CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA
présentées le 28 novembre 2018 ( 1 )
Affaire C‑567/17
UAB « Bene Factum »
avec l’intervention de :
Valstybinė mokesčių inspekcija prie Lietuvos Respublikos finansų ministerijos
[demande de décision préjudicielle formée par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême, Lituanie)]
« Renvoi préjudiciel – Droits d’accise – Alcool partiellement dénaturé – Exonérations – Produits non destinés à la consommation humaine – Destination formelle des produits – Consommation réelle – Pouvoir de l’État de réception de retirer l’exonération reconnue dans un autre État membre – Risque sérieux de fraude, d’évasion ou d’abus – Procédure de retrait de l’exonération »
1. Certains produits cosmétiques et d’hygiène buccale fabriqués en Pologne avec de l’alcool partiellement dénaturé sont exonérés, dans ce pays, de l’accise harmonisée prévue par la directive 92/83/CEE ( 2 ). La juridiction de renvoi demande, en substance, si cette exonération est maintenue lorsque ces produits, transportés en Lituanie en vue de leur vente, sont consommés par certaines personnes dans ce pays en tant que boisson alcoolique.
I. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
1. La directive 92/83
2. Conformément à l’article 27 de la directive 92/83 :
« 1. Les États membres exonèrent les produits couverts par la présente directive de l’accise harmonisée dans les conditions qu’ils fixent en vue d’assurer l’application correcte et directe de ces exonérations et d’éviter toute fraude, évasion ou abus, lorsqu’ils sont :
[…]
b) à la fois dénaturés conformément aux prescriptions d’un État membre et utilisés pour la fabrication de produits qui ne sont pas destinés à la consommation humaine ;
[…]
5. Si un État membre estime qu’un produit qui a fait l’objet d’une exonération en vertu du paragraphe 1, points a) ou b), est à l’origine d’une fraude, d’une évasion ou d’un abus, il peut refuser d’accorder l’exonération ou retirer l’exonération déjà accordée. L’État membre en informe immédiatement la Commission. La Commission transmet cette information aux autres États membres dans un délai d’un mois à compter de la réception. Une décision finale est prise conformément à la procédure définie à
l’article 24 de la directive 92/12/CEE. Les États membres ne sont pas tenus de donner un effet rétroactif à ladite décision.
[…] »
2. La directive 2008/118/CE
3. Aux termes de l’article 2 de la directive 2008/118/CE ( 3 ) :
« Les produits soumis à accise sont soumis aux droits d’accise au moment :
a) de leur production, y compris, le cas échéant, de leur extraction, sur le territoire de la Communauté ;
b) de leur importation sur le territoire de la Communauté. »
4. L’article 7 de la directive 2008/118 prévoit :
« 1. Les droits d’accise deviennent exigibles au moment de la mise à la consommation et dans l’État membre où celle-ci s’effectue.
2. Aux fins de la présente directive, on entend par “mise à la consommation” :
a) la sortie, y compris la sortie irrégulière, de produits soumis à accise, d’un régime de suspension de droits ;
b) la détention de produits soumis à accise en dehors d’un régime de suspension de droits pour lesquels le droit d’accise n’a pas été prélevé conformément aux dispositions communautaires et à la législation nationale applicables ;
c) la production, y compris la sortie irrégulière, de produits soumis à accise en dehors d’un régime de suspension de droits ;
d) l’importation, y compris l’importation irrégulière, de produits soumis à accise, sauf si les produits soumis à accise sont placés, immédiatement après leur importation, sous un régime de suspension de droits.
[…] »
5. L’article 33, paragraphe 1, de la directive 2008/118 dispose :
« […] dans les cas où des produits soumis à accise ayant déjà été mis à la consommation dans un État membre sont détenus à des fins commerciales dans un autre État membre pour y être livrés ou y être utilisés, ils sont soumis aux droits d’accise, et les droits d’accise deviennent exigibles dans cet autre État membre.
Aux fins du présent article, on entend par “détention à des fins commerciales” la détention de produits soumis à accise par une personne autre qu’un particulier ou par un particulier autrement que pour ses besoins propres et transportés par lui-même […] »
B. Le droit lituanien
1. La loi de la République de Lituanie sur les droits d’accise
6. L’article 27, paragraphe 1, point 1, de la Lietuvos Respublikos akcizų įstatymas (loi de la République de Lituanie sur les droits d’accise) ( 4 ) prévoit l’exonération de « l’alcool éthylique reconnu comme de l’alcool éthylique dénaturé, non soumis à l’accise ».
7. Conformément à l’article 28, paragraphe 1, de la loi de la République de Lituanie sur les droits d’accise, « n’est pas soumis à l’accise l’alcool éthylique dénaturé conformément aux prescriptions de l’État membre concerné et utilisé pour la fabrication de produits non alimentaires, qui n’est pas soumis à l’accise en vertu de l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive [92/83] ».
2. Les règles d’application lituaniennes de la directive 92/83
8. Le point 3.3 des Tarybos direktyvos 92/83/EEB dėl akcizų už alkoholį ir alkoholinius gėrimus struktūrų suderinimo 27 straipsnio 1 dalies b punkto taikymo Lietuvos Respublikoje taisyklės (règles d’application de l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83/CEE du Conseil concernant l’harmonisation des structures des droits d’accises sur l’alcool et les boissons alcoolisées en République de Lituanie) ( 5 ) énonce :
« L’alcool éthylique dénaturé importé d’un autre État membre de l’Union européenne n’est pas soumis à l’accise uniquement s’il […] est contenu dans des produits non alimentaires et que, dans l’État membre duquel ces produits non alimentaires sont importés, cet alcool éthylique dénaturé peut être utilisé pour de tels produits non alimentaires sans payer d’accise. »
II. Les faits du litige et la demande de décision préjudicielle
9. Bene Factum est une société établie en Lituanie, où elle fabrique et commercialise des produits cosmétiques et d’hygiène personnelle.
10. De 2009 à 2014, elle a importé, à des fins commerciales et sous des appellations diverses, des bains de bouche et de l’alcool à usage cosmétique acquis auprès d’une société établie en Pologne, dont la production était exclusivement destinée à Bene Factum.
11. Bene Factum ne se contentait pas de commander les produits litigieux à la société polonaise ; elle contrôlait également leur processus de fabrication, décidant de la composition, de l’apparence de l’emballage et des étiquettes de ces produits, qui portaient la marque « BF cosmetics », dont Bene Factum était titulaire.
12. Lors de la mise en libre pratique de ces produits en Pologne, l’alcool éthylique qu’ils contenaient était dénaturé, conformément à la réglementation de ce pays, par l’ajout d’alcool isopropylique.
13. Bene Factum n’a pas déclaré l’introduction de ces produits en Lituanie ni payé d’accises sur l’alcool éthylique qu’ils contenaient, car cet alcool était dénaturé.
14. L’autorité fiscale lituanienne a procédé à un contrôle qui a révélé que les produits importés et fournis par Bene Factum avaient été vendus par diverses entreprises de vente en gros et au détail (notamment des sociétés exploitant des kiosques), qui les commercialisaient essentiellement en tant que boissons alcooliques.
15. L’autorité fiscale lituanienne, se fondant sur le principe de primauté du fond sur la forme, a estimé que les produits étaient destinés à la consommation humaine, en tant que boissons alcooliques, et que, dès lors, l’alcool éthylique contenu dans ces produits ne devait pas être exonéré de droits d’accises. En conséquence, elle a déclaré que Bene Factum était redevable de ces droits et elle lui a ordonné de payer l’accise.
16. Bene Factum a attaqué, sans succès, les différentes décisions de l’autorité fiscale devant la commission en matière de litiges fiscaux et devant le Vilniaus apygardos administracinis teismas (tribunal administratif régional de Vilnius, Lituanie), qui les ont confirmées.
17. Bene Factum a formé un recours contre le jugement rendu en première instance devant le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême, Lituanie). Pour cette dernière, il est notoire que, en Lituanie, certaines personnes, généralement des personnes dépendantes à l’alcool ou disposant de revenus particulièrement faibles ainsi que des sans-abris, ingèrent des produits tels que les produits litigieux afin de s’enivrer, c’est-à-dire en tant que boissons alcooliques.
18. La juridiction de renvoi tient pour acquis que Bene Factum savait que ces produits étaient consommés par un certain groupe de personnes en tant que boissons alcooliques ( 6 ). Même si cette société ne les vendait pas directement aux consommateurs finaux, l’étiquetage choisi par elle (par exemple, l’indication en pourcentage du titre alcoométrique), l’ajout d’arômes (l’utilisation d’exhausteurs de goût), le fait de ne pas dénaturer l’alcool éthylique conformément au droit lituanien et le prix bas
appliqué peuvent, entre autres, être considérés comme des éléments ayant contribué à ce que ces produits soient consommés en tant que boissons alcooliques.
19. La juridiction de renvoi en déduit que Bene Factum non seulement savait que certaines personnes utilisaient (une partie) des produits litigieux en tant que boissons alcooliques, après leur importation en Lituanie, mais avait en outre tenu compte de cette circonstance lorsqu’elle avait ordonné la fabrication de ces produits ( 7 ).
20. La juridiction de renvoi n’a aucun doute sur le fait que la destination principale (première) des produits précités est une utilisation en tant que produits cosmétiques ou d’hygiène personnelle. Il ne fait non plus aucun doute que les personnes qui ont acheté ces produits afin de s’enivrer savaient que les produits qu’elles achetaient et consommaient en tant que boissons alcooliques étaient des produits cosmétiques ou d’hygiène personnelle ( 8 ). Toutefois, poursuit la juridiction de renvoi, en
ordonnant la fabrication des produits et en les important en Lituanie, Bene Factum savait nécessairement qu’ils étaient (pouvaient être) consommés par certaines personnes afin de s’enivrer, en tant que boissons alcooliques ( 9 ).
21. Après avoir précisé que la « position de l’administration des impôts signifie qu’elle n’invoque pas, en l’espèce, l’exception prévue à l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83 », le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême) a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Convient-il d’interpréter l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la [directive 92/83] en ce sens qu’il s’applique à tous les produits non destinés à une consommation humaine conformément à l’utilisation (la consommation) principale (directe) à laquelle ils sont destinés, indépendamment du fait que certaines personnes consomment des produits cosmétiques ou d’hygiène tels que les produits en cause en l’espèce comme boissons alcooliques pour s’enivrer ?
2) Importe-t-il, aux fins de répondre à la première question, que la personne qui a importé les produits litigieux d’un État membre savait que les produits contenant de l’alcool éthylique dénaturé et fabriqués sur sa commande et distribués (vendus) en Lituanie par d’autres personnes à des consommateurs finaux étaient consommés comme boissons alcoolisées par certaines personnes, raison pour laquelle elle a fabriqué et étiqueté ces produits en tenant compte de cette circonstance dans l’objectif
d’en vendre autant que possible ? »
III. Résumé des arguments des parties
22. Pour Bene Factum, l’interprétation de l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83 et la soumission à l’accise sur l’alcool sans exonération ne peuvent pas dépendre du fait que des personnes souffrant d’exclusion sociale décident de consommer ( 10 ) des produits cosmétiques comme une boisson, dénaturant ainsi leur finalité naturelle.
23. La qualification du produit commercialisé dépend de circonstances objectives, telles que la destination déclarée par le fabricant (conformément aux informations données sur l’emballage ainsi qu’aux données figurant dans les documents commerciaux et résultant des tests en laboratoire effectués au cours de sa production), l’exonération de l’accise accordée par les autorités fiscales polonaises ainsi que les tests effectués par le laboratoire des douanes lituanien, qui aurait classé le produit sous
le chapitre 33 (« préparations cosmétiques ») de la nomenclature combinée ( 11 ).
24. La non‑reconnaissance de l’exonération se heurterait aux notions de « denrée alimentaire » et de « produit cosmétique » existant dans d’autres secteurs du droit de l’Union, qui se réfèrent à la destination des produits et non à l’utilisation pouvant leur être donnée en pratique ni à une utilisation différente de celle pour laquelle ils ont été conçus.
25. En outre, la reconnaissance de l’exonération en Pologne doit également être valable pour les autres États membres, ainsi que l’impose la vocation de l’application uniforme de la directive 92/83 dans toute l’Union.
26. Enfin, bien que l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83 permette aux États membres de s’opposer à l’exonération accordée par un autre État membre afin d’éviter toute fraude, évasion ou abus, dans la présente affaire, la procédure prévue par cette disposition n’a pas été mise en œuvre. L’autorité fiscale lituanienne a retiré l’exonération sans se soumettre au contrôle des autres États membres et de la Commission européenne, autorité compétente pour prendre une décision finale à cet
égard.
27. Le gouvernement grec analyse les deux conditions imposées par l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83. Il indique, en ce qui concerne la première (la dénaturation du produit), que, s’agissant de produits cosmétiques et d’hygiène buccale, il est approprié que la dénaturation se fasse à base de substances peu agressives, de faible toxicité, d’odeur non répulsive et ne provoquant pas de réactions allergiques ou irritatives. À cette fin, l’emploi d’alcool isopropylique a été
recommandé ( 12 ), afin de dénaturer au minimum l’alcool éthylique et de bénéficier ainsi de l’exonération. Cette condition a été respectée en l’espèce.
28. Concernant la seconde condition, relative à la destination à la consommation humaine, les gouvernements grec et tchèque s’accordent, en substance, à considérer qu’il convient d’aller au-delà de la dénomination formelle donnée au produit et qu’il faut examiner l’utilisation effective qui en est faite. La conduite de l’importateur est pertinente aux fins de déterminer si cette condition est remplie ou non. Les deux gouvernements analysent le comportement de Bene Factum et estiment qu’il n’y aurait
pas lieu d’accorder l’exonération.
29. En particulier, le gouvernement tchèque indique que, en tout état de cause, Bene Factum n’était pas en concurrence avec d’autres producteurs de produits cosmétiques, mais avec ceux de boissons alcooliques. L’exonération de l’accise obtenue ainsi par cette société serait contraire à l’objectif général visant à garantir la libre concurrence, en vertu duquel les produits de même nature doivent être taxés de la même manière.
30. Le gouvernement lituanien considère que Bene Factum ne peut pas bénéficier de l’exonération, eu égard à la destination réelle du produit cosmétique. Il admet que la reconnaissance mutuelle impose que l’exonération soit applicable dans un État membre autre que celui l’ayant reconnue, mais cela n’empêcherait pas de pouvoir constater qu’un produit qui, formellement, n’est pas destiné à la consommation humaine, l’est en réalité et qu’il s’agit d’une fraude, d’une évasion ou d’un abus.
31. Aux fins d’une telle constatation, le gouvernement lituanien s’étend sur l’analyse du comportement de Bene Factum et des éléments conduisant à affirmer que les produits litigieux introduits sur le marché lituanien étaient destinés à la consommation humaine, en tant que boisson alcoolique.
32. Pour le gouvernement portugais, l’utilisation d’alcool dénaturé dans le produit commercialisé et le fait que la destination de ce dernier soit autre que la consommation humaine sont des éléments prépondérants. L’exonération doit donc être reconnue, bien que certaines personnes ingèrent le produit comme une boisson alcoolique, car ces personnes savaient ou devaient savoir que ce qu’elles achetaient et consommaient étaient des produits cosmétiques ou d’hygiène personnelle.
33. La Commission examine les deux conditions exigées par l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83 afin de reconnaître l’exonération et se fait l’écho de l’arrêt rendu par la Cour le 7 décembre 2000 dans l’affaire Italie/Commission ( 13 ), qui a constaté le bien‑fondé de l’exonération du produit, même si « sa destination réelle ne correspond pas à la dénomination que lui a donnée l’opérateur ».
34. Toutefois, poursuit la Commission, la Cour a indiqué au point 50 de ce même arrêt que « l’exonération des produits qui sont visés par l’article 27, paragraphe 1, sous a) et b), de la directive 92/83 est le principe et son refus l’exception ». La faculté reconnue aux États membres par l’article 27, paragraphe 1, de la directive 92/83 d’arrêter les conditions « en vue d’assurer l’application correcte et directe de ces exonérations et d’éviter toute fraude, évasion ou abus » ne saurait mettre en
cause le caractère inconditionnel de l’obligation d’exonération prévue à cette disposition.
35. La Commission indique que l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83 permet à un État membre de refuser d’accorder une exonération ou de retirer une exonération déjà accordée, si elle est à l’origine de fraudes, d’évasions ou d’abus. Ces mesures sont néanmoins soumises au contrôle des autres États membres et de la Commission. Cette dernière ajoute que, en mai 2016, les autorités lituaniennes ont précisément lancé l’une des procédures prévues à la disposition précitée relativement à des
produits du même type que ceux en cause dans la présente affaire ; le comité de l’accise a toutefois décidé de ne pas soumettre ce point au vote.
36. Sur ce fondement, la Commission considère que, dans les circonstances du litige au principal, l’exonération ne peut pas être refusée si les conditions prévues à l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83 sont remplies, sauf en cas de fraude, d’évasion ou d’abus reconnus conformément à la procédure prévue à l’article 27, paragraphe 5, de ladite directive.
IV. La procédure devant la Cour
37. La demande de décision préjudicielle est parvenue au greffe de la Cour le 26 septembre 2017.
38. Bene Factum, les gouvernements lituanien, tchèque, grec et portugais ainsi que la Commission ont présenté des observations écrites. Seuls ces deux derniers ont comparu à l’audience qui s’est tenue le 19 septembre 2018.
V. Appréciation
39. Le cœur de la première question préjudicielle réside dans la signification de l’expression « produits qui ne sont pas destinés à la consommation humaine » utilisée à l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83. La juridiction de renvoi souhaite savoir si, d’un point de vue objectif et général, l’exonération de l’accise harmonisée prévue à cette disposition peut être refusée lorsqu’un produit cosmétique contenant de l’alcool dénaturé et n’étant, en principe, pas destiné à la
consommation humaine est, en pratique, ingéré en tant que boisson alcoolique.
40. La seconde question préjudicielle précise la première, ajoutant l’élément subjectif, à savoir l’intention de la société fabriquant ou commercialisant le produit, qui le présente d’une manière encourageant son utilisation en tant que boisson alcoolique.
41. Je rappellerai que, selon l’exposé des faits et les appréciations de la juridiction de renvoi :
– Bene Factum vendait ses produits en Lituanie, après avoir ordonné à une entreprise polonaise de les fabriquer conformément à ses indications, parmi lesquelles figurait l’ajout d’alcool dénaturé en application de la législation polonaise ( 14 ). La production était mise à la consommation en Pologne, où l’exonération était appliquée, puis transportée en Lituanie en vue de sa commercialisation sans paiement de l’accise ;
– les articles vendus en Lituanie étaient ingérés par certains consommateurs afin de s’enivrer à bas coût ( 15 ). Bene Factum non seulement était consciente de ce fait, mais le facilitait ( 16 ).
42. Les deux questions préjudicielles ne soulèvent néanmoins pas les problèmes inhérents à la capacité des États membres de priver d’effet les exonérations fiscales de l’accise déjà reconnues lorsqu’ils constatent l’existence d’une « fraude, d’une évasion ou d’un abus ». La juridiction de renvoi souligne expressément que l’autorité fiscale n’a pas refusé l’exonération en invoquant l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83, raison pour laquelle le juge lituanien ne demande pas
l’interprétation de cette disposition ( 17 ). Je crois toutefois que rien n’empêche la Cour d’y faire référence dans sa réponse préjudicielle ( 18 ).
A. L’alcool en tant qu’objet de l’imposition
43. Aux termes de l’article 2 de la directive 2008/118, le fait générateur de l’accise a lieu au moment de la production ou de l’importation de l’alcool. L’obligation de payer l’accise naît toutefois lors de la « mise à la consommation », moment où l’accise devient exigible, conformément à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2008/118 ( 19 ).
44. Puisque les droits d’accise sont une taxe à la consommation des produits qu’ils frappent (considérant 9 de la directive 2008/118), il est logique que l’imposition de l’alcool ait une incidence sur l’alcool destiné à être utilisé dans des boissons dérivées.
45. Par conséquent, et à l’inverse, la directive 92/83 prévoit (dans son article 27, paragraphe 1, une série d’exonérations relatives aux alcools qui ne sont pas destinés à être ingérés en tant que boisson. Parmi ces exceptions figure celle relative à l’utilisation d’alcool dénaturé.
46. L’article 27, paragraphe 1, de la directive 92/83 prévoit deux cas d’exonération :
– l’alcool totalement dénaturé [paragraphe 1, sous a)], dont l’odeur, la saveur et la couleur sont complètement modifiées. Lorsque les produits sont distribués sous la forme d’un alcool qui a été dénaturé totalement, par l’ajout de certaines substances, ces dernières doivent être celles étant permises par les prescriptions d’un État membre. Il s’agit d’une transformation radicale faisant l’objet d’une harmonisation relative, les substances approuvées par chaque État membre étant reconnues dans
l’ensemble de l’Union européenne ( 20 ) ;
– l’alcool partiellement dénaturé [paragraphe 1, sous b)]. Dans d’autres cas, pour des besoins de production, l’utilisation de l’alcool complètement dénaturé n’est pas appropriée et il convient d’utiliser des alcools dont la dénaturation est plus modérée, afin de ne concerner que leur odeur ou leur saveur ( 21 ). Dans de tels cas, il n’existe pas d’harmonisation, chaque pays réglementant les dénaturants prévus par sa législation nationale.
B. Sur l’exonération prévue à l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83
47. Cette exonération dépend du respect des conditions cumulatives suivantes :
– l’alcool a été dénaturé conformément aux prescriptions d’un État membre ;
– l’alcool (partiellement dénaturé) a été utilisé pour la fabrication d’un produit ;
– le produit ainsi fabriqué n’est pas destiné à la consommation humaine.
48. Le libellé de cette disposition indique l’existence d’éléments objectifs, ligne d’interprétation qui a été suivie par la Cour :
– la Cour a affirmé que, « [s]i […] l’alcool contenu dans un produit qui n’est pas destiné à la consommation humaine a été dénaturé selon une méthode approuvée dans un État membre, il convient d’appliquer l’exonération prévue par la même disposition, sous b)» ( 22 ) ;
– du point de vue de l’utilisation du produit, la Cour a ajouté qu’« il serait contraire à la directive 92/83 de refuser l’exonération d’un produit qui satisfait aux conditions prévues à l’article 27, paragraphe 1, sous b), de celle-ci au seul motif qu’il a été constaté que sa destination réelle ne correspond pas à la dénomination que lui a donnée l’opérateur» ( 23 ).
49. Les premier à troisième considérants de la directive 92/83 se réfèrent aux produits soumis à accises et indiquent qu’il y a lieu d’établir des définitions communes à tous ces produits. Il est souligné dans le quatrième considérant qu’« il convient de fonder lesdites définitions sur celles figurant dans la nomenclature combinée en vigueur à la date d’adoption de la présente directive ». L’article 20 de cette directive s’appuie justement sur la NC pour définir ce que l’on entend par « alcool
éthylique ».
50. Dans la droite ligne de ces orientations, il peut être utile de rappeler les critères établis par la Cour aux fins du classement approprié des produits, conformément à la NC.
51. Dans l’arrêt Sachsenmilch, la Cour a déclaré qu’« [i]l est de jurisprudence constante que, en vue de garantir la sécurité juridique et la facilité des contrôles, le critère décisif pour le classement tarifaire des marchandises doit être recherché, d’une manière générale, dans leurs caractéristiques et propriétés objectives, telles que définies par le libellé de la position de la NC et des notes de sections ou de chapitres» ( 24 ). La Cour a apprécié l’éventuelle acquisition d’« une ou plusieurs
nouvelles caractéristiques et propriétés objectives, notamment en matière de composition, de présentation et de goût », le point de savoir si ces conditions sont remplies incombant à la juridiction de renvoi ( 25 ).
52. Cette même jurisprudence, en vertu de laquelle le critère décisif pour le classement tarifaire du produit doit être recherché, d’une manière générale, dans ses caractéristiques et propriétés objectives, est évoquée dans l’arrêt Siebrand ( 26 ), en vertu duquel :
– les facteurs permettant d’établir la caractéristique essentielle du produit pouvant varier suivant le genre de marchandises, il convient de tenir compte tant des facteurs quantitatifs que qualitatifs ( 27 ) ;
– notamment, « plusieurs caractéristiques et propriétés objectives peuvent être prises en compte pour la détermination de leur caractère essentiel » et, « selon une jurisprudence constante, le goût peut constituer une caractéristique et une propriété objective du produit» ( 28 ) ;
– outre les facteurs précédents, la destination du produit s’érige en « critère objectif de classification pour autant qu’elle soit inhérente audit produit, l’inhérence devant pouvoir s’apprécier en fonction des caractéristiques et propriétés objectives de celui-ci» ( 29 ).
53. Il ressort des arrêts précités que, de manière générale, si les éléments qui définissent objectivement l’exonération sont réunis, celle‑ci doit être reconnue. Conformément à cette règle, l’exonération accordée par la République de Pologne devrait l’être, car les produits litigieux entrent dans la catégorie des cosmétiques, au sens du règlement (CE) no 1223/2009 ( 30 ), dans la fabrication desquels de l’alcool dénaturé a été utilisé et qui ne sont pas destinés en tant que tels à la consommation
humaine.
54. Cette qualité a été reconnue, y compris par les experts du laboratoire des douanes lituanien, à la demande de l’administration fiscale de ce pays, et a été confirmée par l’inspection nationale (lituanienne) des produits non alimentaires ( 31 ).
55. En outre, la juridiction de renvoi affirme expressément n’avoir « aucun doute que la destination principale (première) des produits litigieux est une utilisation en tant que produits cosmétiques ou d’hygiène» ( 32 ).
C. Sur la circulation intracommunautaire de produits contenant de l’alcool partiellement dénaturé et sur le contrôle de l’exonération
56. L’alcool éthylique peut être utilisé au sein de l’État membre dans lequel il est produit ou circuler entre différents États membres, comme c’est le cas en l’espèce (la marchandise est déplacée de Pologne en Lituanie).
57. L’alcool dénaturé peut être transporté tel quel ou incorporé dans un produit déjà élaboré, comme en l’espèce, où les cosmétiques et les bains de bouche portant la marque BF ont été fabriqués en Pologne avec de l’alcool qui avait été dénaturé conformément à la réglementation polonaise.
58. Bien que le déplacement de produits fabriqués à des fins commerciales entraîne, conformément à l’article 33, paragraphe 1, de la directive 2008/118, le transfert du pouvoir d’imposition de la Pologne à la Lituanie, l’exonération n’est en principe pas concernée, car le droit lituanien reconnaît l’application en Lituanie de l’exonération déclarée dans un autre État membre ( 33 ).
59. Cette reconnaissance est conforme à l’arrêt Repertoire Culinaire, dans lequel la Cour a jugé que « [l]’application uniforme des dispositions de la directive 92/83 implique que la soumission ou non d’un produit à accise ou l’exonération d’un produit dans un État membre doit, en principe, être reconnue par les autres États membres. […] Une interprétation contraire compromettrait la réalisation de l’objectif poursuivi par ladite directive et serait susceptible d’entraver la libre circulation des
marchandises» ( 34 ).
60. Cela étant, l’affirmation précédente doit être nuancée, dans la mesure où les cas d’exonération visés à l’article 27, paragraphe 1, de la directive 92/83 sont précédés d’un paragraphe introductif qui préconise d’« éviter toute fraude, évasion ou abus » lors de l’application de l’exonération ( 35 ).
61. La Cour était consciente de ces limites dans l’arrêt Repertoire Culinaire, lorsqu’elle a indiqué qu’« un État membre ne saurait être lié par une application erronée des dispositions de la directive 92/83 par un autre État membre ni être privé de la possibilité, reconnue par le vingt‑deuxième considérant et l’article 27 de celle-ci, d’adopter des mesures visant à éviter toute fraude, évasion ou abus éventuels dans le domaine des exonérations ainsi qu’à assurer l’application correcte et directe de
ces dernières» ( 36 ). Elle a ajouté que la « constatation d’une telle application erronée ou l’adoption de telles mesures doivent reposer sur des éléments concrets, objectifs et vérifiables» ( 37 ).
62. La Cour a poursuivi en ce sens en indiquant que, lorsque certains produits qui ont été exonérés d’accise en vertu de la directive 92/83 et mis à la consommation dans l’État membre où ils ont été fabriqués « sont destinés à être commercialisés dans un autre État membre, ce dernier doit réserver un traitement identique à ces produits sur son territoire, sauf s’il existe des éléments concrets, objectifs et vérifiables indiquant que […], conformément à l’article 27, paragraphe 1, de [la directive
92/83], l’adoption de mesures visant à éviter une fraude, une évasion ou un abus dans le domaine des exonérations […] est justifiée» ( 38 ).
63. On peut donc affirmer que les autorités lituaniennes ont la possibilité d’exercer un contrôle a posteriori de l’exonération reconnue en Pologne. Restent à résoudre les incertitudes quant aux critères et à la procédure pour ce faire. La jurisprudence précitée ne donne pas d’indications exhaustives quant au point de savoir quand et comment un État membre est autorisé à priver d’effet une telle exonération, notamment lorsque les produits qui en bénéficient dans un autre État membre ont été importés
dans un État de destination qui invoque des raisons pour la refuser.
D. Sur les critères justifiant le retrait de l’exonération
1. La destination « réelle » du produit
64. La juridiction de renvoi souligne la divergence entre la description formelle du produit fabriqué en Pologne puis déplacé en Lituanie (produit cosmétique ou d’hygiène) et la réalité de sa consommation par certaines personnes en Lituanie en tant que boisson alcoolique. Elle demande si cette dernière circonstance suffit pour déclarer qu’il s’agit d’un « produit non destiné à la consommation humaine », ce qui conduirait au retrait de l’exonération dont ce produit bénéficie.
65. Le problème consiste à déterminer les éléments permettant aux autorités fiscales lituaniennes (et au juge qui contrôle leurs décisions) de conclure que les aspects matériels vont au-delà de la simple déclaration formelle de la destination du produit.
66. Lors de son appréciation de l’ensemble des éléments, des caractéristiques et des propriétés objectives aux fins du classement correct du produit, l’autorité nationale doit examiner la destination de celui‑ci, à savoir ce qui est indissociablement lié à sa nature et à ses qualités. Rien ne montre que les autorités polonaises n’ont pas respecté ce critère lorsqu’elles ont classé les produits litigieux dans la catégorie des cosmétiques.
67. Dans l’arrêt Repertoire Culinaire ( 39 ), la Cour semble admettre que, même en dehors des cas de fraude, d’évasion ou d’abus, la qualification erronée d’un produit par un État membre (aux fins de l’exonération en cause) peut être corrigée par un autre État ( 40 ). Toutefois, dans la présente affaire, les autorités lituaniennes ne font pas valoir que les autorités polonaises auraient commis une erreur en classant les produits de Bene Factum en tant que produits cosmétiques et non alimentaires.
68. Les autorités lituaniennes et la juridiction de renvoi elle‑même reconnaissent, en outre, que la destination principale de ces produits est l’utilisation cosmétique. Elles ajoutent toutefois que la stratégie commerciale de Bene Factum consiste à mettre ces produits en vente, en exonération du droit d’accise, afin qu’une certaine partie de la population les consomme en tant que boisson et, ainsi, tirer profit de l’augmentation des ventes.
69. Je crois que cet élément, de nature plutôt sociologique, ne suffit pas pour retirer l’exonération reconnue aux produits en Pologne. Rappelons que, conformément à l’arrêt Italie/Commission, « il serait contraire à la directive 92/83 de refuser l’exonération d’un produit qui satisfait aux conditions prévues à l’article 27, paragraphe 1, sous b), de celle-ci au seul motif qu’il a été constaté que sa destination réelle ne correspond pas à la dénomination que lui a donnée l’opérateur» ( 41 ).
70. Toute autre solution introduirait une incertitude juridique dans la circulation intracommunautaire de mêmes produits, avec les distorsions du marché en découlant, car les produits seraient vendus en étant soumis à accises dans certains États membres et en en étant exonérés dans d’autres. Déterminer à quel moment et dans quelle mesure la destination propre à des articles non prévus pour la consommation humaine est remplacée, de facto et en pratique, par cette dernière dépendrait d’appréciations
variant selon les époques et les pays (voire même les régions de ceux‑ci), à l’encontre de l’harmonisation fiscale visée par la directive 92/83.
2. La fraude, l’évasion ou l’abus
71. L’exonération déjà accordée pourrait toutefois être retirée si « l’État membre concerné invoqu[ait], à tout le moins, des éléments concrets étayant l’existence d’un risque sérieux de fraude, d’évasion ou d’abus» ( 42 ), ce qui déplacerait le débat sur l’application de l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83.
72. Je n’exclus pas que le comportement de Bene Factum, tel qu’il est décrit par la juridiction de renvoi, puisse éventuellement relever de l’une de ces catégories ( 43 ). Toutefois, selon la juridiction de renvoi ( 44 ), les autorités lituaniennes ne se seraient pas fondées sur l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83 pour refuser l’exonération dont bénéficient les produits de Bene Factum. En outre, aucune des deux questions préjudicielles ne porte sur l’interprétation de cette
disposition.
73. Si c’est le cas, ce qu’il incombe à la seule juridiction de renvoi de déterminer, ce motif de retrait de l’exonération pourrait difficilement jouer. Pour qu’il soit effectif, il faudrait, comme indiqué, que l’État concerné s’en prévale et invoque les « éléments concrets, objectifs et vérifiables étayant l’existence d’un risque sérieux de fraude, d’évasion ou d’abus ».
74. Les considérations suivantes ont donc un caractère subsidiaire, dans le cas où la Cour considérerait qu’il est malgré tout opportun de se référer à l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83 afin de fournir à la juridiction de renvoi des éléments d’appréciation utiles sur lesquels ses questions n’ont, du moins directement, pas porté.
E. Sur la procédure de retrait de l’exonération en cas de risque sérieux de fraude, d’évasion ou d’abus
75. Dans ses observations écrites, la Commission déduit du libellé de l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83 que l’exonération ne peut être refusée, en cas de fraude, d’évasion ou d’abus, que lorsque ces derniers sont reconnus conformément à la procédure prévue par la disposition précitée.
76. Cette affirmation est partiellement correcte et partiellement inexacte.
77. Elle est correcte en ce que le mécanisme prévu par cette disposition oblige les États membres qui refusent d’accorder une exonération ou qui retirent une exonération déjà accordée à mettre en œuvre la procédure qu’elle prévoit. S’ils n’informaient pas la Commission selon les termes de l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83, ils compromettraient la finalité visée par cette disposition et manqueraient à leur obligation de respecter le droit de l’Union.
78. Elle est toutefois partiellement inexacte, en ce qu’elle semble exiger que la décision de l’État membre soit, en tout état de cause, postérieure à celle de la Commission.
79. En effet, il ne ressort pas du libellé de la disposition que le refus (d’accorder ou le retrait) de l’exonération exigerait une procédure préalable avec intervention de la Commission. Au contraire, le texte de cette disposition indique que les États membres ont une capacité propre à garantir que les exonérations soient appliquées correctement et à éviter les fraudes, évasions et abus ( 45 ).
80. La structure de l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83 indique la chronologie des actions suivante :
– tout d’abord, l’État membre déclare qu’il refuse l’exonération ou qu’il retire celle qui a déjà été accordée ;
– ensuite, cet État « en informe immédiatement la Commission » qui, à son tour, « transmet cette information aux autres États membres dans un délai d’un mois à compter de la réception » ;
– enfin, une décision finale est prise conformément à la procédure à laquelle la disposition renvoie (article 24 de la directive 92/12/CEE ( 46 )).
81. Dans son arrêt Italie/Commission, la Cour fait référence au contrôle exercé par les autres États membres et par les institutions communautaires sur les mesures (anti‑exonération) « adoptées unilatéralement » par des États membres afin de lutter contre les fraudes, les évasions ou les abus. Ce contrôle est, en toute logique, postérieur à l’adoption de la mesure par l’État concerné, mesure qui, il convient de le souligner, a un caractère unilatéral ( 47 ).
82. Cette thèse est confirmée par la dernière phrase de l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83, qui établit que les États membres ne sont pas tenus de donner un effet rétroactif à la décision finale adoptée par la Commission. En d’autres termes, la décision prise par la Commission après avoir recueilli l’avis du comité de l’accise ne prive pas, en tant que telle, d’effet la décision préalable unilatérale de l’État membre ( 48 ).
83. La Commission a toutefois nuancé sa position lors de l’audience. Bien qu’elle ait réaffirmé l’obligation pour l’État membre d’engager la procédure prévue à l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83, elle a admis la capacité des autorités de cet État à priver unilatéralement d’effet l’exonération si elles constatent une fraude ou un abus. Elle a ajouté qu’une telle décision a des effets immédiats jusqu’à ce que la Commission rende la décision finale.
84. La Commission a en outre fourni, lors de l’audience, des informations supplémentaires sur la procédure engagée par les autorités lituaniennes en 2016 ( 49 ). Après avoir reconnu que ces dernières avaient envoyé une communication relative à l’ouverture de cette procédure qui s’étendait aux produits en cause au principal, elle a expliqué que, en réalité, le contenu de cette communication était plus large, étant donné qu’il remettait en cause la méthode de dénaturation partielle, raison pour
laquelle la procédure n’était pas encore close ( 50 ).
85. Au regard de ces précisions, on peut considérer attesté que :
– les autorités lituaniennes ont eu recours, quoique avec un certain retard, à l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83, ce qui, en principe, donne un effet juridique à leur non‑reconnaissance de l’exonération déjà accordée ;
– ces autorités seront liées, uniquement pour l’avenir ( 51 ), par la décision qui sera rendue par la Commission au terme de cette procédure, à moins que, cette décision étant préjudiciable à leurs intérêts, elles la contestent devant la Cour ( 52 ) et que celle-ci l’annule.
86. Par conséquent, au regard du droit de l’Union, rien ne s’oppose à ce que la juridiction de renvoi apprécie, eu égard aux circonstances du cas d’espèce, qu’elle seule peut déterminer, s’il y avait des motifs de refuser l’exonération, en raison de la fraude, de l’évasion ou de l’abus découlant de la commercialisation des produits litigieux en Lituanie.
VI. Conclusion
87. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême, Lituanie) comme suit :
1) L’exonération prévue à l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant l’harmonisation des structures des droits d’accises sur l’alcool et les boissons alcooliques, est applicable aux produits cosmétiques contenant de l’alcool éthylique dénaturé qui ne sont pas destinés à la consommation humaine conformément à leur utilisation principale (directe), indépendamment du fait que certaines personnes les consomment en tant que boissons
alcooliques.
2) Il en va ainsi également si la personne important ou commercialisant ces produits dans un État membre distinct de celui dans lequel ils sont fabriqués, où les autorités leur reconnaissent le bénéfice de l’exonération, a connaissance du fait que, dans le pays de destination, certaines personnes consomment ces produits en tant que boissons alcooliques et ordonne qu’ils soient fabriqués et étiquetés de manière à augmenter, eu égard à cette circonstance, le plus possible ses ventes.
3) Si les autorités lituaniennes considèrent que, dans ces conditions, il y a fraude, évasion ou abus, elles peuvent refuser d’accorder une exonération ou retirer l’exonération déjà accordée, au moyen de la procédure prévue à l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83.
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( 1 ) Langue originale : l’espagnol.
( 2 ) Directive 92/83/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant l’harmonisation des structures des droits d’accises sur l’alcool et les boissons alcooliques (JO 1992, L 316, p. 21).
( 3 ) Directive 2008/118/CE du Conseil, du 16 décembre 2008, relative au régime général d’accise et abrogeant la directive 92/12/CEE (JO 2009, L 9, p. 12).
( 4 ) Loi no XI-722, du 1er avril 2010.
( 5 ) Ces règles sont approuvées par l’arrêté no 902 du gouvernement lituanien du 13 juin 2002.
( 6 ) Décision de renvoi, point 12.
( 7 ) Décision de renvoi, points 13 et 14.
( 8 ) Décision de renvoi, point 27.
( 9 ) Ordonnance de renvoi, point 28.
( 10 ) Dans le contexte des présentes conclusions, « consommer » doit être compris comme signifiant en fait « ingérer ».
( 11 ) La nomenclature combinée (ci‑après la « NC ») figure en annexe I du règlement (CEE) no 2658/87 du Conseil, du 23 juillet 1987, relatif à la nomenclature tarifaire et statistique et au tarif douanier commun (JO 1987, L 256, p. 1).
( 12 ) Le gouvernement grec cite la recommandation ITEG/R/3/2014 du groupe de projet Fiscalis (FPG/013).
( 13 ) Arrêt du 7 décembre 2000, Italie/Commission (C‑482/98, EU:C:2000:672, point 42).
( 14 ) L’alcool utilisé était l’alcool isopropylique, qui, selon les observations des parties, constitue l’un des moyens de dénaturation entraînant un degré moindre de toxicité.
( 15 ) La décision de renvoi mentionne des personnes dépendantes à l’alcool ou ayant un faible pouvoir d’achat.
( 16 ) Pour parvenir à cette conclusion, la juridiction de renvoi tient, entre autres, compte des éléments suivants : premièrement, l’étiquetage indique le pourcentage du titre alcoométrique, ce qui est dénué de pertinence et inhabituel pour les produits cosmétiques ; deuxièmement, des arômes et des saveurs ont été ajoutés ; troisièmement, les procédures de dénaturation acceptées en Lituanie ne sont pas appliquées, et quatrièmement, le prix de vente est particulièrement bas.
( 17 ) Point 30 de la décision de renvoi.
( 18 ) Le point 22 de l’arrêt du 5 juin 2018, Coman e.a. (C‑673/16, EU:C:2018:385), énonce qu’« une telle [omission] ne fait pas obstacle à ce que la Cour lui fournisse tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, que cette juridiction y ait fait référence ou non dans l’énoncé de ses questions (voir, en ce sens, arrêts du 10 mai 2017, Chavez-Vilchez e.a., C‑133/15, EU:C:2017:354, point 48, ainsi que du 14 novembre 2017,
Lounes, C‑165/16, EU:C:2017:862, point 28 et jurisprudence citée) ».
( 19 ) La mise à la consommation est liée au « régime de suspension », qui est le mécanisme prévu par la directive 2008/118 pour retarder l’exigibilité et reporter l’imposition. Lors de la détermination de ce que l’on entend par « mise à la consommation », l’article 7, paragraphe 2, de la directive 2008/118 cite les quatre cas prévus par la notion de « régime de suspension ».
( 20 ) Ces substances figurent dans le règlement (CE) no 3199/93 de la Commission, du 22 novembre 1993, relatif à la reconnaissance mutuelle des procédés pour la dénaturation complète de l’alcool en vue de l’exonération du droit d’accise (JO 1993, L 288, p. 12).
( 21 ) Les dénaturants utilisés pour la dénaturation totale sont généralement très agressifs au niveau de l’odeur et de la saveur et sont incompatibles avec des utilisations impliquant l’application sur le corps, par exemple, pour des produits cosmétiques ou d’hygiène buccale.
( 22 ) Arrêt du 7 décembre 2000, Italie/Commission (C‑482/98, EU:C:2000:672, point 41).
( 23 ) Arrêt du 7 décembre 2000, Italie/Commission (C‑482/98, EU:C:2000:672, point 42).
( 24 ) Arrêt du 8 juin 2006, Sachsenmilch (C‑196/05, EU:C:2006:383, point 22). Cette affaire portait sur les modifications pouvant être subies par un fromage au cours de sa période d’entreposage.
( 25 ) Arrêt du 8 juin 2006, Sachsenmilch (C‑196/05, EU:C:2006:383, dispositif).
( 26 ) Arrêt du 7 mai 2009, Siebrand (C‑150/08, EU:C:2009:294, point 24). Cette affaire concernait des boissons à base d’alcool fermenté dans la composition desquelles entraient plusieurs matières, et il y avait lieu de déterminer laquelle leur conférait leur caractère essentiel.
( 27 ) La Cour fait mention de la « nature de la matière constitutive ou des articles qui […] composent [les marchandises], de leur volume, de leur quantité, de leur poids, de leur valeur ou de l’importance d’une des matières constitutives en vue de l’utilisation des marchandises » [arrêt du 7 mai 2009, Siebrand (C‑150/08, EU:C:2009:294, point 34)].
( 28 ) Arrêt du 7 mai 2009, Siebrand (C‑150/08, EU:C:2009:294, points 35 et 36).
( 29 ) Arrêt du 7 mai 2009, Siebrand (C‑150/08, EU:C:2009:294, point 38).
( 30 ) Règlement (CE) no 1223/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 30 novembre 2009, relatif aux produits cosmétiques (JO 2009, L 342, p. 59).
( 31 ) Selon les observations écrites de Bene Factum (points 10 à 12), les experts officiels des douanes désignés par l’administration lituanienne ont classé les produits, dans leurs rapports, dans le chapitre 33, dans les sous-positions 33 04 99 00 (produits de beauté ou de maquillage et préparations pour l’entretien ou les soins de la peau) et 33 06 90 00 (préparations pour l’hygiène buccale ou dentaire) de la NC.
( 32 ) Décision de renvoi, point 27.
( 33 ) Point 3.3 des règles d’application de l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83/CEE du Conseil concernant l’harmonisation des structures des droits d’accises sur l’alcool et les boissons alcoolisées en République de Lituanie.
( 34 ) Arrêt du 9 décembre 2010, Repertoire Culinaire (C‑163/09, EU:C:2010:752, points 40 et 42).
( 35 ) Cette disposition reflète ainsi le contenu du vingt-deuxième considérant de la directive 92/83, aux termes duquel les États membres doivent « dispose[r] de moyens permettant d’éviter la fraude, l’évasion ou les abus éventuels dans le domaine des exonérations ».
( 36 ) Arrêt du 9 décembre 2010, Repertoire Culinaire (C‑163/09, EU:C:2010:752, point 43). La version en langue espagnole de l’arrêt se réfère au vingt-septième considérant, au lieu du vingt-deuxième, considérant cité dans d’autres versions linguistiques.
( 37 ) Arrêt du 9 décembre 2010, Repertoire Culinaire (C‑163/09, EU:C:2010:752, point 44).
( 38 ) Arrêt du 9 décembre 2010, Repertoire Culinaire (C‑163/09, EU:C:2010:752, point 45 et dispositif).
( 39 ) Arrêt du 9 décembre 2010, Repertoire Culinaire (C‑163/09, EU:C:2010:752, point 43).
( 40 ) En toute logique, en ayant recours à la procédure complexe à laquelle je me réfèrerai ci‑après.
( 41 ) Arrêt du 7 décembre 2000, Italie/Commission (C‑482/98, EU:C:2000:672, point 42) (mise en italique par mes soins).
( 42 ) Arrêt du 7 décembre 2000, Italie/Commission (C‑482/98, EU:C:2000:672, point 52). Dans l’arrêt du 9 décembre 2010, Repertoire Culinaire (C‑163/09, EU:C:2010:752, point 52), la Cour exige également que l’État membre concerné fournisse des « éléments concrets, objectifs et vérifiables étayant l’existence d’un risque sérieux de fraude, d’évasion ou d’abus ».
( 43 ) On pourrait en théorie affirmer qu’il existe une certaine fraude à la loi lorsqu’une entreprise se prévaut d’une réglementation (régissant l’exonération de droits d’accise des produits non destinés à la consommation humaine), en poursuivant, facilitant ou encourageant en réalité un résultat lui étant contraire (que ce produit soit consommé en tant que boisson alcoolique).
( 44 ) Point 30 de la décision de renvoi.
( 45 ) Cela est corroboré par le vingt-deuxième considérant de la directive 92/83, qui indique que les États membres doivent disposer de moyens pour éviter les fraudes, évasions et abus.
( 46 ) Directive 92/12/CEE du Conseil, du 25 février 1992, relative au régime général, à la détention, à la circulation et aux contrôles des produits soumis à accise (JO 1992, L 76, p. 1). Le renvoi doit à l’heure actuelle s’entendre comme étant fait aux articles 43 et 44 de la directive 2008/118, qui a abrogé la directive 92/12.
( 47 ) Arrêt du 7 décembre 2000, Italie/Commission (C‑482/98, EU:C:2000:672, point 51).
( 48 ) La validité de celle‑ci, au regard du droit interne, dépendra des règles nationales régissant le contrôle de l’activité administrative.
( 49 ) Voir point 35 des présentes conclusions.
( 50 ) En raison de la communication, le comité de l’accise n’a pas pu adopter de décision, car il n’a pas de pouvoir de décision sur l’harmonisation des méthodes de dénaturation partielle. La Commission souligne toutefois que la procédure n’est pas close et que, lors de la prochaine réunion du comité de l’accise, en novembre 2018, il sera proposé que les autorités lituaniennes précisent leur demande, de sorte qu’elle soit pertinente pour ces produits spécifiques sans mettre en doute les méthodes de
dénaturation en tant que telles.
( 51 ) Sans préjudice que les dispositions réglementaires de la procédure administrative nationale prévoient l’effet rétroactif de la décision de la Commission.
( 52 ) Comme cela a été le cas dans l’arrêt du 7 décembre 2000, Italie/Commission (C‑482/98, EU:C:2000:672).