ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)
9 juillet 2015 ( *1 )
«Renvoi préjudiciel — Fiscalité — Taxe sur la valeur ajoutée — Sixième directive 77/388/CEE — Articles 2, point 1, et 4, paragraphe 1 — Assujettissement — Transactions immobilières — Vente de terrains versés au patrimoine privé d’une personne physique exerçant la profession d’entrepreneur indépendant — Assujetti agissant en tant que tel»
Dans l’affaire C‑331/14,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Vrhovno sodišče (Slovénie), par décision du 12 juin 2014, parvenue à la Cour le 8 juillet 2014, dans la procédure
Petar Kezić s.p. Trgovina Prizma
contre
Republika Slovenija,
LA COUR (deuxième chambre),
composée de Mme R. Silva de Lapuerta, président de chambre, MM. J.‑C. Bonichot (rapporteur), A. Arabadjiev, J. L. da Cruz Vilaça et C. Lycourgos, juges,
avocat général: Mme E. Sharpston,
greffier: M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées:
— pour Petar Kezić s.p. Trgovina Prizma, par Me B. Ozimek, odvetnica,
— pour le gouvernement slovène, par Mme A. Grum, en qualité d’agent,
— pour la Commission européenne, par Mmes L. Lozano Palacios et B. Rous Demiri, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 2, point 1, et 4, paragraphe 1, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci‑après la «sixième directive»).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Petar Kezić s.p. Trgovina Prizma (Petar Kezić, personne physique exerçant la profession d’entrepreneur indépendant sous la dénomination «Trgovina Prizma») à la Republika Slovenija, représentée par le Ministrstvo za finance (ministère des Finances), au sujet de la soumission de la vente de terrains à la taxe sur la valeur ajoutée (ci‑après la «TVA»).
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 L’article 2 de la sixième directive prévoit:
«Sont soumises à la [TVA]:
1. les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel;
[...]»
4 Aux termes de l’article 4, paragraphes 1 et 2, de cette directive:
«1. Est considéré comme assujetti quiconque accomplit, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une des activités économiques mentionnées au paragraphe 2, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité.
2. Les activités économiques visées au paragraphe 1 sont toutes les activités de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales ou assimilées. Est notamment considérée comme activité économique une opération comportant l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en retirer des recettes ayant un caractère de permanence.»
Le droit slovène
5 La sixième directive a été transposée en droit slovène par la loi relative à la taxe sur la valeur ajoutée (Zakon o davku na dodano vrednost, Uradni list RS, št. 89/98, p. 8433) qui prévoit, à son article 3, paragraphe 1, que sont soumises à la TVA les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux sur le territoire de la République de Slovénie par un assujetti dans le cadre de son activité économique.
6 Selon l’article 27 de cette loi, la mutation des biens immeubles est exonérée de TVA, à l’exception du premier transfert du droit de propriété ou du pouvoir de disposer de bâtiments neufs.
Le litige au principal et la question préjudicielle
7 M. Kezić est, depuis l’année 1995, enregistré en tant qu’entrepreneur indépendant exerçant sa profession en qualité de personne physique sous la dénomination commerciale «Trgovina Prizma».
8 Il ressort de la décision de renvoi que, entre les années 1998 et 2002, M. Kezić a procédé, en qualité non pas d’entrepreneur indépendant mais à titre privé, à l’acquisition de sept parcelles de terrain. Deux des parcelles ainsi acquises l’ont été auprès d’une personne physique, au cours des années 1998 et 2000, tandis que les cinq autres l’ont été auprès d’une société commerciale, au cours des années 2001 et 2002. M. Kezić n’a pas eu à payer la TVA lors de ces différentes acquisitions.
9 Entre les années 2001 et 2003, M. Kezić a obtenu les autorisations administratives nécessaires à la construction d’un centre commercial sur les sept parcelles susmentionnées. Puis, en tant qu’entrepreneur indépendant, il a fait entamer les travaux de construction au mois de mai 2003.
10 Au mois de juin 2003, M. Kezić a affecté au patrimoine de son entreprise les cinq parcelles acquises en dernier lieu, en tenant compte de la valeur estimée par un expert judiciaire. Il a, en revanche, conservé les deux autres parcelles dans son patrimoine privé (ci‑après les «terrains en cause»).
11 Au cours de l’année 2004, M. Kezić a vendu le centre commercial et les sept parcelles de terrain sur lequel celui‑ci a été érigé à deux sociétés commerciales. Il a ainsi vendu, d’une part, en tant qu’entrepreneur indépendant, en facturant aux acquéreurs la TVA en aval, la partie du centre commercial et les cinq parcelles sur lesquelles cette partie a été construite et, d’autre part, en tant que personne physique privée, les terrains en cause ainsi que l’autre partie du centre commercial érigée
sur ceux‑ci, mais sans facturer la TVA en aval.
12 Par décision du 26 octobre 2004, l’autorité fiscale compétente, estimant que la vente des terrains en cause relevait de l’activité économique exercée par M. Kezić en qualité d’entrepreneur indépendant, lui a réclamé le paiement de la TVA afférente à cette vente.
13 Le 18 juillet 2007, le ministère des Finances a rejeté comme non fondé le recours formé par M. Kezić contre cette décision.
14 L’Upravno sodišče (Cour administrative) a confirmé cette décision et, par un arrêt du 25 mai 2011, le Vrhovno sodišče (Cour suprême) a rejeté le pourvoi en «Revision» formé par M. Kezić. Cet arrêt a toutefois été annulé par l’Ustavno sodišče (Cour constitutionnelle) qui, par décision du 21 novembre 2013, a renvoyé l’affaire devant le Vrhovno sodišče pour réexamen.
15 La juridiction de renvoi estime que le litige dont elle est saisie implique de déterminer les conditions dans lesquelles la sixième directive permet à un assujetti d’exclure les biens qu’il utilise dans l’exercice de son activité économique du système de la TVA.
16 Dans ces conditions, le Vrhovno sodišče a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«Convient‑il d’interpréter les dispositions de l’article 2, point 1, et de l’article 4, paragraphe 1, de la sixième directive en ce sens que, dans les circonstances de l’affaire au principal, où une personne acquiert des terrains en tant que personne physique sans se voir facturer la TVA en amont, construit sur ces terrains en tant qu’entrepreneur indépendant un centre commercial, inscrit parmi les actifs de son entreprise sur la base des règles comptables nationales seulement une partie des
terrains sur lesquels elle construit le centre commercial et vend ensuite le centre commercial avec l’ensemble des terrains au commanditaire du bâtiment, il faut considérer que cette personne, du fait qu’elle n’a pas inscrit les terrains parmi les actifs de son entreprise, ne les a pas inclus dans le système de la TVA et n’est ainsi pas assujettie à l’obligation de calculer et de verser la TVA en aval lors de la vente desdits terrains?»
Sur la question préjudicielle
17 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 2, point 1, et 4, paragraphe 1, de la sixième directive doivent être interprétés en ce sens que, dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, dans lesquelles un assujetti a acquis des parcelles de terrain, dont certaines ont été affectées à son patrimoine privé et d’autres à celui de son entreprise, et sur l’ensemble desquelles il a fait construire, en sa qualité d’assujetti, un centre
commercial qu’il a ensuite vendu ainsi que les parcelles de terrain sur lesquelles cette construction a été érigée, la vente des parcelles de terrain qui étaient affectées au patrimoine privé de cet assujetti doit être soumise à la TVA.
18 Il résulte du libellé de l’article 2, point 1, de la sixième directive qu’un assujetti doit agir «en tant que tel» pour qu’une opération puisse être soumise à la TVA. En revanche, un assujetti qui réalise une opération à titre privé n’agit pas en tant qu’assujetti et celle‑ci ne tombe pas sous le coup de la TVA (voir, en ce sens, arrêts Armbrecht, C‑291/92, EU:C:1995:304, points 16 à 18, et Bakcsi, C‑415/98, EU:C:2001:136, point 24).
19 Il convient également de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, la notion d’«assujetti» est définie en relation avec celle d’«activité économique» laquelle, conformément à l’article 4, paragraphe 2, de la sixième directive, englobe toutes les activités de producteur, de commerçant ou de prestataire de services et, en particulier, les opérations comportant l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en retirer des recettes ayant un caractère de permanence (voir,
en ce sens, arrêt Słaby e.a., C‑180/10 et C‑181/10, EU:C:2011:589, points 43 et 44).
20 Par ailleurs, en cas d’utilisation d’un bien d’investissement à des fins tant professionnelles que privées, l’intéressé a le choix, pour les besoins de la TVA, soit d’affecter ce bien en totalité au patrimoine de son entreprise, soit de le conserver en totalité dans son patrimoine privé en l’excluant ainsi complètement du système de la TVA, soit encore de ne l’intégrer dans son entreprise qu’à concurrence de l’utilisation professionnelle effective (voir arrêt Charles et Charles‑Tijmens, C‑434/03,
EU:C:2005:463, point 23). Ainsi, un tel bien peut être exclu du système de la TVA même s’il est utilisé partiellement pour les besoins de l’activité économique de l’assujetti, qui se trouve alors, toutefois, privé de tout droit à déduction (voir arrêt Bakcsi, C‑415/98, EU:C:2001:136, point 27).
21 En outre, un assujetti qui vend un tel bien, dont il avait choisi de réserver une partie à son usage privé, n’agit pas en tant que tel pour ce qui concerne la vente de cette partie (voir, en ce sens, arrêt Armbrecht, C‑291/92, EU:C:1995:304, point 24). Il doit cependant manifester, pendant toute la période pendant laquelle il détient le bien en question, l’intention d’en garder une partie dans son patrimoine privé (arrêt Armbrecht, C‑291/92, EU:C:1995:304, point 21).
22 Il ne saurait cependant être déduit de la jurisprudence susmentionnée que la vente par un assujetti d’un terrain qu’il avait affecté à son patrimoine privé n’est pas soumise à la TVA de ce seul fait. En effet, les opérations effectuées à titre onéreux par un assujetti étant en principe soumises à la TVA dès lors que celui‑ci a agi en tant que tel, encore faut‑il que, outre une affectation audit patrimoine privé, une telle vente soit effectuée par l’assujetti concerné non pas dans le cadre de
l’accomplissement de son activité économique, mais dans celui de la gestion et de l’administration de son patrimoine privé.
23 À cet égard, il est certes vrai que le simple exercice du droit de propriété par son titulaire ne saurait, en lui‑même, être considéré comme constituant une activité économique (voir, en ce sens, arrêt Słaby e.a., C‑180/10 et C‑181/10, EU:C:2011:589, point 36). Par ailleurs, de ce point de vue, la circonstance que l’objet de la vente ait été acquis par l’assujetti au moyen de ses ressources personnelles ne saurait avoir un effet déterminant.
24 En revanche, à propos de la vente d’un terrain à bâtir, la Cour a déjà précisé que constitue un critère d’appréciation pertinent le fait que l’intéressé ait entrepris des démarches actives de commercialisation foncières en mobilisant des moyens similaires à ceux déployés par un producteur, un commerçant ou un prestataire de services au sens de l’article 4, paragraphe 2, de la sixième directive, telles que, notamment, la réalisation sur ces terrains de travaux de viabilisation ainsi que la mise en
œuvre de moyens de commercialisation avérés (voir, en ce sens, arrêt Słaby e.a., C‑180/10 et C‑181/10, EU:C:2011:589, points 39 et 40). En effet, de telles initiatives ne s’inscrivent normalement pas dans le cadre de la gestion d’un patrimoine personnel, de sorte que la vente d’un terrain destiné à la construction dans une telle hypothèse ne saurait être considérée comme le simple exercice du droit de propriété par son titulaire (voir, en ce sens, arrêt Słaby e.a., C‑180/10 et C‑181/10
EU:C:2011:589, point 41).
25 S’agissant des circonstances mentionnées par la juridiction de renvoi, et notamment le fait que, premièrement, les sept parcelles de terrain acquises par M. Kezić l’ont été dans un laps de temps relativement court, entre les années 1998 et 2002, deuxièmement, que ces parcelles étaient, ensemble, une condition nécessaire à la construction, dès le mois de mai 2003, d’un centre commercial et, troisièmement, que M. Kezić a réalisé des travaux de remise en état, sur les terrains en cause, pour plus de
48000 euros, il convient de relever que ces circonstances sont de nature à révéler que la vente des terrains en cause ne relève pas du simple exercice par M. Kezić de son droit de propriété, mais qu’elle s’inscrit en réalité dans le cadre de son activité économique d’entrepreneur.
26 Il y a lieu d’ajouter qu’aucun des éléments du dossier soumis à la Cour ne permet d’expliquer les raisons pour lesquelles la vente des terrains en cause devrait être regardée comme un acte d’administration du patrimoine privé et devrait, à ce titre, être distinguée de la vente des autres parcelles du terrain sur lesquelles M. Kezić a fait ériger un centre commercial dans le cadre de son activité économique d’entrepreneur.
27 Dans ces conditions, et sous réserve des vérifications qui incombent à la juridiction de renvoi, M. Kezić doit être regardé comme ayant agi en tant qu’assujetti à la TVA lors de la vente des terrains en cause, de sorte que cette opération aurait dû être soumise à cette taxe.
28 Eu égard à ce qui précède, il convient de répondre à la question posée que les articles 2, point 1, et 4, paragraphe 1, de la sixième directive doivent être interprétés en ce sens que, dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, dans lesquelles un assujetti a acquis des parcelles de terrain, dont certaines ont été affectées à son patrimoine privé et d’autres à celui de son entreprise, et sur l’ensemble desquelles il a fait construire, en sa qualité d’assujetti, un centre
commercial qu’il a ensuite vendu ainsi que les parcelles de terrain sur lesquelles cette construction a été érigée, la vente des parcelles de ce terrain qui étaient affectées au patrimoine privé de cet assujetti doit être soumise à la TVA dès lors que ledit assujetti a, lors de cette opération, agi en tant que tel.
Sur les dépens
29 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle‑ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit:
Les articles 2, point 1, et 4, paragraphe 1, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, doivent être interprétés en ce sens que, dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, dans lesquelles un assujetti a acquis des parcelles d’un terrain, dont certaines ont été affectées à son
patrimoine privé et d’autres à celui de son entreprise, et sur l’ensemble desquelles il a fait construire, en sa qualité d’assujetti, un centre commercial qu’il a ensuite vendu ainsi que les parcelles de terrain sur lesquelles cette construction a été érigée, la vente des parcelles de terrain qui étaient affectées au patrimoine privé de cet assujetti doit être soumise à la taxe sur la valeur ajoutée dès lors que ledit assujetti a, lors de cette opération, agi en tant que tel.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure: le slovène.