ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)
5 février 2015 ( *1 )
«Manquement d’État — Article 45 TFUE — Règlement (UE) no 492/2011 — Libre circulation des travailleurs — Accès à l’emploi — Service public local — Connaissances linguistiques — Mode de preuve»
Dans l’affaire C‑317/14,
ayant pour objet un recours en manquement au titre de l’article 258 TFUE, introduit le 2 juillet 2014,
Commission européenne, représentée par MM. J. Enegren et D. Martin, en qualité d’agents, ayant élu domicile à Luxembourg,
partie requérante,
contre
Royaume de Belgique, représenté par Mmes L. Van den Broeck, J. Van Holm et M. Jacobs, en qualité d’agents,
partie défenderesse,
LA COUR (sixième chambre),
composée de M. S. Rodin, président de chambre, M. A. Borg Barthet et Mme M. Berger (rapporteur), juges,
avocat général: M. P. Cruz Villalón,
greffier: M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 Par sa requête, la Commission européenne demande à la Cour de constater que, en exigeant des candidats aux postes dans les services locaux établis dans les régions de langue française ou de langue allemande, dont il ne résulte pas des diplômes ou des certificats qu’ils ont accompli leurs études dans la langue concernée, d’obtenir le certificat délivré par le bureau de sélection dépendant du service public fédéral Personnel et Organisation (SELOR), après avoir passé l’examen organisé par cet
organisme, comme seul moyen de preuve des connaissances linguistiques pour accéder à ces postes, le Royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 45 TFUE et du règlement (UE) no 492/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union (JO L 141, p. 1).
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
2 Le règlement (CEE) no 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2), visé dans la lettre de mise en demeure et l’avis motivé émis par la Commission dans le cadre de la présente affaire, a été abrogé et remplacé par le règlement no 492/2011 à compter du 16 juin 2011, soit une date postérieure à l’expiration du délai visé dans l’avis motivé. Le libellé de l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 492/2011
reprend toutefois dans des termes inchangés celui de l’article 3 du règlement no 1612/68 et prévoit:
«Dans le cadre du présent règlement, ne sont pas applicables les dispositions législatives, réglementaires ou administratives ou les pratiques administratives d’un État membre:
a) qui limitent ou subordonnent à des conditions non prévues pour les nationaux la demande et l’offre de l’emploi, l’accès à l’emploi et son exercice par les étrangers; ou
b) qui, bien qu’applicables sans acception de nationalité, ont pour but ou effet exclusif ou principal d’écarter les ressortissants des autres États membres de l’emploi offert.
Le premier alinéa ne concerne pas les conditions relatives aux connaissances linguistiques requises en raison de la nature de l’emploi à pourvoir.»
Le droit belge
3 La Constitution définit quatre régions linguistiques, c’est‑à‑dire quatre parties distinctes du territoire national où s’appliquent des règles uniformes relatives à l’emploi des langues, notamment en matière administrative. Il s’agit de la région de langue française, de la région de langue néerlandaise, de la région de langue allemande et de la région bilingue de Bruxelles-Capitale.
4 Les dispositions figurant sous le chapitre III des lois coordonnées sur l’emploi des langues en matière administrative, du 18 juillet 1966 (Moniteur belge du 2 août 1966, p. 7799, ci-après les «lois coordonnées»), ultérieurement modifiées, régissent notamment l’emploi des langues dans les services locaux, lesquels sont définis aux articles 1er, paragraphe 2, et 9 de ces lois comme les personnes physiques et morales concessionnaires d’un service public ou chargées d’une mission que la loi ou les
pouvoirs publics leur ont confiée dans l’intérêt général et dont l’activité ne s’étend pas à plus d’une commune.
5 La section II des lois coordonnées concerne leur application aux régions de langue française, de langue néerlandaise et de langue allemande. À cet égard, l’article 15, paragraphe 1, de celles-ci dispose:
«Dans les services locaux établis dans les régions de langue française, de langue néerlandaise ou de langue allemande, nul ne peut être nommé ou promu à une fonction ou à un emploi s’il ne connaît la langue de la région.
Les examens d’admission et de promotion ont lieu dans la même langue.
Le candidat n’est admis à l’examen que s’il résulte des diplômes ou certificats d’études requis qu’il a suivi l’enseignement dans la langue susmentionnée. À défaut d’un tel diplôme ou certificat, la connaissance de la langue doit au préalable être prouvée par un examen.
Si la fonction ou l’emploi est conféré sans examen d’admission, l’aptitude linguistique requise est établie au moyen des preuves que l’alinéa 3 prescrit à cet effet.»
6 Figurant dans le chapitre VI des lois coordonnées, relatif aux dispositions particulières, l’article 53 de celles-ci prévoyait à la date d’expiration du délai fixé dans l’avis motivé:
«Le Secrétaire permanent au recrutement est seul compétent pour délivrer des certificats en vue d’attester les connaissances linguistiques exigées par la loi du 2 août 1963.»
7 Il ressort du dossier soumis à la Cour que le secrétariat permanent au recrutement a été remplacé par le SELOR, seul organisme habilité à délivrer les certificats visés aux candidats qui ont passé avec succès les examens qu’il organise à Bruxelles.
La procédure précontentieuse
8 Le 22 mars 2010, la Commission a envoyé une lettre de mise en demeure au Royaume de Belgique, dans laquelle elle indiquait que l’exigence d’un moyen de preuve unique pour attester les connaissances linguistiques, énoncée dans la législation belge comme préalable à l’accès aux postes à pourvoir dans les services locaux des régions de langue française, de langue néerlandaise ou de langue allemande, constitue une discrimination interdite par l’article 45 TFUE et le règlement no 1612/68.
9 Les autorités de la Communauté flamande ont répondu par lettre du 19 juillet 2010, en exprimant leur disponibilité à mettre la législation flamande relative aux exigences des employeurs publics en matière linguistique en conformité avec le droit de l’Union.
10 Par lettre du 8 novembre 2010, les services de la Commission ont demandé au Royaume de Belgique de leur envoyer un projet de modification législative ainsi qu’un calendrier d’adoption précis et détaillé. Par note du 20 décembre 2010, les autorités de la Communauté flamande ont envoyé un avant-projet de décret dont l’adoption était prévue au mois de janvier 2011.
11 N’ayant pas obtenu d’autre réponse de la part du Royaume de Belgique, la Commission lui a adressé, le 20 mai 2011, un avis motivé l’invitant à prendre les mesures requises pour se conformer à cet avis dans un délai de deux mois à compter de la réception de celui-ci.
12 Le Royaume de Belgique a répondu par lettre du 2 décembre 2011, dans laquelle il réaffirmait sa volonté de mettre le droit belge en conformité avec le droit de l’Union, mais faisait également valoir la complexité de la question de l’emploi des langues en matière administrative au sein de cet État membre en raison de l’existence de plusieurs régions linguistiques et des particularités liées à la répartition des compétences entre les différentes entités fédérées.
13 Par lettres des 27 mars, 13 juillet et 17 octobre 2012, la Commission a sollicité du Royaume de Belgique des informations complémentaires sur la situation existant dans chaque région linguistique.
14 En réponse à ces demandes, cet État membre a transmis à la Commission un projet d’arrêté d’exécution de la Communauté flamande ainsi qu’un avant-projet de décret et un avant-projet d’arrêté d’exécution de la Communauté française.
15 Par la suite, l’arrêté d’exécution du décret de la Communauté flamande a été communiqué à la Commission. La Communauté française a également envoyé à la Commission une copie du décret du 7 novembre 2013, relatif à la preuve des connaissances linguistiques requises par les lois sur l’emploi des langues en matière administrative. Toutefois, ce décret devait encore être complété par un arrêté d’exécution. Par ailleurs, la Commission n’a reçu aucune information concernant la région de langue
allemande.
16 Dans ces conditions, la Commission a décidé d’introduire le présent recours.
17 Par lettre du 18 décembre 2014, parvenue à la Cour le 22 décembre 2014, le Royaume de Belgique a informé la Cour qu’il avait transmis à la Commission l’arrêté du gouvernement de la Communauté française, du 22 octobre 2014, portant exécution du décret du 7 novembre 2013 visé au point 15 du présent arrêt.
Sur le recours
Argumentation des parties
18 La Commission rappelle que, conformément à l’article 3, paragraphe 1, du règlement no 492/2011, les États membres peuvent exiger que les ressortissants des autres États membres disposent de connaissances linguistiques nécessaires en raison de la nature de l’emploi à pourvoir.
19 Cette institution souligne toutefois que, conformément à la jurisprudence de la Cour, l’exigence linguistique doit être mise en œuvre de manière proportionnée et non discriminatoire. Elle ajoute que, dans son arrêt Angonese (C‑281/98, EU:C:2000:296), la Cour a jugé que tel n’est pas le cas d’une obligation, imposée par un employeur pour l’accès d’un candidat à un concours de recrutement, de faire la preuve de ses connaissances linguistiques exclusivement au moyen d’un unique diplôme délivré dans
une seule province d’un État membre.
20 La Commission estime que cette jurisprudence est transposable à la réglementation belge, en ce qu’elle exige d’un candidat, pour lui permettre d’accéder à un concours de recrutement, qu’il fasse la preuve de ses connaissances linguistiques au moyen d’un unique diplôme, exclusivement délivré en Belgique.
21 Le Royaume de Belgique ne conteste pas le bien-fondé du recours et se borne à retracer l’avancement des travaux législatifs engagés pour se conformer au grief de la Commission, en expliquant que la longueur des délais est liée à la structure complexe de cet État membre.
Appréciation de la Cour
22 Conformément à une jurisprudence bien établie de la Cour, l’ensemble des dispositions du traité FUE relatives à la libre circulation des personnes visent à faciliter, pour les ressortissants des États membres, l’exercice d’activités professionnelles de toute nature sur le territoire de l’Union et s’opposent aux mesures qui pourraient défavoriser ces ressortissants lorsqu’ils souhaitent exercer une activité économique sur le territoire d’un autre État membre (voir, notamment, arrêt Las, C‑202/11,
EU:C:2013:239, point 19 et jurisprudence citée).
23 Ces dispositions et, en particulier, l’article 45 TFUE s’opposent ainsi à toute mesure qui, même applicable sans discrimination tenant à la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, des libertés fondamentales garanties par le traité (arrêt Las, EU:C:2013:239, point 20 et jurisprudence citée).
24 Certes, l’article 3, paragraphe 1, deuxième alinéa, du règlement no 492/2011 reconnaît aux États membres le droit de fixer les conditions relatives aux connaissances linguistiques requises en raison de la nature de l’emploi à pourvoir.
25 Toutefois, le droit d’exiger un certain niveau de connaissance d’une langue en fonction de la nature de l’emploi ne saurait porter atteinte à la libre circulation des travailleurs. Les exigences découlant des mesures destinées à le mettre en œuvre ne doivent en aucun cas être disproportionnées par rapport au but poursuivi et les modalités de leur application ne doivent pas comporter de discriminations au détriment des ressortissants d’autres États membres (voir, en ce sens, arrêt Groener,
C‑379/87, EU:C:1989:599, point 19).
26 En l’espèce, il convient de reconnaître qu’il peut être légitime d’exiger d’un candidat à un concours organisé aux fins de pourvoir un emploi dans un service local, c’est-à-dire dans une entité concessionnaire d’un service public ou chargée d’une mission d’intérêt général sur le territoire d’une commune, qu’il dispose, à un niveau en adéquation avec la nature de l’emploi à pourvoir, de connaissances de la langue de la région dans laquelle se trouve la commune concernée. Il peut être en effet
considéré qu’un emploi dans un tel service requiert une aptitude à communiquer avec les autorités administratives locales ainsi que, le cas échéant, avec le public.
27 Dans un tel cas, la détention d’un diplôme sanctionnant la réussite à un examen de langue peut constituer un critère permettant d’évaluer les connaissances linguistiques requises (voir, en ce sens, arrêt Angonese, EU:C:2000:296, point 44).
28 Cependant, le fait d’exiger, comme le prévoient les lois coordonnées, d’un candidat à un concours de recrutement qu’il rapporte la preuve de ses connaissances linguistiques en présentant un unique type de certificat, qui n’est délivré que par un seul organisme belge chargé, à cet effet, d’organiser des examens de langue sur le territoire belge, apparaît, au regard des impératifs de la libre circulation des travailleurs, disproportionné par rapport à l’objectif poursuivi.
29 En effet, cette exigence exclut toute prise en considération du degré de connaissances qu’un diplôme obtenu dans un autre État membre, eu égard à la nature et à la durée des études dont il atteste l’accomplissement, permet de présumer dans le chef de son titulaire (voir, en ce sens, arrêt Angonese, EU:C:2000:296, point 44).
30 En outre, cette exigence, bien qu’indistinctement applicable aux ressortissants nationaux et à ceux des autres États membres, défavorise en réalité les ressortissants des autres États membres qui souhaiteraient postuler à un emploi dans un service local en Belgique.
31 Cette exigence contraint en effet les intéressés résidant dans d’autres États membres, c’est-à-dire, en majorité des ressortissants de ces États, à se rendre sur le territoire belge aux seules fins de faire évaluer leurs connaissances dans le cadre d’un examen indispensable pour la délivrance du certificat requis pour le dépôt de leur candidature. Les charges supplémentaires qu’implique une telle contrainte sont de nature à rendre plus difficile l’accès aux emplois en cause (voir, en ce sens,
arrêt Angonese, EU:C:2000:296, points 38 et 39).
32 Le Royaume de Belgique n’a invoqué aucun objectif dont la réalisation serait susceptible de justifier ces effets.
33 Pour autant que le Royaume de Belgique fait valoir que des travaux législatifs ont été engagés afin de mettre la réglementation nationale litigieuse en conformité avec les exigences du droit de l’Union mais que ceux-ci doivent suivre des procédures longues et complexes en raison de la structure de ce pays, il y a lieu de rappeler qu’il est de jurisprudence constante qu’un État membre ne saurait exciper de dispositions de son ordre juridique national, même constitutionnel, pour justifier le
non-respect des obligations résultant du droit de l’Union (voir, notamment, arrêt Commission/Hongrie, C‑288/12, EU:C:2014:237, point 35 et jurisprudence citée).
34 Il convient d’ajouter que, en tout état de cause, l’existence d’un manquement doit être appréciée en fonction de la situation de l’État membre telle qu’elle se présentait au terme du délai fixé dans l’avis motivé et les changements intervenus par la suite ne sauraient être pris en compte par la Cour (voir, notamment, arrêt Commission/Royaume‑Uni, C‑640/13, EU:C:2014:2457, point 42 et jurisprudence citée).
35 Dans ces conditions, il y a lieu de constater que, en exigeant des candidats aux postes dans les services locaux établis dans les régions de langue française ou de langue allemande, dont il ne résulte pas des diplômes ou des certificats requis qu’ils ont suivi l’enseignement dans la langue concernée, à faire la preuve de leurs connaissances linguistiques au moyen d’un unique type de certificat, exclusivement délivré par un seul organisme officiel belge après un examen organisé par cet organisme
sur le territoire belge, le Royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 45 TFUE et du règlement no 492/2011.
Sur les dépens
36 Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation du Royaume de Belgique et celui‑ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.
Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) déclare et arrête:
1) En exigeant des candidats aux postes dans les services locaux établis dans les régions de langue française ou de langue allemande, dont il ne résulte pas des diplômes ou des certificats requis qu’ils ont suivi l’enseignement dans la langue concernée, à faire la preuve de leurs connaissances linguistiques au moyen d’un unique type de certificat, exclusivement délivré par un seul organisme officiel belge après un examen organisé par cet organisme sur le territoire belge, le Royaume de Belgique a
manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 45 TFUE et du règlement (UE) no 492/2011, du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union.
2) Le Royaume de Belgique est condamné aux dépens.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure: le français.