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08/06/2017 | CJUE | N°C-268/16

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Binca Seafoods GmbH contre Commission européenne., 08/06/2017, C-268/16


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 8 juin 2017 ( 1 )

Affaire C‑268/16 P

Binca Seafoods GmbH

contre

Commission européenne

« Pourvoi — Règlement (CE) no 834/2007 — Production et étiquetage des produits biologiques — Règlement (CE) no 889/2008 et règlement d’exécution (UE) no 1358/2014 — Intérêt à agir — Notion de bénéfice personnel »

I. Introduction

1. Binca Seafoods GmbH (ci-après « Binca ») est une entre

prise qui importe du pangasius, un poisson de la famille des poissons-chats, du Viêt Nam. Le règlement (UE) no 1358/2014 (ci-après « le règlement attaqué ...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 8 juin 2017 ( 1 )

Affaire C‑268/16 P

Binca Seafoods GmbH

contre

Commission européenne

« Pourvoi — Règlement (CE) no 834/2007 — Production et étiquetage des produits biologiques — Règlement (CE) no 889/2008 et règlement d’exécution (UE) no 1358/2014 — Intérêt à agir — Notion de bénéfice personnel »

I. Introduction

1. Binca Seafoods GmbH (ci-après « Binca ») est une entreprise qui importe du pangasius, un poisson de la famille des poissons-chats, du Viêt Nam. Le règlement (UE) no 1358/2014 (ci-après « le règlement attaqué ») ( 2 ) est le dernier d’une série de règlements modifiant les modalités de production et d’étiquetage du poisson « biologique ».

2. Le règlement attaqué prévoit des dérogations spécifiques permettant à certains poissons de porter l’appellation « biologique » même si des aspects de leur production ne sont pas biologiques (par exemple l’utilisation de juvéniles capturés à l’état sauvage pour reconstituer les stocks). Le règlement attaqué a été adopté peu de temps avant l’expiration d’une période générale de transition, qui avait créé une large dérogation : les produits utilisant des méthodes de production établies, y compris
celles de Binca, pouvaient être qualifiés de « biologiques » alors que, normalement, ces méthodes ne respecteraient pas les exigences relatives à la production « biologique ».

3. Binca a formé un recours en annulation contre le règlement attaqué devant le Tribunal de l’Union européenne. En substance, Binca a fait valoir devant le Tribunal que les exceptions spécifiques figurant dans le règlement attaqué étaient discriminatoires. Cela tenait au fait qu’elles étaient utiles à la production de certaines espèces et non à la production du pangasius. Étant dans l’incapacité de bénéficier de ces exceptions spécifiques ou de l’exception plus étendue pendant la période générale de
transition qui arrivait à son terme, Binca ne pouvait plus étiqueter ses produits en tant que produits « biologiques ».

4. Par ordonnance du 11 mars 2016, Binca Seafoods/Commission (T‑94/15, non publiée, EU:T:2016:164, ci-après « l’ordonnance attaquée »), le Tribunal a rejeté le recours en annulation de Binca comme étant irrecevable au motif que celle-ci n’avait pas d’intérêt à agir. Dans l’ordonnance attaquée, le Tribunal a déclaré que le recours de Binca visait à prolonger la période générale de transition. Le Tribunal a relevé que, puisque le recours en annulation ne pouvait pas aboutir à une prorogation de la
période transitoire, il ne pouvait générer le bénéfice demandé par Binca. Dès lors, Binca n’aurait pas d’intérêt à agir.

5. Dans son pourvoi, Binca demande l’annulation tant de l’ordonnance attaquée que du règlement attaqué. Concernant l’ordonnance attaquée, le principal argument de Binca consiste à faire valoir que le Tribunal a fourni une motivation insuffisante ou incohérente pour conclure à l’absence d’intérêt à agir. La signification de la notion d’« intérêt à agir » est donc primordiale dans le présent pourvoi.

II. Cadre juridique

A.  Le règlement (CE) no 834/2007

6. Le règlement (CE) no 834/2007 ( 3 ) est le règlement de base relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques (ci-après « le règlement de base »).

7. L’article 2 du règlement de base inclut les définitions suivantes :

« Aux fins du présent règlement, on entend par :

a) “production biologique”, l’utilisation du mode de production conforme aux règles fixées dans le présent règlement à tous les stades de la production, de la préparation et de la distribution ;

[…]

d) “opérateur”, les personnes physiques ou morales chargées de veiller au respect des exigences du présent règlement au sein de l’activité biologique qui est sous leur contrôle ;

[…] »

8. L’article 15 du règlement de base est intitulé « Règles applicables à la production d’animaux d’aquaculture » :

« 1.   Outre les règles générales applicables à la production agricole énoncées à l’article 11, les règles suivantes s’appliquent à la production d’animaux d’aquaculture :

a) en ce qui concerne l’origine des animaux d’aquaculture :

i) l’aquaculture biologique est fondée sur l’élevage de juvéniles de géniteurs biologiques et d’exploitations biologiques ;

ii) lorsque des juvéniles issus de géniteurs ou d’exploitations biologiques ne sont pas disponibles, des animaux issus d’une production non biologique peuvent être introduits dans une exploitation dans des conditions particulières ;

[…]

c) en ce qui concerne la reproduction :

[…]

iii) les conditions spécifiques aux espèces pour la gestion des géniteurs, la reproduction et la production de juvéniles sont définies ;

[…]

2.   Les mesures et conditions nécessaires à la mise en œuvre des règles de production énoncées dans le présent article sont adoptées conformément à la procédure visée à l’article 37, paragraphe 2. »

9. Le titre IV (articles 23 à 26) fixe différentes exigences en matière d’étiquetage, y compris des restrictions à l’utilisation du terme « biologique », des indications obligatoires et l’utilisation de logos.

10. Le titre VI (articles 32 et 33) relatif aux échanges avec les pays tiers fixe les conditions auxquelles les produits peuvent être importés de pays extérieurs à l’Union européenne en tant que produits biologiques. Celles-ci imposent essentiellement le respect des conditions de fond du règlement de base ou la présentation de garanties équivalentes.

11. L’article 38 habilite la Commission européenne à adopter les modalités d’application du règlement de base. L’article 42 prévoit que le règlement de base est applicable à partir du 1er juillet 2009.

B.  Les règlements d’exécution

12. Le règlement de base a d’abord été mis en œuvre par le règlement (CE) no 889/2008 ( 4 ) (ci-après « le règlement d’application »). Le règlement d’application avait initialement exclu les produits issus de l’aquaculture de son champ d’application (article 1er, paragraphe 2, sous a).

13. Le règlement d’application a ensuite été modifié à quatre reprises par le règlement (CE) no 710/2009 ( 5 ) (ci-après « le premier règlement de modification »), le règlement (UE) no 1030/2013 ( 6 ) (ci-après « le deuxième règlement de modification »), le règlement (UE) no 1364/2013 ( 7 ) (ci-après « le troisième règlement de modification »), et le règlement no 1358/2014, c’est-à-dire le règlement attaqué. Chacun de ces règlements de modification est successivement examiné ci-dessous.

1.   Le premier règlement de modification

14. Le premier règlement de modification étendait le champ d’application du règlement d’application à certains animaux d’aquaculture ( 8 ) et y intégrait des règles spécifiques de production pour ceux relevant du titre II, chapitre 2 bis, intitulé « Production d’animaux aquacoles ». L’article 25 sexies de ce chapitre, intitulé « Origine et gestion des animaux d’aquaculture non issus de l’élevage biologique », fixait les conditions exceptionnelles auxquelles des animaux aquacoles non issus de
l’élevage biologique pouvaient faire partie du processus de production. En particulier, l’article 25 sexies, paragraphe 3, prévoyait la possibilité d’utiliser un pourcentage dégressif de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique : 80 % jusqu’au 31 décembre 2011, 50 % jusqu’au 31 décembre 2013 et 0 % à compter du 31 décembre 2015 (ci-après « la règle de l’utilisation dégressive de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique »). L’article 25 sexies, paragraphe 4, précisait les conditions
restrictives auxquelles le prélèvement de juvéniles sauvages destinés à l’aquaculture était autorisé. Dans sa version originale, le texte de l’article 25 sexies était rédigé comme suit :

« 1.   En l’absence d’animaux d’aquaculture issus de l’élevage biologique, des animaux aquatiques capturés à l’état sauvage ou issus de l’aquaculture non biologique peuvent être introduits dans une exploitation à des fins de reproduction ou d’amélioration du stock génétique. Ces animaux sont soumis au régime de l’élevage biologique pendant au moins trois mois avant de pouvoir être utilisés comme reproducteurs.

2.   À des fins de grossissement et en l’absence de juvéniles issus de l’aquaculture biologique, il est autorisé d’introduire dans l’exploitation des juvéniles issus de l’aquaculture non biologique. Toutefois, pendant au moins les deux derniers tiers du cycle de production, ces animaux sont soumis aux règles de l’élevage biologique.

3.   Le pourcentage maximal de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique introduits dans l’exploitation est réduit à 80 % jusqu’au 31 décembre 2011, à 50 % jusqu’au 31 décembre 2013 et à 0 % à compter du 31 décembre 2015.

4.   Aux fins du grossissement, le prélèvement de juvéniles sauvages destinés à l’aquaculture est spécifiquement limité aux cas suivants :

a) afflux naturel de larves et de juvéniles de poissons ou de crustacés lors du remplissage des bassins, structures de confinement et parcs ;

b) civelle européenne, dès lors qu’un plan agréé de gestion de l’espèce est en place sur le site concerné et que la reproduction artificielle de l’animal demeure irréalisable. »

15. Le considérant 9 du premier règlement de modification prévoyait qu'« [é]tant donné que la production biologique d’animaux d’aquaculture en est encore à ses débuts, elle ne dispose pas de géniteurs biologiques en quantités suffisantes. Il convient dès lors de prévoir l’introduction, sous certaines conditions, de reproducteurs et de juvéniles non biologiques ».

16. Le premier règlement de modification était applicable à partir du 1er juillet 2010 (article 2), mais insérait également, dans le règlement d’application, un nouvel article 95, paragraphe 11, qui prévoyait un régime transitoire (ci-après « la période transitoire »). La période transitoire devait prendre fin au plus tard le 1er juillet 2013. Elle créait effectivement la possibilité, pour les unités de production existantes, de poursuivre l’exploitation jusqu’à cette date conformément au régime
antérieur et de conserver leur statut de production « biologique » à certaines conditions. Cet article est rédigé comme suit :

« 11. L’autorité compétente peut autoriser, pour une période dont le terme est fixé au 1er juillet 2013, les unités de production d’animaux d’aquaculture et d’algues marines établies et opérant déjà conformément à des règles de production biologique admises sur le plan national avant l’entrée en vigueur du présent règlement à conserver leur statut de production biologique pendant qu’elles se mettent en conformité avec les dispositions du présent règlement, pourvu toutefois que les eaux ne
subissent aucune pollution indue par des substances interdites dans l’aquaculture biologique. Les producteurs bénéficiant de cette mesure déclarent les installations, étangs, cages ou lots d’algues marines concernés à l’autorité compétente. »

17. L’article 2 du premier règlement de modification disposait également que, si elles étaient dûment justifiées, de nouvelles modifications pouvaient être apportées au règlement d’application à compter du 1er juillet 2013 (lesquelles ont été apportées ultérieurement par les deuxième et troisième règlements de modification, et par le règlement attaqué).

2.   Le deuxième règlement de modification

18. Le deuxième règlement de modification étendait la période transitoire du 1er juillet 2013 au 1er juillet 2015. Cette prolongation était due à la complexité de la matière et à la nécessité d’avoir plus de temps pour examiner les propositions de modification des règles (considérants 2 à 4).

19. Le deuxième règlement de modification ne changeait pas la règle de l’utilisation dégressive de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique (figurant à l’article 25 sexies, paragraphe 3, du règlement d’application).

3.   Le troisième règlement de modification

20. Le troisième règlement de modification changeait la règle de l’utilisation dégressive de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique (figurant à l’article 25 sexies, paragraphe 3, du règlement d’application). En particulier, il étendait du 31 décembre 2013 au 31 décembre 2014 le délai pendant lequel l’utilisation de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique jusqu’à 50 % était autorisée. La date à laquelle ce pourcentage devait être réduit à 0 % était maintenue au 31 décembre 2015.

21. Le troisième règlement de modification ne changeait pas la période transitoire prévue à l’article 95, paragraphe 11, du règlement d’application.

4.   Le règlement attaqué

22. Le règlement attaqué (règlement no 1358/2014) a modifié diverses dispositions du règlement d’application. En particulier, il a modifié les situations dans lesquelles le prélèvement de juvéniles sauvages était autorisé en modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application par l’ajout d’un nouvel article 25 sexies, paragraphe 4, point c) :

« 4.   Aux fins du grossissement, le prélèvement de juvéniles sauvages destinés à l’aquaculture est spécifiquement limité aux cas suivants :

a) afflux naturel de larves et de juvéniles de poissons ou de crustacés lors du remplissage des bassins, structures de confinement et parcs ;

b) civelle européenne, dès lors qu’un plan agréé de gestion de l’espèce est en place sur le site concerné et que la reproduction artificielle de l’animal demeure irréalisable ;

c) prélèvement d’alevins sauvages d’espèces autres que l’anguille européenne aux fins du grossissement dans l’élevage aquacole extensif traditionnel dans les zones humides, telles que les étangs d’eau saumâtre, les zones de marée et les lagunes côtières [sic], fermées par des digues et des berges, à condition que :

i) la reconstitution des stocks soit conforme aux mesures de gestion approuvées par les autorités compétentes chargées de la gestion des stocks halieutiques considérés afin d’assurer l’exploitation durable des espèces concernées ; et

ii) les poissons soient nourris exclusivement avec des aliments naturellement disponibles dans l’environnement. »

23. Cette modification a été expliquée dans les considérants 3 et 4 du règlement attaqué dans les termes suivants :

« 3. En application de l’article 15, paragraphe 1, point a) ii), du règlement (CE) no 834/2007, des animaux issus d’une production non biologique peuvent être introduits dans une exploitation dans des conditions particulières, lorsque des juvéniles issus de géniteurs ou d’exploitations biologiques ne sont pas disponibles. Le règlement (CE) no 889/2008 prévoit des restrictions spécifiques en ce qui concerne les animaux utilisés en aquaculture capturés à l’état sauvage, y compris le prélèvement de
juvéniles sauvages destinés à l’aquaculture. Certaines pratiques traditionnelles de pisciculture extensive dans les zones humides, telles que les étangs d’eau saumâtre, les zones de marée et les lagunes côtières [sic], fermées par des digues et des berges, existent depuis des siècles et sont appréciables en termes de patrimoine culturel, de conservation de la biodiversité et de perspectives économiques pour les communautés locales. Dans certaines conditions, ces pratiques n’ont pas
d’incidence sur l’état du stock de l’espèce concernée.

4. Par conséquent, le prélèvement d’alevins sauvages aux fins du grossissement dans le cadre de ces pratiques aquacoles traditionnelles est jugé conforme aux objectifs, critères et principes de la production aquacole biologique, à condition que des mesures de gestion approuvées par l’autorité compétente chargée de la gestion des stocks halieutiques considérés soient en place pour garantir l’exploitation durable des espèces concernées, que la reconstitution des stocks soit conforme à ces mesures
et que les poissons soient nourris exclusivement avec des aliments disponibles naturellement dans l’environnement. »

24. Le règlement attaqué a également modifié l’article 25 duodecies du règlement d’application, en particulier en autorisant, pour les animaux d’aquaculture carnivores, l’utilisation d’une alimentation élaborée à partir de certains autres poissons [article 25 duodecies, paragraphe 1, point e)] et l’utilisation d’histidine (article 25 duodecies, paragraphe 5) dans les termes suivants :

« Règles particulières applicables à l’alimentation des animaux d’aquaculture carnivores

1.   Les aliments destinés aux animaux d’aquaculture carnivores proviennent prioritairement des catégories suivantes :

[…]

e) les produits alimentaires issus de poissons entiers capturés dans des pêcheries certifiées durables au titre d’un système reconnu par l’autorité compétente conforme aux principes établis dans le règlement (UE) no 1380/2013 du Parlement européen et du Conseil.

[…]

5.   L’histidine d’origine fermentative peut être utilisée dans la ration alimentaire des salmonidés lorsque les sources alimentaires énumérées au paragraphe 1 n’apportent pas une quantité suffisante d’histidine pour satisfaire les besoins alimentaires du poisson et pour éviter la formation de cataractes. »

25. Le règlement attaqué n’a pas modifié la règle de l’utilisation dégressive de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique (figurant à l’article 25 sexies, paragraphe 3, du règlement d’application).

26. Le règlement attaqué n’a pas modifié la période transitoire prévue à l’article 95, paragraphe 11, du règlement d’application.

III. Faits et procédure administrative

27. Les faits et la procédure administrative sont décrits aux points 37 à 48 de l’ordonnance attaquée.

28. Binca est une entreprise allemande. Elle importe en Allemagne du pangasius produit au Viêt Nam en tant que produit biologique. Binca revend le poisson à des clients en Allemagne, en Autriche et en Scandinavie. Depuis 2005, Binca achète du pangasius certifié biologique par IMO Suisse selon les standards définis par Naturland.

29. Binca achète du pangasius congelé par l’entremise d’un intermédiaire établi au Viêt Nam, également certifié biologique. L’intermédiaire transforme et congèle le poisson. Il facture ensuite à Binca la marchandise qu’il lui livre et que Binca exporte ensuite en Europe. Au cours du processus de production, Binca achète elle-même la nourriture pour poissons qu’elle livre à l’intermédiaire, et déduit le montant correspondant du prix payé à l’intermédiaire.

30. Au mois de septembre 2014, Binca a écrit à la Commission en lui soumettant des propositions de modification du règlement d’application. En particulier, elle a proposé une modification de la règle de l’utilisation dégressive de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique (article 25 sexies, paragraphe 3, du règlement d’application), en étendant la possibilité d’utiliser ces juvéniles jusqu’en 2021.

31. Au mois d’octobre 2014, la Commission a informé Binca par courrier que le processus de modification du règlement d’application était en cours et qu’il serait tenu compte des positions des États membres et des parties prenantes.

32. Le règlement attaqué a été adopté le 18 décembre 2014.

33. Par lettre du 18 février 2015, Binca a prié la Commission, au titre de l’article 265, de prolonger la période de transition visée à l’article 95, paragraphe 11, du règlement d’application jusqu’au 1er janvier 2018 pour le pangasius du Viêt Nam.

34. Le 19 février 2015, Binca a introduit son recours en annulation contre le règlement attaqué devant le Tribunal.

35. Par lettre du 22 avril 2015, la Commission a informé Binca qu’elle n’avait pas l’intention de proroger une nouvelle fois la période transitoire ni de modifier la règle de l’utilisation dégressive de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique.

IV. La procédure devant le Tribunal et l’ordonnance attaquée

A.  Arguments des parties

36. Dans son recours en annulation, Binca a soutenu qu’elle avait fait l’objet d’une discrimination. Si l’expiration de la période transitoire avait simplement été admise à l’égard de tous les producteurs, cette discrimination ne se serait pas produite. Au lieu de cela, le règlement attaqué a prévu certaines mesures transitoires et dérogatoires spécifiques qui, en pratique, bénéficiaient aux concurrents de Binca, mais il n’a prévu aucune mesure transitoire et dérogatoire bénéficiant à Binca. Le
règlement attaqué n’a pas non plus prolongé la période transitoire. Ces mesures transitoires et dérogatoires, dont Binca a soutenu qu’elles ne bénéficiaient en pratique qu’à d’autres aquacultures biologiques, concernaient en particulier l’origine des juvéniles.

37. Binca a indiqué que d’autres opérateurs économiques pouvaient continuer à utiliser le label bio à certaines conditions qui, en pratique, n’étaient pas ouvertes à Binca. À cet égard, Binca a invoqué spécifiquement une inégalité de traitement dans la production entre le delta du Mékong et les zones saumâtres en Europe.

38. Binca a considéré qu’elle était directement concernée par le règlement attaqué, car elle respectait l’ensemble des règles du droit de l’Union applicables à l’aquaculture biologique, et que le règlement attaqué la priverait de la possibilité de commercialiser ses produits sous le label bio.

39. Devant le Tribunal, Binca a fait valoir que le règlement attaqué violait sa liberté d’entreprise et le principe de non-discrimination (en invoquant les articles 16, 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) ainsi que le principe de bonne foi (puisque la Commission savait que la production purement biologique du pangasius était toujours impossible ( 9 )). Binca a également soutenu que la Commission n’avait pas respecté le mandat que le Conseil de l’Union européenne lui
avait donné puisqu’elle n’avait pas dûment tenu compte de l’état du développement de la technologie de l’agriculture biologique en fixant la période transitoire appropriée. Enfin, Binca a invoqué des obstacles au commerce international.

40. Le 21 mai 2015, la Commission a soulevé une exception d’irrecevabilité contre le recours en annulation de Binca. Binca a présenté des observations en réponse à cette exception le 9 juillet 2015.

41. Dans son exception d’irrecevabilité, la Commission a allégué que le recours ne respectait pas les conditions de l’article 44, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal (actuel article 76), dans la mesure où il n’était pas assez précis pour permettre à la Commission de préparer sa défense. À cet égard, la Commission a relevé que le recours ne contenait pas d’indication expliquant pourquoi le règlement attaqué devait être annulé, en dehors de la partie relative à son article 1er,
paragraphe 1 (modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application).

42. La Commission a également affirmé que Binca n’avait pas d’intérêt à agir et qu’elle n’était pas directement concernée par le règlement attaqué.

43. Concernant l’affectation directe, la Commission a considéré qu’étant importateur plutôt que producteur de pangasius, Binca n’était pas directement concernée par la règle prétendument discriminatoire sur l’utilisation de juvéniles dont elle demandait l’annulation. Les dispositions peuvent avoir des répercussions sur l’activité économique de Binca, mais pas directement sur sa situation juridique.

44. Concernant l’intérêt à agir, la Commission a fait valoir que, même si l’article 1er, paragraphe 1, du règlement attaqué (modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application) était jugé discriminatoire et annulé, cela n’affecterait pas la situation juridique de Binca. La période de transition expirerait quand même.

45. En réponse aux arguments avancés par la Commission sur l’affectation directe, Binca a soutenu qu’elle était directement affectée par le règlement attaqué, car celui-ci l’empêchait de commercialiser le pangasius en tant que produit biologique. Cette situation contrasterait avec celle de ses concurrents qui, du fait des dispositions du règlement attaqué, étaient en mesure de maintenir des méthodes de production existantes et la commercialisation des produits sous le label bio. Les consommateurs
pour lesquels les différentes espèces de poisson biologique sont interchangeables arrêteraient d’acheter les produits de Binca et se tourneraient vers ses concurrents.

46. Binca a déclaré que, contrairement à ce qu’a affirmé la Commission, elle ne souhaitait pas directement une prolongation de la période de transition. Binca a admis qu’elle ne pouvait pas l’obtenir par un recours en annulation. En revanche, elle souhaitait qu’il soit mis fin à ce qu’elle percevait comme une discrimination induite par le règlement attaqué.

47. Concernant le rapport de concurrence en pratique, Binca a noté qu’en l’absence du règlement attaqué, les producteurs de saumon et de truite ne pourraient pas continuer à vendre leurs produits sous le label bio. À cet égard, Binca a souligné l’autorisation accordée à ces producteurs d’utiliser de l’histidine et de la nourriture préparée à partir d’autres poissons afin de satisfaire leurs besoins alimentaires [à l’article 1er, paragraphe 3, et à l’article 1er, paragraphe 5, du règlement attaqué,
qui modifient respectivement l’article 25 duodecies, paragraphe 1, point e), et l’article 25 duodecies, paragraphe 5, du règlement d’application].

48. Binca a relevé qu’elle n’avait pas contesté la fin de la période transitoire (qui avait été fixée par les règlements de modification antérieurs) parce qu’elle ne pouvait plus le faire. En tout état de cause, elle n’aurait pas pu le faire à l’époque parce qu’elle bénéficiait de cette période et que la période de transition elle-même ne créait aucune discrimination entre les opérateurs économiques.

B.  L’ordonnance attaquée

49. Dans l’ordonnance attaquée, le Tribunal affirme que Binca demande en substance une prolongation de la période de transition (point 67).

50. Le Tribunal ajoute que le règlement attaqué n’a pas modifié la période transitoire ni changé le calendrier concernant la règle de l’utilisation dégressive de juvéniles non issus de l’aquaculture biologique (article 95, paragraphe 11, et article 25 sexies, paragraphe 3, du règlement d’application respectivement) (points 68 et 69).

51. Le Tribunal fait observer que Binca admet elle-même qu’elle ne saurait obtenir, par un recours en annulation, une prolongation de la période transitoire. Dans ces conditions, le Tribunal conclut que l’annulation du règlement attaqué ne permettrait pas à Binca d’importer du pangasius en tant que produit biologique et en conclut qu’elle n’a pas d’intérêt à agir en annulation. Le recours est donc irrecevable (points 72 et 73).

52. Le Tribunal ajoute que, pour contester la période transitoire, Binca aurait dû attaquer le premier ou le deuxième règlement de modification au motif que la Commission avait l’obligation de prévoir, dans ces actes, une période transitoire plus longue. Elle aurait dû demander à la Cour, en application de l’article 264 TFUE, de suspendre l’annulation dans l’attente de l’adoption d’un nouvel acte prévoyant une période transitoire plus longue.

V. Procédure devant la Cour

53. Par son pourvoi, Binca demande à la Cour d’annuler l’ordonnance attaquée ainsi que le règlement attaqué. La Commission demande à la Cour de rejeter le pourvoi et de condamner Binca aux dépens.

54. Dans son pourvoi, Binca soulève quinze arguments distincts qui peuvent être résumés sous les intitulés suivants :

– première série d’arguments : motivation incohérente ou insuffisante caractérisée par : a) l’absence de prise en compte des arguments relatifs à la protection de la concurrence et la violation du principe d’égalité de traitement, et b) une reformulation erronée de l’objet du recours ;

– deuxième série d’arguments : défaut de reconnaissance par le Tribunal de la recevabilité du recours en tant que recours tendant à protéger la concurrence ;

– troisième série d’arguments : violation du droit à une protection juridictionnelle effective et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux et, plus particulièrement, absence d’examen du bien-fondé de l’affaire ;

– quatrième série d’arguments : violation du droit à une audience publique, et

– cinquième série d’arguments : violation de la liberté d’entreprise et du droit à l’égalité de traitement.

55. Concernant la première série d’arguments, Binca maintient que le Tribunal a commis une erreur en ne tenant pas compte de ses arguments tirés d’une inégalité de traitement au stade de la recevabilité et en présentant à tort son recours comme visant à obtenir une prolongation de la période de transition. La Commission considère que le Tribunal a examiné de manière adéquate les arguments de Binca et qu’il n’a commis aucune erreur de droit. La Commission estime que le Tribunal a conclu à juste titre
que Binca ne tirerait aucun avantage de l’annulation.

VI. Appréciation

56. Seule la première série d’arguments du pourvoi mentionnée ci-dessus requiert, selon moi, une attention toute particulière. Le reste du pourvoi est, à mon avis, soit manifestement irrecevable, soit manifestement infondé.

1.   Insuffisance ou incohérence de la motivation du Tribunal

57. Comme le confirme le point 1 de l’ordonnance attaquée, le recours présenté au Tribunal dans l’affaire T‑94/15 a pour objet l’annulation du règlement no 1358/2014.

58. Aux points 72 et 73 de l’ordonnance attaquée, le Tribunal relève : i) que l’annulation ne permettra pas à Binca d’importer dans l’Union du pangasius sous le label bio, et ii) que Binca n’a pas d’intérêt à l’annulation du règlement attaqué.

59. Je suis d’accord avec la première affirmation. Je ne suis pas d’accord avec la seconde.

60. Contrairement à ce que suggère clairement la combinaison des points 72 et 73, il me semble que l’intérêt à agir allégué de Binca en l’espèce ne consiste pas à obtenir le droit de pouvoir importer des produits dans l’Union. L’intérêt à agir allégué de Binca réside plutôt dans la neutralisation des effets discriminatoires du règlement attaqué par son annulation. En d’autres termes, Binca est empêchée d’étiqueter ses produits en tant que produits biologiques, et les autres devraient être
« handicapés » de la même manière. Cela ne serait pas idéal pour Binca mais éliminerait au moins, selon cette dernière, la distorsion de concurrence qui lui porte préjudice et qui résulte du règlement attaqué.

61. L’ordonnance attaquée omet tout simplement d’examiner cet argument. Au lieu de cela, elle « requalifie » l’objet du recours en dépit des termes clairs du recours, puis rejette cet objet requalifié comme étant irrecevable sans aborder la question de l’intérêt à agir concernant l’objet du recours initialement exposé.

62. Certes, le Tribunal n’est pas tenu d’examiner explicitement et un par un tous les raisonnements articulés par les parties ( 10 ). Toutefois, l’allégation tirée du caractère discriminatoire du règlement constitue le principal argument de Binca. Le fait pour le Tribunal de ne pas examiner, ne serait-ce que succinctement, l’éventuel impact négatif de cette discrimination sur Binca ni l’intérêt corrélatif de Binca à voir le règlement annulé constitue, à mon avis, une grave omission dans la
motivation.

63. Il est vrai que le Tribunal résume les arguments invoqués par Binca à ce sujet (voir points 58 à 63 de l’ordonnance attaquée). Toutefois, il n’y répond pas. La motivation exposée au point 77 de l’ordonnance attaquée, qui a été citée par la Commission dans ses mémoires écrits et qui a été débattue lors de l’audience, n’apporte pas non plus d’éclaircissement complémentaire. Ce point indique simplement que, pour apprécier l’intérêt à agir de Binca en vue d’obtenir une prorogation de la période
transitoire, la situation de ses concurrents n’est pas pertinente.

64. De nouveau, Binca ne soutient pas que le bénéfice qu’elle tirerait de l’annulation du règlement réside dans une possible prolongation de la période transitoire. Le bénéfice qu’elle allègue consiste plutôt dans l’élimination de ce qu’elle considère comme des dispositions discriminatoires du règlement.

65. Je considère qu’une partie de la confusion à ce sujet tient à l’insistance du Tribunal sur le fait que ce que Binca dénonce réellement est le refus de la Commission de prolonger la période transitoire (voir, en particulier, point 67 de l’ordonnance attaquée). Binca ne s’est pas facilité la tâche à cet égard. Comme la Commission l’a fait observer, elle a déclaré à plusieurs reprises, dans sa requête, qu’une prolongation de la période transitoire serait le scénario idéal. Toutefois, en dépit de
ces références, il ressort tout à fait clairement de la requête et du point 1 de l’ordonnance attaquée que l’objet du recours est effectivement l’annulation du règlement attaqué.

66. Il résulte de ce qui précède que la motivation contenue dans l’ordonnance attaquée est insuffisante. La première série d’arguments de Binca est fondée.

67. Conformément à l’article 61, paragraphe 1, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, avant de renvoyer l’affaire devant le Tribunal, la Cour peut déjà, à ce stade, se prononcer sur l’existence d’un intérêt à agir. Concernant d’autres aspects de l’affaire, la Cour n’est pas en mesure, à cette étape de la procédure, de rendre un arrêt.

68. Pour les raisons que j’expose ci-dessous, je considère que le recours doit être rejeté pour irrecevabilité dans la mesure où il tend à l’annulation d’autres dispositions du règlement attaqué que son article 1er, paragraphe 1, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application (voir section 2 ci‑dessous). S’agissant de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement attaqué, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application, je considère que Binca a bien un
intérêt à agir concernant l’annulation de cette disposition (voir section 3 ci-dessous).

2.   Portée du recours en annulation

69. Par son recours, Binca demande l’annulation du règlement attaqué dans son intégralité. Dans sa requête initiale devant le Tribunal, la seule disposition du règlement attaqué concernant laquelle Binca avait présenté des arguments spécifiques était l’article 1er, paragraphe 1, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application. Par la suite, dans sa réponse à l’exception d’irrecevabilité de la Commission, Binca a également présenté des arguments spécifiques concernant
l’article 1er, paragraphe 3, et l’article 1er, paragraphe 5, du règlement attaqué, insérant respectivement l’article 25 duodecies, paragraphe 1, point e), et l’article 25 duodecies, paragraphe 5, du règlement d’application. Lors de l’audience qui s’est tenue dans le cadre du pourvoi, Binca a confirmé qu’elle demandait principalement l’annulation de l’article 1er, paragraphe 1, mais également de l’article 1er, paragraphe 3, et de l’article 1er, paragraphe 5, du règlement attaqué.

70. L’article 19 du statut de la Cour de justice et l’article 44, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal ( 11 ) exigent qu’une requête en annulation contienne un exposé sommaire des moyens invoqués. Cet exposé sommaire des moyens invoqués doit être suffisamment clair et précis pour permettre à la partie défenderesse de préparer sa défense et au Tribunal de statuer sur le recours, le cas échéant sans autre information à l’appui ( 12 ).

71. À mon avis, à l’exception des moyens relatifs à l’article 1er, paragraphe 1, du règlement attaqué, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application, la requête initiale de Binca présentée au Tribunal ne remplit pas ces conditions. En particulier, cette requête n’identifiait pas les dispositions contestées par Binca.

72. On ne peut pas exclure que, dans certaines circonstances, l’exposé sommaire des moyens invoqués par la partie requérante puisse être considéré comme suffisamment clair et précis, même s’il n’énumère pas explicitement et individuellement chaque disposition litigieuse. Cependant, ce n’est pas le cas en l’espèce. À cet égard, bien que la requête de Binca fasse bien ressortir que sa préoccupation porte sur le caractère discriminatoire du règlement attaqué, la nature et la source de cette
discrimination sont loin d’être évidentes à la lecture du règlement attaqué. C’est pourquoi Binca aurait dû indiquer clairement les dispositions qu’elle jugeait discriminatoires et pourquoi, même sommairement, afin de satisfaire aux exigences de l’article 44, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal.

73. Les références spécifiques à d’autres dispositions du règlement attaqué figurant dans la réponse de Binca à l’exception d’irrecevabilité de la Commission ne peuvent pas non plus pallier cette imprécision relevée dans la requête initiale. Conformément à l’article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal ( 13 ), la production de moyens nouveaux en cours d’instance est interdite à moins que ces moyens ne se fondent sur des éléments de droit et de fait qui se sont révélés pendant la
procédure ( 14 ).

74. Pour les raisons qui viennent d’être exposées, je considère que le recours en annulation formé par Binca doit être considéré comme irrecevable dans la mesure où il tend à l’annulation du règlement attaqué, à l’exception de son article 1er, paragraphe 1, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application.

75. Avant d’examiner l’intérêt à agir allégué de Binca concernant l’annulation de cette dernière disposition, deux points méritent d’être clarifiés. Premièrement, le fait que Bianca a contesté l’intégralité du règlement attaqué sans toutefois remplir les conditions de recevabilité concernant la plus grande partie de cet acte ne la prive pas, en soi, d’un intérêt à agir concernant son article 1er, paragraphe 1, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application ( 15 ).
Deuxièmement, je ne vois aucun problème particulier de séparabilité de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement attaqué, et aucun argument en ce sens n’a été invoqué. Par conséquent, il serait possible, en théorie, d’annuler cette disposition en gardant intact le reste du règlement attaqué ( 16 ).

3.   Existence d’un intérêt à agir

76. L’« intérêt à agir » exige que le requérant obtiendra un certain bénéfice s’il est fait droit à son recours ( 17 ). Un bénéfice personnel établissant un intérêt à agir peut être matériel ou juridique. J’ai expliqué, dans un autre contexte, pourquoi je considère que cette conclusion découle clairement de la jurisprudence ( 18 ). Je ne reviendrai pas en détail sur ces raisons ici.

77. Cependant, il convient de noter que, lors de l’audience, la Commission a reconnu que, lorsqu’un acte de l’Union accorde certains avantages à des opérateurs du marché, leurs concurrents peuvent avoir un « intérêt à agir » en demandant l’annulation de cet acte. La Commission a assorti la reconnaissance de cet intérêt de certaines conditions. Elle a considéré que le rapport de concurrence devait être « patent » et, ailleurs, que l’avantage accordé aux concurrents devait être « manifeste ».
J’examinerai ces conditions ci-dessous. Cependant, ce qui est essentiel à ce stade est que l’intérêt à agir peut être, en principe, matériel par nature. Il peut consister en un bénéfice commercial qui résulterait de l’annulation de l’acte attaqué.

78. Binca a-t-elle un tel intérêt « matériel » à agir en vue d’obtenir l’annulation de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement attaqué, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application ?

79. La Commission considère que ce n’est pas le cas. Elle soulève deux arguments à cet égard. Premièrement, Binca est un importateur de poisson en aval et non en concurrence avec ces opérateurs prétendument avantagés par le règlement attaqué. Pour établir un intérêt à agir dans une affaire telle que la présente espèce, le rapport de concurrence doit être « patent » ou « caractérisé ». Deuxièmement, le type de poisson que Binca importe, le pangasius, n’est de toute façon pas en concurrence avec les
autres types de poisson auxquels Binca considère que le règlement attaqué a accordé un avantage. Pour établir un intérêt à agir dans une affaire telle que la présente espèce, le désavantage concurrentiel allégué doit être « manifeste ».

80. Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation de la notion d’intérêt à agir ni avec les conditions qui y sont attachées. Je ne considère pas que, pour établir l’intérêt à agir, il doive inévitablement exister un rapport de concurrence direct ni, a fortiori, que celui-ci doive être « patent » ou « caractérisé » ou entraîner un avantage « manifeste » pour un concurrent, comme le soutient la Commission. Rien ne justifie, selon moi, de telles exigences ( 19 ).

81. Il convient à cet égard de formuler trois observations complémentaires.

82. Premièrement, il me paraît tout à fait plausible que, dans certains cas, lorsqu’un acte de l’Union confère des avantages à certains opérateurs, non seulement des concurrents, mais également des acteurs en amont et en aval subissent des répercussions commerciales graves. Si un produit est affecté de façon négative dans les faits par un acte de l’Union, il est simplement artificiel de soutenir d’une façon générale que cet impact négatif se limiterait à un seul niveau particulier de la chaîne
d’approvisionnement. Cela dépend de la situation spécifique du cas particulier.

83. Deuxièmement, d’après les faits tels qu’ils ont été établis par le Tribunal, la nature précise du rôle que joue Binca dans la chaîne d’approvisionnement est plus complexe que celle d’un « simple » importateur. À cet égard, l’ordonnance attaquée confirme que Binca fournit effectivement la nourriture utilisée pour produire le poisson qu’elle achète ensuite ( 20 ).

84. Troisièmement, comme la Commission l’a confirmé lors de l’audience, les exigences en matière d’étiquetage biologique auxquelles les importateurs de produits issus de l’aquaculture sont soumis incluent les exigences de production imposées par le règlement attaqué. C’est pourquoi, et contrairement à ce que soutient la Commission, il n’est pas possible, pour établir la recevabilité, de diviser les opérateurs entre les producteurs, qui sont « destinataires » du règlement attaqué et de ses exigences,
et les autres opérateurs qui ne le sont pas.

85. Ces observations soulignent, à mon avis, la nécessité d’éviter que de nouvelles exigences générales relatives à la nature des rapports de concurrence pertinents soient considérées comme des conditions relatives à l’établissement d’un intérêt à agir.

86. Quel que soit son rôle précis dans la chaîne d’approvisionnement, afin d’établir un intérêt à agir, Binca doit montrer qu’elle tirerait un bénéfice personnel, juridique ou matériel de l’annulation de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement attaqué, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application.

87. Il ressort clairement des considérants 3 et 4 du règlement attaqué que les exceptions incluses dans cette disposition visent à faciliter la production de poisson biologique en cours qui serait, dans le cas contraire, interrompue. L’annulation du règlement attaqué éliminerait ces exceptions et rendrait plus difficile, voire impossible, la production de certains types de poisson « selon le mode biologique » au sens du règlement de base et de ses actes d’exécution.

88. Toutefois, cette annulation ne bénéficierait qu’à Binca et serait susceptible de faire naître un intérêt à agir si : i) ces exceptions n’étaient pas utiles ou moins utiles à la production du poisson importé par Binca, et si ii) le poisson importé par Binca était en concurrence avec des produits bénéficiant de ces exceptions.

89. Binca a démontré prima facie que ces deux éléments étaient avérés. Cela suffit, selon moi, à établir l’intérêt à agir.

90. Concernant le point i), Binca a expliqué devant le Tribunal, à propos de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement attaqué, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application, qu’en raison des marées spécifiques et du relief du delta du Mékong, les juvéniles sauvages destinés à l’aquaculture ne pouvaient pas être capturés de la même manière que dans les eaux européennes (à l’exception des projets pilotes et de la recherche à petite échelle). Concernant le point ii), bien que
le rapport de concurrence précis entre le pangasius biologique et les autres poissons ne soit pas clair, on peut raisonnablement considérer, à première vue, que le poisson biologique d’une espèce est en concurrence avec le poisson biologique d’une autre espèce. Binca n’importe manifestement pas de clémentines ni de roulements à billes (ni même de poisson non biologique) ( 21 ).

91. Les deux points susmentionnés ont été contestés par la Commission. En particulier, concernant le rapport de concurrence entre le pangasius et les autres poissons, la Commission a longuement parlé lors de l’audience, faisant référence à des études économiques, à des analyses de contrôle de concentrations, aux bâtonnets de poisson et aux grands restaurants italiens.

92. Cependant, c’est précisément la nécessité d’un débat aussi détaillé qui confirme que, sur ce point, les arguments ont dérivé vers une discussion de fond distincte tendant à déterminer si Binca a effectivement fait l’objet d’une discrimination et quelles peuvent être les raisons de la différenciation réglementaire opérée par la Commission.

93. L’établissement d’un intérêt à agir dans ce genre d’affaires ne devrait pas exiger davantage de la requérante qu’une démonstration prima facie de l’impact négatif de l’acte litigieux sur elle (ce qui implique l’existence d’un bénéfice personnel résultant de l’annulation de l’acte). L’objectif de la condition tirée de l’intérêt à agir est d’avoir un examen préliminaire pour éliminer les recours d’intérêt public ou les recours tendant à l’obtention d’avis juridiques sur des questions générales ou
hypothétiques ( 22 ). Un examen préliminaire qui ne peut être effectué qu’à l’aide d’un scanner détaillé ne peut plus être réellement qualifié de « préliminaire ».

94. Deux autres remarques s’imposent pour conclure. Premièrement, en contestant l’existence d’un intérêt à agir dans cette affaire, la Commission a brandi le spectre de l’« actio popularis ». À mon avis, cette inquiétude peut être aisément levée. Une actio popularis est un recours introduit par un membre du public dans l’intérêt général. Il ressort assez clairement de ses observations écrites que Binca n’est pas n’importe quel membre du public. Elle est active sur les marchés concernés et l’est
depuis de nombreuses années. Elle n’agit pas non plus uniquement dans l’intérêt public général. Elle agit dans son propre intérêt commercial.

95. Deuxièmement, la vraie préoccupation de la Commission semble être de ne pas fixer un seuil « trop bas » pour reconnaître l’intérêt à agir, car ce serait la porte ouverte à des recours en annulation en masse. Là encore, on peut aisément écarter ces préoccupations. D’un point de vue conceptuel, l’existence de l’« intérêt à agir » ne devrait pas être adaptée pour garantir un certain niveau de contentieux. La question est de savoir si la requérante tirerait un bénéfice personnel, juridique ou
matériel de l’annulation. Par ailleurs, l’« intérêt à agir » n’est que l’une des nombreuses conditions cumulatives de la recevabilité. Il doit même être considéré comme la moins exigeante de ces conditions, qui consiste essentiellement, comme cela est indiqué précédemment, en un mécanisme d’examen préliminaire.

96. À la lumière des considérations qui précèdent, le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant que Binca n’avait pas d’intérêt à agir concernant l’annulation de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement attaqué, modifiant l’article 25 sexies, paragraphe 4, du règlement d’application.

VII. Conclusions

97. Je propose à la Cour :

– d’annuler l’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 11 mars 2016, Binca Seafoods/Commission (T‑94/15, non publiée, EU:T:2016:164), dans la mesure où elle rejette le recours de la requérante tendant à l’annulation de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement d’exécution (UE) no 1358/2014 de la Commission, du 18 décembre 2014, modifiant le règlement (CE) no 889/2008 portant modalités d’application du règlement (CE) no 834/2007 du Conseil en ce qui concerne l’origine des animaux utilisés
en aquaculture biologique, les pratiques d’élevage en aquaculture, l’alimentation des animaux utilisés en aquaculture biologique ainsi que les produits et substances dont l’utilisation est autorisée en aquaculture biologique ;

– de rejeter le pourvoi pour le surplus ;

– de renvoyer l’affaire devant le Tribunal ;

– de réserver les dépens.

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( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Règlement d’exécution de la Commission du 18 décembre 2014 modifiant le règlement (CE) no 889/2008 portant modalités d’application du règlement (CE) no 834/2007 du Conseil en ce qui concerne l’origine des animaux utilisés en aquaculture biologique, les pratiques d’élevage en aquaculture, l’alimentation des animaux utilisés en aquaculture biologique ainsi que les produits et substances dont l’utilisation est autorisée en aquaculture biologique (JO 2014, L 365, p. 97).

( 3 ) Règlement du Conseil du 28 juin 2007 relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques et abrogeant le règlement (CEE) no 2092/91 (JO 2007, L 189, p. 1).

( 4 ) Règlement de la Commission du 5 septembre 2008 portant modalités d’application du règlement no 834/2007 du Conseil relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques en ce qui concerne la production biologique, l’étiquetage et les contrôles (JO 2008, L 250, p. 1).

( 5 ) Règlement de la Commission du 5 août 2009 modifiant le règlement no 889/2008 portant modalités d’application du règlement no 834/2007 du Conseil en ce qui concerne la production biologique d’animaux d’aquaculture et d’algues marines (JO 2009, L 204, p. 15).

( 6 ) Règlement d’exécution de la Commission du 24 octobre 2013 modifiant le règlement no 889/2008 portant modalités d’application du règlement no 834/2007 du Conseil relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques en ce qui concerne la production biologique, l’étiquetage et les contrôles (JO 2013, L 283, p. 15).

( 7 ) Règlement d’exécution de la Commission du 17 décembre 2013 modifiant le règlement no 889/2008 portant modalités d’application du règlement no 834/2007 du Conseil en ce qui concerne l’utilisation de juvéniles issus de l’aquaculture non biologique et de semences de mollusques bivalves non biologiques dans l’aquaculture biologique (JO 2013, L 343, p. 29).

( 8 ) En particulier ceux qui sont énumérés à l’annexe XIII bis (voir article 25 bis inséré par le premier règlement de modification). Ces espèces incluent le pangasius (section 9 de l’annexe XIII bis).

( 9 ) En raison de problèmes liés à la ponte spontanée sans utilisation d’hormones.

( 10 ) Arrêt du 22 mai 2008, Evonik Degussa/Commission et Conseil (C‑266/06 P, non publié, EU:C:2008:295, point 103).

( 11 ) Désormais article 21 du statut de la Cour de justice et article 76 du règlement de procédure du Tribunal.

( 12 ) Voir arrêt du 21 mars 2002, Joynson/Commission (T‑231/99, EU:T:2002:84, point 154), et ordonnance du 19 septembre 2016, Gregis/EUIPO – DM9 Automobili (ATS) (T‑5/16, non publiée, EU:T:2016:552, point 18).

( 13 ) Désormais article 84, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal.

( 14 ) Ordonnance du 14 avril 2016, KS Sports/EUIPO (C‑480/15 P, non publiée, EU:C:2016:266, point 23).

( 15 ) Voir, à cet égard, arrêt du 12 septembre 2002, Europe Chemi-Con (Deutschland)/Conseil (T‑89/00, EU:T:2002:213, point 35).

( 16 ) Voir, sur ce point, arrêt du 12 avril 2013, Du Pont de Nemours (France) e.a./Commission (T‑31/07, non publié, EU:T:2013:167).

( 17 ) Arrêt du 18 décembre 1997, ATM/Commission (T‑178/94, EU:T:1997:210, points 59 à 62).

( 18 ) Conclusions de l’avocat général Bobek dans les affaires jointes Bionorica et Diapharm/Commission (C‑596/15 P et C‑597/15 P, EU:C:2017:297, points 49 à 52). Cette constatation tient aussi au fait qu’il existe un large éventail d’intérêts matériels d’ordre moral reconnus par la Cour comme étant susceptibles de faire naître un intérêt à agir tels que la réputation, la morale ou des perspectives d’avenir [voir arrêts du 27 juin 1973Kley/Commission (35/72, EU:C:1973:73, point 4), et du 28 mai
1998, W/Commission (T‑78/96 et T‑170/96, EU:T:1998:112, point 47), ainsi qu’ordonnance du 12 décembre 2012, Regency Entertainment Psychagogiki kai Touristiki/Commission (T‑635/11, non publiée, EU:T:2012:685, point 56)].

( 19 ) En effet, interrogée lors de l’audience sur la nécessité d’un rapport de concurrence « caractérisé », la Commission a confirmé qu’il n’existait aucun fondement pour étayer cette exigence dans la jurisprudence.

( 20 ) Points 41 et 42 de l’ordonnance attaquée.

( 21 ) Par conséquent, les circonstances sont différentes de celles de l’affaire Andechser Molkerei, dans laquelle la Cour a considéré que la requérante n’avait pas étayé son allégation selon laquelle les yaourts biologiques et non biologiques seraient dans un rapport de concurrence, ces produits relevant de deux régimes juridiques très différents [voir arrêt du 4 juin 2015, Andechser Molkerei Scheitz/Commission (C‑682/13 P, non publié, EU:C:2015:356, points 35 à 37)].

( 22 ) Van Raepenbusch, S., « L’intérêt à agir dans le contentieux communautaire », dans Mélanges en hommage à Georges Vandersanden, Bruxelles, Bruyant, 2008, p. 381.


Synthèse
Formation : Quatrième chambre
Numéro d'arrêt : C-268/16
Date de la décision : 08/06/2017
Type d'affaire : Pourvoi - fondé
Type de recours : Recours en annulation

Analyses

Pourvoi – Règlement (CE) no 834/2007 – Production et étiquetage des produits biologiques – Règlement (CE) no 889/2008 – Règlement d’exécution (UE) no 1358/2014 – Intérêt à agir – Notion de “bénéfice personnel”.

Environnement

Agriculture et Pêche

Politique de la pêche


Parties
Demandeurs : Binca Seafoods GmbH
Défendeurs : Commission européenne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Bobek

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2017:444

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