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08/07/1999 | CJUE | N°C-340/97

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 8 juillet 1999., Ömer Nazli, Caglar Nazli et Melike Nazli contre Stadt Nürnberg., 08/07/1999, C-340/97


Avis juridique important

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61997C0340

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 8 juillet 1999. - Ömer Nazli, Caglar Nazli et Melike Nazli contre Stadt Nürnberg. - Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht Ansbach - Allemagne. - Accord d'association CEE-Turquie - Libre circulation des travai

lleurs - Articles 6, paragraphe 1, et 14, paragraphe 1, de la décision nº...

Avis juridique important

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61997C0340

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 8 juillet 1999. - Ömer Nazli, Caglar Nazli et Melike Nazli contre Stadt Nürnberg. - Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht Ansbach - Allemagne. - Accord d'association CEE-Turquie - Libre circulation des travailleurs - Articles 6, paragraphe 1, et 14, paragraphe 1, de la décision nº 1/80 du conseil d'association - Appartenance au marché régulier de l'emploi d'un Etat membre - Travailleur turc placé en détention préventive et condamné
par la suite à une peine d'emprisonnement avec sursis - Expulsion pour des motifs de prévention générale. - Affaire C-340/97.
Recueil de jurisprudence 2000 page I-00957

Conclusions de l'avocat général

1 Le Bayerisches Verwaltungsgericht Ansbach (Allemagne) est saisi d'un recours dirigé par un ressortissant turc, M. Nazli, aux côtés duquel apparaissent également ses enfants mineurs, contre une décision d'expulsion du territoire allemand prise à son encontre par les autorités administratives compétentes.

2 La juridiction nationale n'a trouvé de motifs justifiant l'annulation de ladite décision ni dans le droit allemand ni dans la convention européenne d'établissement, mais s'interroge sur le bien-fondé du recours au regard du droit communautaire, et plus précisément de la décision n_ 1/80 du conseil d'association institué par l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association (ci-après la «décision
n_ 1/80»).

3 En effet, M. Nazli vit en Allemagne depuis 1978 et y a exercé de 1979 à 1989, de façon ininterrompue auprès du même employeur, une activité salariée, couverte par un permis de travail et une autorisation de séjour. De ce fait, il a pu se prévaloir de l'article 6 de la décision n_ 1/80, qui prévoit, en son paragraphe 1, troisième tiret, que le travailleur turc appartenant au marché régulier de l'emploi d'un État membre bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d'emploi régulier, du libre
accès à toute activité de son choix. En 1989, il a d'ailleurs obtenu un permis de travail d'une durée illimitée.

4 En 1992, il s'est trouvé impliqué dans un trafic de drogue, ce qui lui a valu d'être placé en détention préventive, du 11 décembre 1992 au 21 janvier 1994, puis condamné, par un jugement du Landesgericht Hamburg du 20 avril 1994, à l'encontre duquel il n'a pas interjeté appel, à une peine d'un an et neuf mois de prison, assortie du sursis.

5 Depuis le 2 janvier 1995, il occupe de nouveau un emploi salarié permanent. Cependant, entre-temps, son permis de séjour était arrivé à expiration le 31 décembre 1994, et, malgré un recours administratif, il n'a pu, en raison de ses antécédents, en obtenir la prorogation, les autorités administratives estimant que des raisons d'ordre public, que la décision n_ 1/80 envisage expressément dans son article 14, paragraphe 1, s'opposent à sa présence sur le sol allemand.

6 Les interrogations de la juridiction nationale sont nées de deux constatations. D'une part, M. Nazli était en possession, au moment où il a été placé en détention préventive, d'un permis de travail illimité et après sa libération il lui a été possible, du fait que la peine infligée avait été assortie du sursis, de reprendre une activité salariée.

7 D'autre part, la juridiction pénale s'est largement expliquée, dans les attendus de son jugement, sur les raisons l'ayant conduite à n'infliger à M. Nazli qu'une peine apparaissant comme légère au regard de la gravité de l'infraction, une transaction portant sur 1 500 g d'héroïne, à laquelle il avait été associé.

8 Elle fait notamment état, pour fixer le quantum de la peine et pour assortir celle-ci du sursis, de ce que l'intéressé se repent sincèrement et est bouleversé par son action et ses conséquences, de ce que sa participation à l'infraction a été de peu d'importance, de ce qu'il a tiré tous les enseignements de sa condamnation et ne présente pas de risque de récidive et, enfin, de ce qu'il est socialement bien intégré.

9 De ces constatations opérées par le juge pénal il ressort clairement, selon la juridiction de renvoi, que la décision d'expulsion, dont a fait l'objet M. Nazli, ne peut reposer sur des raisons de prévention spéciale, ce qui implique qu'elle ne peut trouver de justification que dans des considérations touchant à la prévention générale. Or, l'admissibilité de celles-ci suppose, dans le cas d'un travailleur turc tirant des droits de l'article 6 de la décision n_ 1/80, qu'elles ne se heurtent pas à
l'article 14, précité, de la même décision.

10 A partir de ces interrogations, la juridiction nationale a formulé les deux questions suivantes:

«1) Un travailleur turc ayant obtenu le statut juridique prévu à l'article 6, paragraphe 1, de la décision n_ 1/80 du conseil d'association institué par l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association, perd-il a posteriori ce statut du fait de son placement en détention préventive, motivé par les graves soupçons pesant sur lui au sujet de la commission d'un délit, et de sa condamnation
subséquente et définitive, motivée par le délit à l'origine de la détention préventive, à une peine privative de liberté dont l'exécution a été assortie du sursis?

2) En cas de réponse négative à la première question:

L'expulsion d'un tel travailleur turc, qui n'est motivée que par des raisons de prévention générale, c'est-à-dire à seule fin de dissuader d'autres étrangers, est-elle compatible avec l'article 14, paragraphe 1, de la décision n_ 1/80?»

Les conséquences d'une détention préventive et d'une condamnation à une peine privative de liberté assortie du sursis sur le statut du travailleur turc

11 La première question posée par la juridiction nationale doit, me semble-t-il, être subdivisée en deux questions distinctes, l'une ayant trait aux effets du placement du travailleur turc en détention préventive, la seconde se rapportant aux conséquences pour celui-ci d'une condamnation à une peine privative de liberté assortie du sursis.

12 Examinons d'abord la première, étant bien précisé que nous nous plaçons uniquement dans l'hypothèse à laquelle se trouve confrontée la juridiction de renvoi appelée à statuer sur le recours de M. Nazli, c'est-à-dire celle dans laquelle le travailleur turc, au moment où il est arrêté, peut invoquer le bénéfice de l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n_ 1/80, qui est rédigé comme suit:

«Sous réserve des dispositions de l'article 7, relatif au libre accès à l'emploi des membres de sa famille, le travailleur turc appartenant au marché régulier de l'emploi d'un État membre:

- ...

- ...

- bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d'emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix.»

13 Au cours de la procédure orale, le requérant au principal, en se référant à la position adoptée par le gouvernement français et la Commission dans leurs observations écrites, a soutenu qu'un travailleur ayant acquis le droit en question ne pouvait en être privé pour aucun motif autre qu'une atteinte à l'ordre public.

14 Je ne pense pas que tel soit le cas. Ainsi que je l'ai développé dans mes récentes conclusions du 3 juin 1999 relatives à l'affaire Ergat (C-329/97), pendante devant la Cour, je considère que, même après avoir franchi le seuil de quatre ans d'emploi régulier dans l'État membre d'accueil, le travailleur turc n'en acquiert pas pour autant un droit de séjour inconditionnel et illimité dans le temps.

15 Cette conclusion se dégage, tout d'abord, de l'arrêt Bozkurt (1), où la Cour a déclaré que:

«l'article 6 de la décision n_ 1/80 couvre la situation de travailleurs turcs actifs ou en incapacité provisoire de travail. En revanche, il ne vise pas la situation d'un ressortissant turc ayant définitivement quitté le marché du travail d'un État membre parce que, par exemple, il a atteint l'âge de la retraite ou, comme en l'espèce, il est atteint d'une incapacité totale et permanente de travail (2).

En conséquence, à défaut d'une disposition spécifique reconnaissant aux travailleurs turcs le droit de demeurer sur le territoire d'un État membre après y avoir exercé un emploi, le droit de séjour du ressortissant turc tel qu'il est garanti, implicitement mais nécessairement, par l'article 6 de la décision n_ 1/80, en tant que corollaire de l'exercice d'un emploi régulier, disparaît si l'intéressé est victime d'une incapacité de travail totale et permanente.

Il convient d'ailleurs de noter que, en ce qui concerne les travailleurs communautaires, les conditions dans lesquelles un tel droit de demeurer peut être exercé étaient subordonnées, conformément à l'article 48, paragraphe 3, sous d), du traité, à l'adoption d'un règlement par la Commission, de sorte qu'il n'est pas possible de transposer sans plus aux travailleurs turcs le régime applicable au titre de l'article 48».

16 On peut lire, par ailleurs, dans le dispositif de l'arrêt Tetik (3)

«qu'un travailleur turc qui a été occupé régulièrement pendant plus de quatre ans sur le territoire d'un État membre, [et] qui décide de son plein gré de quitter son emploi pour rechercher dans le même État membre une nouvelle activité et qui n'arrive pas à s'engager immédiatement dans une autre relation de travail, bénéficie dans cet État membre, pendant un délai raisonnable, d'un droit de séjour aux fins d'y rechercher un nouveau travail salarié, pour autant qu'il continue à appartenir au marché
régulier de l'emploi de l'État membre concerné en se conformant, le cas échéant, aux prescriptions de la réglementation en vigueur dans cet État, par exemple en s'inscrivant comme demandeur d'emploi et en se mettant à la disposition des services de l'emploi».

17 Il résulte - a contrario - de cet arrêt qu'un travailleur qui reste, au-delà d'un délai raisonnable, dans une situation de chômage volontaire perd son droit de séjour.

18 Le droit de libre accès à tout emploi salarié et le droit de séjour, qui en constitue le corollaire, peuvent donc être perdus même dans des situations où aucune atteinte à l'ordre public ne peut être démontrée dans le chef du travailleur turc.

19 L'article 6, paragraphe 2, de la décision n_ 1/80 apporte des précisions au sujet de différentes situations dans lesquelles les droits acquis ne sont pas perdus. Cette disposition est rédigée comme suit:

«Les congés annuels et les absences pour cause de maternité, d'accident de travail ou de maladie de courte durée sont assimilés aux périodes d'emploi régulier. Les périodes de chômage involontaire, dûment constatées par les autorités compétentes, et les absences pour cause de maladie de longue durée, sans être assimilées à des périodes d'emploi régulier, ne portent pas atteinte aux droits acquis en vertu de la période d'emploi antérieure.»

20 La Cour a précisé au point 38 de l'arrêt Bozkurt, précité, que ce paragraphe s'applique «notamment» pour le calcul de la durée de la période d'emploi nécessaire à l'ouverture du droit au libre accès à toute activité salariée. Il ne s'applique donc pas uniquement pour ce calcul, mais également, une fois ce droit acquis, lorsqu'il s'agit de le conserver.

21 L'article 6, paragraphe 2, de la décision n_ 1/80 distingue deux catégories d'interruptions de l'activité, auxquelles il attache des conséquences différentes. Les unes, correspondant à des situations dans lesquelles le salarié conserve sa place au sein de l'entreprise, sont assimilées aux périodes d'emploi régulier, et on voit mal comment elles pourraient ne pas l'être. Il ne viendrait, en effet, à l'idée de personne de prétendre que le salarié que son employeur a autorisé à prendre son congé
annuel s'est retiré du marché de l'emploi, car toute relation de travail salarié fait alterner des périodes d'activité et des périodes de repos.

22 Les autres correspondent à des situations dans lesquelles le travailleur n'exerce plus d'activité, sans que l'on puisse le rendre responsable de cette inactivité, mais aussi sans que l'on sache à quel moment interviendra une reprise du travail. Ces interruptions de l'activité ne bénéficient pas de l'assimilation à des périodes d'emploi régulier, mais n'ont cependant pas pour conséquence de placer le travailleur dans une situation d'exclusion du marché régulier du travail du même type que celles
correspondant, par exemple, à la survenance d'une incapacité de travail totale et définitive ou à un retour, pour une longue période, en Turquie.

23 Le travailleur n'exerce plus d'activité salariée, mais il conserve les droits au regard de l'accès à l'emploi qu'il avait acquis au titre de son activité antérieure à l'événement l'écartant, contre son gré, du marché du travail.

24 On a manifestement voulu minimiser pour le travailleur turc les conséquences d'événements relevant des aléas de l'existence, en ne laissant pas la perte du droit au travail compliquer davantage encore la situation, par définition pénible, de celui qui perd son emploi ou tombe malade, sans avoir de perspective d'un prompt rétablissement.

25 A l'évidence, le travailleur turc qui, comme M. Nazli, est placé en détention préventive ne rentre dans aucun des cas de figure prévus par l'article 6, paragraphe 2, de la décision n_ 1/80.

26 Est-ce à dire que, comme l'ont estimé les autorités administratives allemandes, il n'appartient plus au marché régulier de l'emploi et a perdu les droits qu'il avait pu acquérir en application de l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n_ 1/80.

27 Tel serait certainement le cas si le paragraphe 2 devait être interprété comme répertoriant de manière exhaustive toutes les hypothèses dans lesquelles l'absence d'activité salariée effective ne produit pas une telle conséquence pour le travailleur turc.

28 Ce n'est cependant pas cette interprétation qu'a retenue la Cour. Celle-ci a considéré que le travailleur turc en situation d'inactivité n'est susceptible de perdre les droits qu'il a pu acquérir en matière de droit à l'emploi, et, corrélativement, en matière de droit de séjour, que lorsqu'il est établi qu'il a définitivement quitté le marché du travail de l'État membre d'accueil.

29 Ce départ s'apprécie objectivement, de sorte que devront être considérés comme ayant quitté ledit marché aussi bien celui qui volontairement aura abandonné son emploi pour retourner vivre en Turquie que celui qui, aux termes de l'arrêt Bozkurt, aura atteint l'âge de la retraite ou qui aura été victime d'un accident du travail ayant provoqué une incapacité de travail totale et permanente (4).

30 En revanche, il résulte de l'arrêt Tetik, précité, qu'un travailleur turc inactif à un moment donné ne doit pas être automatiquement considéré, dès lors qu'il ne rentre dans aucune des catégories prévues par l'article 6, paragraphe 2, de la décision n_ 1/80, comme s'étant retiré du marché du travail.

31 S'il est ainsi acquis qu'une période d'inactivité n'entrant dans aucune des hypothèses expressément prévues par l'article 6, paragraphe 2, de la décision n_ 1/80 n'entraîne pas dans tous les cas la perte des droits acquis au titre des périodes d'activité antérieures, reste à savoir si l'interprétation, protectrice des droits du travailleur turc, de cette disposition, qui a prévalu en jurisprudence, peut profiter à celui qui se trouve dans la situation de chômage quelque peu particulière que
constitue la détention préventive ordonnée par une juridiction.

32 Pour répondre à cette question, il faut prendre en compte la nature même de la détention préventive et se référer aux principes fondamentaux du droit pénal et de la procédure pénale.

33 Par définition, la détention préventive revêt un caractère provisoire, puisqu'elle prendra automatiquement fin lorsque la juridiction compétente aura statué sur la culpabilité de l'intéressé et aura ordonné soit la libération du prévenu, parce qu'elle l'aura reconnu innocent ou condamné à une peine autre que la privation de liberté, soit son incarcération, pour qu'il purge la peine d'emprisonnement à laquelle elle l'aura condamné.

34 Dans cette dernière hypothèse, l'inculpé qui était détenu avant le jugement continuera à l'être après, mais ce ne sera plus au même titre, ce qui juridiquement est essentiel, même si pour l'intéressé la différence ne sera pas très sensible.

35 A l'accent mis sur cette différence certains pourraient objecter que, en cas de condamnation à une peine privative de liberté, la durée de la détention préventive pourra s'imputer sur la durée de la détention infligée par le Tribunal (ce qui n'a cependant pas été le cas dans le litige au principal, puisque la totalité de la peine infligée à M. Nazli a été assortie du sursis).

36 Ceci est certes vrai, mais n'enlève rien au fait que, durant son incarcération au titre de la détention préventive, l'intéressé était susceptible, à tout moment, en fonction des nécessités de l'enquête, d'être remis en liberté, et donc de pouvoir reprendre son activité.

37 L'imputation de la détention provisoire sur la peine est une mesure de clémence, visant à limiter strictement la privation de liberté à la durée d'emprisonnement jugée nécessaire par le juge pour sanctionner l'infraction. Il ne saurait être question de lui faire produire des conséquences négatives pour le travailleur, qui était incarcéré, non parce qu'il avait été condamné, mais parce que le fonctionnement du service public de la justice l'exigeait.

38 J'en arrive ainsi à une deuxième caractéristique de la détention préventive, son caractère de mesure imposant, pour les besoins d'un fonctionnement correct de la justice pénale, à un individu une charge particulière, la perte de la liberté d'aller et venir.

39 Dans une société qui proclame son attachement aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, cette perte de la liberté doit être limitée au strict minimum. C'est bien ainsi d'ailleurs que la détention préventive est envisagée par le législateur dans les différents États membres. Il n'est pas possible de se livrer ici à un examen comparatif de ce régime dans les quinze États membres, mais on rappellera que l'existence de lourdes charges à l'encontre d'un prévenu n'est, en règle générale, pas
suffisante, à elle seule, pour placer un suspect en détention préventive. Il faut que l'incarcération corresponde à un besoin réel de l'enquête, par exemple empêcher des pressions sur des témoins ou des contacts entre co-inculpés, ou à l'existence de risques graves pour l'ordre public, par exemple celui lié à la réapparition, dans le quartier où un enfant a été enlevé, du présumé ravisseur.

40 La tendance législative actuelle va, d'ailleurs, très nettement dans le sens d'un contrôle de plus en plus étroit sur le placement en détention préventive et la durée de celle-ci, avec même fixation d'une durée maximale ne pouvant être dépassée que dans des hypothèses exceptionnelles et nettement circonscrites.

41 Il serait, pour le moins, peu cohérent, au regard de cette tendance, de décréter que le travailleur turc placé en détention préventive, pour que la justice puisse être rendue dans les conditions optimales, s'est lui-même, et de manière fautive, exclu du marché régulier de l'emploi.

42 Ces considérations me semblent, à elles seules, justifier que le placement en détention préventive ne puisse signifier expulsion du marché de l'emploi. Mais il est une autre raison qui s'oppose absolument à une telle interprétation, c'est la présomption d'innocence, inscrite à l'article 6, paragraphe 2, de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

43 Cette présomption implique que, jusqu'au jour où la juridiction compétente, par une décision bénéficiant de l'autorité de la chose jugée, statue sur sa culpabilité, un inculpé est réputé innocent et, par voie de conséquence, ne peut être sanctionné à raison des faits dont on le soupçonne d'être l'auteur.

44 Elle doit être conçue de manière particulièrement rigoureuse, de sorte que toute forme de sanction, y compris la privation du droit d'accéder à un emploi, doit être tenue pour inadmissible, tant que le prévenu, faute d'avoir été jugé, peut s'en prévaloir.

45 La présomption d'innocence ne se prête à aucun accommodement et n'est, en aucune manière, mise en cause par la détention préventive, qui, comme on l'a rappelé plus haut, a pour justification et raison d'être les besoins de l'enquête, et aucunement la répression.

46 Je ne peux donc que conclure que le fait que M. Nazli ait été placé en détention préventive pendant treize mois n'a pas eu pour effet de lui faire perdre les droits qu'il avait antérieurement acquis au titre de l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n_ 1/80.

47 J'en arrive ainsi au second problème que soulève la première question de la juridiction de renvoi, à savoir celui des conséquences éventuelles, sur ces mêmes droits, d'une condamnation à une peine privative de liberté assortie du sursis.

48 Il me semble ne nécessiter que de très brefs développements. En effet, le sursis dont est assortie la peine d'emprisonnement permet au condamné de rester en liberté ou, s'il avait été placé en détention préventive, de recouvrer la liberté, et donc d'exercer une activité salariée.

49 L'objectif même du sursis est d'éviter que le condamné ne soit isolé de la société par son incarcération et de lui permettre de conserver, ou de reprendre, un mode de vie tout à fait normal, lequel inclut l'exercice d'une profession. Associer à la condamnation d'un travailleur turc à une peine de prison assortie du sursis la perte du droit à l'exercice d'une activité salariée irait directement à l'encontre de cet objectif.

50 De plus, ce serait assortir la peine prononcée, que le Tribunal, après un examen complet et objectif de tous les éléments du dossier, notamment la gravité de l'infraction, le passé judiciaire de l'intéressé et ses perspectives de réinsertion, a précisément voulu modérée, d'une sanction très grave, puisque l'intéressé, perdant le droit de travailler, perdrait également le droit de séjourner.

51 L'exclusion que subirait ainsi le travailleur turc serait en contradiction flagrante avec la possibilité d'une réinsertion, que le juge pénal a entendu laisser ouverte, parce qu'il ne la croit pas irréaliste. Signalons, aussi, que, dans certaines hypothèses, lorsque le sursis est assorti de conditions imposées au condamné, pour donner toutes ses chances au processus de réinsertion, l'obligation d'exercer un emploi régulier figure systématiquement au nombre desdites conditions.

52 Priver un travailleur turc de la possibilité de satisfaire à cette obligation contreviendrait très directement au traitement que le juge pénal a jugé approprié d'appliquer au délinquant et conduirait, d'ailleurs, dans ces hypothèses, à la révocation du sursis, prévue dans tous les cas où le condamné ne se conforme pas aux obligations qui lui ont été imposées.

53 La conclusion qui s'impose est donc que, pas davantage que le placement en détention préventive, même si c'est pour des raisons différentes, la condamnation d'un travailleur turc à une peine privative de liberté assortie du sursis n'a pour effet de priver celui-ci des droits qu'il a pu acquérir antérieurement, en application de l'article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n_ 1/80.

54 Différente est cependant la question, que nous pose également la juridiction nationale, de savoir si un travailleur turc se trouvant dans la situation de M. Nazli peut faire l'objet d'une mesure d'expulsion au titre de la sauvegarde de l'ordre public.

L'admissibilité de l'expulsion d'un travailleur turc pour des raisons de prévention générale

55 Ainsi que relevé plus haut, la juridiction de renvoi considère que, au vu de la motivation du jugement ayant condamné M. Nazli à un an et neuf mois de prison avec sursis, il est impossible de retenir des motifs de prévention spéciale pour justifier son expulsion, de sorte que cette dernière doit être considérée comme ayant été décidée au titre de la prévention générale.

56 La question qui nous est posée est donc de savoir si la décision n_ 1/80 autorise une expulsion fondée sur de tels motifs. Il résulte de l'article 14, paragraphe 1, de celle-ci que les dispositions du chapitre II, section 1, consacrée aux «questions relatives à l'emploi et à la libre circulation des travailleurs», «sont appliquées sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité et de santé publique».

57 Si nous étions en présence d'une expulsion, par un État membre, d'un travailleur ressortissant d'un autre État membre, fondée sur ces motifs, la réponse ne ferait aucun doute.

58 En effet, l'article 3 de la directive 64/221/CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (5), dispose, en ses paragraphes 1 et 2, que «Les mesures d'ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'individu qui en fait l'objet. La seule existence de condamnations
pénales ne peut automatiquement motiver ces mesures». Cet article a été interprété par la Cour en ce sens qu'il «fait obstacle à l'expulsion d'un ressortissant d'un État membre, si cette expulsion est décidée dans un but de dissuasion à l'égard d'autres étrangers, c'est-à-dire si elle est fondée ... sur des motifs de `prévention générale'» (6).

59 Dans le cas des travailleurs turcs, pareille explicitation, par une disposition d'application, de ce que recouvrent «les limitations justifiées par des raisons d'ordre public» fait cependant défaut.

60 D'où l'affrontement entre deux thèses, d'une part, celle défendue par la ville de Nuremberg et le gouvernement allemand et, d'autre part, celle défendue par M. Nazli, le gouvernement français et la Commission.

61 Selon la première, les exigences de l'ordre public, telles que reconnues par l'article 14 de la décision n_ 1/80, doivent être conçues de manière classique, c'est-à-dire très large, et englobent donc la prévention générale. Le fait que l'article 12 de l'accord d'association indique que «les parties contractantes conviennent de s'inspirer des articles 48, 49 et 50 du traité instituant la Communauté pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles» ne s'opposerait en
aucune manière à cette interprétation.

62 En effet, outre que cette disposition a un caractère programmatique, l'interdiction du recours à l'expulsion à titre de prévention générale ne pourrait être tirée de l'article 48 du traité CE (devenu, après modification, article 39 CE) et aurait été introduite, pour les seuls ressortissants communautaires, par la directive 64/221.

63 Selon la seconde thèse en présence, bien que la situation d'un travailleur turc ne soit pas identique à celle d'un travailleur ressortissant d'un État membre, si ce n'est que parce que le premier ne s'est pas vu reconnaître le droit de libre circulation que possède le second, il est néanmoins possible, et il apparaît même nécessaire au vu de l'article 12, précité, de l'accord d'association et comme cela a été jugé par la Cour dans l'arrêt Bozkurt, précité, point 20, d'appliquer, chaque fois que
cela s'avère possible, les principes découlant de l'article 48 du traité au travailleur turc (7).

64 Or, si, effectivement, l'interdiction des mesures d'expulsion relevant de la prévention générale n'est édictée que par l'article 3 de la directive 64/221, cette interdiction pourrait également se déduire d'une interprétation raisonnable de l'article 48 du traité et pourrait donc être transposée aux travailleurs turcs, en tant que principe découlant dudit article 48, nonobstant l'absence dans leur cas de toute disposition analogue à l'article 3 de la directive 64/221.

65 A l'appui de cette thèse, il est fait référence, par M. Nazli, à l'arrêt Royer (8), dans lequel la Cour a jugé que la réserve formulée par l'article 48, paragraphe 3, du traité doit être comprise comme ouvrant la possibilité d'apporter, dans des cas individuels et en présence des justifications appropriées, des restrictions à l'exercice d'un droit directement conféré par le traité, et par la Commission, à l'arrêt Bouchereau (9), dans lequel la Cour a jugé que le recours par une autorité nationale
à la notion d'ordre public suppose en tout cas l'existence, en dehors du trouble pour l'ordre social que constitue toute infraction à la loi, d'une menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société.

66 Comment trancher entre ces deux conceptions diamétralement opposées?

67 Je dirai, tout d'abord, qu'il est bien clair que le statut du travailleur turc diffère sur un certain nombre de points fondamentaux de celui du travailleur communautaire, et qu'il ne saurait donc être question de poser comme principe que le premier doit être traité en tous points comme le second.

68 Rappelons, à cet égard, que l'entrée du travailleur turc sur le territoire d'un État membre peut être subordonnée à une véritable autorisation de séjour qui, pour faire naître des droits en matière d'emploi, ne doit pas avoir été obtenue à titre provisoire ou dans des conditions frauduleuses (10). Contrairement à la «carte de séjour» attribuée aux ressortissants d'un État membre (11), le permis de séjour accordé au travailleur turc ne doit pas être renouvelé automatiquement après cinq ans. Il ne
donne pas droit à la libre circulation dans les autres États membres.

69 On peut déduire de tous ces éléments que, même lorsqu'il a acquis le droit de libre accès à toute activité salariée de son choix, le travailleur turc ne dispose pas d'un droit de séjour ayant un contenu tout à fait identique à celui du travailleur communautaire.

70 Cela ne me semble cependant pas une raison suffisante pour conclure que le travailleur turc puisse se voir appliquer une notion «d'atteinte à l'ordre public» différente de celle qui est appliquée au travailleur communautaire.

71 Ainsi il ne serait pas concevable qu'un seul acte de vente de stupéfiant doive toujours constituer, dans le chef du travailleur turc, un trouble à l'ordre public, alors que le travailleur communautaire pourrait en effectuer plusieurs avant de provoquer le même trouble.

72 Ne trouvant aucun élément objectif permettant de décliner différemment les exigences de l'ordre public suivant le statut précis de l'intéressé, j'estime qu'il y a lieu d'appliquer le principe «à délit identique, qualification juridique identique».

73 Je relèverai, ensuite, que, comme l'a souligné à juste titre la Commission, la protection contre l'expulsion pour des motifs d'ordre public se rattachant à la prévention générale ne suppose pas que la libre circulation soit pleinement réalisée.

74 En effet, lorsqu'a été adoptée la directive 64/221, celle-ci n'était pas encore assurée s'agissant des travailleurs communautaires. Je ferai également remarquer qu'à partir du moment où un droit de séjour est reconnu, la possibilité pour un État membre d'adopter à l'égard d'un travailleur une mesure d'expulsion doit nécessairement être encadrée.

75 Or, admettre qu'un État membre puisse recourir, à l'égard des travailleurs turcs, à des mesures d'expulsion en invoquant uniquement la prévention générale serait ramener cet encadrement à fort peu de choses et en tout cas irait à contre-courant de la volonté, affirmée dans l'accord d'association, de s'inspirer, pour définir le statut du travailleur turc, dans toute la mesure du possible, du statut conféré au travailleur communautaire par l'article 48 du traité, dont la directive 64/221 a
davantage explicité les implications qu'elle ne l'a complété.

76 Enfin, je dois souligner, pour en revenir au cas de M. Nazli, qu'il y a fort à parier que ce n'est que très exceptionnellement qu'un État membre se trouvera confronté à une situation dans laquelle une de ses juridictions pénales, en même temps qu'elle condamne un ressortissant turc pour son implication dans un trafic de drogue, constate que le condamné «n'est pas susceptible de commettre d'autres délits» et formule, de manière aussi affirmative, un pronostic favorable à la réinsertion de
l'intéressé, excluant par là même que l'expulsion de celui-ci puisse être rattachée à une prévention spéciale, dont il ne saurait être question de mettre en cause ni l'admissibilité ni la nécessité dans un certain nombre de cas.

77 C'est pour cet ensemble de raisons que je conclus que l'article 14, paragraphe 1, de la décision n_ 1/80 n'autorise pas un État membre à procéder à l'expulsion d'un travailleur turc en ne se fondant que sur des motifs de prévention générale.

Conclusions

78 Arrivé au terme de ces conclusions, je propose à la Cour d'apporter les réponses suivantes aux questions que lui a déférées la juridiction nationale.

«1) Un travailleur turc ayant obtenu le statut juridique prévu à l'article 6, paragraphe 1, de la décision n_ 1/80 du conseil d'association institué par l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association, ne perd pas a posteriori ce statut du fait de son placement en détention préventive motivé par des graves soupçons pesant sur lui au sujet de la commission d'un délit et de sa condamnation
subséquente et définitive, motivée par le délit à l'origine de la détention préventive, à une peine privative de liberté dont l'exécution a été assortie du sursis.

2) L'expulsion d'un tel travailleur turc, qui n'est motivée que par des raisons de prévention générale, c'est-à-dire à seule fin de dissuader d'autres étrangers, n'est pas compatible avec l'article 14, paragraphe 1, de la décision n_ 1/80.»

(1) - Arrêt du 6 juin 1995 (C-434/93, Rec. p. I-1475, points 39 à 41).

(2) - Souligné par l'auteur.

(3) - Arrêt du 23 janvier 1997 (C-171/95, Rec. p. I-329).

(4) - Voir arrêt Bozkurt, précité, points 39 et 40.

(5) - JO 1964, 56, p. 850.

(6) - Arrêt du 26 février 1975, Bonsignore (67/74, Rec. p. 297, point 7).

(7) - Dans le même sens, voir arrêts Tetik, précité, points 20 et 28; du 30 septembre 1997, Günaydin (C-36/96, Rec. p. I-5143, point 21); Ertanir (C-98/96, Rec. p. I-5179, point 21), et du 26 novembre 1998, Birden (C-1/97, Rec. p. I-7747, point 23).

(8) - Arrêt du 8 avril 1976 (48/75, Rec. p. 497, point 29).

(9) - Arrêt du 27 octobre 1977 (30/77, Rec. p. 1999, point 35).

(10) - Voir les arrêts cités aux points 56 à 59 de l'arrêt Birden, précité.

(11) - Voir l'article 6 de la directive 68/360/CEE du Conseil, du 15 octobre 1968, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 13).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-340/97
Date de la décision : 08/07/1999
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht Ansbach - Allemagne.

Accord d'association CEE-Turquie - Libre circulation des travailleurs - Articles 6, paragraphe 1, et 14, paragraphe 1, de la décision nº 1/80 du conseil d'association - Appartenance au marché régulier de l'emploi d'un Etat membre - Travailleur turc placé en détention préventive et condamné par la suite à une peine d'emprisonnement avec sursis - Expulsion pour des motifs de prévention générale.

Relations extérieures

Accord d'association

Libre circulation des travailleurs


Parties
Demandeurs : Ömer Nazli, Caglar Nazli et Melike Nazli
Défendeurs : Stadt Nürnberg.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mischo
Rapporteur ?: Schintgen

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1999:371

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