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20/03/2014 | CJUE | N°C-611/12

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Jean-François Giordano contre Commission européenne., 20/03/2014, C-611/12


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 20 mars 2014 ( 1 )

Affaire C‑611/12 P

Jean-François Giordano

contre

Commission européenne

«Pourvoi — Quotas de pêche — Mesures d’urgence adoptées par la Commission — Recours en responsabilité non contractuelle de l’Union européenne — Préjudice indemnisable — Préjudice réel et certain — Perte de chance en tant que partie intégrante du préjudice indemnisable»

1.  Le présent pourvoi formé par M. Jean-Fran

çois Giordano s’inscrit dans un contexte plus large, qui comprend également les pourvois dans les affaires C‑12/13 P et C‑13/13 P (Buono e.a....

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 20 mars 2014 ( 1 )

Affaire C‑611/12 P

Jean-François Giordano

contre

Commission européenne

«Pourvoi — Quotas de pêche — Mesures d’urgence adoptées par la Commission — Recours en responsabilité non contractuelle de l’Union européenne — Préjudice indemnisable — Préjudice réel et certain — Perte de chance en tant que partie intégrante du préjudice indemnisable»

1.  Le présent pourvoi formé par M. Jean-François Giordano s’inscrit dans un contexte plus large, qui comprend également les pourvois dans les affaires C‑12/13 P et C‑13/13 P (Buono e.a./Commission), sur lesquels je me prononce dans d’autres conclusions de la même date. Tous ces pourvois ont en commun des demandes de dommages-intérêts introduites contre l’Union en raison du règlement (CE) no 530/2008 de la Commission, établissant des mesures d’urgence en ce qui concerne les senneurs à senne
coulissante pêchant le thon rouge dans l’océan Atlantique, à l’est de la longitude 45° O, et dans la Méditerranée ( 2 ).

2.  Comme la présente affaire porte sur un arrêt du Tribunal différent de celui attaqué dans les affaires C‑12/13 P et C‑13/13 P et en raison, également, de la différence des moyens soulevés à l’appui des pourvois, j’analyserai principalement, dans les présentes conclusions et aux fins de la réponse à apporter au présent pourvoi, la question du préjudice indemnisable. Plus concrètement, j’aborderai en détail la question de savoir si une «perte de chance» peut faire partie du préjudice indemnisable
dans le cadre d’un recours en responsabilité non contractuelle de l’Union européenne.

3.  La perte de chance a déjà été reconnue comme un préjudice indemnisable à plusieurs reprises dans la jurisprudence de la Cour. Toutefois, cette reconnaissance a toujours eu lieu dans des contextes spécifiques, comme ceux de la fonction publique européenne ou des marchés publics de l’Union. La présente affaire permettra à la Cour de se prononcer sur cette question dans une perspective plus large.

I – Le cadre juridique

4. L’article 340, deuxième alinéa, TFUE définit le régime matériel applicable à la responsabilité non contractuelle de l’Union dans les termes suivants:

«En matière de responsabilité non contractuelle, l’Union doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions.»

5. La pêche du thon rouge est réglementée tant au niveau international qu’au niveau européen. Depuis 1997, l’Union européenne est partie à la convention internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique et la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (ci-après l’«ICCAT») adopte des recommandations et des plans en vue d’assurer la conservation de ces ressources. En exécution des décisions de l’ICCAT, l’Union a adopté plusieurs instruments, parmi
lesquels il convient notamment de souligner, aux fins du présent pourvoi, le règlement (CE) no 520/2007, prévoyant des mesures techniques de conservation pour certains stocks de grands migrateurs et abrogeant le règlement (CE) no 973/2001 ( 3 ), et le règlement (CE) no 1559/2007, établissant un plan pluriannuel de reconstitution des stocks de thon rouge dans l’Atlantique Est et la Méditerranée et modifiant le règlement no 520/2007 ( 4 ).

6. Ces normes de l’Union s’inscrivent également dans le domaine d’application du règlement (CE) no 2371/2002, relatif à la conservation et à l’exploitation durable des ressources halieutiques dans le cadre de la politique commune de la pêche ( 5 ). Cet instrument introduit un ensemble de mesures générales destinées aux activités de conservation, de gestion et d’exploitation des ressources aquatiques vivantes pratiquées sur le territoire des États membres ou dans les eaux communautaires ou par des
navires de pêche communautaires.

7. Parmi les différentes mesures prévues par le règlement no 2371/2002, il convient de mentionner son article 7, intitulé «Mesures d’urgence adoptées par la Commission», qui dispose ce qui suit:

«1.   S’il existe des preuves qu’il existe une menace grave pour la conservation des ressources aquatiques vivantes ou pour l’écosystème marin résultant des activités de la pêche et nécessitant une intervention immédiate, la Commission peut, sur demande dûment justifiée d’un État membre ou d’office, arrêter les mesures d’urgence pour une période maximale de six mois. La Commission peut prendre une nouvelle décision pour proroger les mesures d’urgence d’une durée maximale de six mois.

2.   L’État membre notifie la demande simultanément à la Commission, aux autres États membres et aux conseils consultatifs régionaux concernés. Ceux-ci peuvent présenter leurs observations écrites à la Commission dans un délai de cinq jours ouvrables à compter de la réception de la demande.

La Commission se prononce dans un délai de quinze jours ouvrables à compter de la réception de la demande visée au paragraphe 1.

3.   Les mesures d’urgence prennent effet immédiatement. Elles sont notifiées aux États membres concernés et publiées au Journal officiel.

4.   Les États membres concernés peuvent saisir le Conseil de la décision de la Commission dans un délai de dix jours ouvrables à compter de la réception de la notification.

5.   Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut prendre une décision différente dans un délai d’un mois à compter de la date à laquelle il a été saisi.»

8. Le règlement (CE) no 40/2008 établit, pour 2008, les possibilités de pêche et les conditions associées pour certains stocks halieutiques, y compris le thon rouge ( 6 ). Ce règlement introduit des limitations de captures et fixe la quantité de thon rouge que les navires de pêche communautaires peuvent capturer, en 2008, dans l’océan Atlantique, à l’est de la longitude 45° O et dans la Méditerranée. Ces limitations et quantités ont été modifiées par le règlement (CE) no 446/2008 ( 7 ).

9. La Commission européenne, à la lumière des informations qui lui avaient alors été communiquées par les inspecteurs au cours de leurs missions dans les États concernés, a estimé que les possibilités de pêche du thon rouge dans l’océan Atlantique, à l’est de la longitude 45° O, ainsi que dans la Méditerranée, attribuées aux senneurs battant pavillon de la Grèce, de la France, de l’Italie, de Chypre et de Malte, pourraient être épuisées le 16 juin 2008. En revanche, les possibilités de pêche
attribuées aux senneurs à senne coulissante battant pavillon de l’Espagne seraient réputées épuisées le 23 juin 2008. Dans ces conditions, la Commission a, en vertu de l’article 7 du règlement no 2371/2002, adopté le règlement no 530/2008 ( 8 ). Ses trois premiers articles disposent:

«Article premier

La pêche du thon rouge dans l’océan Atlantique, à l’est de la longitude 45° O, et dans la Méditerranée, par des senneurs à senne coulissante battant pavillon de la Grèce, de la France, de l’Italie, de Chypre et de Malte, ou enregistrés dans ces États membres, est interdite à compter du 16 juin 2008.

Il est également interdit de conserver à bord, de mettre en cage aux fins de l’engraissement ou de l’élevage, de transborder, de transférer ou de débarquer des poissons de ce stock capturés par ces navires à compter cette date.

Article 2

La pêche du thon rouge dans l’océan Atlantique, à l’est de la longitude 45° O, et dans la Méditerranée, par des senneurs à senne coulissante battant pavillon de l’Espagne, ou enregistrés dans cet État membre, est interdite à compter du 23 juin 2008.

Il est également interdit de conserver à bord, de mettre en cage aux fins de l’engraissement ou de l’élevage, de transborder, de transférer ou de débarquer des poissons de ce stock capturés par ces navires à compter cette date.

Article 3

1.   Sans préjudice des dispositions du paragraphe 2, à compter du 16 juin 2008, les opérateurs communautaires refusent les débarquements, les mises en cage à des fins d’engraissement ou d’élevage ainsi que les transbordements dans les eaux ou dans les ports communautaires de thon rouge capturé par des senneurs à senne coulissante dans l’océan Atlantique, à l’est de la longitude 45° O, et dans la Méditerranée.

2.   Le débarquement, la mise en cage aux fins de l’engraissement ou de l’élevage ainsi que le transbordement dans les eaux et dans les ports communautaires de thon rouge capturé dans l’océan Atlantique, à l’est de la longitude 45° O, et dans la Méditerranée, par des senneurs à senne coulissante battant pavillon de l’Espagne, ou enregistrés dans cet État membre, sont autorisés jusqu’au 23 juin 2008.»

II – Les faits

10. M. Giordano est armateur du navire Janvier Giordano, un senneur à senne coulissante battant pavillon français qui exerce son activité de pêche dans la mer Méditerranée.

11. En vertu des dispositions de la réglementation de l’Union, la République française disposait, pour l’année 2008, de quotas de pêche de thon rouge s’élevant à 4 164 tonnes, dont 90 % étaient attribués aux senneurs à senne coulissante français exerçant leur activité dans la mer Méditerranée.

12. Par décision no 2008PS008‑LR, du 16 avril 2008, le ministre de l’Agriculture et de la Pêche français a, pour l’année 2008, délivré au navire Janvier Giordano un permis de pêche spécial du thon rouge, pour 132,02 tonnes. L’autorisation était valable du 1er avril 2008 au 30 juin 2008.

13. Le 2 juin 2008, le navire Janvier Giordano a débuté sa campagne de pêche dans les eaux de la Méditerranée et celle-ci a été interrompue le 16 juin 2008 en conséquence de l’adoption et de l’entrée en vigueur du règlement no 530/2008, dont la mise en œuvre par une décision du préfet de la région Languedoc-Roussillon du 16 juin 2008 a entraîné le retrait du permis de pêche précité.

14. M. Giordano a engagé une procédure à l’encontre de ladite décision du préfet devant les juridictions administratives françaises. Le tribunal administratif tout comme la cour administrative d’appel de Marseille ont rejeté sa demande, au motif que la mesure d’interdiction résultait du règlement no 530/2008 et non de la décision du préfet.

III – La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué

15. Le recours en responsabilité non contractuelle de l’Union formé par M. Giordano en conséquence de l’interdiction de pêche résultant du règlement no 530/2008 a été déposé au greffe du Tribunal le 25 février 2011.

16. Quelques jours plus tard, le 17 mars 2011, la Cour a rendu son arrêt dans l’affaire AJD Tuna ( 9 ), portant sur une question préjudicielle de validité posée par la Prim’Awla tal-Qorti Civili (Malte). Cette affaire portait sur plusieurs questions relatives à la validité du règlement no 530/2008.

17. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que ledit règlement violait le principe général de non-discrimination au motif de la nationalité.

18. En conséquence, préalablement à la tenue de l’audience devant le Tribunal, M. Giordano et la Commission, en tant que partie défenderesse, ont été invités à se prononcer, à l’occasion de l’audience, sur les conséquences de l’arrêt AJD Tuna pour la présente affaire.

19. Dans ses arguments écrits et oraux, M. Giordano a demandé au Tribunal de constater le préjudice que le règlement no 530/2008 a produit sur sa situation juridique et de condamner en conséquence la Commission au versement d’une somme de 542594 euros à titre de dommages-intérêts. Pour sa part, la Commission a conclu à ce que le Tribunal rejette entièrement le recours.

20. Par l’arrêt du 7 novembre 2012, Giordano/Commission (T‑114/11), le Tribunal a rejeté le recours formé par M. Giordano et a condamné ce dernier aux dépens. Dans les motifs de l’arrêt, qui s’étendent sur onze points, le Tribunal indique que M. Giordano n’a pas réussi à démontrer la réalité du préjudice prétendument subi.

21. Selon le Tribunal, qui s’appuie sur l’arrêt qu’il a rendu dans l’affaire Cofradía de pescadores «San Pedro de Bermeo» e.a./Conseil ( 10 ), l’allocation de quotas de pêche ne confère pas un droit subjectif à un montant économique concret, mais constitue seulement une limite maximale du nombre de captures, qui ne sont en rien garanties. En conséquence, le Tribunal a jugé que le fait qu’un quota n’ait pas été pêché, même s’il s’agit d’une conséquence d’une interdiction directe émanant d’une
autorité publique, n’engendre pas un dommage réel et certain.

22. Étant donné que l’une des trois conditions requises pour l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union n’était pas remplie, le Tribunal a rejeté le recours dans son intégralité et condamné le requérant aux dépens.

IV – Le pourvoi et les conclusions des parties

23. Le 8 janvier 2013, le pourvoi formé par M. Giordano contre l’arrêt du Tribunal du 7 novembre 2012 a été enregistré au greffe de la Cour.

24. M. Giordano conclut à ce qu’il plaise à la Cour:

— annuler l’arrêt attaqué;

— constater que l’adoption du règlement no 530/2008 lui a causé un préjudice indemnisable;

— condamner la Commission à lui verser la somme de 542594 euros à titre de dommages-intérêts;

— condamner la Commission aux dépens de l’instance et de la première instance.

25. La Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour:

— rejeter le pourvoi en tant qu’irrecevable;

— à titre subsidiaire, rejeter le pourvoi;

— à titre subsidiaire, rejeter le recours en responsabilité non contractuelle;

— condamner le requérant aux dépens de l’instance et de la première instance.

V – Recevabilité

26. Selon la Commission, le pourvoi est irrecevable dans la mesure où deux moyens (le deuxième et le troisième) sont relatifs à des conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle qui n’ont pas été analysées par le Tribunal et où un troisième moyen (le premier) a pour objet une analyse factuelle déjà réalisée par le Tribunal.

27. Ces deux fins de non-recevoir doivent être rejetées.

28. La première fin de non-recevoir soulevée par la Commission ne porte pas, d’un point de vue formel, sur la recevabilité du recours, mais sur les deuxième et troisième moyens invoqués par le requérant au pourvoi. En effet, l’appréciation de ces moyens ne sera nécessaire qu’au cas où la Cour annulerait l’arrêt attaqué et déciderait, conformément à l’article 61 du statut de la Cour de justice, de statuer directement sur le fond de l’affaire. Par conséquent, il convient de rejeter l’exception
d’irrecevabilité des deuxième et troisième moyens soulevée par la Commission.

29. La deuxième fin de non-recevoir avancée par la Commission doit aussi être rejetée. La Commission considère que le Tribunal, en jugeant que le préjudice invoqué par le requérant n’était ni réel ni certain, a réalisé une analyse des faits qui ne saurait faire l’objet, en vertu d’une jurisprudence consolidée, d’un réexamen de la Cour au stade du pourvoi. Toutefois, l’approche défendue par la Commission n’est pas conforme à la délimitation du pourvoi à laquelle la Cour a fait référence de manière
réitérée, car l’interdiction de toute analyse des faits concerne les appréciations strictement factuelles des éléments extralégaux versés au dossier par les parties.

30. Tel n’est pas le cas en l’espèce, car le requérant ne remet pas en cause l’analyse des faits effectuée par le Tribunal, mais critique le fait que ce dernier ait jugé que l’allocation de quotas de pêche constitue un élément dépourvu de pertinence juridique aux fins de la détermination d’un préjudice. C’est-à-dire que le Tribunal n’a pas effectué une analyse des faits concrets tels que le requérant les a présentés, mais a réalisé une appréciation en droit, en vertu de laquelle les quotas de pêche
non exploités pour des motifs survenus après leur allocation ne font pas partie du préjudice indemnisable. Cette affirmation, qui figure aux points 18 et 19 de l’arrêt attaqué, n’est pas de nature factuelle, mais juridique et elle est donc susceptible d’un contrôle au stade du pourvoi.

31. Par conséquent, la deuxième fin de non-recevoir invoquée par la Commission doit également être rejetée.

VI – Le pourvoi

A – Sur le moyen tiré du caractère «certain» du préjudice subi

1. Arguments des parties

32. Le requérant rejette les arguments du Tribunal fondés sur l’absence de préjudice certain. À l’encontre de l’arrêt attaqué, le requérant met en doute la nécessité de la relation que le Tribunal exige entre le droit subjectif à épuiser le quota et le préjudice indemnisable. Selon le requérant, le fait qu’il n’existe pas de droit subjectif à épuiser le quota ne signifie pas qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse de l’épuiser. En effet, le requérant estime que la pratique confirme, en raison du
caractère restrictif des actuels permis de pêche de thon rouge, que les senneurs épuisent systématiquement leurs quotas.

33. Selon le requérant, un senneur à senne coulissante peut remplir son quota annuel de pêche en quinze jours. De fait, sur les treize jours de campagne du Janvier Giordano, qui sont immédiatement antérieurs à l’interdiction résultant du règlement no 530/2008, les captures de ce navire se sont élevées à un total de 71571 tonnes, soit 54 % de son quota. Le requérant estime que, si la campagne avait pu se poursuivre sans interruption jusqu’à sa date de fermeture, le 30 juin 2008, le quota aurait été
épuisé. Le règlement no 530/2008 aurait donc provoqué un préjudice réel et certain, dont le montant est expliqué en détail par le requérant, sur la base du prix de vente au kilo du thon rouge durant la campagne de 2008 et du poids total de la portion du quota non pêchée. Le préjudice subi, y compris les intérêts, s’élèverait donc à 542 594 euros selon le requérant.

34. Le requérant souligne également que le préjudice subi doit être considéré comme une perte de chance et que la Cour a reconnu, dans sa jurisprudence, ce type de préjudice. À cet égard, il invoque l’arrêt du 14 mai 1975, CNTA/Commission (74/74, Rec. p. 533). Le requérant attire également l’attention sur le fait que le droit de l’Union prévoit des mesures compensatoires lorsque des interruptions des activités de pêche empêchent l’épuisement du quota. Ainsi, à titre d’exemple, le requérant cite
l’article 21, paragraphe 4, du règlement (CEE) no 2847/93 ( 11 ). Cette disposition, qui fait référence, de manière générique, à des «mesures» destinées à «réparer d’une manière adéquate le préjudice causé», confirmerait que le droit de l’Union reconnaît qu’un quota non épuisé en raison d’une décision d’interruption de la pêche entraîne un préjudice indemnisable.

35. La Commission oppose deux lignes de défense aux arguments du requérant.

36. En premier lieu, la Commission exclut la possibilité d’invoquer une perte de chance dans une affaire telle que celle de l’espèce. Selon elle, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la perte de chance ne saurait être admise, sur le plan de l’indemnisation, que s’il est démontré qu’il existe un droit, ou à tout le moins une attente légitime, d’obtention d’un gain. La Commission estime que M. Giordano n’a pas démontré qu’il jouissait d’un quelconque droit à obtenir une quantité déterminée de
captures et qu’il n’a pas non plus apporté d’éléments démontrant avec une précision mathématique ses possibilités réelles d’atteindre une telle quantité de captures.

37. En deuxième lieu, la Commission conteste que le quota attribué à M. Giordano constitue un droit, ou que la réglementation européenne en matière de pêche reconnaisse le droit à réparation au cas où le quota n’est pas épuisé. Selon la Commission, le quota a pour objectif unique de fixer une limite maximale de captures et non pas de garantir des expectatives de pêche. Cette fonction de limitation des captures serait cohérente avec l’objectif fondamental sous-jacent à la politique commune de la
pêche, qui vise à un équilibre entre l’activité économique et la conservation des ressources halieutiques. De même, toujours selon la Commission, les règles de l’Union sont destinées à préserver le principe de stabilité relative, en vertu duquel les États membres sont titulaires d’un «droit» à un certain niveau, prédéterminé, de possibilités de pêche. Toutefois, le fait que les États membres aient ce «droit» ne se traduirait pas par la création de droits individuels pour chacun des titulaires
d’un quota de pêche. La Commission estime que c’est dans ce contexte que doivent être interprétées les règles citées par le requérant, car celles-ci portent plutôt sur le «droit» des États membres à obtenir une compensation pour les quotas non atteints et non sur le droit des titulaires de quotas à une telle compensation en cas d’interruption soudaine de l’activité pour des raisons environnementales et de conservation des ressources marines vivantes.

2. Analyse

a) Observation préliminaire

38. Le présent moyen soulève principalement la question du caractère «certain» du préjudice subi par le requérant. Le Tribunal a jugé que, comme il n’est pas titulaire d’un droit subjectif à l’épuisement du quota, le requérant n’a subi aucun préjudice «certain» du seul fait de l’interruption anticipée de sa campagne de pêche de thon rouge. Le requérant rejette cette appréciation.

39. Il ressort des mémoires du requérant et de la Commission que, dans la présente affaire, la situation présente le caractère d’une perte de chance. En ordonnant de manière impérative l’arrêt de la campagne avec deux semaines d’avance sur sa date de clôture, la Commission aurait privé le requérant de la possibilité d’épuiser son quota pour l’année 2008. C’est cette circonstance, non pas celle de la perte d’un gain garanti, mais celle de la perte d’une chance d’obtenir un gain, qui a été écartée par
le Tribunal au motif qu’il ne s’agissait pas d’un préjudice «certain», au sens de la jurisprudence de la Cour sur la responsabilité non contractuelle de l’Union.

40. Jusqu’à aujourd’hui, cette notion de perte de chance a été développée dans une certaine pénombre par la jurisprudence de la Cour. D’une part, la Cour l’a formellement reconnue dans le cadre du contentieux de la fonction publique de l’Union ainsi que dans celui du contentieux des marchés publics de l’Union, bien que dans des termes très restrictifs ( 12 ). D’autre part, le législateur de l’Union a prévu des mesures d’harmonisation à caractère sectoriel, destinées à garantir que les États membres
prennent en charge ce type de préjudice dans les demandes en indemnité introduites à leur encontre ( 13 ). Dans ce cadre déjà complexe, la jurisprudence a encore élargi ponctuellement la catégorie du manque à gagner, au point de l’assimiler, dans certains cas, à ce que l’on pourrait considérer de manière plus appropriée comme une perte de chance.

41. La Cour devra composer avec ces éléments afin de trancher un litige qui soulève la question de l’opportunité d’aborder, d’un point de vue plus large, la problématique de la perte de chance dans le contentieux de la responsabilité non contractuelle de l’Union et, plus spécifiquement, eu égard à l’article 340, deuxième alinéa, TFUE.

b) La perte de chance et la théorie du risque

42. L’apparition de la perte de chance dans le droit de la responsabilité est relativement récente. Il est constant que ce type de préjudice ne faisait pas partie du droit de la responsabilité avant la fin du XXe siècle et que son apparition a coïncidé, d’un point de vue temporel, avec celle des théories du risque sur le terrain des sciences sociales ( 14 ).

43. Dans les grandes lignes, la perte de chance se distingue d’autres composantes du préjudice indemnisable par le fait qu’elle porte sur un bénéfice futur, qui n’est que probable. La perte de chance ne concerne pas des profits certains, mais des chances de profit réelles en soi, indépendamment de leur montant. Il est logique que de telles chances de profit ne puissent pas être purement hypothétiques et qu’il doive s’agir de chances réelles, dont les probabilités de se convertir en un profit
patrimonial sont élevées. Par conséquent, c’est le facteur de la probabilité qui caractérise la perte de chance et la distingue principalement du manque à gagner, même s’il ne doit pas s’agir d’une quelconque probabilité, mais d’une probabilité sérieuse de réalisation d’une expectative.

44. Certes, la reconnaissance d’un droit à être indemnisé du fait de la disparition d’une simple probabilité de profit futur peut engendrer un niveau d’insécurité juridique tout à fait considérable. Il n’est donc pas surprenant que, pendant longtemps, la perte de chance n’ait pas été inscrite dans le droit de la responsabilité des États membres ni dans celui d’États tiers, comme les États de tradition de «common law» ou les États d’influence européo-continentale, comme les pays d’Amérique latine (
15 ). Toutefois, l’apparition des théories du risque, qui permettent de quantifier le degré de probabilité d’événements futurs dans certains contextes factuels, a permis aux juridictions nationales ainsi qu’aux législateurs de certains États de convertir les probabilités de profits futurs en une composante du patrimoine actuel d’une personne physique ou morale ( 16 ).

45. En effet, une probabilité de profit futur sérieuse et quantifiable doit pouvoir faire partie intégrante du préjudice indemnisable. Dans la mesure où cette probabilité de profit est susceptible d’être prouvée et dès lors qu’elle peut faire l’objet d’une quantification, par exemple sous forme d’un pourcentage, conformément à une méthodologie suffisamment précise, alors cette chance de profit entre dans le patrimoine de celui qui en bénéficie. Il en découle que la perte de celle-ci en conséquence
d’un acte illégal doit devenir un élément à part entière du préjudice indemnisable.

46. Dans le droit de la responsabilité, le terrain sur lequel la perte de chance est apparue pour la première fois, et de la manière la plus claire, est celui de la responsabilité médicale ( 17 ). Un médecin qui, dans le contexte d’une faute médicale, ne diagnostique pas une maladie grave qui, au moment des faits, offrait, conformément aux statistiques officielles, une chance de survie de 80 % provoque un préjudice indemnisable si cette faute médicale aboutit au décès du patient. Ce type de
situations qui combinent un élément probabiliste, un niveau élevé de probabilité constatable par des moyens techniques et un résultat clairement préjudiciable a ouvert la porte à la reconnaissance de la perte de chance dans le droit de la responsabilité.

47. Le développement de méthodologies hautement sophistiquées de calcul des risques, principalement sur le terrain économique, a également contribué à ce que les éléments de probabilité s’inscrivent, non pas dans le futur, mais au moment présent, dans le patrimoine d’une personne physique ou morale. Les perspectives de croissance d’une entreprise, les plans d’investissement public dans un secteur dans lequel opère une entreprise ou les prévisions d’évolution boursière ont, parmi de nombreux autres
éléments, une répercussion réelle sur la valeur présente, et non future, de telles entreprises. Le fait que ces perspectives dépendent d’événements dont la probabilité n’est pas garantie n’influe en rien sur leur inclusion (et celle de leur valeur économique respective) dans le patrimoine actuel de l’intéressé. La perte d’une chance en conséquence d’un comportement illicite produirait donc un préjudice indemnisable.

48. Telle est la situation qui existe actuellement dans la majorité des États membres, tant dans le domaine de la responsabilité civile non contractuelle que dans celui de la responsabilité patrimoniale des États membres ( 18 ). Certes, la perte de chance apparaît essentiellement dans certains domaines sectoriels, tels que ceux des marchés publics, du droit médical ou du droit commercial. Cependant, cela n’exclut pas que cette catégorie ait désormais acquis un degré suffisant de généralité.

c) La jurisprudence de la Cour et du Tribunal

49. La preuve que la perte de chance fait partie des «principes généraux communs aux droits des États membres», au sens de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, se trouve dans la jurisprudence de la Cour. En effet, au cours de ces dernières années, on observe une tendance tout à fait évidente à la reconnaissance du caractère indemnisable de la perte de chance. Il s’agit d’un progrès effectué avec prudence, qui est principalement sectoriel, et dont j’exposerai les lignes générales ci-dessous.

50. Le domaine dans lequel la perte de chance a fait l’objet d’une reconnaissance expresse et réitérée est celui de la fonction publique de l’Union. En effet, à titre général depuis l’arrêt Commission/Girardot ( 19 ), la Cour a donné son aval à une jurisprudence du Tribunal en vertu de laquelle la perte de chance, dans le domaine spécifique du contentieux de la fonction publique et donc sur la base de l’article 270 TFUE, constitue un préjudice indemnisable «réel et certain». Par ailleurs, ce
préjudice n’a pas un caractère immatériel ou moral, mais matériel ( 20 ).

51. Les faits de l’affaire Commission/Girardot sont très représentatifs, puisqu’il s’agit d’une travailleuse, engagée comme agent temporaire, qui a été exclue d’un concours interne de réserve au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions requises. Ultérieurement, la requérante a posé sa candidature à plusieurs postes auprès de la même institution et elle a été exclue des procédures de sélection de cette dernière au motif qu’elle ne faisait pas partie du personnel statutaire. Par conséquent, si
la requérante avait réussi le concours interne de réserve, elle aurait rempli les conditions pour se présenter au deuxième processus de sélection.

52. Dans son arrêt du 31 mars 2004 ( 21 ), le Tribunal a jugé illégale la première exclusion de la requérante et a par la suite considéré, dans un arrêt interlocutoire, que cette exclusion illicite avait privé la requérante de la chance de se présenter à un processus de sélection ultérieur ( 22 ). En effet, la requérante avait présenté sa candidature à neuf des postes proposés dans le cadre du deuxième processus de sélection. Le Tribunal a jugé que la requérante avait été injustement privée d’une
chance sérieuse d’obtenir l’un de ces postes de travail. Dans son arrêt statuant sur pourvoi, la Cour a avalisé l’approche du Tribunal.

53. Au point 115 de son arrêt du 6 juin 2006 dans cette affaire, le Tribunal affirme qu’«il ne peut être considéré que, à l’issue de la première phase de la procédure de pourvoi d’emplois vacants prévue par l’article 29, paragraphe 1, du statut, la Commission […] aurait assurément retenu une des candidatures de Mme Girardot et, en conséquence, que cette dernière avait toutes chances de se voir attribuer un contrat d’agent temporaire […]. Pour autant, il peut être considéré que Mme Girardot n’en
avait pas moins une chance sérieuse à cet égard, dont elle a été privée du fait du rejet de ses candidatures, sans examen prouvé, par la Commission» ( 23 ).

54. Cette affirmation constitue la base sur laquelle repose la constatation en vertu de laquelle Mme Girardot a subi un préjudice indemnisable, dont le montant ne correspond pas aux revenus qu’elle aurait perçus en tant qu’agent temporaire, mais résulte, comme l’a jugé le Tribunal ex aequo et bono, de l’application d’un coefficient multiplicateur de 0,5 auxdits revenus. La Cour a expressément donné son aval au système de calcul conçu et appliqué par le Tribunal.

55. Une ligne d’argumentation similaire, mais cette fois-ci sur le terrain de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, apparaît dans la jurisprudence relative aux marchés publics de l’Union. Dans les cas de figure dans lesquels un soumissionnaire est exclu illégalement d’un marché public d’une institution de l’Union, il peut être impossible de rouvrir la procédure d’appel d’offres. Dans ces circonstances, le Tribunal a reconnu à plusieurs occasions que le soumissionnaire exclu a le droit de réclamer
une indemnisation correspondant «à la perte de chance de se voir attribuer le marché» ( 24 ) ou, s’il peut être établi de manière certaine que le soumissionnaire devait se voir attribuer le marché, au manque à gagner. Le Tribunal a souligné à plusieurs reprises la possibilité d’attribuer une «valeur économique à la perte de chance de se voir attribuer un marché public» ( 25 ).

56. Il découle de ce qui précède que, tant sur le terrain de la fonction publique que sur celui des marchés publics de l’Union, une perte de chance sérieuse, en conséquence d’un acte illicite, constitue un préjudice matériel indemnisable. Cette affirmation ne vaut pas encore, à titre général, pour le droit de la responsabilité de l’Union, mais certains arrêts de la Cour montrent que cette notion n’est en rien étrangère à la pratique jurisprudentielle générale de notre institution.

57. Il convient tout d’abord de mettre en relief une première ligne jurisprudentielle, qui remonte au milieu des années 70, et qui affirme avec clarté que l’exigence d’un préjudice «certain» ne peut pas faire référence à une certitude absolue ( 26 ). Cette affirmation n’est pas fortuite, car elle est formulée dans le but de distinguer les conditions de l’action en responsabilité des articles 34 et 40 du traité CECA de celles qui s’appliquaient dans le domaine du traité CEE, ces dernières étant plus
généreuses. En reconnaissant que le préjudice doit être «certain», mais pas avec une précision absolue, la Cour souhaitait être cohérente avec le libellé plus large de l’ancien article 215 CEE. Or, cette précision n’a pas eu d’impact direct sur la situation concrète des requérants, car cette formulation apparaît dans la partie de l’arrêt consacrée à la recevabilité du recours. Il en est allé de même dans plusieurs affaires au cours des années 70 et 80, dans lesquelles la Cour a allégé l’exigence
relative au caractère «certain» du préjudice afin d’établir l’intérêt à agir du requérant, pour ensuite, sur le fond, rejeter le recours en l’absence d’acte illicite ( 27 ).

58. Dans d’autres affaires, la Cour a aussi eu l’occasion de se prononcer sur le caractère «certain» du préjudice dans le cadre de l’analyse sur le fond, avec une approche analogue à celle décrite au point précédent. Ainsi, dans l’affaire Ireks‑Arkady/Conseil et Commission ( 28 ), la Cour a jugé la Communauté responsable en conséquence de la suppression des restitutions à la production de «quellmehl». La Cour avait auparavant, dans l’affaire Ruckdeschel e.a. ( 29 ), déclaré cette suppression
illégale, car elle était contraire au principe de non-discrimination, puisqu’il existait une différence de traitement injustifiée entre le «quellmehl» et l’amidon gonflé. Bien que le Conseil ait rétabli les restitutions à la production de «quellmehl», il l’a fait avec effet rétroactif à partir de la date de l’arrêt Ruckdeschel e.a.

59. C’est ainsi que, saisie d’un recours en responsabilité non contractuelle formé postérieurement à l’arrêt Ruckdeschel e.a. par les producteurs de «quellmehl», la Cour a jugé, dans l’affaire Ireks‑Arkady/Conseil et Commission, que le Conseil avait méconnu, de manière manifeste et grave, les limites qui s’imposent à l’exercice de ses pouvoirs discrétionnaires. Selon la Cour, l’origine du préjudice invoqué par la requérante résidait dans la suppression, par le Conseil, des restitutions qui auraient
dû être versées aux producteurs de «quellmehl» entre la date de suppression des restitutions et la date de publication de l’arrêt Ruckdeschel e.a. Même si, dans son arrêt, la Cour fait état de la difficulté que présenterait la quantification précise dudit préjudice, le fait que ce dernier ne soit pas absolument certain n’a pas constitué un obstacle pour déclarer la responsabilité de la Communauté.

60. Le raisonnement de l’arrêt Ireks-Arkady/Conseil et Commission n’est pas isolé dans la jurisprudence. Plus récemment, dans l’affaire Agraz e.a./Commission ( 30 ), la Cour était en présence d’un litige dans lequel se posait la question de savoir si le pouvoir discrétionnaire dont jouissait la Commission pour fixer, pour la campagne 2000/2001, le prix minimal et le montant de l’aide pour les produits transformés à base de tomates empêchait de considérer que le préjudice subi par les producteurs de
ces produits dans plusieurs États membres était «certain». Dans cette affaire, la Commission n’avait pas pris en compte le prix des tomates chinoises au moment de fixer le montant des aides, alors que ce facteur est exigé par la réglementation européenne en la matière. Le Tribunal a jugé illégal le règlement fixant le montant des aides, au motif que ce dernier était entaché d’un vice essentiel de forme, pour les raisons susmentionnées. Toutefois, étant donné que le pouvoir discrétionnaire de la
Commission en matière de fixation du montant des aides est très large, le Tribunal a jugé qu’il ne s’agissait pas d’un préjudice «certain».

61. Dans l’arrêt Agraz e.a./Commission, la Cour s’est écartée de la solution du Tribunal en jugeant que le préjudice subi par les producteurs de tomates était effectivement «certain». Selon les termes employés par la Cour, «[l]oin d’être hypothétique ou purement éventuelle, l’existence du préjudice invoqué par les requérantes est […] incontestable. Nonobstant la subsistance d’une incertitude quant à sa quantification exacte, ce préjudice est en outre économiquement évaluable» ( 31 ). La Cour n’a pas
jugé pertinent le fait qu’il n’y ait pas eu de difficultés d’écoulement de la production communautaire pendant la campagne concernée ou le fait que le système de gestion planifiée ait permis d’assurer l’écoulement de la production de tomates au cours de la campagne. Le niveau d’aide fixé étant contraire au droit, les producteurs de tomates de plusieurs États membres ont été privés de la possibilité de commercialiser leurs produits dans des conditions plus favorables. La Cour a jugé que cette
circonstance, sans préjudice du fait que la quantification du préjudice ne soit pas absolument certaine, permettait aux requérants de demander la réparation d’un préjudice matériel indemnisable.

d) Récapitulation et conclusion

62. Eu égard à ce qui précède, je considère que notre jurisprudence a déjà fait des progrès importants qui méritent d’être examinés depuis une perspective plus générale. Il ressort de l’analyse réalisée ci-dessus que la perte de chance n’est pas seulement un droit d’indemnisation du personnel des institutions, mais qu’elle apparaît comme une catégorie autonome qui présente des ramifications dans plusieurs domaines du droit de l’Union. Si l’on y ajoute le fait qu’il s’agit d’une catégorie qui existe
dans un grand nombre d’États membres, il n’est pas exagéré d’affirmer que la perte de chance, en tant qu’élément à part entière du préjudice indemnisable, fait partie des «principes généraux communs aux droits des États membres» visés à l’article 340, deuxième alinéa, TFUE.

63. Or, la jurisprudence précitée n’admet pas, purement et simplement, l’existence de la perte de chance. Au contraire, lesdits arrêts font apparaître une extrême prudence dans la reconnaissance de ce type de préjudice, qui est soumis à plusieurs conditions difficiles à remplir.

64. En premier lieu, la perte de chance doit être «sérieuse», comme le souligne l’arrêt Girardot/Commission. Bien que différentes techniques d’évaluation de probabilité existent, la Cour doit choisir un critère basé sur l’existence fondée d’un désavantage futur. En tout cas, la perte de chance doit toujours être suffisamment prévisible pour qu’elle puisse être démontrée par les moyens conventionnels de preuve.

65. En deuxième lieu, une perte de chance sérieuse n’équivaut pas à la survenance d’un préjudice dont les probabilités de réalisation seraient absolues, car, sinon, il ne s’agirait pas d’une perte de chance, mais d’un manque à gagner. Il convient de relever que, dans la majorité des affaires dans lesquelles les juridictions de l’Union se sont prononcées à ce sujet, celles-ci ont confié le soin de quantifier la perte de chance à un arrêt interlocutoire ou, dans le cas d’un pourvoi, à un nouvel arrêt
de première instance, après le renvoi de l’affaire. Cela explique pourquoi, jusqu’à aujourd’hui, la Cour n’a pas eu de nombreuses opportunités de développer sa jurisprudence sur ce point.

66. En troisième lieu, la perte de chance ne confère pas un droit à être dédommagé pour la perte intégrale du profit dont l’attente a été frustrée. Mme Girardot ne pouvait pas réclamer le montant total des salaires qu’elle aurait perçus si elle avait été engagée, tout comme le soumissionnaire exclu ne pouvait pas non plus exiger le montant total du marché dans les termes formulés dans son offre. Le Tribunal et la Cour ont suivi la pratique des États membres en reconnaissant toujours un préjudice
inférieur, dans une mesure plus ou moins importante, par rapport au profit dont la possibilité de réalisation a été perdue. Ainsi, dans l’affaire Girardot/Commission, le Tribunal a choisi une méthode, expressément validée par la Cour, par laquelle il a appliqué un coefficient multiplicateur de 0,5 à la perte de salaires subie par Mme Girardot. Ce coefficient constitue une estimation du pourcentage de possibilités qu’aurait eu Mme Girardot d’obtenir l’un des postes de travail, soit 50 % dans
cette affaire.

67. En quatrième lieu, dans le cas d’espèce, la preuve de la chance perdue doit, selon toute évidence, reposer sur le requérant, car il lui appartient de démontrer non seulement le sérieux de la chance perdue, mais également le degré de probabilité de son existence effective. L’apparition de méthodologies extrêmement sophistiquées capables d’évaluer la probabilité de profits futurs, y compris de profits futurs non réalisés, facilite ce travail aux parties, en particulier dans le domaine du droit
économique, au moment de déterminer avec précision la valeur économique de la chance perdue.

68. En résumé, je ne vois pas de raisons d’exclure à titre général que la perte de chance constitue une partie intégrante du préjudice indemnisable, sur le fondement de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE. L’évolution du droit comparé, le développement de notre jurisprudence et les moyens de preuves dont disposent aujourd’hui les parties permettent à la Cour de déclarer que le droit de la responsabilité de l’Union répare les pertes de chances sérieuses résultant d’un acte illégal adopté par une
institution.

69. Eu égard aux raisonnements qui précèdent, j’analyserai ci‑dessous le moyen soulevé par M. Giordano au sujet du caractère «certain» du préjudice dans la présente affaire.

e) Appréciation du moyen examiné

70. Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a jugé que le requérant n’avait pas subi de préjudice certain, car le législateur de l’Union n’avait pas conféré de droit subjectif à l’épuisement du quota. Sur le fondement de cette prémisse, qui associe étroitement la notion de droit subjectif au quota et à son épuisement avec la troisième condition de la responsabilité non contractuelle de l’Union, qui est celle de l’existence d’un préjudice indemnisable, le Tribunal a jugé que le préjudice subi par
M. Giordano n’était pas «certain» et il a, en conséquence, rejeté son recours.

71. Au soutien de son argumentation, le Tribunal cite «par analogie» l’arrêt Cofradía de pescadores «San Pedro de Bermeo» e.a./Conseil ( 32 ), en vertu duquel la fixation d’un quota dans un acte de l’Union ne confère aucun droit à son titulaire, mais fixe simplement une limite maximale de captures ( 33 ).

72. Il importe de souligner que l’arrêt Cofradía de pescadores «San Pedro de Bermeo» e.a./Conseil a fait l’objet d’un pourvoi devant la Cour, qui a accueilli le raisonnement du Tribunal dans ses grandes lignes ( 34 ). Cependant, la Cour s’est seulement prononcée sur la question de savoir si le quota confère un droit en rapport avec l’illégalité et non en rapport avec le préjudice. Tout comme le Tribunal, la Cour est arrivée à la conclusion que les mesures déclarées illégales étaient contraires à
certaines règles du droit de l’Union, à savoir au principe de stabilité relative et à l’acte relatif aux conditions d’adhésion du Royaume d’Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités, lesquels «n’ont pas pour objet de conférer des droits aux particuliers» ( 35 ). Par conséquent, la violation de ces règles de droit ne conférait aux requérants aucun droit à indemnisation sur le fondement de l’article 288 CE (devenu article 340, deuxième alinéa, TFUE).

73. Or, dans l’arrêt rendu dans cette affaire, la Cour ne s’est à aucun moment prononcée sur la question de savoir si l’infraction avait engendré un préjudice «certain». En revanche, dans l’arrêt qui faisait l’objet du pourvoi, le Tribunal s’était prononcé sur cette question et avait jugé que, en raison de l’absence de droit subjectif et compte tenu du caractère imprévisible des captures futures, le préjudice subi par les requérants n’était pas «certain» et n’était donc pas susceptible de faire
l’objet d’une indemnisation.

74. Eu égard à ce qui précède, je considère que, dans l’arrêt qui fait l’objet du présent pourvoi, le Tribunal n’a suivi aucune jurisprudence de la Cour lorsqu’il a jugé que le préjudice subi par M. Giordano n’était pas «certain», mais a appliqué une jurisprudence relative au caractère illégal de la mesure ayant causé le préjudice ( 36 ). À mon sens, cette jurisprudence a conduit le Tribunal à commettre une erreur de droit.

75. En effet, dans l’affaire Cofradía de pescadores «San Pedro de Bermeo» e.a./Conseil, un préjudice était invoqué en conséquence de la violation du principe de stabilité relative et de l’acte relatif aux conditions d’adhésion du Royaume d’Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités. La Cour a confirmé, à juste titre, que ces dispositions ne confèrent aucun droit subjectif aux titulaires de quotas de pêche, mais introduisent simplement un système de répartition des
ressources aquatiques vivantes entre les États membres, dont la mise en œuvre ultérieure requiert de nombreuses dispositions de droit de l’Union et de droit national.

76. Toutefois, en l’espèce, comme je l’exposerai ci-dessous et comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer en détail dans les conclusions dans les affaires jointes Buono e.a./Commission, l’illégalité qui cause le préjudice n’est autre qu’une violation du principe de non‑discrimination en raison de la nationalité, qui constitue, suivant une jurisprudence tout à fait constante, une atteinte à une règle supérieure qui confère des droits aux particuliers. Par conséquent, c’est à tort que le Tribunal a
considéré qu’une infraction telle que celle en cause dans l’affaire Cofradía de pescadores «San Pedro de Bermeo» e.a./Conseil était comparable à la violation en cause en l’espèce, qui porte sur rien de moins que le principe de non-discrimination en raison de la nationalité.

77. En raison de cette association entre les deux affaires, l’arrêt attaqué arrive à la conclusion que le préjudice subi par M. Giordano n’est pas «certain». Toutefois, ce raisonnement ne tient pas.

78. Il ressort du dossier de l’affaire que M. Giordano disposait d’un permis de pêche délivré par le préfet, limité au quota correspondant, qui s’élevait à 132,02 tonnes. Ce permis autorisait la pêche du 1er avril au 30 juin 2008. En conséquence du règlement no 530/2008, il a été mis fin à la pêche du thon rouge, avec effet à partir du 16 juin 2008, dans les eaux dans lesquelles M. Giordano opérait. Le dossier de l’affaire montre que, jusqu’à cette date, les captures M. Giordano s’élevaient à un
total de 71,571 tonnes. En conséquence du règlement no 530/2008, M. Giordano n’a donc pas pu capturer les 60,449 tonnes que son permis lui permettait encore de pêcher.

79. Eu égard aux critères exposés aux points 38 à 69 des présentes conclusions, il est évident que M. Giordano a été privé de la chance d’obtenir un profit futur, à savoir le profit lié à l’épuisement de son quota de pêche. Le fait qu’il n’existe pas de droit à un quota ne signifie pas que le préjudice soit incertain, de la même manière que le fait qu’une institution jouisse d’un pouvoir discrétionnaire ne prive pas le préjudice qui peut en résulter de son caractère certain. Le Tribunal associe
erronément l’exigence de l’octroi d’un droit, requise par la jurisprudence de la Cour afin de déterminer l’illégalité, avec l’exigence de certitude du préjudice. Non seulement cette association est étrangère à la conception traditionnelle du préjudice dans la jurisprudence de la Cour, mais, en outre, elle rend plus difficile ou, dans certains cas, impossible l’obtention d’une réparation, malgré l’existence d’un préjudice économiquement pertinent.

80. L’arrêt Agraz e.a./Commission est sans équivoque, dans la mesure où il porte sur une situation dans laquelle le préjudice économique existe, mais est aussi sujet à un niveau élevé d’indétermination quant à sa probabilité. Après avoir constaté que la Commission jouit d’un pouvoir d’appréciation étendu, qui ne permet pas de garantir qu’une décision favorable aux intérêts du requérant soit adoptée à l’avenir, la Cour a jugé que, «[n]onobstant la subsistance d’une incertitude quant à [l]a
quantification exacte, ce préjudice est […] économiquement évaluable» ( 37 ). Quoi qu’il en soit, comme je l’ai déjà dit au point 64 des présentes conclusions, c’est le fait que la probabilité d’obtention du profit soit sérieuse qui importe.

81. Comme je l’ai exposé plus haut, l’arrêt attaqué se contente de déclarer que le préjudice n’est pas «certain», car il n’existe pas de droit subjectif découlant du quota. Une telle approche, si l’on y ajoute le fait que M. Giordano a été privé de l’obtention d’un profit dont la valeur économique est incontestable, suffit pour conclure que le moyen invoqué par M. Giordano est fondé et, par conséquent, pour annuler l’arrêt du Tribunal.

B – Sur les autres moyens

82. Eu égard à ce qui précède, les autres moyens deviennent inopérants et, en conséquence, je propose à la Cour de faire partiellement droit au pourvoi en accueillant le premier moyen fondé sur l’erreur d’interprétation de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE en relation avec le caractère «certain» du préjudice subi par le requérant.

VII – Résolution définitive du litige

83. Conformément à l’article 61 du statut de la Cour de justice, «[l]orsque le pourvoi est fondé, la Cour de justice annule la décision du Tribunal» et elle peut «statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé».

84. À mon sens, la Cour est en mesure de trancher partiellement le litige.

85. À cet égard, selon une jurisprudence constante, en matière de responsabilité non contractuelle de l’Union du fait du comportement illicite de ses institutions et organes, un droit à réparation est reconnu dès lors que trois conditions sont réunies, à savoir que la règle de droit violée ait pour objet de conférer des droits aux particuliers, que la violation soit suffisamment caractérisée et que la réalité du préjudice ait été prouvée, et, enfin, qu’il existe un lien de causalité direct entre la
violation qui incombe à l’Union et le dommage subi par les personnes lésées ( 38 ).

A – La règle de droit violée dont l’objet est de conférer des droits aux particuliers et dont la violation est suffisamment caractérisée

86. Comme je l’ai déjà exposé, la présente affaire est caractérisée par le fait que la règle de droit violée n’est autre que le principe de non-discrimination en raison de la nationalité, comme l’a confirmé la Cour dans l’arrêt AJD Tuna. Notre jurisprudence est abondante à ce sujet et l’atteinte à ce principe crucial pour l’Union suffit pour constater que la violation est suffisamment caractérisée ( 39 ).

87. Or, l’unique règle de droit violée est le principe précité, et pas les autres qu’invoque le requérant, la Cour ayant eu l’occasion d’examiner les éventuelles violations des principes de proportionnalité, de la protection de la confiance légitime ou de la propriété, entre autres, que le règlement no 530/2008 aurait pu occasionner. Après l’analyse exhaustive effectuée par la Cour dans l’arrêt AJD Tuna, précité, le seul vice que l’on puisse trouver dans le règlement no 530/2008 est celui relatif au
principe de non-discrimination en raison de la nationalité. En violation de ce principe, M. Giordano s’est vu contraint d’exercer ses activités de pêche une semaine de moins que les senneurs à senne coulissante battant pavillon espagnol.

88. Par conséquent, la condition relative à l’existence d’une règle de droit violée dont l’objet est de conférer des droits aux particuliers et dont la violation est suffisamment caractérisée est remplie.

B – Le lien de causalité direct entre la violation qui incombe à l’Union et le dommage subi par la personne lésée

89. De même, j’estime qu’il existe une relation causale directe entre l’infraction imputable à l’Union et le préjudice subi par la personne lésée, car il est évident que le règlement no 530/2008 est la seule cause de l’interruption soudaine des activités de M. Giordano.

90. Toutefois, il importe d’introduire une nuance qui conditionne la portée de la responsabilité.

91. L’illégalité qui a causé le préjudice de M. Giordano est, comme je l’ai déjà exposé, la violation du principe de non-discrimination en raison de la nationalité, qui découle de la différence de traitement injustifiée entre les senneurs à senne coulissante battant pavillon espagnol et ceux arborant un autre pavillon. Étant donné que les senneurs à senne coulissante espagnols ont bénéficié d’une semaine supplémentaire de campagne, M. Giordano a été privé d’une période précieuse d’activité, alors
que d’autres embarcations ont pu en profiter.

92. Étant donné que la responsabilité invoquée par le requérant se fonde sur un acte illicite et comme j’ai écarté dans la section précédente l’existence d’autres vices entraînant l’illégalité du règlement no 530/2008, je considère qu’il n’existe qu’un lien causal entre le préjudice subi et l’acte constitutif de la discrimination, c’est‑à‑dire la semaine de pêche additionnelle dont ont bénéficié les senneurs à senne coulissante battant pavillon espagnol. La discrimination déclarée illicite par la
Cour dans l’arrêt AJD Tuna, précité, mettait le requérant dans une situation moins favorable durant une semaine seulement, mais pas en ce qui concerne la semaine suivante, au cours de laquelle tous les thoniers, y compris espagnols, se sont vu interdire l’exercice de leurs activités.

93. Le fait que la responsabilité extracontractuelle de l’Union repose fondamentalement sur l’illégalité du préjudice, telle que l’a invoquée le requérant en l’espèce, conduit donc nécessairement à ce que le lien de causalité se limite à rattacher les faits illicites au préjudice subi, mais pas à d’autres faits étrangers à l’illégalité, aussi proches soient-ils des circonstances de l’affaire. Étant donné que l’illégalité constatée porte sur la semaine durant laquelle le requérant s’est vu empêché,
de manière injustifiée, d’exercer son activité économique, c’est cette période qui est pertinente aux fins de la responsabilité non contractuelle du fait d’un acte illicite.

94. Par conséquent, je propose à la Cour de circonscrire le lien causal à la période comprise entre le 16 et le 23 juin 2008, pour laquelle le règlement no 530/2008 a illégalement interdit l’activité de pêche du requérant, mais pas celle des senneurs à senne coulissante battant pavillon espagnol.

95. En conséquence, la condition relative à l’existence d’un lien de causalité directe entre l’infraction imputable à l’Union et le préjudice subi par la personne lésée est remplie, dès lors que le préjudice est circonscrit à la période comprise entre le 16 et le 23 juin 2008.

C – Le préjudice réel et certain

96. Finalement, il convient d’établir si la réalité du préjudice, qui doit être réel et certain, a été prouvée.

97. Comme je l’ai exposé aux points 49 à 61 des présentes conclusions, la jurisprudence de la Cour a reconnu à plusieurs reprises que le caractère certain d’un préjudice ne doit pas nécessairement être absolu, un tel caractère pouvant être établi dans le cas d’une perte de chance sérieuse, directement provoquée par un acte illicite de l’Union. À ce stade, je ne vais pas répéter ce que j’ai déjà exposé en détail aux points 38 à 69 des présentes conclusions et il suffit de rappeler qu’une perte de
chance sérieuse constitue un préjudice réel et certain susceptible d’indemnisation.

98. Il ressort du dossier que M. Giordano disposait d’un permis de pêche qui l’autorisait à exercer une activité économique jusqu’au 30 juin 2008. Par ailleurs, les quotas de pêche d’un armateur tel que M. Giordano ont, en règle générale, été épuisés au cours des années précédentes, ce que la Commission n’a pas contesté.

99. De plus, le fait qu’il existe des indices sérieux en ce sens que les ressources halieutiques seraient épuisées avant la date de fin de la campagne ne semble pas avoir empêché les senneurs à senne coulissante battant pavillon espagnol de continuer leurs opérations de pêche entre le 16 et 23 juin 2008, y compris dans les mêmes eaux que celles dans lesquelles les senneurs à senne coulissante français, tels que celui de M. Giordano, pêchent habituellement.

100. C’est précisément parce que la perte de chance ne couvre pas le montant total du profit non réalisé que les arguments invoqués par la Commission confirment simplement que la probabilité que M. Giordano continue à exploiter son quota durant la semaine allant du 16 au 23 juin 2008 n’était pas absolue, mais ne privent en rien la chance perdue de son caractère sérieux.

101. Or, les parties n’ont pas eu l’occasion, dans le cadre de la procédure en première instance, de débattre en détail des possibilités précises de profit de M. Giordano du 16 au 23 juin 2008. Cette question, qui est intimement liée à la quantification du préjudice subi, n’a pas été débattue dans les termes exposés en l’espèce au cours de la procédure devant le Tribunal.

102. En conséquence, j’invite la Cour à renvoyer l’affaire au Tribunal afin qu’il se prononce, eu égard aux arguments exposés ci-dessus, sur la quantification précise du préjudice subi par le requérant.

VIII – Sur les dépens

103. Bien que je propose de renvoyer partiellement l’affaire au Tribunal, je considère que la question principale du présent pourvoi a été résolue dans ses aspects essentiels. Par conséquent, conformément aux articles 138, paragraphe 1, et 184, paragraphe 2, du règlement de procédure, je propose à la Cour de condamner la Commission aux dépens du présent pourvoi.

IX – Conclusion

104. En vertu des considérations exposées, je propose à la Cour de faire partiellement droit au pourvoi en accueillant son premier moyen, fondé sur l’erreur d’interprétation de l’article 340, deuxième alinéa, TFUE en relation avec le caractère «certain» du préjudice subi par le requérant et, en conséquence de statuer comme suit:

1) annuler l’arrêt du Tribunal du 7 novembre 2012, Giordano/Commission (T‑114/11);

2) faire droit au recours en responsabilité non contractuelle introduit par M. Jean-François Giordano et déclarer engagée la responsabilité non contractuelle de l’Union au motif de l’adoption du règlement (CE) no 530/2008 de la Commission, du 12 juin 2008, établissant des mesures d’urgence en ce qui concerne les senneurs à senne coulissante pêchant le thon rouge dans l’océan Atlantique, à l’est de la longitude 45° O, et dans la Méditerranée, dès lors qu’il a été prouvé que les conditions de la
responsabilité non contractuelle prévue à l’article 340, deuxième alinéa, TFUE sont remplies;

3) renvoyer l’affaire au Tribunal pour qu’il se prononce sur la quantification du préjudice subi par M. Giordano;

4) condamner la Commission européenne aux dépens de la première instance (affaire T‑114/11, qui a abouti à l’arrêt du 7 novembre 2012) et du pourvoi.

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( 1 ) Langue originale: l’espagnol.

( 2 ) Règlement du 12 juin 2008 (JO L 155, p. 9).

( 3 ) Règlement du Conseil, du 7 mai 2007 (JO L 123, p. 3).

( 4 ) Règlement du Conseil, du 17 décembre 2007 (JO L 340, p. 8).

( 5 ) Règlement du Conseil, du 20 décembre 2002 (JO L 358, p. 59).

( 6 ) Règlement du Conseil, du 16 janvier 2008, établissant, pour 2008, les possibilités de pêche et les conditions associées pour certains stocks halieutiques et groupes de stocks halieutiques, applicables dans les eaux communautaires et, pour les navires communautaires, dans les eaux soumises à des limitations de capture (JO L 19, p. 1).

( 7 ) Règlement de la Commission, du 22 mai 2008, adaptant certains quotas de thon rouge établis pour 2008 conformément à l’article 21, paragraphe 4, du règlement (CEE) no 2847/93 du Conseil instituant un régime de contrôle applicable à la politique commune de la pêche (JO L 134, p. 11).

( 8 ) Précité.

( 9 ) Arrêt du 17 mars 2011 (C-221/09, Rec. p. I-1655).

( 10 ) Arrêt du 19 octobre 2005 (T-415/03, Rec. p. II-4355).

( 11 ) Règlement du Conseil, du 12 octobre 1993, instituant un régime de contrôle applicable à la politique commune de la pêche (JO L 261, p. 1).

( 12 ) D’un point de vue général, voir Van Raepenbusch, S., «La convergence entre les régimes de responsabilité extracontractuelle de l’Union européenne et des États membres», ERA Forum (2012), et Giacobbo-Peyronnel, V., «L’indemnisation de la perte de chance en droit de la fonction publique de l’Union européenne», dans Mahieu, S. (éd.), Contentieux de l’Union européenne – Questions choisies, Larcier, 2014.

( 13 ) Voir, par exemple, article 2, paragraphe 7, de la directive 92/13/CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications (JO L 76, p. 14), en vertu duquel, «[l]orsqu’une personne introduit une demande de dommages-intérêts au titre
des frais engagés pour la préparation d’une offre ou la participation à une procédure de passation de marché, elle est tenue uniquement de prouver qu’il y a violation du droit communautaire en matière de passation des marchés ou des règles nationales transposant ce droit et qu’elle avait une chance réelle de remporter le marché, chance qui, à la suite de cette violation, a été compromise».

( 14 ) Voir, notamment, De Ferra, C., «De Finetti, la rivoluzione della probabilità», Assicurazioni, no 2, 2002, p. 185 à 195, et Majone, G., «Foundations of Risk Regulation: Science, Decision-Making, Policy Learning and Institutional Reform», European Journal of Risk Regulation, no 1, 2010, p. 5 et suiv.

( 15 ) Sur l’évolution d’un point vue historique et comparé, voir Medina Alcoz, L., La teoría de la pérdida de oportunidad. Estudio doctrinal y jurisprudencial de derecho de daños público y privado, Thomson-Civitas, Madrid, 2007, p. 127 et suiv.

( 16 ) Voir, entre autres, Loevinger, L., «Jurimetrics: Science and Prediction in the Field of Law», Minnesota Law Review, no 46, 1961-1962, p. 269 et suiv.

( 17 ) Voir Truckor, M. L., «The Loss of Chance Doctrine: Legal Recovery for Patients on the Edge of Survival», University of Dayton Law Review, no 24, 1999, et Fischer, D. A., «Tort Recovery for Loss of a Chance», Wake Forest Law Review, no 36, 2001, p. 608 et suiv.

( 18 ) Voir analyse comparée de Fleischer, H., «Schadensersatz für verlorene Chancen im Vertrags- und Deliktsrecht», JZ 15/16 1999, VVAA; Les limites de la réparation du préjudice, Dalloz, Paris, 2009, et Medina Alcoz, L., op. cit., p. 130 à 167.

( 19 ) Arrêt du 21 février 2008 (C-348/06 P, Rec. p. I-833).

( 20 ) Voir commentaire de Giacobbo-Peyronnel, V., op. cit.

( 21 ) Arrêt Girardot/Commission (T-10/02, RecFP p. I-A-109 et II-483).

( 22 ) Arrêt du 6 juin 2006, Girardot/Commission (T-10/02, RecFP p. I-A-2-129 et II-A-2-609).

( 23 ) Italique ajouté.

( 24 ) Arrêt du 20 septembre 2011, Evropaïki Dynamiki/BEI (T-461/08, Rec. p. II-6367).

( 25 ) Ordonnances du président du 25 avril 2008, Vakakis/Commission (T‑41/08 R, points 66 et 67), et du 20 janvier 2010, Agriconsulting Europe/Commission (T‑443/09 R, point 32), et arrêt Evropaïki Dynamiki/BEI, précité (point 66).

( 26 ) Arrêt du 2 juin 1976, Kampffmeyer e.a./Commission et Conseil (56/74 à 60/74, Rec. p. 711, points 7 et 8).

( 27 ) Voir, notamment, arrêts Kampffmeyer e.a./Commission et Conseil, précité (point 8), et du 14 janvier 1987, Zuckerfabrik Bedburg e.a./Conseil et Commission (281/84, Rec. p. 49, point 14).

( 28 ) Arrêt du 4 octobre 1979 (238/78, Rec. p. 2955).

( 29 ) Arrêt du 19 octobre 1977 (117/76 et 16/77, Rec. p. 1753).

( 30 ) Arrêt du 9 novembre 2006 (C-243/05 P, Rec. p. I-10833).

( 31 ) Point 42 de l’arrêt.

( 32 ) Précité.

( 33 ) Point 118 dudit arrêt.

( 34 ) Arrêt du 22 novembre 2007, Cofradía de pescadores «San Pedro de Bermeo» e.a./Conseil (C‑6/06 P).

( 35 ) Ibidem (point 56).

( 36 ) Il convient de relever que, dans l’arrêt attaqué, le Tribunal fait référence à l’arrêt Cofradía de pescadores «San Pedro de Bermeo» e.a./Conseil «par analogie», bien conscient du fait qu’il ne portait pas sur la même question.

( 37 ) Arrêt précité (point 42).

( 38 ) Voir, notamment, arrêts du 4 juillet 2000, Bergaderm et Goupil/Commission (C-352/98 P, Rec. p. I-5291, point 42); du 10 décembre 2002, Commission/Camar et Tico (C-312/00 P, Rec. p. I-11355, point 53), et du 10 juillet 2003, Commission/Fresh Marine (C-472/00 P, Rec. p. I-7541, point 25).

( 39 ) Voir, notamment, arrêts du 25 mai 1978, Bayerische HNL Vermehrungsbetriebe e.a./Conseil et Commission (83/76, 94/76, 4/77, 15/77 et 40/77, Rec. p. 1209, point 5); Ireks-Arkady/Conseil et Commission, précité (point 11); du 15 septembre 1982, Kind/CEE (106/81, Rec. p. 2885, points 22 à 25), et du 18 avril 1991, Assurances du crédit/Conseil et Commission (C-63/89, Rec. p. I-1799, points 14 à 23).


Synthèse
Formation : Grande chambre
Numéro d'arrêt : C-611/12
Date de la décision : 20/03/2014
Type d'affaire : Pourvoi - fondé
Type de recours : Recours en responsabilité

Analyses

Pourvoi – Politique commune de la pêche – Quotas de pêche – Mesures d’urgence adoptées par la Commission – Responsabilité non contractuelle de l’Union – Article 340, deuxième alinéa, TFUE – Conditions – Préjudice réel et certain – Droits subjectifs à pêcher.

Agriculture et Pêche

Politique de la pêche


Parties
Demandeurs : Jean-François Giordano
Défendeurs : Commission européenne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Cruz Villalón

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2014:195

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