b), du règlement (UE) no 139/2014 de la Commission, du 12 février 2014, établissant des exigences et des procédures administratives relatives aux aérodromes conformément au règlement (CE) no 216/2008 du Parlement européen et du Conseil (JO 2014, L 44, p. 1).
( 9 ) Voir également point 26 des présentes conclusions.