CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. PEDRO CRUZ VILLALÓN
présentées le 6 février 2014 ( 1 )
Affaires jointes C‑516/12 à C‑518/12
CTP – Compagnia Trasporti Pubblici SpA
contre
Regione Campania
et
Provincia di Napoli
[demande de décision préjudicielle formée par le Consiglio di Stato (Italie)]
«Transports — Règlement (CEE) no 1191/69 — Droit des entreprises privées à une compensation des charges qui découlent d’une obligation de service public — Obligation pour les entreprises de transports de demander la suppression d’une obligation de service public entraînant pour elles des désavantages économiques»
1. La présente affaire offre à la Cour de justice l’occasion de préciser un aspect particulier du régime de compensation pour l’exécution d’obligations de service public dans le domaine des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable prévu par le règlement (CEE) no 1191/69 ( 2 ), dont la modification par le règlement (CEE) no 1893/91 ( 3 ) pose des difficultés d’articulation des deux textes.
2. Plus concrètement, la question qui se pose consiste à déterminer les cas dans lesquels la demande de compensation des désavantages économiques provoqués par l’exécution d’une obligation de service public doit être précédée d’une demande de suppression de tout ou partie de cette obligation. La Cour n’a encore jamais eu l’occasion de se prononcer sur ce point.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
3. L’article 1er du règlement no 1191/69, tel que modifié par le règlement no 1893/91, est libellé comme suit:
«1. Le présent règlement s’applique aux entreprises de transport qui exploitent des services dans le domaine des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable.
Les États membres peuvent exclure du champ d’application du présent règlement les entreprises dont l’activité est limitée exclusivement à l’exploitation de services urbains, suburbains ou régionaux.
2. Aux fins du présent règlement, on entend par:
— ‘services urbains et suburbains’, les services de transport répondant aux besoins d’un centre urbain ou d’une agglomération, ainsi qu’aux besoins du transport entre ce centre ou cette agglomération et ses banlieues,
— ‘services régionaux’, les services de transport destinés à répondre aux besoins en transports d’une région.
3. Les autorités compétentes des États membres suppriment les obligations inhérentes à la notion de service public, définies dans le présent règlement, imposées dans le domaine des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable.
4. Pour garantir des services de transport suffisants, compte tenu notamment des facteurs sociaux, environnementaux et d’aménagement du territoire, ou en vue d’offrir des conditions tarifaires déterminées en faveur de certaines catégories de voyageurs, les autorités compétentes des États membres peuvent conclure des contrats de service public avec une entreprise de transport. Les conditions et les modalités de ces contrats sont arrêtées à la section V.
5. Toutefois, les autorités compétentes des États membres peuvent maintenir ou imposer les obligations de service public visées à l’article 2 pour les services urbains, suburbains et régionaux de transport de voyageurs. Les conditions et les modalités, y compris les méthodes de compensation, sont arrêtées aux sections II, III et IV.
[…]»
4. Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, du règlement no 1191/69, «[p]ar obligations de service public, il faut entendre les obligations que, si elle considérait son propre intérêt commercial, l’entreprise de transport n’assumerait pas ou n’assumerait pas dans la même mesure ni dans les mêmes conditions».
5. L’article 4 du règlement no 1191/69 est rédigé comme suit:
«1. Il appartient aux entreprises de transport de présenter aux autorités compétentes des États membres des demandes de suppression de tout ou partie d’une obligation de service public si cette obligation entraîne pour elles des désavantages économiques.
2. Dans leurs demandes, les entreprises de transport peuvent proposer de substituer à la technique actuellement utilisée une autre technique de transport. Les entreprises déterminent les économies susceptibles d’améliorer les résultats de leur gestion financière en appliquant les dispositions de l’article 5.»
6. L’article 5 du règlement no 1191/69 prévoit que:
«1. Une obligation d’exploiter ou de transporter comporte des désavantages économiques lorsque la diminution des charges susceptible d’être réalisée par la suppression totale ou partielle de cette obligation à l’égard d’une prestation ou d’un ensemble de prestations soumises à cette obligation est supérieure à la diminution des recettes résultant de cette suppression.
[…]
La détermination des désavantages économiques est faite en tenant compte des répercussions de l’obligation sur l’ensemble de l’activité de l’entreprise.
2. Une obligation tarifaire comporte des désavantages économiques lorsque la différence entre les recettes et les charges de trafic soumis à l’obligation est inférieure à la différence entre les recettes et les charges du trafic résultant d’une gestion commerciale tenant compte des coûts des prestations soumises à cette obligation ainsi que de la situation du marché.»
7. L’article 6 du règlement no 1191/69 dispose ce qui suit:
«1. Dans un délai d’un an à compter de l’entrée en vigueur du présent règlement, les entreprises de transport présentent aux autorités compétentes des États membres les demandes visées à l’article 4.
Les entreprises de transport peuvent présenter des demandes après l’expiration du délai prévu ci-dessus si elles constatent que les conditions visées à l’article 4 paragraphe 1 sont réunies.
2. Les décisions de maintien ou de suppression à terme de tout ou partie d’une obligation de service public prévoient, pour les charges qui en découlent, l’octroi d’une compensation déterminée conformément aux méthodes communes prévues aux articles 10 à 13.
3. Les autorités compétentes des États membres prennent des décisions dans un délai d’un an à compter de la date de la présentation de la demande en ce qui concerne les obligations d’exploiter et de transporter et dans un délai de six mois en ce qui concerne les obligations tarifaires.
Le droit à compensation naît à compter du jour de la décision des autorités compétentes et au plus tôt à compter du 1er janvier 1971.
4. Toutefois, si les autorités compétentes des États membres l’estiment nécessaire en raison du nombre et de l’importance des demandes présentées par chaque entreprise, elles peuvent proroger le délai prévu au premier alinéa du paragraphe 3 jusqu’au 1er janvier 1972 au plus tard. Dans ce cas, le droit à compensation naît à cette même date.
Lorsqu’elles entendent se prévaloir de cette faculté, les autorités compétentes des États membres en informent les entreprises intéressées dans un délai de six mois après la présentation des demandes.
En cas de difficultés particulières d’un État membre et à la demande de celui-ci, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut autoriser cet État à proroger jusqu’au 1er janvier 1973 le délai figurant au premier alinéa.
5. Si les autorités compétentes n’ont pas pris de décision dans les délais prévus, l’obligation dont la suppression a été demandée en application de l’article 4, paragraphe 1, est supprimée.
6. Le Conseil examinera, sur la base d’un rapport présenté par la Commission avant le 31 décembre 1972, la situation existante dans chaque État membre en ce qui concerne la mise en œuvre du présent règlement.»
8. Conformément à l’article 9, paragraphes 1 et 2, du règlement no 1191/69:
«1. Le montant de la compensation des charges qui découlent, pour les entreprises, de l’application aux transports de voyageurs de prix et conditions de transport imposés dans l’intérêt d’une ou de plusieurs catégories sociales particulières, est déterminé conformément aux méthodes communes prévues aux articles 11 à 13.
2. La compensation est due à partir du 1er janvier 1971.
En cas de difficultés particulières d’un État membre et à la demande de celui-ci, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut autoriser cet État à reporter cette date jusqu’au 1er janvier 1972.»
9. Dans sa version actuellement en vigueur, l’article 14 du règlement dispose ce qui suit:
«1. Par ‘contrat de service public’ on entend un contrat conclu entre les autorités compétentes d’un État membre et une entreprise de transport dans le but de fournir au public des services de transport suffisants.
Le contrat de service public peut en particulier comporter:
— des services de transport répondant à des normes fixées de continuité, de régularité, de capacité et de qualité,
— des services de transport complémentaires,
— des services de transport à des prix et des conditions déterminés, notamment pour certaines catégories de voyageurs ou pour certaines relations,
— des adaptations des services aux besoins effectifs.
2. Le contrat de service public comprend, entre autres, les points suivants:
a) les caractéristiques des services offerts, notamment les normes de continuité, de régularité, de capacité et de qualité;
b) le prix des prestations faisant l’objet du contrat, qui soit s’ajoute aux recettes tarifaires, soit inclut les recettes, ainsi que les modalités des relations financières entre les deux parties;
c) les règles concernant les avenants et modifications du contrat, notamment pour prendre en compte des changements imprévisibles;
d) la durée de validité du contrat;
e) les sanctions en cas de non-respect du contrat.
3. Les actifs impliqués dans la fourniture des services de transport qui font l’objet d’un contrat de service public peuvent appartenir à l’entreprise ou être mis à sa disposition.
4. Toute entreprise qui a l’intention de mettre fin ou d’apporter des modifications substantielles à un service de transport qu’elle fournit au public de manière continue et régulière et qui n’est pas couvert par le régime du contrat ou de l’obligation de service public en informe les autorités compétentes de l’État membre avec un préavis d’au moins trois mois.
Les autorités compétentes peuvent renoncer à ladite information.
Cette disposition ne porte pas atteinte aux autres procédures nationales applicables concernant le droit de mettre fin à des services de transport ou de les modifier.
5. Après avoir reçu l’information visée au paragraphe 4, les autorités compétentes peuvent imposer le maintien du service en question encore pendant une année au maximum à compter de la date du préavis et elles notifient cette décision à l’entreprise au moins un mois avant l’expiration du préavis.
Elles peuvent également prendre l’initiative de négocier l’établissement ou la modification d’un tel service de transport.
6. Les charges qui découlent pour les entreprises de transport des obligations visées au paragraphe 5 font l’objet de compensations selon les méthodes communes fixées aux sections II, III et IV.»
10. Dans sa version d’origine, l’article 14 prévoyait ce qui suit:
«1. Après la date d’entrée en vigueur du présent règlement, les États membres ne peuvent imposer des obligations de service public à une entreprise de transport que dans la mesure où ces obligations sont indispensables pour garantir la fourniture de services de transport suffisants pour autant qu’il ne s’agisse pas des cas visés à l’article 1er paragraphe 3.
2. Lorsque les obligations ainsi imposées entraînent pour les entreprises de transport des désavantages économiques au sens de l’article 5 paragraphes 1 et 2 ou des charges au sens de l’article 9, les autorités compétentes des États membres prévoient, dans leurs décisions d’imposition, l’octroi d’une compensation des charges qui en découlent. Les dispositions des articles 10 à 13 sont applicables.»
B – Le droit national
11. L’article 17 du décret législatif no 422, du 19 novembre 1997, concernant le transfert aux régions et aux organismes locaux de fonctions et de tâches en matière de transport public local, conformément à l’article 4, paragraphe 4, de la loi no 59, du 15 mars 1997 ( 4 ), prévoit ce qui suit:
«Les régions, les provinces et les communes, dans le but d’assurer la mobilité des usagers, définissent, en application de l’article 2 du règlement (CEE) no 1191/69, modifié par le règlement (CEE) no 1893/91, des obligations de service public et prévoient, dans les contrats de service visés à l’article 19, les compensations économiques correspondantes pour les entreprises qui fournissent ces services, en tenant compte, en application de la disposition communautaire précitée, des recettes
résultant des tarifs, ainsi que de celles provenant, le cas échéant, de la gestion de services complémentaires à la mobilité.»
II – Les faits
12. La Compagnia Trasporti Pubblici SpA (ci-après «CTP») fournit des services de transport public local dans la Provincia di Napoli et a réclamé à plusieurs reprises aux autorités régionales et locales, mais sans succès, une compensation au titre du désavantage économique subi en raison de la fourniture de ces services.
13. CTP a formé un recours contre les décisions de refus qui lui ont été adressées devant le Tribunale amministrativo regionale per la Campania, mais a été déboutée au motif que, en application de l’article 4 du règlement no 1191/69, la compensation ne peut être réclamée que si, préalablement, la suppression de l’obligation de service public a été demandée et que l’autorité compétente a rejeté cette demande, ce que n’avait pas fait la requérante en l’espèce.
14. Saisi d’un recours contre cette décision, le Consiglio di Stato a décidé de renvoyer à la Cour les questions préjudicielles objet des présentes affaires jointes.
III – La question posée
15. Les trois questions préjudicielles posées par le Consiglio di Stato sont rédigées dans les mêmes termes, à savoir:
«En application de l’article 4 du règlement (CEE) no 1191/69, le droit de compensation naît-il seulement si, à la suite d’une demande expresse, les autorités compétentes n’ont pas prévu la suppression de l’obligation du service qui entraîne, à la charge de l’entreprise de transports, un désavantage économique, ou cette disposition s’applique-t-elle seulement aux obligations de service dont le règlement prévoit la suppression et ne permet pas le maintien?»
16. La juridiction de renvoi considère que les articles 1er, 4 et 6 du règlement no 1191/69 se prêtent à deux interprétations divergentes en ce qui concerne la naissance du droit à compensation.
17. Selon une interprétation qu’elle qualifie de «téléologique», et qui serait celle que le Tribunale amministrativo regionale aurait adoptée, le droit à compensation ne naîtrait que si, préalablement, les autorités compétentes ont rejeté une demande de suppression de l’obligation de service public.
18. Selon une autre lecture qu’elle qualifie de «systématique», le droit à compensation naîtrait sans qu’il soit nécessaire qu’une demande préalable de suppression de l’obligation de service public ait été formée, dans la mesure où il s’agit d’une obligation dont le maintien peut être imposé en vertu de l’article 1er du règlement no 1191/69.
IV – La procédure devant la Cour
19. Les trois questions préjudicielles posées par le Consiglio di Stato ont été jointes par ordonnance du président de la Cour du 29 novembre 2012.
20. Outre CTP se sont constitués à la procédure la Regione Campania, la Provincia di Napoli, le gouvernement italien et la Commission européenne.
21. Lors de l’audience publique qui s’est tenue le 20 novembre 2013, ont comparu CTP, la Regione Campania, le gouvernement italien et la Commission.
V – Les arguments des parties
22. CTP conteste la nature synallagmatique du contrat, qu’elle qualifie de contrat transitoire («contratto-ponte») et qui reprendrait les mêmes conditions que celles de la concession qui l’a précédé. Elle ajoute que ces conditions auraient été imposées par les régions à toutes les entreprises de transports, sans que les services en question aient fait l’objet d’un marché public.
23. Pour sa part, la Regione Campania soutient que les obligations incombant à CTP découlent d’un contrat synallagmatique en vigueur depuis février 2003.
24. CTP souscrit à l’interprétation dite «systématique» exposée plus haut. Elle signale, en outre, que l’État italien n’a pas mis en œuvre la procédure nécessaire à l’instruction des demandes de suppression des obligations de service public, en violation de l’article 18 du règlement no 1191/69.
25. Enfin, CTP fait valoir que la procédure prévue aux articles 4 et 6 du règlement no 1191/69 était transitoire, dans la mesure où elle prévoyait un délai pouvant aller jusqu’au 1er janvier 1973 pour présenter les demandes de suppression des obligations de service public. Elle considère donc qu’il serait absurde de faire dépendre la compensation de la présentation de cette demande, car cela signifierait que le droit à compensation serait refusé à toute entreprise à laquelle une obligation de
service public aurait été imposée après le 1er janvier 1973.
26. La Regione Campania, la Provincia di Napoli et le gouvernement italien adoptent pour leur part l’interprétation dite «téléologique», considérant que l’absence de présentation d’une demande de suppression du service traduit l’intention de l’entreprise d’assumer cette obligation, ce qui impliquerait qu’elle ne subit pas de désavantage économique et, par conséquent, l’inexistence d’un droit à compensation.
27. Le gouvernement italien souligne en particulier que, si à l’origine le règlement no 1191/69 exigeait seulement la demande de suppression de l’obligation de service public dans le cas d’obligations antérieures à l’entrée en vigueur du règlement, la situation aurait substantiellement changé avec la réforme opérée par le règlement no 1983/91, qui a modifié l’article 1er du règlement no 1191/69 en y ajoutant notamment un paragraphe 5 qui autorise les États membres à maintenir ou à imposer des
obligations de service public conformément aux conditions et modalités (y compris les méthodes de compensation) arrêtées aux sections II, III et IV du règlement no 1191/69, parmi lesquelles figure, précisément, l’article 4, c’est-à-dire la disposition exigeant la demande préalable de suppression de l’obligation de service public.
28. Enfin, la Commission soutient que le règlement no 1191/69 opère une distinction entre, d’une part, les obligations de service public (article 1er, paragraphe 5, et section IV) et, d’autre part, les contrats de service public (article 1er, paragraphe 4, et section V). Si les obligations assumées par CTP résultaient d’un contrat de service public, ce dernier stipulerait le prix des prestations et l’obligation de présenter la demande de suppression prévue à l’article 4 du règlement ne serait pas
applicable.
29. Or, selon la Commission, l’ordonnance de renvoi ne permet pas de déterminer clairement si les services de transport fournis par CTP découlent d’une obligation de service public imposée de manière unilatérale par les pouvoirs publics ou si elle a conclu un contrat de service public avec les autorités compétentes.
30. D’autre part, la Commission soutient que l’obligation de présenter une demande de suppression de l’obligation de service ne vaut que pour les obligations de service public existant à la date d’entrée en vigueur du règlement no 1191/69, c’est-à-dire le 1er juillet 1969. Elle rappelle en ce sens que l’article 14 du règlement, avant sa modification par le règlement no 1893/91, permettait aux États membres d’imposer unilatéralement des obligations de service public postérieurement à l’entrée en
vigueur du règlement no 1191/69 sans que le droit à compensation soit subordonné à la présentation de la demande de suppression du service. Avec l’entrée en vigueur du règlement no 1893/91, l’article 14 du règlement no 1191/69 prévoit la conclusion de contrats de service public sans modifier le régime applicable aux obligations de service public imposées unilatéralement après l’entrée en vigueur du règlement.
31. Elle ajoute enfin que les termes «suppression» et «maintien», tels qu’ils figurent au cinquième considérant du règlement no 1191/69, renvoient à des situations déjà existantes à la date de l’entrée en vigueur du règlement.
VI – Appréciation
32. Au-delà des termes mêmes dans lesquels la juridiction de renvoi a formulé la question préjudicielle, son objet, ainsi que l’ont confirmé les débats, est de déterminer les cas dans lesquels l’indemnisation au titre des désavantages économiques causés par l’exécution d’une obligation de service public doit être précédée de la demande de suppression de tout ou partie de cette obligation.
A – La nature juridique de la relation litigieuse
33. La première question à laquelle il convient de répondre pour la résolution du litige au principal est celle de la nature de la relation juridique qui lie CTP à l’administration locale.
34. En effet, s’il s’agit d’un «contrat de service public», s’applique alors l’article 14, paragraphe 2, du règlement no 1191/69, en vertu duquel un contrat de ce type doit comprendre, entre autres, les points suivants: «les règles concernant les avenants et modifications du contrat, notamment pour prendre en compte des changements imprévisibles». Les éventuelles modifications du contrat, selon les dispositions des paragraphes 4 à 6 du même article 14, sont soumises au régime suivant:
1) l’entreprise qui a l’intention de mettre fin au contrat ou de le modifier doit en informer l’administration avec un préavis d’au moins trois mois; 2) au moins un mois avant l’expiration du préavis, l’administration peut imposer le maintien du service en question encore pendant une année au maximum, sans préjudice de la possibilité pour les autorités compétentes de prendre l’initiative de négocier; 3) les charges qui découlent de l’obligation de maintenir le service pendant une année font
l’objet de compensations.
35. Si, au contraire, il s’agit d’une «obligation de service public», ce serait alors, selon l’approche adoptée par les parties, l’article 4 du règlement no 1191/69 qui aurait vocation à s’appliquer, lequel conditionne la possibilité d’une compensation au fait que l’entreprise ait préalablement demandé la suppression de tout ou partie d’une obligation de service public.
36. L’ensemble du dossier ne permet pas de déterminer avec suffisamment de clarté la réponse qu’il convient de donner à cette question. D’un côté, certains indices laissent penser qu’il s’agit d’un contrat, de l’autre certains éléments invoqués indiquent que l’on serait en présence d’une concession administrative comportant des éléments d’une obligation de service public.
37. Les débats à l’audience n’ont pas davantage permis de dissiper les doutes sur ce point.
38. Selon moi, il existe de solides raisons permettant de considérer que l’activité de CTP répond à la notion d’«obligation de service public» au sens de l’article 2, paragraphe 1, du règlement no 1191/69, c’est-à-dire des «obligations que, si elle considérait son propre intérêt commercial, l’entreprise de transport n’assumerait pas ou n’assumerait pas dans la même mesure ni dans les mêmes conditions». En tout état de cause, je considère que c’est à la juridiction de renvoi qu’il incombe en dernier
lieu de qualifier la nature juridique de la relation en question.
39. Si le Consiglio di Stato devait arriver à la conclusion que la relation en question est un contrat, pour les raisons exposées au point 34, l’article 4 du règlement no 1191/69, qui fait l’objet de la question préjudicielle, ne serait en aucun cas applicable.
40. C’est seulement dans l’hypothèse où le Consiglio di Stato estimerait que le lien en question correspond à la notion d’obligation de service public qu’il serait nécessaire que la Cour réponde à la question de savoir si la demande préalable de suppression de tout ou partie de l’obligation de service public est une condition nécessaire à la réclamation d’une compensation. Nous formulerons les observations qui suivent en prévision de cette hypothèse.
B – La compensation au titre de l’exécution d’une obligation de service public dans le cadre du règlement no 1191/69
41. Ainsi que nous l’avons vu, les parties qui sont intervenues à la procédure ont défendu des interprétations contradictoires du régime applicable à la compensation au titre de l’exécution d’obligations de service public.
42. D’une part, la Regione Campania, la Provincia di Napoli et le gouvernement italien adoptent une interprétation qualifiée de «téléologique», concluant que le droit à la compensation ne naît que si l’entreprise de transports concernée a demandé la suppression de l’obligation de service public et que l’autorité compétente a rejeté cette demande.
43. CTP, de son côté, défend une interprétation dite «systématique», selon laquelle, s’agissant d’une obligation imposée de manière unilatérale, le droit à la compensation naîtrait sans qu’il soit nécessaire qu’une demande préalable de suppression de l’obligation ait été formée.
44. La Commission propose enfin une troisième interprétation, selon laquelle l’exigence d’une demande préalable de suppression de l’obligation ne vaudrait que pour les obligations de service existant à la date de l’entrée en vigueur du règlement no 1191/69, c’est-à-dire le 1er juillet 1969.
45. Cette troisième approche est celle qui, à mon sens, est la plus conforme au régime juridique prévu par le règlement no 1191/69.
46. En vertu de l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1191/69, dans sa version originale, les États membres devaient supprimer les obligations de service public imposées dans le domaine des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable. Toutefois, selon le paragraphe 2 du même article, les obligations pouvaient être maintenues dans la mesure où elles étaient indispensables pour garantir la fourniture de services de transport suffisants.
47. L’article 4 du règlement – qui n’a pas été modifié en 1991 – prévoyait, et dispose toujours, qu’il appartient aux entreprises de transports de présenter des demandes de suppression d’une obligation de service public si cette obligation entraîne pour elles des désavantages économiques. Ces demandes, selon les dispositions de l’article 6, paragraphe 1 (qui n’ont également pas été modifiées), doivent être présentées «dans un délai d’un an à compter de l’entrée en vigueur du présent règlement»,
c’est-à-dire le 1er juillet 1969. Il est par conséquent évident que l’article 4 ne visait – et ne vise toujours – que le cas des obligations de service public antérieures à 1969 et ayant été maintenues après cette date.
48. Certes, le deuxième alinéa de l’article 6, paragraphe 1, prévoit que «les entreprises de transport peuvent présenter des demandes après l’expiration du délai prévu ci-dessus si elles constatent que les conditions visées à l’article 4 paragraphe 1 sont réunies», c’est-à-dire si l’obligation en question leur cause des désavantages économiques. Cela ne signifie toutefois pas que les entreprises auxquelles auraient été imposées des obligations postérieurement au 1er juillet 1969 peuvent présenter
ces demandes mais, simplement, que celles qui auraient omis de demander dans le délai d’un an la suppression d’une obligation déjà existante à la date de l’entrée en vigueur du règlement no 1191/69 pouvaient le faire après, mais uniquement dans le cas, il faut le préciser, où les conditions visées à l’article 4, paragraphe 1, auraient été réunies plus tardivement. En d’autres termes, l’article 1er du règlement no 1191/69, dans sa version d’origine, et les articles 4 et 6 du même règlement ne
font référence qu’aux obligations de service public qui existaient déjà au 1er juillet 1969.
49. Même si l’objectif poursuivi par le règlement était la suppression des obligations de service public dans le domaine des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable existant au 1er juillet 1969, ce qui est certain est que, comme nous l’avons indiqué, le règlement lui-même permettait le maintien de ces obligations dans des circonstances déterminées et, ce qui importe le plus dans le cas présent, autorisait également l’imposition de nouvelles obligations dans le futur.
50. Ainsi, conformément à l’article 14, paragraphe 1, dans sa version originale, les États membres pouvaient imposer des obligations de service public après l’entrée en vigueur du règlement no 1191/69, mais toujours en prévoyant, dans ce cas, l’«octroi d’une compensation des charges qui en découlent». L’octroi de cette compensation n’était pas lié à la nécessité d’une demande préalable de suppression du service, l’article 14, paragraphe 2, se bornant à disposer que les États membres prévoient, «dans
leurs décisions d’imposition [de l’obligation de service public], l’octroi d’une compensation». Cela signifie que le régime prévu aux articles 4 et 6 ne s’appliquait pas, et ce de manière parfaitement cohérente puisque, ainsi que nous l’avons vu, ces dispositions concernaient la suppression des obligations antérieures au règlement no 1191/69, et non les obligations imposées en vertu, précisément, de ce règlement.
51. Dans ces circonstances, la demande de suppression de l’obligation de service public était une condition nécessaire uniquement dans le cas où une entreprise prétendait obtenir une compensation au titre des charges découlant d’obligations assumées avant le 1er juillet 1969. La compensation au titre des désavantages résultant d’une obligation postérieure devait, quant à elle, être prévue dans la décision imposant l’obligation, cette décision devant préciser également les conditions de son octroi
et, éventuellement, de la modification de son contenu.
52. L’argument avancé par le gouvernement italien selon lequel la portée de l’article 14 aurait changé après la réforme de 1991 ne remet pas en cause la conclusion qui précède. La logique de cet argument est que, si auparavant c’était l’article 14 qui permettait aux États membres d’imposer de nouvelles obligations de service public, aujourd’hui ils peuvent le faire en vertu du nouvel article 1er du règlement no 1191/69, dans sa version issue de la réforme opérée par le règlement no 1893/91, et dont
le nouveau paragraphe 5 prévoit que les autorités compétentes des États membres «peuvent maintenir ou imposer [certaines] obligations de service public», dont «les conditions et les modalités, y compris les méthodes de compensation, sont arrêtées aux sections II, III et IV». Or l’article 4, qui conditionne la compensation à une demande préalable de suppression de l’obligation de service public fait justement partie de la section II. Une interprétation systématique de l’article 1er permet de
réfuter cet argument.
53. Comme nous l’avons vu, l’article 6 fixe un délai d’un an à compter de l’entrée en vigueur du règlement no 1191/69 pour la présentation des demandes de suppression visées à l’article 4. Cette disposition n’a fait l’objet d’aucune modification, par conséquent la date de référence demeure celle du 1er juillet 1969. Sur ce point, la réforme de 1991 n’a donc entraîné aucune modification, dans le sens où, aujourd’hui comme avant, la demande de suppression ne vaut que pour les obligations déjà
existantes à la date d’entrée en vigueur du règlement no 1191/69.
54. À partir de cette constatation, force est de considérer que le renvoi aux conditions énoncées aux sections II, III et IV du règlement no 1191/69 doit tenir compte de la portée respective des différentes obligations de service prévues au nouvel article 1er, paragraphe 5.
55. En effet, cette nouvelle disposition permet aux États membres, littéralement, de «maintenir» ou d’«imposer» des obligations de service public. Le régime du «maintien» restera applicable aux obligations antérieures au 1er juillet 1969, celles relevant de chacune des dispositions contenues aux sections II, III et IV, y compris, par conséquent, les articles 4 et 6, spécifiquement destinés à ce type d’obligations. En revanche, en cas d’«imposition» de nouvelles obligations, le renvoi aux
sections II, III et IV ne peut concerner que les dispositions de ces sections naturellement applicables à ces obligations, c’est-à-dire toutes ces dispositions sauf, précisément, les articles 4 et 6, dont la raison d’être ne s’explique que par les obligations préalablement existantes.
56. En définitive, il me semble que la réponse à la question posée dépend, en premier lieu, du point de savoir si la relation juridique litigieuse doit être qualifiée de contrat de service public ou d’obligation de service public, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de déterminer. Dans l’hypothèse où elle arriverait à la conclusion qu’il s’agit d’un contrat de service public, il conviendrait alors de s’en tenir aux termes du contrat en question. Si, au contraire, il devait s’agir d’une
obligation de service public, il serait alors nécessaire de déterminer si cette obligation est antérieure ou postérieure à la date d’entrée en vigueur du règlement no 1191/69, et c’est seulement dans le premier cas qu’une demande préalable de suppression de l’obligation serait nécessaire pour obtenir une compensation au titre du désavantage économique subi.
57. Je considère, par conséquent, que l’article 4 du règlement no 1191/69 doit être interprété dans le sens où c’est seulement à l’égard des obligations de service public antérieures à la date d’entrée en vigueur de ce règlement que s’applique la condition selon laquelle le droit à compensation naît uniquement si, après une demande de suppression de l’obligation, les autorités compétentes ne suppriment pas l’obligation de service public qui entraîne un désavantage économique à l’entreprise de
transports demanderesse.
VII – Conclusion
58. Eu égard aux observations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle dans les termes suivants:
«L’article 4 du règlement (CEE) no 1191/69 du Conseil, du 26 juin 1969, relatif à l’action des États membres en matière d’obligations inhérentes à la notion de service public dans le domaine des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable, modifié par le règlement (CEE) no 1893/91 du Conseil, du 20 juin 1991, doit être interprété dans le sens où c’est seulement à l’égard des obligations de service public antérieures à la date d’entrée en vigueur de ce règlement que s’applique
la condition selon laquelle le droit à compensation naît uniquement si, après une demande de suppression de l’obligation, les autorités compétentes ne suppriment pas l’obligation de service public qui entraîne un désavantage économique à l’entreprise de transports demanderesse.»
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( 1 ) Langue originale: l’espagnol.
( 2 ) Règlement du Conseil, du 26 juin 1969, relatif à l’action des États membres en matière d’obligations inhérentes à la notion de service public dans le domaine des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable (JO L 156, p. 1).
( 3 ) Règlement du Conseil du 20 juin 1991 (JO L 169, p. 1).
( 4 ) Journal officiel de la République italienne (GURI) no 287, du 10 décembre 1997, p. 4.