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19/12/2012 | CJUE | N°C-478/11

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Laurent Gbagbo (C-478/11 P), Katinan Justin Koné (C-479/11 P), Akissi Danièle Boni-Claverie (C-480/11 P), Alcide Djédjé (C-481/11 P) et Affi Pascal N’Guessan (C-482/11 P) contre Conseil de l'Union européenne., 19/12/2012, C-478/11


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 19 décembre 2012 ( 1 )

Affaires jointes C‑478/11 P à C‑482/11 P

Laurent Gbagbo (C‑478/11 P),

Katinan Justin Koné (C‑479/11 P),

Akissi Danièle Boni-Claverie (C‑480/11 P),

Alcide Djédjé (C‑481/11 P),

Affi Pascal N’Guessan (C‑482/11 P)

contre

Conseil de l’Union européenne

«Pourvoi — Mesures restrictives spécifiques adoptées à l’encontre de certaines personnes et entités

au regard de la situation en Côte d’Ivoire — Gel des fonds — Accès au territoire de l’Union — Absence de notification individuelle desdites mesures — Accès à la jur...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 19 décembre 2012 ( 1 )

Affaires jointes C‑478/11 P à C‑482/11 P

Laurent Gbagbo (C‑478/11 P),

Katinan Justin Koné (C‑479/11 P),

Akissi Danièle Boni-Claverie (C‑480/11 P),

Alcide Djédjé (C‑481/11 P),

Affi Pascal N’Guessan (C‑482/11 P)

contre

Conseil de l’Union européenne

«Pourvoi — Mesures restrictives spécifiques adoptées à l’encontre de certaines personnes et entités au regard de la situation en Côte d’Ivoire — Gel des fonds — Accès au territoire de l’Union — Absence de notification individuelle desdites mesures — Accès à la juridiction — Délai — Articles 111 et 113 du règlement de procédure du Tribunal — Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne»

1.  Le contexte constitué par les cinq pourvois formés contre les cinq ordonnances du Tribunal de l’Union européenne déclarant irrecevables les recours présentés par les personnes concernées contre certaines mesures adoptées par le Conseil de l’Union européenne dans le cadre d’un processus de rétablissement de la paix et de la sécurité dans la région de la Côte d’Ivoire sous les auspices du Conseil de sécurité des Nations unies (ci-après le «Conseil de sécurité») donne à la Cour l’occasion de
réaffirmer sa doctrine concernant le droit à une protection juridictionnelle effective, garanti par l’Union européenne face aux actes de ses institutions infligeant ce type de mesures.

2.  À la différence des affaires tranchées par les arrêts du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission ( 2 ), ainsi que du 16 novembre 2011, Bank Melli Iran/Conseil ( 3 ), dans les présentes affaires, il est demandé au Tribunal de se prononcer non pas sur la légalité des décisions par lesquelles ont été adoptées certaines mesures restrictives à l’encontre des requérants, mais sur la conformité au droit des ordonnances du Tribunal qui ont déclaré
irrecevables les recours formés contre ces mesures.

3.  J’annonce d’ores et déjà que, selon moi, dans les circonstances spéciales des présentes affaires, les requérants devant le Tribunal auraient dû avoir la possibilité de présenter leurs arguments, de façon contradictoire, tant en ce qui concerne le moment auquel ils ont effectivement pris connaissance des mesures les affectant qu’en ce qui concerne d’éventuelles circonstances de force majeure, conformément à l’article 113 du règlement de procédure du Tribunal; il convient ainsi de faire droit au
second moyen des présents pourvois. En d’autres termes, j’estime que, dans les circonstances données, le Tribunal a commis une erreur de droit en rejetant d’office les recours susvisés comme étant «manifestement» tardifs, selon les termes de l’article 111 dudit règlement, à la seule vue des requêtes introductives d’instance.

I – Les faits et le cadre réglementaire

4. Par la résolution 1572 (2004) du 15 novembre 2004, le Conseil de sécurité, agissant en vertu du chapitre VII de la charte des Nations unies et estimant que la situation interne de la République de Côte d’Ivoire mettait en péril la paix et la sécurité dans la région, a décidé d’infliger certaines mesures restrictives (à savoir interdiction des déplacements et gel des fonds, des avoirs financiers et des ressources économiques) en ce qui concerne les personnes et les institutions désignées par un
comité instauré à cette fin par ladite résolution (ci-après le «comité des sanctions»).

5. À partir du 13 décembre 2004, se sont succédées une série de décisions de l’Union en vue de donner application à ladite résolution 1572 (2004) ( 4 ).

6. Après que les Nations unies eurent reconnu l’élection de M. Alassane Ouattara en tant que président de la République de Côte d’Ivoire en vertu du processus électoral mis en œuvre dans ce pays entre le 31 octobre et le 28 novembre 2010, le Conseil européen a, le 17 décembre 2010, appelé tous les responsables civils et militaires ivoiriens à se soumettre à l’autorité du président Ouattara, en confirmant que l’Union était déterminée à adopter des mesures de sanction à l’égard de quiconque ferait
obstacle au respect de la volonté populaire.

7. Le 22 décembre 2010, en vue d’infliger des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes qui, bien que n’ayant pas été désignées par le Conseil de sécurité ou par le comité des sanctions, faisaient obstruction au processus de paix et de réconciliation nationale en Côte d’Ivoire et menaçaient, en particulier, la bonne fin du processus électoral, le Conseil a adopté la décision 2010/801/PESC ( 5 ), qui, pour ce qui nous intéresse ici, a inscrit sur la liste des personnes concernées par
les mesures restrictives les noms de deux des demandeurs aux présents pourvois.

8. En particulier, la décision 2010/801 a donné une nouvelle rédaction à l’article 4, paragraphe 1, de la décision 2010/656, selon laquelle:

«1.   Les États membres prennent les mesures nécessaires pour empêcher l’entrée ou le passage en transit sur leur territoire:

a) des personnes visées à l’annexe I, désignées par le comité des sanctions […]

b) des personnes visées à l’annexe II, non incluses sur la liste figurant à l’annexe I, qui font obstruction au processus de paix et de réconciliation nationale et en particulier menacent le bon aboutissement du processus électoral.»

9. Parmi les noms inscrits par la décision 2010/801 sur la liste de l’annexe II de la décision 2010/656 figurent les noms ainsi que les précisions suivants:

«1. M. Pascal Affi N’Guessan. Né le 1er janvier 1953, à Bouadikro […] Secrétaire général du Front Populaire Ivoirien (FPI), ancien Premier ministre. Prise de position radicale et désinformation active. Incitation à la violence.

[…]

13. M. Laurent Gbagbo. Né le 31 mai 1945 à Gagnoa. Prétendument Président de la République.»

10. Par la décision 2011/17/PESC ( 6 ), compte tenu de la gravité de la situation en Côte d’Ivoire, la décision 2010/656 a de nouveau été modifiée afin d’inscrire de nouveaux noms sur la liste de l’annexe II de la décision 2010/656. Pour ce qui nous intéresse en l’espèce, les noms suivants ont alors été inscrits:

«17. Danièle Boni-Claverie (ressortissante française et ivoirienne). Prétendument Ministre de la Femme, de la Famille et de l’Enfant. Participation au gouvernement illégitime de M. Laurent Gbagbo.

[…]

27. Koné Katina Justin. Prétendument Ministre délégué au Budget. Participation au gouvernement illégitime de M. Laurent Gbagbo.»

11. Le 14 janvier 2011, la décision 2010/656 a de nouveau été modifiée par la décision 2011/18/PESC ( 7 ), qui a infligé des mesures restrictives supplémentaires, en particulier le gel des fonds, aux personnes inscrites sur la liste de ladite annexe II, également modifiée. En vertu de cette décision, le texte de l’article 5, paragraphes 1 et 2, de la décision 2010/656 a été remplacé par le texte suivant:

«1.   Tous les fonds et ressources économiques qui sont en la possession ou sous le contrôle direct ou indirect:

a) des personnes visées à l’annexe I, désignées par le comité des sanctions et visées à l’article 4, paragraphe 1, point a), ou qui sont détenus par des entités, désignées par le comité des sanctions, qui sont en la possession ou sous le contrôle direct ou indirect des premières ou de toute personne agissant pour le compte ou sur les ordres de celles-ci,

b) des personnes ou des entités visées à l’annexe II, non incluses sur la liste figurant à l’annexe I, qui font obstruction au processus de paix et de réconciliation nationale et en particulier mettent en péril le respect du résultat du processus électoral, ou qui sont détenus par des entités qui sont en la possession ou sous le contrôle direct ou indirect des premières ou de toute personne agissant pour le compte ou sur les ordres de celles-ci,

sont gelés.

2.   Aucun fonds, avoir financier ou ressource économique n’est mis directement ou indirectement à la disposition des personnes ou entités visées au paragraphe 1 ou utilisé à leur profit.»

12. Ce même 14 janvier 2011, afin d’assurer la cohérence avec le processus de modification et de révision des annexes I et II de la décision 2010/656, le Conseil a adopté le règlement (UE) no 25/2011 ( 8 ), qui remplace l’article 2 du règlement no 560/2005 par le texte suivant:

«1.   Tous les fonds et ressources économiques appartenant à, en possession de, détenus ou contrôlés par les personnes physiques ou morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe I ou à l’annexe IA sont gelés.

2.   Aucun fonds ou ressource économique n’est mis directement ou indirectement à la disposition des personnes physiques ou morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe I ou à l’annexe IA ou utilisé à leur profit.

3.   La participation volontaire et délibérée à des activités ayant pour objet ou pour effet direct ou indirect de contourner les mesures visées aux paragraphes 1 et 2 est interdite.

4.   L’annexe I est composée des personnes physiques ou morales, des entités et des organismes visés à l’article 5, paragraphe 1, point a), de la décision 2010/656/PESC telle que modifiée.

5.   L’annexe IA est composée des personnes physiques ou morales, des entités et des organismes visés à l’article 5, paragraphe 1, point b), de la décision 2010/656/PESC telle que modifiée.»

13. S’agissant de MM. N’Guessan, Gbagbo et Koné ainsi que de Mme Boni-Claverie, leurs noms ont été maintenus sur la liste de l’annexe II de la décision 2010/656 et ont été inscrits sur la liste figurant à l’annexe IA du règlement no 560/2005.

14. Le 30 mars 2011, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1975 (2011), dont l’annexe I énumère une série de personnes qui ont fait obstacle à la paix et à la réconciliation en Côte d’Ivoire et aux activités des Nations unies ainsi que d’autres acteurs internationaux dans ce pays et qui ont commis de graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Ladite annexe comprenait les noms de certains des requérants aux présents pourvois, à savoir MM. Gbagbo, N’Guessan
et Djédjé.

15. Le 6 avril 2011, le Conseil a adopté deux nouvelles décisions en la matière, à savoir la décision 2011/221/PESC ( 9 ), qui modifiait une nouvelle fois la décision 2010/656, et le règlement (UE) no 330/2011 ( 10 ), qui faisait de même avec le règlement no 560/2005. Ces deux actes ont infligé des mesures restrictives supplémentaires et modifié les listes figurant aux annexes I et II de la décision 2010/656 ainsi qu’aux annexes I et IA du règlement no 560/2005.

16. En vertu de ces modifications, MM. Gbagbo et N’Guessan ont été exclus de la liste de l’annexe II de la décision 2010/656 et inscrits sur la liste de l’annexe I de ladite décision. Pour sa part, M. Djédjé a été inscrit à l’annexe I de ladite décision, avec la précision suivante: «Proche conseiller de M. Gbagbo: participation au gouvernement illégitime de M. Gbagbo, obstruction au processus de paix et de réconciliation, incitation publique à la haine et à la violence».

17. L’article 7 de la décision 2010/656, dans sa dernière version, dispose ( 11 ):

«1.   Lorsque le Conseil de sécurité ou le comité des sanctions désigne une personne ou une entité, le Conseil inscrit cette même personne ou entité sur la liste figurant à l’annexe I.

2.   Lorsque le Conseil décide d’appliquer à une personne ou une entité les mesures visées à l’article 4, paragraphe 1, point b), il modifie l’annexe II en conséquence.

3.   Le Conseil communique sa décision à la personne ou à l’entité concernée, y compris les motifs de son inscription sur la liste, soit directement si son adresse est connue, soit par la publication d’un avis, en lui donnant la possibilité de présenter des observations.

4.   Si des observations sont formulées ou si de nouveaux éléments de preuve substantiels sont présentés, le Conseil revoit sa décision et en informe la personne ou l’entité.»

18. L’article 11 bis, paragraphe 3, du règlement no 560/2005, dans sa dernière version, énonce ( 12 ):

«Le Conseil communique sa décision à la personne physique ou morale, l’entité ou l’organisme visé aux paragraphes 1 et 2, y compris les motifs de l’inscription sur la liste, soit directement, si son adresse est connue, soit par la publication d’un avis, en lui donnant la possibilité de présenter des observations.»

19. Les 28 décembre 2010, 18 janvier 2011 et 7 avril 2011, le Conseil a publié au Journal officiel de l’Union européenne des avis à l’attention des personnes auxquelles s’appliquent les mesures restrictives prévues dans la décision 2010/656 et le règlement no 560/2005 ( 13 ).

II – La procédure devant le Tribunal et les ordonnances attaquées

20. Les demandeurs aux présents pourvois ont formé devant le Tribunal, le 7 juillet 2011, des recours séparés en vue de l’annulation des dispositions litigieuses les concernant ( 14 ), en invoquant, d’une part, la violation des droits de la défense et du droit à un recours effectif et, d’autre part, la violation du droit de propriété et de la liberté de circulation.

21. Les requérants faisaient valoir, en ce qui concerne le moment du dépôt de leurs recours ( 15 ), que, puisque les dispositions litigieuses ne leur avaient pas été notifiées, le délai de deux mois prévu à l’article 263 TFUE ne pouvait pas leur être opposé.

22. Le Tribunal, par les ordonnances du 13 juillet 2011 (respectivement, Gbagbo/Conseil, T‑348/11; Koné/Conseil, T‑349/11; Boni-Claverie/Conseil, T‑350/11; Djédjé/Conseil, T‑351/11, et N’Guessan/Conseil, T‑352/11, ci-après les «ordonnances attaquées»), a déclaré les recours en annulation irrecevables, au motif qu’ils étaient tardifs. Pour résumer, selon le Tribunal, conformément à l’article 263 TFUE et à l’article 102, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, les recours auraient dû être
formés dans un délai de deux mois à compter de la fin du quatorzième jour suivant la date de la publication des dispositions litigieuses au Journal officiel de l’Union européenne. Conformément à ce délai, les recours auraient dû être présentés avant le 8 avril 2011 ou le 1er juillet 2011, selon les cas. Puisqu’ils ont tous été enregistrés le 7 juillet 2011, il convenait, par voie de conséquence, de les déclarer irrecevables, d’autant plus qu’aucun des requérants n’avait même invoqué l’existence
d’un cas fortuit ou d’un cas de force majeure permettant de déroger au délai prévu à l’article 263 TFUE.

III – Les pourvois

23. Le 21 septembre 2011, les requérants ont formé des pourvois séparés devant la Cour contre les ordonnances attaquées.

24. Les requérants soulèvent deux moyens à l’appui de leurs pourvois respectifs. Par leur premier moyen, ils font valoir que, en ne reconnaissant pas que l’état de guerre dans lequel se trouvait la Côte d’Ivoire constituait un cas de force majeure, le Tribunal a commis une erreur de droit. Par leur second moyen, les requérants font grief au Tribunal de s’être fondé sur le principe de sécurité juridique, alors qu’il ne leur avait pas notifié les actes litigieux, pour appliquer à leurs recours le
délai de recours ordinaire, en ne le prolongeant que du délai de distance; le Tribunal fait ainsi des règles de procédure une interprétation stricte qui, selon les requérants, ne serait acceptable que dans une situation normale, et jamais par conséquent dans un cas comme celui de l’espèce, dans lequel les intéressés se trouvent hors de l’Union et dans un État en situation de guerre.

25. Les requérants affirment, à titre subsidiaire, que les actes litigieux doivent être annulés par la Cour elle-même, dès lors que les graves violations des droits fondamentaux commises par le Conseil contreviendraient à l’«ordre européen». Ils soutiennent par conséquent que la Cour ne peut que constater que le règlement de procédure du Tribunal viole les traités et la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après
la «CEDH»), dans la mesure où il permet d’opposer aux requérants un délai pour exercer leur droit de recours.

26. Par voie de conséquence, ils demandent à la Cour:

— de constater la nullité des ordonnances attaquées;

— de renvoyer l’affaire devant le Tribunal afin de pouvoir faire valoir leurs droits, et

— de condamner le Conseil aux dépens.

IV – La procédure devant la Cour

27. Le Conseil a comparu pour s’opposer au pourvoi.

28. Dans son mémoire en réponse, le Conseil soutient, pour ce qui concerne le premier moyen de pourvoi, que les requérants n’ont pas expliqué pourquoi il leur avait été impossible d’être informés des mesures de l’Union antérieures à la décision 2011/221, alors qu’au moins l’un des requérants recourait aux services d’avocats à Paris (France) depuis le mois de décembre 2010. De plus, l’état de guerre invoqué par les requérants ne saurait, de son point de vue, constituer un cas de force majeure, étant
donné que cet état a été provoqué par les requérants eux-mêmes lorsqu’ils ont refusé de céder le pouvoir au président élu.

29. En ce qui concerne le second moyen de pourvoi, le Conseil affirme que les requérants ne prouvent pas à quel moment ils ont pris connaissance des actes litigieux ni quelles raisons les ont empêchés de les attaquer au cours des mois de mars et d’avril 2011. En tout état de cause, le Conseil estime que la notification personnelle des actes litigieux n’était pas obligatoire, puisque, à la différence de l’affaire tranchée par l’arrêt Bank Melli Iran/Conseil, précité, la réglementation ici applicable,
à savoir la décision 2010/656, prévoit la possibilité de notifier par voie de publication officielle si l’adresse de la personne concernée n’est pas connue.

30. Par l’ordonnance du président de la Cour du 14 décembre 2011, les affaires C‑478/11 P à C‑482/11 P ont été jointes et leur traitement selon la procédure accélérée prévue à l’article 62 bis, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement de procédure de la Cour a été refusé.

31. Par une lettre du 16 février 2012, le Conseil a informé la Cour que, en vertu de la décision d’exécution 2012/74/PESC du Conseil, du 10 février 2012 ( 16 ), le nom de Mme Boni-Claverie avait été retiré de la liste figurant à l’annexe II de la décision 2010/656.

32. La Cour a décidé de tenir une audience publique, en invitant les parties à répondre par écrit, avant le 15 juin 2012, à deux questions écrites, concernant la date à laquelle les requérants avaient pris «connaissance effective» des actes litigieux et les raisons ayant conduit le Conseil à conclure qu’il ne pouvait leur notifier personnellement lesdits actes. À l’expiration du délai prévu à cet effet, seule a été enregistrée à la Cour la réponse du Conseil, qui a répondu que, ne connaissant pas
les adresses des personnes concernées et face à la situation chaotique de la République de Côte d’Ivoire dans la période couvrant les mois de mars et d’avril 2011, il aurait été très difficile de s’assurer que les notifications avaient effectivement été reçues par leurs destinataires, même si elles avaient été envoyées par télécopie ou courrier recommandé à leur bureau ou à leur adresse officielle, indépendamment du fait que la politique du Conseil est d’éviter, dans tous les cas, d’envoyer les
notifications adressées à des personnes physiques à leurs adresses officielles.

33. Après avoir accordé un dernier délai aux requérants pour qu’ils répondent à la question visée au point précédent et indiquent s’ils avaient l’intention de participer à l’audience prévue pour le 26 juin 2012, le président de la Cour a, le 21 juin 2012, décidé, face à leur silence, en accord avec le juge rapporteur et l’avocat général et après avis du Conseil, qui ne s’y est pas opposé, d’annuler l’audience publique.

V – Appréciation

A – Approche

34. Il convient de rappeler que les présents pourvois se fondent sur deux moyens. Le premier fait grief au Tribunal de ne pas avoir considéré que l’état de guerre dans lequel se trouvait prétendument la République de Côte d’Ivoire constituait un cas de force majeure ayant empêché les requérants d’exercer effectivement leur droit de recours contre les actes litigieux. Selon le second moyen de pourvoi, le principe de sécurité juridique ne saurait justifier, d’une part, que le délai de recours
ordinaire, seulement augmenté du délai de distance, ait été appliqué aux recours et, d’autre part, que lesdits actes litigieux n’aient pas été notifiés personnellement aux requérants.

35. Sur la base de ces deux moyens, les requérants demandent que soit déclarée la nullité des ordonnances attaquées et que les affaires respectives soient renvoyées devant le Tribunal afin de faire valoir leurs droits devant lui. Telles sont les conclusions auxquelles doit répondre la Cour, outre celle concernant la condamnation du Conseil aux dépens.

36. Selon moi, il n’y a pas lieu de prendre en considération la référence supplémentaire confuse que font les pourvois à la violation des traités et de la CEDH par le règlement de procédure du Tribunal. En effet, on peut lire dans les différents pourvois ( 17 ) ce qui suit:

«À titre subsidiaire, annulation des actes en raison de la gravité de la violation des droits et libertés fondamentaux».

37. Ce grief, formulé à l’encontre des actes en vertu desquels les mesures restrictives concernant les requérants ont été adoptées, ne donne cependant pas lieu, dans les conclusions susvisées, à une demande formelle tendant à ce que la validité desdits actes soit examinée et, le cas échéant, à ce qu’ils soient déclarés nuls. Au contraire, après avoir répété que lesdits «actes» violent les droits et libertés, les requérants concluent que, «[e]n conséquence, la Cour ne pourra que constater que le
règlement de procédure viole les traités […] et la [CEDH] de sorte qu’il ne saurait être appliqué […]» (point 97 des pourvois). La violation des droits dénoncée concerne donc non pas les actes du Conseil attaqués devant le Tribunal, mais le règlement de procédure du Tribunal lui-même, lequel ne permet d’attaquer lesdits actes que dans un délai déterminé. En réalité, la violation des droits n’est pas reprochée audit règlement de procédure en tant que tel, mais concerne son application dans les
présentes affaires.

38. Par conséquent, il manque la base minimale suffisante permettant de comprendre que la validité du règlement de procédure du Tribunal est mise en cause ou que les requérants demandent, au-delà de la validité des ordonnances attaquées, que la Cour se prononce également sur le fond de la question, dont ils n’ont pu débattre devant le Tribunal. Ainsi, la lettre des conclusions énoncées dans les pourvois doit être déterminante à cet effet, et celles-ci ne visent que l’annulation des ordonnances
attaquées et le renvoi des affaires devant le Tribunal afin que celui-ci se prononce sur le fond.

39. Le fait que la Cour puisse, le cas échéant, en application de l’article 61 de son règlement de procédure, se prononcer dans le cadre de la présente procédure sur la validité des mesures litigieuses est une tout autre question. Il est évident que je ne pourrai évoquer cette possibilité qu’après avoir traité des griefs formulés à l’encontre des décisions ayant empêché que le Tribunal statue sur cette validité.

40. Après avoir ainsi défini l’objet de la présente procédure, je commencerai par exposer quelle est, selon moi, l’approche la plus adéquate pour l’examen des questions soulevées dans les présents pourvois.

41. Selon ce que j’ai déjà indiqué, étant donné que l’objet de la présente procédure est non pas la conformité au droit des mesures adoptées par le Conseil à l’encontre des requérants, mais le bien-fondé du rejet par le Tribunal des recours formés contre celles-ci, il pourrait sembler que rien ne doive en principe être dit concernant les mesures en cause. Il n’en va cependant pas ainsi. Si, comme je l’ai annoncé, j’estime qu’il convient de faire droit au second moyen des présents pourvois, cela est
précisément dû au caractère spécial, voire exceptionnel, des circonstances ayant entouré l’adoption des mesures attaquées.

42. Par conséquent, il y a lieu, tout d’abord, de déterminer quels sont la nature, le contenu et la portée des mesures litigieuses afin de préciser comment et dans quelle mesure elles affectent les droits des requérants. Les exigences formelles et matérielles de communication de ces mesures aux personnes spécifiquement concernées en dépendent.

43. Ainsi que je peux déjà l’annoncer, dans le cas où la conclusion serait que les mesures litigieuses auraient dû, en raison de leur contenu, être notifiées personnellement aux intéressés, la question qui en découlerait immédiatement serait de savoir si, compte tenu des circonstances de l’espèce, d’autres formes de communication étaient acceptables.

44. Enfin, si l’on concluait que le droit de l’Union admet, dans certains cas, d’autres formes de notification, il conviendrait d’examiner ensuite la question du délai dans lequel les mesures ainsi notifiées peuvent être attaquées. Il conviendrait alors d’examiner à quel moment ledit délai commence à courir, et notamment si l’une des causes empêchant son cours ordinaire, à savoir la force majeure, existait dans les circonstances de l’espèce.

45. J’insiste sur le fait que je prétends non pas me prononcer ainsi sur la manière d’agir du Conseil, mais seulement souligner que la question du délai dans lequel ses mesures pouvaient être attaquées devant le Tribunal n’était pas aussi simple que ce dernier l’a estimé et que l’on ne pouvait par conséquent parler d’un cas d’irrecevabilité «manifeste».

B – La nature, le contenu et la portée des mesures litigieuses. La nécessité d’une notification personnelle

46. Comme je l’ai déjà exposé, les mesures adoptées à l’encontre des requérants comprennent l’interdiction de l’entrée ou du passage en transit sur le territoire des États membres et le gel de tous les fonds et autres ressources économiques leur appartenant ou se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect dans l’Union.

47. Il s’agit, cela va sans dire, de mesures qui affectent au moins, à première vue, le droit fondamental des requérants qu’est le droit de propriété, garanti à «toute personne» par l’article 17, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte») ( 18 ), sans préjudice de ce qu’elles puissent également affecter d’autres droits ou intérêts légaux.

48. De plus – et cela est particulièrement important en l’espèce – il s’agit de mesures adoptées de plano, sans que les personnes concernées aient été entendues ou aient eu aucune possibilité de s’y opposer. Les raisons justifiant une procédure aussi expéditive dans le cadre d’opérations internationales de maintien ou de rétablissement de la paix ou de la stabilité dans des régions dans lesquelles les droits les plus élémentaires des personnes peuvent être en péril ne manquent sans doute pas.
Toutefois, cela ne permet pas de faire abstraction du fait que cette façon de procéder conduit à sacrifier certaines des garanties inséparables de la notion d’État de droit pour assurer l’efficacité de ces objectifs ( 19 ). Au premier rang de ces garanties figure le principe selon lequel il ne saurait être porté préjudice aux droits et intérêts de quiconque sans que l’intéressé ait la possibilité d’être entendu.

49. Nous nous trouvons, en somme, face à des mesures adoptées dans le cadre d’une procédure dont les personnes et entités concernées n’ont pu avoir connaissance et à laquelle elles n’ont pu participer, et dont le contenu affecte de façon immédiate leurs droits et intérêts légitimes.

50. Cette dernière remarque ne peut qu’avoir d’importantes incidences sur le droit à la protection juridictionnelle. En effet, en raison de cette affectation, il est évident que, en tout état de cause, le droit fondamental à une protection juridictionnelle effective des droits et libertés concernés – droit fondamental reconnu par l’article 47 de la Charte à «toute personne» face à d’éventuelles violations imputables aux autorités publiques de l’Union – doit bénéficier aux personnes concernées.

51. Par conséquent, j’estime que le caractère pour ainsi dire exceptionnel de la procédure d’adoption de ces mesures ne saurait, dans la mesure où cela peut être évité, se trouver prolongé par une atteinte au droit de se défendre contre les mesures de sanction, une fois que celles-ci ont été adoptées et effectivement appliquées. En somme, si le caractère exceptionnel de la procédure d’adoption de la mesure de sanction peut se justifier, il ne saurait en aucun cas être dérogé au droit effectif de se
défendre contre ladite mesure.

52. En d’autres termes, les garanties de l’État de droit assurent à toute personne, dans le cadre de l’Union, le contrôle juridictionnel des décisions des autorités publiques susceptibles de nuire à ses droits, libertés et intérêts. Il convient d’ajouter que, d’ordinaire, cette garantie de pouvoir se défendre est précédée d’autres garanties incluses dans la procédure de sanction ou de restriction des droits elle-même. Il s’ensuit que, face à la disparition d’une grande partie de ces garanties, voire
de toutes, la garantie de la protection juridictionnelle acquiert une importance particulière.

53. Autrement dit, bien que des raisons parfaitement valables tenant à l’ordre public et à la sécurité nationale puissent justifier de déroger aux garanties communes prévues par l’ordre juridique tout au long de la procédure d’élaboration des actes et dispositions restreignant des droits, cela ne semble praticable qu’à la condition qu’un contrôle juridictionnel final soit permis à l’égard de ces actes et dispositions au moment de leur exécution, pour ainsi dire à titre de compensation nécessaire de
la restriction ( 20 ).

54. Par conséquent, ainsi que nous le verrons ci-après, il convient d’être particulièrement exigeant lorsque, comme en l’espèce, nous nous trouvons face à des hypothèses dans lesquelles, en quelque sorte, l’État de droit n’existe pleinement qu’au moment du contrôle d’une mesure qui résulte de procédures qui, répétons-le, sont, en termes de garanties individuelles, manifestement déficitaires par rapport à des situations normales.

55. Ainsi que la Cour a eu l’occasion de le rappeler, «le principe de protection juridictionnelle effective implique que l’autorité de l’Union qui adopte un acte entraînant des mesures restrictives à l’égard d’une personne ou d’une entité communique les motifs sur lesquels cet acte est fondé, dans toute la mesure du possible, soit au moment où cet acte est adopté, soit, à tout le moins, aussi rapidement que possible après qu’il l’a été, afin de permettre à ces personnes ou entités l’exercice de leur
droit de recours» ( 21 ).

56. Comme il se doit, les dispositions en cause en l’espèce ne manquent pas de respecter cette exigence. Ainsi, l’article 7, paragraphe 3, de la décision 2010/656 prévoit, dans sa dernière version, que «[l]e Conseil communique sa décision à la personne ou à l’entité concernée, y compris les motifs de son inscription sur la liste, soit directement si son adresse est connue, soit par la publication d’un avis, en lui donnant la possibilité de présenter des observations». Dans des termes semblables,
l’article 11 bis, paragraphe 3, du règlement no 560/2005 prévoit pour sa part, dans sa dernière version également, que «[l]e Conseil communique sa décision à la personne physique ou morale, l’entité ou l’organisme visé aux paragraphes 1 et 2, y compris les motifs de l’inscription sur la liste, soit directement, si son adresse est connue, soit par la publication d’un avis, en lui donnant la possibilité de présenter des observations».

57. En lien direct avec le droit à un contrôle juridictionnel de ces mesures, il convient d’indiquer qu’une communication «directe», selon les termes des dispositions susmentionnées, ne peut en principe résulter que d’une notification personnelle ou individuelle. Il en va ainsi parce que le but de la communication n’est autre que de permettre à la personne concernée de se défendre contre les mesures adoptées à son encontre. Il s’agit par conséquent d’une communication qui sert la défense des droits
et libertés affectées par de telles mesures ( 22 ). C’est pourquoi il doit s’agir, dans toute la mesure possible, d’une communication réelle et effective, ce qui exclut par principe la simple publication officielle.

58. La Cour s’est prononcée en ce sens dans l’arrêt Bank Melli Iran/Conseil, précité, en concluant que, bien que la disposition applicable dans cette affaire ne prévît pas la forme selon laquelle les raisons d’une mesure adoptée à l’encontre d’une entité sont «portées à la connaissance» de celle-ci par le Conseil, ce dernier doit s’acquitter de l’obligation qui lui est ainsi imposée «par une communication individuelle» ( 23 ).

59. Au demeurant, il est à cette fin relativement secondaire que les mesures litigieuses aient été adoptées en vertu d’actes qui, comme les décisions, ont la même nature que des règlements et, par conséquent, ainsi que l’a rappelé la Cour dans l’arrêt Bank Melli Iran/Conseil, précité ( 24 ), ont pleine efficacité juridique par leur seule publication au Journal officiel de l’Union européenne. Ce qui importe avant tout est que, quelle que soit la nature formelle de la disposition contenant les mesures
litigieuses, celles-ci, du fait de leur contenu, affectent de manière directe les droits et libertés des personnes auxquelles elles sont directement et personnellement adressées. Les impératifs de la logique du droit à une protection juridictionnelle effective doivent donc s’imposer face à toute autre considération d’ordre formel ( 25 ).

60. En définitive, à titre de première conclusion, j’estime que, en raison de leur contenu, les mesures adoptées par le Conseil contre les demandeurs aux présents pourvois auraient dû leur être communiquées de manière directe, par une notification personnelle.

C – La possibilité d’autres modes de communication

61. Malgré la conclusion qui précède, il est cependant établi que, en l’espèce, les mesures restrictives adoptées par le Conseil n’ont pas été personnellement notifiées aux intéressés.

62. Il convient de tenir compte du fait que, conformément à l’article 7, paragraphe 3, de la décision 2010/656 et à l’article 11 bis, paragraphe 3, du règlement no 560/2005, ainsi que nous l’avons vu, au cas où une communication directe n’est pas possible parce que l’«adresse» de l’intéressé n’est pas connue, il convient de procéder à la «publication d’un avis, en lui donnant la possibilité de présenter des observations» ( 26 ) ( 27 ).

63. Je tiens à indiquer d’ores et déjà que cette autre possibilité de communication, dans les circonstances données, est non seulement conforme en soi au droit à une protection juridictionnelle effective, mais inévitable, bien qu’elle ne soit pas toujours suffisante, comme nous le verrons. Il s’agit en effet, par delà toutes autres considérations, de faire savoir à l’intéressé par ces autres moyens que l’Union a adopté, pour des motifs dont il est également informé, une mesure touchant à ses droits.
La communication, ordonnée en vue de permettre l’exercice des droits de la défense, s’impose en tout état de cause, même si elle est effectuée sous une autre forme, sans que l’autorité publique puisse se contenter d’avoir tenté, sans succès, de procéder à la notification sous la forme prévue par principe. Par conséquent, si la notification personnelle échoue, il faut recourir à tout autre moyen permettant à défaut d’effectuer la communication souhaitée.

64. Assurément, la «possibilité de présenter des observations», visée à l’article 7, paragraphe 3, de la décision 2010/656 et à l’article 11 bis, paragraphe 3, du règlement no 560/2005, ne constitue pas en soi la possibilité d’attaquer les mesures devant les juridictions, mais, aux fins du droit à une protection juridictionnelle effective, il importe seulement que l’information donnée pour «formuler des observations» devant l’autorité dont émane la mesure puisse aussi servir pour l’attaquer devant
le Tribunal.

65. À cet égard, il convient de s’arrêter sur un point tout à fait élémentaire. Les mesures dont il s’agit ici ont une cause très singulière et les destinataires qu’elles affectent sont des personnes et entités qui se trouvent dans une situation pour le moins très particulière. Il s’agit en effet de mesures adoptées dans le cadre d’une opération internationale se déroulant sous les auspices des Nations unies afin d’assurer la paix et la stabilité internationales dans une région du continent
africain. Dans un contexte de guerre civile – ou, du moins, de très grande insécurité et de confusion sur un territoire dans lequel le caractère effectif d’une autorité publique raisonnablement établie n’est pas assuré – il est évident que l’on ne saurait prétendre au fonctionnement régulier des procédures et modes de communication habituels dans une situation de cohabitation ordonnée et pacifique. Pour leur part, les destinataires des mesures sont précisément des personnes et entités accusées
d’avoir participé à un certain degré aux circonstances ayant conduit à la situation d’instabilité que l’on cherche à combattre.

66. Dans des situations comme celles de l’espèce, il convient de reconnaître qu’il est fort probable que la notification personnelle ne soit pas praticable et, par voie de conséquence et en vertu de ce qui a été exposé, qu’il s’impose de recourir à d’autres modes de communication. Ainsi, l’article 11 bis, paragraphe 3, du règlement no 560/2005 prévoit la «publication d’un avis» en tant qu’alternative à la communication au domicile. Le Conseil a estimé que cette publication devait être effectuée au
Journal officiel de l’Union européenne et y a procédé aux dates indiquées au point 19 des présentes conclusions. On peut écarter la question de savoir si l’on aurait dû tenter de recourir à une autre forme de «publicité», peut-être dans les médias locaux. En tout état de cause, étant donné qu’il ne s’agit pas d’un point qu’il convient ici d’éclaircir, la question est relativement mineure, comme nous le verrons, puisque le critère principal doit plutôt être, dans des circonstances telles que
celles de l’espèce, le moment auquel les intéressés ont pris connaissance des mesures litigieuses ( 28 ).

67. En effet, l’Union est tenue d’assurer cette connaissance dans la mesure du possible, parce que ce n’est qu’à partir du moment où les intéressés ont pris connaissance des mesures litigieuses qu’ils peuvent effectivement réagir ( 29 ) et que commence à courir le délai de recours correspondant. Elle est en outre tenue de déployer activement ses efforts en vue de la poursuite de cet objectif, parce que la présomption de la connaissance des mesures par l’intéressé, qui permet audit délai de commencer
à courir, peut être établie sur la base de ces efforts.

68. En somme, plus l’autorité publique fait preuve de diligence pour tenter de porter à la connaissance de l’intéressé les mesures adoptées à son encontre, plus la présomption d’une telle connaissance acquiert de solidité et, par conséquent, plus il est difficile pour l’intéressé de renverser cette présomption en établissant que, malgré cette diligence, il n’a pas pu avoir connaissance des mesures qui lui portent préjudice.

69. Par conséquent, le fait que le Conseil, dans ses tentatives visant à assurer une communication effective, ait procédé à la publication d’un avis au Journal officiel de l’Union européenne dans chaque cas conduit à une présomption renforcée de connaissance des mesures par les intéressés, qui est évidemment plus solide que la présomption ordinaire découlant de la publication officielle dont ont, en temps utile, fait l’objet les mesures de sanction proprement dites.

70. Nous nous trouvons en définitive face à une question relative au degré de solidité d’une présomption concernant un fait (la connaissance des mesures de sanction) dont dépend la réponse à la question soulevée dans la présente affaire, à savoir la détermination du moment à partir duquel il est devenu possible d’attaquer les mesures et jusqu’à quand cela était possible.

D – Le délai de recours. Dies a quo

71. L’article 263, sixième alinéa, TFUE dispose que «[l]es recours prévus au présent article doivent être formés dans un délai de deux mois à compter, suivant le cas, de la publication de l’acte, de sa notification au requérant ou, à défaut, du jour où celui-ci en a eu connaissance».

72. Cette dernière partie de la phrase est déterminante pour le sens de la disposition dans le régime de recours de l’Union en cas de recours par des particuliers contre des actes qui les concernent directement et individuellement. Ce régime, comme il est évident dans la «communauté de droit» que constitue l’Union ( 30 ), doit répondre aux exigences propres de l’accès à la juridiction en tant qu’il fait nécessairement partie du droit à une protection juridictionnelle effective, maintenant garanti
par l’article 47 de la Charte.

73. Les mesures comme celles de l’espèce constituent bien entendu, comme je l’ai déjà dit, un cas de dispositions devant en principe faire l’objet d’une «notification au requérant». Le fait que les mesures aient été publiées et, par conséquent, que ce soit la date de leur publication qui détermine le délai de recours peut-il être contraire à ce principe? Le fait que l’on puisse adopter un tel raisonnement et que le Tribunal en ait fait le choix démontre, en tout état de cause, que nous nous trouvons
face à une question qui peut pour le moins être débattue. C’est précisément cela qui démontre, selon moi, que les recours n’auraient pas dû être rejetés par le Tribunal de la façon dont ils l’ont été.

74. En principe, il n’y a pas lieu de discuter le fait que les délais de procédure doivent faire l’objet d’une interprétation stricte dans l’intérêt de la sécurité juridique. Cependant, cette exigence de principe n’est pas poussée à l’extrême par le TFUE lui-même, qui, reconnaissant l’importance, le cas échéant, de la connaissance effective de l’acte, admet également que le calcul des délais puisse dépendre de circonstances bien précises de chaque espèce.

75. Il s’ensuit également que le régime procédural du Tribunal est sensible aux difficultés que peut représenter pour l’exercice du droit d’accès à la juridiction la distance séparant le justiciable du siège de la Cour. Si le règlement de procédure du Tribunal prévoit, à son article 102, paragraphe 2, que les délais de procédure sont augmentés d’un «délai de distance», cela n’avait à l’origine pas d’autre but que de permettre l’accès à la juridiction dans des conditions d’égalité, sans donc que la
distance – élément plus important dans le passé – puisse devenir une circonstance dont dépendrait la plus ou moins grande jouissance effective de la totalité du délai accordé.

76. Bien que l’on puisse soutenir que le délai de distance est aujourd’hui moins justifié que par le passé, en raison des progrès des moyens de communication, il convient d’admettre que, dans un cas comme celui de l’espèce, la notion de «distance» retrouve son sens en tant que réalité physique dont découle un certain niveau de difficulté pour la communication entre des réalités séparées dans l’espace. Il s’agit ici d’une «distance» que la technologie ne peut franchir, au sens figuré, et pour
laquelle des dispositions telles que l’article 102, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal continuent d’avoir tout leur sens.

77. Si la connaissance de l’acte en question peut être présumée lorsque le particulier se trouve sur le territoire de l’un des États membres, la présomption devient plus spécialement problématique lorsque l’intéressé se trouve à une distance considérable des frontières de l’Union. En effet, il s’agit d’une présomption qui va de pair avec la présomption de connaissance inhérente à la publication d’un acte au Journal officiel de l’Union européenne. Cette connaissance ne saurait être présumée sans
autres conditions en dehors du champ d’efficacité du droit de l’Union, laquelle n’a du reste jamais eu la prétention de s’exprimer urbi et orbi.

78. Pour sa part, la Cour européenne des droits de l’homme insiste depuis toujours sur l’importance du moment auquel l’intéressé prend «réellement» connaissance du contenu de l’acte qui lui porte préjudice, afin de déterminer le point de départ du calcul des délais de procédure ( 31 ).

79. La question est en définitive de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, on aurait dû donner aux requérants toutes les possibilités qu’offre l’ordre juridique pour leur permettre de faire valoir que, pour des raisons de force majeure, ils n’ont effectivement «pris connaissance» des mesures en cause qu’à une date postérieure à leur publication, avec les conséquences éventuelles que cela implique sur le respect des délais de recours ( 32 ).

E – Le traitement des recours par le Tribunal. L’application erronée de l’article 111 de son règlement de procédure

80. Dans les présentes affaires, nous avons vu comment le Tribunal a jugé irrecevables les recours formés par les requérants en vertu de l’article 111 de son règlement de procédure, sur la seule base de la requête introductive d’instance et en appliquant strictement le délai de deux mois prévu à l’article 263 TFUE. Il a suffi au Tribunal de constater que les avis relatifs aux mesures de sanction avaient été officiellement publiés pour conclure que, en application de l’article 102, paragraphe 2, du
règlement de procédure, le délai de deux mois avait commencé à courir quatorze jours après la date de cette publication.

81. Je dois convenir avec le Tribunal (point 17 des ordonnances attaquées) que les requérants n’ont pas même évoqué l’existence éventuelle d’un cas de force majeure ou d’un cas fortuit sur la base de l’article 45 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

82. Néanmoins, les requérants avaient souligné que les mesures de sanction ne leur avaient pas été notifiées personnellement, après avoir procédé à une description des faits (points 18 à 36 des requêtes), dont il ressortait clairement que le contexte dans lequel ces mesures avaient été rendues publiques était pour le moins marqué par une instabilité notable sur le territoire où ils se trouvaient. Il a déjà été rapporté que le Conseil lui-même, au point 4 de sa réponse du 14 juin 2012 à la question
posée par la Cour, n’hésite pas à qualifier de «chaotique» la situation en Côte d’Ivoire au cours des mois de mars et d’avril 2011.

83. J’estime, bien entendu, qu’il n’appartient en principe pas à la Cour, dans le cadre d’un pourvoi, d’entrer dans les détails de ces circonstances. Toutefois, il relève bien de sa compétence de déterminer si le Tribunal, en jugeant d’office le recours irrecevable sur la seule base de la requête introductive d’instance, a suffisamment garanti le droit à une protection juridictionnelle effective dans les circonstances très particulières de l’espèce.

84. En ce sens, je peux d’ores et déjà conclure que tel n’a pas été le cas. Plus précisément, je considère que le Tribunal aurait dû donner aux requérants la possibilité d’exposer les raisons qui, selon eux, pourraient justifier l’application en l’espèce, parmi les dates visées à l’article 263 TFUE, de celle concernant la connaissance des mesures, et non de celle de leur publication officielle. Ainsi que nous le verrons ci-après, il disposait de moyens procéduraux lui permettant de le faire.

85. Compte tenu de la gravité des conséquences qui résultent inévitablement pour les intéressés du rejet d’office de leur recours par le Tribunal, j’estime que, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire, une interprétation et une application du règlement de procédure du Tribunal mieux adaptées, dans leurs résultats, aux exigences du droit à la protection juridictionnelle garanti par l’article 47 de la Charte s’imposaient.

86. Comme nous l’avons vu, il est utile de répéter une fois encore que le Tribunal a choisi d’appliquer l’article 111 de son règlement de procédure, qui lui permet de rejeter par ordonnance les recours qui semblent «manifestement» irrecevables. Or, dans les circonstances de l’espèce, pour les raisons déjà exposées, il n’est pas sûr que l’irrecevabilité des recours ait été «manifeste».

87. J’estime, en effet, que les circonstances de l’espèce auraient dû conduire le Tribunal à tenir compte de la possibilité offerte par l’article 113 dudit règlement de procédure, qui permet au Tribunal de statuer d’office et à tout moment, «les parties entendues», sur les fins de non-recevoir d’ordre public. Cette audition aurait permis que l’irrecevabilité, si elle avait été prononcée, l’eût été au terme d’une procédure présentant les garanties appropriées.

88. Selon moi, l’article 111 du règlement de procédure du Tribunal est réservé aux hypothèses de recours dont l’irrecevabilité, parce qu’elle est «manifeste», échappe à tout doute ou discussion et peut par conséquent être retenue sans ouvrir de procédure contradictoire, et notamment sans qu’il soit nécessaire que les parties se prononcent sur ce point.

89. Au contraire, l’article 113 dudit règlement de procédure part du principe que l’irrecevabilité n’est pas manifeste, mais est sujette à débat ou discussion. C’est la raison pour laquelle cet article indique à juste titre une voie permettant que la question soit discutée. Certes, le fait que cette disposition prévoit la possibilité de déclarer l’irrecevabilité «à tout moment» conduit à penser qu’il s’agit surtout de permettre le rejet d’un recours alors qu’il a déjà été initialement admis comme
recevable et que l’on est peut-être déjà tout près d’un jugement sur le fond de l’affaire. Cependant, seuls importent, selon moi, le fait que l’expression «à tout moment» comprend également le début de la procédure et, surtout, l’idée que la possibilité de déclarer un recours irrecevable, alors que la procédure est déjà très avancée, met en évidence le fait que la disposition vise des hypothèses dans lesquelles l’irrecevabilité n’est pas du tout «manifeste».

90. En définitive, la manière de procéder du Tribunal a privé les requérants de l’exercice de leur droit d’accès à la juridiction, sans qu’il ait exploré toutes les possibilités procédurales mises à sa disposition pour établir aussi certainement que possible si les requérants avaient ou non formé leur recours devant le Tribunal dans les délais, à partir du moment où ils ont pris connaissance des mesures les concernant.

91. Ce seul motif suffit, selon moi, pour faire droit aux présents pourvois, non pas tant parce que le Tribunal n’a pas permis d’attaquer les actes litigieux que parce qu’il n’est pas allé aussi loin qu’il le pouvait afin de permettre aux requérants de faire valoir autant que possible le fait que leurs requêtes, dans les circonstances de l’espèce, avaient été présentées dans les délais. En termes purement procéduraux, il en va ainsi parce que le Tribunal a choisi d’examiner une fin de non-recevoir
au regard de l’article 111 de son règlement de procédure, au lieu d’utiliser l’article 113 dudit règlement, comme l’y obligeait l’article 47 de la Charte.

92. Je ne peux qu’indiquer sur ce point que l’argument de la sécurité juridique invoqué par le Tribunal, au point 16 des ordonnances attaquées, ne me paraît pas concluant. Il est évident que la forclusion attachée aux délais de procédure vise à garantir la sécurité juridique en évitant que l’on puisse à tout moment remettre en question la validité d’actes ou de dispositions destinés à produire des effets juridiques et à créer par conséquent des attentes, voire des droits, dans le chef de tiers.
Cependant, face à des mesures telles que celles qui font l’objet de l’espèce, le principe de sécurité juridique doit être mis en balance avec d’autres intérêts et droits constitutionnels.

93. Par ailleurs, il convient d’insister sur le fait que, dans une hypothèse telle que celle de l’espèce, dans laquelle les intéressés subissent les effets de mesures adoptées dans le cadre d’une procédure à laquelle ils n’ont pu participer, il importe de «maximiser» les possibilités de contrôle juridictionnel desdites mesures qu’offre l’ordre juridique. Dans de tels cas, épuiser les voies procédurales permettant l’exercice effectif du droit d’accès à un tel recours revêt un caractère d’obligation,
tant du point de vue de la protection des droits fondamentaux que de celui de l’exercice légitime des pouvoirs de l’Union.

F – Sur le comportement des représentants en justice des requérants dans la présente procédure et ses conséquences éventuelles sur la solution des présentes affaires

94. Il convient, enfin, de prêter attention à certaines circonstances survenues au cours de la procédure devant la Cour. Une plus grande diligence des requérants aurait sans aucun doute déjà dû les conduire à développer dans leurs requêtes les arguments qui, selon eux, justifiaient que leurs recours avaient été présentés dans les délais. De plus, il n’est pas moins certain que non seulement une plus grande diligence, mais tout simplement la diligence minimale due à l’intérêt de leurs clients aurait
dû conduire les avocats des requérants à comparaître à l’audience publique décidée par la Cour dans la présente affaire, qui n’a pu se tenir à cause d’eux. Ils auraient dans ce cadre pu expliquer à la Cour les circonstances et les raisons qu’ils n’ont pu exposer devant le Tribunal.

95. Tout cela est bien vrai. Toutefois, il convient d’insister sur la singularité des mesures adoptées par le Conseil à l’encontre des requérants (mesures restrictives de leurs droits et libertés), sur la procédure d’élaboration de telles mesures (sans audition ni possibilité de défense), sur le fait que le recours devant le Tribunal est le seul moyen de défense dont disposent les intéressés (ce qui constitue une exception manifeste au régime commun de garanties caractéristique d’un État de droit),
sur l’impossibilité de notifier personnellement les mesures à des personnes se trouvant de plus hors du territoire de l’Union et dans une situation décrite comme «chaotique» par le Conseil. Si toutes ces circonstances, prises isolément, constituent déjà des hypothèses non négligeables d’atteinte aux droits et aux garanties assurés par l’Union, leur conjonction a donné lieu à une situation très délicate et critique du point de vue des exigences du principe de l’État de droit.

96. Enfin, si l’imprévoyance des défenseurs des requérants lors de la présentation des recours devant le Tribunal, d’une part, et leur défaut injustifié de comparution à l’audience devant la Cour, d’autre part, devaient se traduire par l’impossibilité définitive pour les requérants de pouvoir se défendre face aux mesures infligées par le Conseil, cela ajouterait aux circonstances spéciales précédemment décrites une dernière séquence, que l’on peut décidément éviter.

97. En effet, comme je l’ai déjà dit, les requérants ont bien fourni, dans leurs requêtes, des indices suffisants de la singularité des circonstances de l’espèce, qui permettaient au Tribunal d’être avisé du fait qu’il était possible qu’ils n’aient pas pris connaissance des mesures attaquées ni matériellement pu les attaquer dès leur publication officielle. Compte tenu de la nature des affaires dont il était saisi, le Tribunal aurait dû faire preuve sur ce point non pas d’une plus ou moins grande
souplesse dans l’interprétation des délais de procédure, mais d’une plus grande conscience des principes constitutionnels en jeu, et notamment du principe du droit de la défense; il aurait par conséquent dû encore offrir aux requérants la possibilité de justifier qu’il était nécessaire de calculer le délai visé à l’article 263 TFUE à partir d’une date qui ne soit pas nécessairement celle de la publication officielle des mesures. Il aurait pour cela suffi qu’il utilise la voie de l’article 113 de
son règlement de procédure pour statuer sur l’irrecevabilité du recours.

98. En ce qui concerne le défaut de comparution à l’audience, déjà évoqué, alors qu’il s’agit d’un comportement inexcusable des avocats des requérants, il convient de l’excuser dans la mesure où il est susceptible de porter gravement atteinte aux droits de ces derniers. En effet, les requérants, qui font l’objet de mesures concernant leur libre accès au territoire de l’Union et le gel de leurs fonds dans les États membres, ne devraient pas subir à ce point les conséquences du comportement de leurs
représentants dans le cadre de la procédure, alors qu’ils ne sont certainement pas en mesure de se passer de leurs services dans les conditions où un citoyen ne se trouvant pas dans les circonstances très particulières de l’espèce a l’habitude de le faire ( 33 ). En vue d’assurer une protection juridictionnelle qui soit véritablement effective, j’estime que quiconque se trouvant dans une situation telle que celle des requérants doit disposer au maximum, devant la justice, de toutes les
possibilités de défense offertes par l’Union. Selon ce que nous avons vu, ces possibilités sont en l’espèce très réduites en elles-mêmes.

99. Il convient de préciser à ce stade les conditions dans lesquelles il y a lieu de faire droit aux conclusions avancées par les requérants dans leurs pourvois respectifs.

100. Selon moi, il convient de faire droit au second moyen, tiré de l’application stricte de l’article 263 TFUE, puisque, bien qu’ils ne se soient pas étendus sur ses conséquences comme ils l’auraient dû, les requérants ont bien expressément mentionné le fait que les mesures restrictives ne leur avaient pas été notifiées personnellement. Cela aurait dû suffire pour que le Tribunal estime que les recours n’étaient pas «manifestement» irrecevables; partant, l’article 111 de son règlement de procédure
n’étant pas applicable, il aurait dû statuer sur ses doutes éventuels concernant la recevabilité des recours en utilisant l’article 113 dudit règlement, après donc avoir entendu les parties.

101. Le fait d’accueillir ce second moyen rend logiquement inutile une décision sur le premier, étant donné que le moment opportun de la procédure pour se prononcer sur l’éventuelle existence d’un cas de force majeure sera précisément le moment où le Tribunal statuera sur la recevabilité des recours, les parties entendues.

VI – Sur la résolution définitive du litige par la Cour

102. En vertu de l’article 61 du statut de la Cour, «[l]orsque le pourvoi est fondé, la Cour de justice annule la décision du Tribunal» et peut «soit statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé, soit renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue».

103. Selon moi, nous ne nous trouvons pas dans un cas où la Cour pourrait statuer définitivement sur le litige, étant toujours entendu que le litige ne porte ici que sur l’irrecevabilité des recours présentés contre les mesures litigieuses, et en aucun cas sur ces mesures ni sur les actes en vertu desquels elles ont été adoptées.

104. Je suis d’avis que la Cour devrait se borner à annuler les ordonnances attaquées, en renvoyant l’affaire devant le Tribunal pour que celui-ci, après avoir donné aux requérants et aux autres parties la possibilité de faire valoir, conformément à l’article 113 du règlement de procédure du Tribunal, qu’il était possible que les recours n’aient pas été présentés hors délais, statue finalement sur la question de la recevabilité des recours.

105. Dans ce contexte, le Tribunal, au vu des arguments exposés, devrait mettre en balance toutes les circonstances de l’affaire, et notamment tenir compte tout particulièrement de la nature des mesures litigieuses, de leur procédure d’adoption, des voies de recours disponibles contre lesdites mesures, de la façon et du moment où les intéressés ont vraisemblablement pu en prendre connaissance et, enfin et surtout, du peu de temps séparant la fin du délai prévu à l’article 263 TFUE et le dépôt des
recours (entre trois mois et six jours, selon les cas).

106. J’estime enfin que le fait que la requérante, Mme Boni-Claverie, ait été exclue de la liste de l’annexe II de la décision 2010/656 ne signifie pas nécessairement que son recours soit devenu sans objet, étant donné qu’une décision favorable pourrait éventuellement lui permettre de réclamer à ce titre une indemnisation des dommages subis.

VII – Sur les dépens

107. Conformément à l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, je propose à la Cour de réserver les dépens.

VIII – Conclusion

108. Eu égard aux considérations exposées, je propose à la Cour de faire droit au second moyen des présents pourvois et, par voie de conséquence:

— d’annuler les ordonnances du Tribunal de l’Union européenne du 13 juillet 2011 par lesquelles ont été déclarés irrecevables les recours enregistrés sous les numéros T‑348/11 à T‑352/11;

— de renvoyer les affaires devant le Tribunal de l’Union européenne afin qu’il statue sur la recevabilité des recours après avoir entendu les parties, conformément à l’article 113 du règlement de procédure du Tribunal, et

— de réserver les dépens.

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( 1 ) Langue originale: l’espagnol.

( 2 ) C-402/05 P et C-415/05 P, Rec. p. I-6351.

( 3 ) C-548/09 P, Rec. p. I-11381.

( 4 ) Par la position commune 2004/852/PESC du Conseil, du 13 décembre 2004, concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de la Côte d’Ivoire (JO L 368, p. 50), le Conseil a décidé d’appliquer les mesures adoptées dans la résolution 1572 (2004) du Conseil de sécurité, y compris le gel des fonds et des ressources économiques des personnes qui, selon le comité des sanctions, font peser une menace sur le processus de paix et de réconciliation nationale en Côte d’Ivoire. Afin de mettre en
pratique les mesures décrites dans la position commune 2004/852, le Conseil a adopté le règlement (CE) no 560/2005, du 12 avril 2005, infligeant certaines mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités au regard de la situation en Côte d’Ivoire (JO L 95, p. 1). Ladite position commune a été prorogée et modifiée, en dernier lieu, par la position commune 2008/873/PESC du Conseil, du 18 novembre 2008 (JO L 308, p. 52), puis finalement abrogée et remplacée par la
décision 2010/656/PESC du Conseil, du 29 octobre 2010, renouvelant les mesures restrictives instaurées à l’encontre de la Côte d’Ivoire (JO L 285, p. 28).

( 5 ) Décision du 22 décembre 2010, amendant la décision 2010/656 (JO L 341, p. 45).

( 6 ) Décision du Conseil du 11 janvier 2011 modifiant la décision 2010/656 (JO L 11, p. 31).

( 7 ) Décision du Conseil du 14 janvier 2011 modifiant la décision 2010/656 (JO L 11, p. 36).

( 8 ) Règlement modifiant le règlement no 560/2005 (JO L 11, p. 1).

( 9 ) Décision modifiant la décision 2010/656 (JO L 93, p. 20).

( 10 ) Règlement modifiant le règlement no 560/2005 (JO L 93, p. 10).

( 11 ) Décision 2010/801.

( 12 ) Règlement no 25/2011.

( 13 ) Respectivement, JO C 353, p. 11, JO C 14, p. 8, et JO C 108, p. 2 et 4.

( 14 ) Les recours ont été enregistrés sous les numéros T‑348/11 à T‑352/11.

( 15 ) Points 42 et 43.

( 16 ) Décision d’exécution mettant en œuvre la décision 2010/656 (JO L 38, p. 43).

( 17 ) Point 95 du pourvoi dans l’affaire C‑478/11 P; point 93 dans l’affaire C‑479/11 P, et point 92 dans les affaires C‑480/11 P à C‑482/11 P.

( 18 ) Selon une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme depuis son arrêt du 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni (requête no 5493/72), les mesures empêchant temporairement un propriétaire de jouir de ses biens relèvent de l’article 1er, deuxième alinéa, du protocole no 1 de la CEDH (point 62).

( 19 ) Une référence, même très sommaire, à la littérature concernant l’État de droit serait superflue, mais je continue à considérer comme particulièrement lumineuses et opportunes les considérations exposées par Bingham, T., dans The Rule of Law, The sixth David Williams Lecture, Centre for Public Law, 16 novembre 2006.

( 20 ) Dans ce sens, le récent arrêt du 15 novembre 2012, Conseil/Bamba (C‑417/11 P), souligne que, dans la mesure où la personne concernée par une décision de gel des fonds ne dispose pas d’un droit d’audition préalable à l’adoption de la décision, le respect de l’obligation de motiver cette décision est d’autant plus important, puisqu’il constitue l’unique garantie permettant à l’intéressé de se prévaloir des voies de recours à sa disposition pour contester la légalité de ladite décision
(point 51).

( 21 ) Arrêt Bank Melli Iran/Conseil, précité (point 47), qui renvoie à l’arrêt Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, précité (point 336).

( 22 ) Voir, en ce sens, arrêt du 9 janvier 1997, Commission/Socurte e.a. (C-143/95 P, Rec. p. I-1), qui affirme que «la notification des actes communautaires […] comporte nécessairement la communication d’un exposé détaillé du contenu et des motifs de l’acte notifié. En effet, à défaut d’un tel exposé, le tiers concerné ne pourrait connaître avec exactitude le contenu et les motifs de l’acte en cause, lui permettant d’introduire utilement un recours contre cette décision» (point 31).

( 23 ) Point 52 dudit arrêt. La disposition en question était l’article 15, paragraphe 3, du règlement (CE) no 423/2007 du Conseil, du 19 avril 2007, concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran (JO L 103, p. 1).

( 24 ) Point 45.

( 25 ) Je souscris aux considérations de l’avocat général Mengozzi dans ses conclusions dans l’affaire Bank Melli Iran/Conseil, précitée, au point 39 desquelles il souligne «la nature profondément hybride d’actes portant adoption de mesures restrictives tels que ceux en cause dans notre affaire». Il s’agit en effet d’actes qui ont en même temps une portée générale (dans la mesure où leurs destinataires sont toutes les personnes tenues de mettre à exécution les sanctions décidées) et une portée
particulière (en ce qu’ils sont spécifiquement dirigés contre les personnes faisant l’objet de ces mesures).

( 26 ) Article 7, paragraphe 3, de la décision 2010/656.

( 27 ) Article 11 bis, paragraphe 3, du règlement no 560/2005.

( 28 ) En général, en matière de mesures de gel des fonds, ce moment est celui auquel l’intéressé tente sans succès d’effectuer une opération bancaire quelconque. Ainsi, l’information fournie par les établissements bancaires peut être très utile pour vérifier les déclarations des intéressés concernant leur connaissance des mesures. La directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 octobre 2005, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de
capitaux et du financement du terrorisme (JO L 309, p. 15) montre bien le degré d’implication exigé des établissements bancaires dans le cadre de l’exécution des mesures de l’Union concernant les mouvements de dépôts bancaires. En ce sens, son quatrième considérant rappelle que, conformément déjà à la directive 91/308/CEE du Conseil, du 10 juin 1991, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux (JO L 166, p. 77), «chaque État membre est tenu
d’interdire le blanchiment de capitaux et d’imposer à son secteur financier, y compris les établissements de crédit et une vaste palette d’autres établissements financiers, d’identifier ses clients, de conserver des pièces justificatives appropriées, de mettre en place des procédures internes de formation du personnel et de prévention du blanchiment de capitaux et de signaler tout indice de blanchiment de capitaux aux autorités compétentes».

( 29 ) Voir arrêt Commission/Socurte e.a., précité (point 31).

( 30 ) Pour reprendre l’expression paradigmatique du point 23 de l’arrêt du 23 avril 1986, Les Verts/Parlement (294/83, Rec. p. 1339), récemment utilisée de nouveau par la Cour dans l’arrêt du 26 juin 2012, Pologne/Commission (C‑335/09 P, point 48).

( 31 ) Voir, par exemple, point 30 de l’arrêt du 25 mars 1999, Papachelas c. Grèce (requête no 31423/96).

( 32 ) Sans entrer bien entendu ici dans l’examen d’une question qui relève éventuellement de l’appréciation du Tribunal, il ne semble du reste pas qu’il y ait de difficultés excessives, au moins pour prouver le moment à partir duquel les requérants ont effectivement eu connaissance des mesures. La nature même de la mesure de gel des actifs fait qu’elle n’est efficace ou n’acquiert de virtualité qu’au moment où l’on essaye d’accomplir un acte de disposition concernant lesdits actifs. Sur ce point,
les établissements financiers peuvent donner un certain type d’informations, ainsi que nous l’avons vu à la note en bas de page 28. On peut dire que la situation est semblable pour les interdictions d’accès au territoire de l’Union, dont l’exécution incombe aux États membres.

( 33 ) Dans un certain sens, il me semble que l’on peut invoquer la doctrine de la Cour européenne des droits de l’homme concernant le droit du justiciable à ce qu’il ne soit pas porté atteinte à ses droits de la défense dans un procès pénal du fait du comportement négligent de son avocat commis d’office. Voir, notamment, arrêt du 19 décembre 1989, Kamasinski c. Autriche (requête no 9783/82).


Synthèse
Formation : Grande chambre
Numéro d'arrêt : C-478/11
Date de la décision : 19/12/2012
Type d'affaire : Pourvoi - non fondé
Type de recours : Recours en annulation

Analyses

Pourvoi - Politique étrangère et de sécurité commune - Mesures restrictives prises à l’encontre de personnes et d’entités - Article 263, sixième alinéa, TFUE - Délai de recours - Force majeure - Conflit armé.

Politique étrangère et de sécurité commune

Relations extérieures


Parties
Demandeurs : Laurent Gbagbo (C-478/11 P), Katinan Justin Koné (C-479/11 P), Akissi Danièle Boni-Claverie (C-480/11 P), Alcide Djédjé (C-481/11 P) et Affi Pascal N’Guessan (C-482/11 P)
Défendeurs : Conseil de l'Union européenne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Cruz Villalón

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2012:831

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