Avis juridique important
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61996C0377
Conclusions de l'avocat général Alber présentées le 15 janvier 1998. - August De Vriendt contre Rijksdienst voor Pensioenen (C-377/96), Rijksdienst voor Pensioenen contre René van Looveren (C-378/96), Julien Grare (C-379/96), Karel Boeykens (C-380/96) et Frans Serneels (C-381/96) et Office national des pensions (ONP) contre Fredy Parotte (C-382/96), Camille Delbrouck (C-383/96) et Henri Props (C-384/96). - Demandes de décision préjudicielle: Cour de cassation - Belgique. - Directive 79/7/CEE -
Egalité de traitement - Pension de vieillesse et de retraite - Mode de calcul - Âge de la pension de retraite. - Affaires jointes C-377/96 à C-384/96.
Recueil de jurisprudence 1998 page I-02105
Conclusions de l'avocat général
A - Introduction
1 Les questions auxquelles la Cour doit répondre dans les présentes affaires jointes sont soulevées dans huit demandes de décisions préjudicielles formulées par la Cour de cassation de Belgique. La Cour doit dire pour droit si et dans quelle mesure l'article 7 de la directive 79/7/CEE relative à la mise en oeuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (1) permet le maintien provisoire d'âges de la retraite différents pour les hommes
et les femmes. En l'occurrence, c'est en particulier la définition de la notion d'«âge de la retraite», à laquelle se rattache le mode de calcul, qui est en cause.
2 En vertu de la législation nationale concernée, le calcul de la pension s'effectue différemment pour les hommes et les femmes sur la base d'une carrière présumée de 45 ou 40 ans. A l'issue d'une carrière effective de 40 ans pour les femmes et de 45 ans pour les hommes, les intéressés peuvent faire valoir leur droit à une pension complète. Lorsque la carrière durant laquelle des cotisations ont été versées est moins longue, le montant de la pension est calculé en quarantièmes ou en
quarante-cinquièmes par année d'activité.
3 Les huit procédures principales opposent des demandeurs masculins et l'Office national des pensions (2) (ci-après l'«ONP»). Les demandeurs estiment que, en vertu du principe d'égalité, la pension que chacun d'entre eux réclame doit être calculée sur la base d'une carrière complète présumée de quarantièmes, hypothèse qui, en vertu de la loi, sert de base au calcul de la pension des travailleurs féminins. L'ONP estime en revanche que, l'âge de la retraite n'ayant pas encore été uniformisé
définitivement, le calcul de la pension des travailleurs masculins doit continuer à s'effectuer sur la base d'une carrière présumée de quarante-cinquièmes.
4 Les parties aux procédures principales ont dans chaque cas porté le litige devant les juridictions du travail compétentes (3) qui ont rendu des décisions différentes sur le fond. L'Arbeidshof te Gent a donné raison à l'ONP, tandis que l'Arbeidshof te Antwerpen et la cour du travail de Liège ont fait droit aux prétentions des demandeurs.
5 Le problème qui a conduit aux demandes de décisions préjudicielles de la Cour de cassation de Belgique trouve son origine dans une loi du 20 juillet 1990 instaurant un âge flexible de la retraite pour les travailleurs salariés et adaptant les pensions des travailleurs salariés à l'évolution du bien-être général (4). Cette loi permet à tous les travailleurs masculins et féminins de prendre leur retraite à l'âge de 60 ans, de sorte que s'est posée la question litigieuse de savoir si l'âge de la
retraite avait de ce fait été égalisé de façon générale.
6 Cette loi maintient pour le calcul du montant de la pension la règle fixée par l'arrêté royal n_ 50 (5); ainsi, lors du calcul de la pension, la fraction qui correspond à une année civile (d'activité de l'intéressé) a l'unité pour numérateur, tandis que le dénominateur est égal à 45 ou 40, selon qu'il s'agit d'un homme ou d'une femme.
7 Le maintien de ce mode de calcul du montant de la pension avait déjà amené l'Arbeidsrechtbank te Antwerpen à engager une procédure préjudicielle devant la Cour (6), dans laquelle il avait demandé si l'application d'un mode de calcul différent après l'égalisation de l'âge de la retraite était conforme à l'article 4 de la directive 79/7.
8 La Cour a déclaré au point 13 de son arrêt Van Cant que:
«Dans l'hypothèse où une réglementation nationale a supprimé la différence de l'âge de la retraite qui existait entre les travailleurs féminins et masculins, lément de fait qu'il appartient à la juridiction nationale de constater, l'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive 79/7, précitée, ne saurait plus être invoqué pour justifier le maintien d'une différence en ce qui concerne le mode de calcul de la pension de retraite qui était liée à cette différence de l'âge de la retraite» (7).
9 Bien que la Cour ait considéré que la question de l'âge uniforme de la retraite était un élément de fait qu'il appartenait au juge national d'apprécier, elle est partie de l'idée, dans la formulation du dispositif, que l'âge de la retraite était déjà uniformisé en vertu des dispositions légales applicables à l'époque.
10 L'avocat général est aussi parti de cette prémisse lorsqu'il a écrit dans ses conclusions: «En quelque sorte, le nouveau texte instaure l'égalité entre hommes et femmes quant à l'âge de la retraite, seule une limite inférieure étant définie...» (8).
11 La référence que fait la Cour à la compétence de la juridiction nationale pour apprécier, en tant qu'élément de fait préalable, la suppression d'âges de la retraite différents pour les travailleurs féminins et masculins est quelque peu en contradiction avec le dispositif de l'arrêt dans lequel cette réserve ne se retrouve pas. Cette incohérence a donné lieu à une jurisprudence disparate en Belgique. Aucune position uniforme ne pouvant être dégagée sur la question de savoir si la différence
existant entre l'âge de la retraite des travailleurs féminins et masculins était effectivement supprimée, il en a résulté des divergences en termes de mode de calcul des pensions. Les litiges qui s'en sont suivis ont en fin de compte débouché sur la saisine de la juridiction de renvoi.
12 Alors que les procédures au principal étaient déjà pendantes devant la juridiction de renvoi, le législateur belge a adopté la loi du 19 juin 1996 (9) interprétative de la loi du 20 juillet 1990. L'article 2 de cette loi est libellé comme suit:
«Pour l'application des articles 2, paragraphes 1, 2, 3, et 3, paragraphes 1, 2, 3, 5, 6, 7, de la loi du 20 juillet 1990 instaurant un âge flexible de la retraite pour travailleurs salariés et adaptant les pensions des travailleurs salariés à l'évolution du bien-être général, on entend par les mots `pension de retraite' le revenu de remplacement accordé au bénéficiaire qui est réputé être devenu inapte au travail pour cause de vieillesse, situation qui est censée se produire à l'âge de 65 ans pour
les bénéficiaires masculins et à 60 ans pour les bénéficiaires féminins.»
13 La juridiction de renvoi s'interroge sur le point de savoir si cette définition et la conséquence qui s'y rattache pour le calcul des pensions de retraite sont couvertes par la disposition dérogatoire de l'article 7 de la directive 79/7 et sont dès lors conformes à l'article 4 de cette directive.
14 En vertu de l'article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7, le principe de l'égalité de traitement implique «l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement ... en particulier en ce qui concerne:
- ... - ... - le calcul des prestations...».
15 L'article 7 de la directive autorise des dérogations à ce principe. La dérogation pertinente dans le cas présent est libellée comme suit à l'article 7, paragraphe 1, sous a):
«1. La présente directive ne fait pas obstacle à la faculté qu'ont les États membres d'exclure de son champ d'application:
a) la fixation de l'âge de la retraite pour l'octroi des pensions de vieillesse et de retraite et les conséquences pouvant en découler pour d'autres prestations».
16 La juridiction de renvoi a formulé dans les huit demandes de décisions préjudicielles des questions identiques libellées comme suit:
«1) L'article 7, de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, doit-il être interprété en ce sens qu'il laisse aux États membres la faculté de fixer différemment, selon le sexe, l'âge auquel les hommes et les femmes sont réputés être devenus inaptes au travail pour cause de vieillesse pour accéder au droit à la pension de retraite pour travailleurs salariés et, subséquemment, de calculer différemment les pensions, de la manière indiquée dans le présent arrêt?
2) Cet article doit-il être interprété en ce sens qu'il fait obstacle à ce que les hommes et les femmes qui sont réputés inaptes au travail pour cause de vieillesse respectivement à partir de l'âge de 65 et de 60 ans et qui perdent également à partir de cet âge leurs droits à des prestations de sécurité sociale, telles les allocations de chômage, puissent faire valoir un droit inconditionnel à la pension à partir de l'âge de 60 ans, le montant de la pension étant calculé de manière différente selon
qu'il s'agit d'un homme ou d'une femme?
3) Faut-il entendre par `l'âge de la retraite' (en néerlandais: `pensioengerechtigde leeftijd'; en anglais: `pensionable age'), notion utilisée dans l'article 7 de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, l'âge qui ouvre le droit à la pension, ou bien s'agit-il de l'âge auquel le travailleur salarié est réputé être devenu inapte au travail pour cause de vieillesse, conformément aux critères nationaux, et bénéficie d'un revenu de remplacement excluant d'autres prestations de sécurité
sociale répondant à la même qualification?
Cette notion peut-elle être interprétée en ce sens qu'elle recouvre les deux définitions indiquées ci-dessus?»
17 Parmi les parties aux procédures au principal, l'ONP et le défendeur en cassation dans l'affaire C-380/96, ainsi que le gouvernement belge et la Commission ont participé à la procédure devant la Cour. Nous allons examiner ci-après les moyens avancés par les participants à la procédure.
B - Analyse
18 Le défendeur en cassation dans l'affaire C-380/96, qui a participé à la procédure écrite devant la Cour, est d'avis qu'avec la loi du 20 juillet 1990 le législateur belge a donné dans une même mesure aux hommes et aux femmes la possibilité de percevoir leur pension de retraite à l'âge de 60 ans. Il n'existerait aucune différence dans les conditions d'octroi selon le sexe des bénéficiaires. Le moment à partir duquel les hommes et les femmes peuvent faire valoir un droit inconditionnel à la pension
est le même. Il n'y a dès lors pas lieu d'appliquer un mode de calcul différent.
19 Les autres parties, à savoir l'ONP, le gouvernement belge et la Commission, défendent une position différente. Ils font pour l'essentiel valoir une opinion identique que l'on peut résumer en disant que, en adoptant la loi du 20 juillet 1990, le législateur belge, bien qu'il ait instauré un âge flexible pour l'obtention de la pension de retraite, n'a en réalité pas encore uniformisé l'âge de la retraite pour les hommes et les femmes. Ce point de vue est confirmé par la loi interprétative adoptée
en 1996. Le législateur belge peut donc continuer à invoquer la disposition dérogatoire de l'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive 79/7. Il s'ensuit aussi qu'il est justifié d'appliquer un mode de calcul différent de la pension de retraite selon le sexe.
20 Il est constant que la réglementation belge en matière de pension était fondée sur un âge de la pension différent pour les hommes et les femmes en vertu de l'arrêté royal n_ 50 du 24 octobre 1967. D'après les dispositions de cet arrêté, l'âge de la pension était fixé à 65 ans pour les hommes et à 60 ans pour les femmes. Le législateur est corrélativement parti du principe que les hommes auraient accompli une carrière professionnelle complète après 45 ans et les femmes, après 40 ans. Ce sont ces
paramètres qui ont été retenus pour le calcul de la pension, de sorte que les années durant lesquelles les hommes avaient effectivement versé des cotisations étaient comptées à titre de quarante-cinquièmes, tandis que les années d'activité des femmes ayant donné lieu au paiement de cotisations étaient comptées à titre de quarantièmes. Une même durée d'activité professionnelle ayant donné lieu au versement de cotisations pouvait donc, toutes autres choses restant égales, donner lieu à une pension
plus élevée pour une femme que pour un homme.
21 Ce système rigide d'âges différents de la retraite en fonction du sexe a été modifié par la loi du 20 juillet 1990. Dans l'affaire Van Cant, la Cour a jugé à bon droit au regard de cette loi que le principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes interdit qu'une différence selon le sexe soit maintenue dans le mode de calcul des pensions lorsque les travailleurs masculins et féminins peuvent prendre leur retraite à des âges identiques (10).
Lorsque les âges de la retraite sont identiques, il faut donc appliquer un même mode de calcul; des différences entre les montants des retraites résultant de l'application de modes de calcul différents ne sont donc plus autorisées, même si elles sont (financièrement) beaucoup moins importantes, pas plus que les différences du montant des pensions provenant du maintien d'âges de la retraite différents, ce que permet encore provisoirement l'article 7.
C'est ainsi que l'avocat général a déclaré dans l'affaire Van Cant: «Et l'on fera valoir combien il est paradoxal, voire choquant, de remettre en question les progrès d'une avancée législative, alors que la directive permettrait la persistance de discriminations plus étendues dès lors qu'elles s'intègrent dans le cadre de la dérogation de l'article 7» (11).
Il importe d'examiner les finalités et la nature de la loi du 20 juillet 1990 à la lumière de la loi interprétative du 19 juin 1996 pour pouvoir en apprécier la compatibilité avec le droit communautaire.
22 D'un point de vue formel, il faut partir du principe de la flexibilité de l'âge de la retraite, comme le montre à lui seul l'intitulé de la loi de 1990 (12). D'après l'article 2, paragraphe 1, de la loi, cette flexibilité réside dans le fait que la pension de retraite est payée à partir du premier jour du mois qui suit celui au cours duquel l'intéressé en fait la demande et au plus tôt le premier jour du mois au cours duquel il atteint l'âge de 60 ans.
23 Il faut donc se demander si, par cette règle apparemment uniforme, l'âge de la retraite a aussi été matériellement uniformisé à 60 ans. A cet égard, il faut aussi tenir compte du fait que, en vertu de l'article 3, paragraphe 1, deuxième alinéa, tout comme dans le cadre de l'arrêté royal n_ 50, le mode de calcul des pensions de retraite que peuvent faire valoir les intéressés continue d'être différent pour les hommes et les femmes, en fonction d'une carrière supposée de quarante-cinquièmes ou de
quarantièmes.
24 Par rapport au régime antérieur, la nouveauté pour les hommes réside dans le fait que - comme auparavant déjà - ils peuvent bénéficier d'une pension anticipée sans devoir subir de réduction de 5 % du montant de la pension par année d'anticipation de celle-ci. Les pertes potentielles résultant d'une prise de court anticipée de la pension sont ainsi nettement plus faibles en vertu de la loi de 1990 que ce n'était le cas dans le régime antérieur (13).
25 La nouveauté introduite pour les femmes par la loi de 1990 réside dans le fait que, si elles sont encore dans la vie active à 60 ans, elles peuvent continuer à exercer une activité et ainsi valoriser des années de carrière dans la perspective de leur future pension. Dans l'hypothèse où une femme ayant atteint cet âge n'occupe plus d'emploi et perçoit éventuellement des prestations de remplacement d'autres branches de la sécurité sociale (14), force est de considérer qu'elle a atteint l'âge légal
de la retraite et qu'elle ne peut bénéficier que d'une pension de retraite.
26 Les conséquences économiques liées aux différentes possibilités de mise à la retraite montrent clairement qu'il n'est pas possible d'uniformiser l'âge de la retraite des hommes et des femmes sans modifier l'équilibre financier existant. Cette condition mise à l'uniformisation de l'âge de la retraite est reconnue de façon constante dans la jurisprudence de la Cour (15). Il n'est pas contesté que, en adoptant la loi du 20 juillet 1990, le législateur belge n'a pas tiré de conséquences aussi
importantes.
27 Il ne fait aucun doute que, même après la loi du 20 juillet 1990, il existe encore des différences entre les hommes et les femmes en ce qui concerne les possibilités de prendre sa retraite et le mode de calcul des pensions. Il faut donc s'interroger sur la façon dont doit être comprise la notion d'«âge de la retraite» - ce que souhaite d'ailleurs explicitement savoir la juridiction de renvoi dans sa troisième question - pour pouvoir apprécier s'il faut considérer que, après l'adoption de la loi
de 1990, l'âge de la retraite est uniforme ou est demeuré différent.
28 On pourrait songer entendre par âge de la retraite le moment à partir duquel il est abstraitement possible de percevoir une pension de retraite. Dans cette conception large, il serait difficile de fixer l'âge de la retraite à un âge déterminé, dans la mesure où, par exemple, il est possible d'invoquer des régimes de pension anticipés. La notion d'«âge de la retraite» aurait donc un contenu aussi variable que les possibilités de mise à la retraite prévues en l'occurrence par la loi du 20 juillet
1990.
29 Les considérations qui suivent plaident contre cette façon de voir les choses. Tout d'abord, une conception aussi large de la notion d'«âge de la retraite» serait source d'une très grande insécurité juridique. C'est la raison pour laquelle l'âge de la retraite fait habituellement l'objet d'une définition légale, ce qu'a prévu le législateur belge dans la loi interprétative de 1996. La seule question qui peut dès lors se poser est de savoir si cette définition légale est compatible avec la notion
d'«âge de la retraite» contenue en droit communautaire dans la directive 79/7.
30 La Cour a déjà eu l'occasion de prendre position sur la notion d'«âge de la retraite» dans le cadre de l'interprétation de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 79/7. Dans son arrêt Equal Opportunities Commission (16), la Cour a déclaré en ce qui concerne le texte de la dérogation se référant à la «fixation de l'âge de la retraite pour l'octroi des pensions de vieillesse et de retraite» qu'il est certain qu'elle concerne «le moment à partir duquel les pensions peuvent être versées» (17).
Dans le même arrêt, elle a précisé par ailleurs: «Un déséquilibre financier des régimes de retraite serait donc la conséquence d'une interprétation de l'article 7, paragraphe 1, de la directive limitant la portée de la dérogation visée sous a) à la possibilité, pour les États membres, de prévoir que le droit à pension n'est pas ouvert au même moment pour les hommes et pour les femmes et excluant les discriminations relatives aux périodes de cotisation» (18).
31 Bien que la déclaration du passage cité ait un autre objet, on peut constater aux fins du présent cas d'espèce que, au sens de la disposition en cause, l'«âge de la retraite» est le moment à partir duquel le droit à pension prend naissance.
32 La Commission a souligné à juste titre que le législateur national a la faculté de déterminer qu'il doit s'agir en principe de la naissance d'un droit à une pension complète. On évacue de la sorte les critères de la définition de la notion d'«âge de la retraite» qui constituent un facteur d'incertitude dans la fixation d'un moment déterminé.
33 L'application conjointe de ces critères permet ainsi d'entendre par «âge de la retraite» au sens de la disposition en cause le moment où, les autres conditions matérielles étant remplies, le droit à une pension de retraite complète prend en principe naissance. Cette conception n'affecte pas les exceptions prévues dans les différents régimes légaux, comme celui de la retraite anticipée ou la possibilité de demeurer éventuellement actif après avoir atteint l'âge en cause, sans mettre en question la
fixation d'un âge de la retraite régulier.
34 Ce cadre juridique communautaire est complété par la nouvelle réglementation belge qui nous occupe dans la version que lui a donnée la loi interprétative du 19 juin 1996. L'article 2 de cette loi part de l'hypothèse qu'une personne n'est plus apte à travailler à partir d'un certain moment en raison de sa «vieillesse». Une «pension de retraite» lui est alors octroyée à titre de revenu de remplacement. La fiction juridique fixe ce moment à des âges différents pour les travailleurs masculins et
féminins, à savoir respectivement à 65 et à 60 ans, et ce en utilisant comme base de calcul une carrière complète de 45 ou 40 ans.
35 Dès lors que cette conception de l'âge de la retraite demeure dans les limites de la notion utilisée à l'article 7, paragraphe 1, de la directive, la définition nationale de l'âge de la retraite n'est pas contestable en droit communautaire.
36 Il faut signaler dans ce contexte que, même après l'adoption de la loi du 20 juillet 1990, des âges de la retraite différents ont été maintenus pour les hommes et les femmes, ce qu'a précisé et confirmé la loi du 19 juin 1996.
37 Cette constatation implique une question supplémentaire en droit communautaire consistant à déterminer si le maintien a priori justifié d'âges de la retraite différents en vertu de l'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive est permis, avec les conséquences qui en découlent pour le mode de calcul des pensions, même après la modification de la situation juridique initiale.
38 Le titre, le premier considérant et les dispositions de fond de la directive montrent qu'elle vise une mise en oeuvre progressive du principe de l'égalité de traitement. En particulier, l'article 7, paragraphe 2 (19), et l'article 8, paragraphe 2, deuxième alinéa (20), révèlent que les raisons justifiant les dispositions dérogatoires visées à l'article 7, paragraphe 1, de la directive peuvent fort bien continuer à exister mais que les dérogations ne peuvent toutefois pas être maintenues sans
examen.
39 La Cour a déjà pris position dans son arrêt Bramhill (21) sur les possibilités et les limites dans lesquelles un État membre peut continuer à invoquer les dispositions dérogatoires de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 79/7. La Cour a déclaré dans cet arrêt: «Serait, dès lors, incompatible avec cet objectif et risquerait de compromettre la mise en oeuvre du principe précité une interprétation de la directive ... qui aboutirait à ce qu'un État membre ne puisse plus ... se fonder sur la
dérogation de cette disposition, au cas où il prendrait une mesure qui, ... a pour effet de réduire la portée d'une inégalité de traitement fondée sur le sexe» (22).
40 L'avocat général qui a présenté ses conclusions dans cette affaire a aussi souligné qu'une conception, qui a pour effet d'empêcher tout progrès, est contraire à l'objectif de la mise en oeuvre progressive de l'égalité de traitement et qu'elle a de fortes chances d'aboutir à renforcer le statu quo (23).
41 Comme le précise la juridiction de renvoi en se fondant sur les travaux préparatoires de la loi du 20 juillet 1990, la législation belge en cause poursuit deux objectifs: d'une part, elle veut influencer le marché du travail en promouvant l'emploi. D'autre part - et cet aspect a été souligné - le législateur belge avait l'intention de prendre une initiative s'attaquant à l'inégalité de traitement entre hommes et femmes. Ainsi, non seulement les hommes pouvaient déjà, en vertu de la loi de 1990,
prendre leur retraite à l'âge de 60 ans sans devoir subir à cette occasion de réduction de 5 % du montant de leur pension par année d'anticipation avant 65 ans mais, de plus, les femmes actives pouvaient continuer à travailler au-delà de 60 ans tout en constituant des droits à pension.
42 La loi du 20 juillet 1990 révèle donc effectivement un pas sur la voie de l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans le domaine des droits à pension. Signalons pour être complet qu'entre-temps d'autres pas de nature législative ont été entrepris dans l'ordre juridique belge. Le gouvernement belge a décrit cette évolution ultérieure. Les jalons de nouveautés supplémentaires ont été posés dans la loi du 26 juillet 1996 (24). L'exécution de la loi a été assurée par l'adoption de l'arrêté
royal du 23 décembre 1996 (25) qui prévoit que, à partir du 1er juillet 1997, l'âge de la retraite pour les femmes sera porté progressivement à 65 ans à l'issue d'une période transitoire de treize ans. Cette adaptation progressive s'accompagne d'une modification de la base de calcul, celui-ci n'étant plus effectué en quarantièmes mais en quarante-cinquièmes. Un âge uniforme de la retraite fixé à 65 ans sera donc atteint en 2009. Par ailleurs, l'arrêté royal a prévu des adaptations correspondantes
dans d'autres branches de la sécurité sociale.
43 La loi du 20 juillet 1990 se conforme ainsi à une évolution au terme de laquelle on passe progressivement d'âges différents de la retraite pour les hommes et les femmes à une harmonisation finale de l'âge de la retraite. Tant que dure ce processus, le législateur national peut continuer à invoquer la disposition dérogatoire de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 79/7 pour justifier des âges de la retraite différents.
44 Le maintien d'âges de la retraite différents implique des modes de calcul différents des prestations de pension. La disposition dérogatoire de l'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive ne traite certes explicitement que de la fixation de l'âge de la retraite, d'une part, et de ses éventuelles conséquences sur d'autres prestations, de l'autre. Quoi qu'il en soit, l'existence de modes de calcul différents est une conséquence nécessaire liée à la fixation de l'âge de la retraite.
45 A l'instar des conclusions tirées dans l'arrêt relatif à l'affaire Equal Opportunities Commission (26), il faut constater qu'il n'est pas possible de maintenir des âges de la retraite différents pour les hommes et les femmes sans modifier l'équilibre financier existant si l'inégalité de traitement en termes de calcul de la prestation n'est pas maintenue elle aussi (27), d'autant plus que le mode de calcul des pensions est en l'occurrence fonction des périodes de cotisation. Il faut aussi signaler
que le maintien provisoire d'âges de la retraite différents pour les hommes et les femmes, conformément à la directive 79/7, justifie aussi l'existence de modes de calcul différents des pensions.
C - Conclusion
46 Au regard des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles:
«1) L'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en oeuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, doit être interprété en ce sens qu'il laisse provisoirement la possibilité aux États membres de fixer différemment selon le sexe l'âge auquel les hommes et les femmes sont réputés être devenus inaptes au travail pour cause de vieillesse pour accéder au droit à la pension
de retraite pour travailleurs salariés si et dans la mesure où une modification législative intervenue entre-temps constitue globalement un pas sur la voie de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale.
2) L'article 7, paragraphe 1, sous a), doit être interprété en ce sens qu'il permet que les hommes et les femmes qui sont réputés inaptes au travail à partir de 65 ou de 60 ans pour cause de vieillesse et qui, à partir de cet âge, perdent aussi leur droit à des prestations de sécurité sociale telles que des prestations de chômage puissent faire valoir à partir de 60 ans un droit inconditionnel à une pension, le montant de celle-ci étant calculé différemment selon qu'il s'agit d'un homme ou d'une
femme, en fonction de l'apparition présumée de l'inaptitude au travail pour cause de vieillesse.
3) Par `âge de la retraite' au sens de cette disposition, il faut entendre le moment auquel s'ouvre en principe le droit à une pension complète, le législateur national ayant dans ce cadre la faculté de définir l'`âge de la retraite' comme étant l'âge auquel le travailleur est réputé inapte au travail pour cause de vieillesse en application de critères nationaux et perçoit un revenu de remplacement qui exclut d'autres prestations de sécurité sociale répondant à la même qualification.»
(1) - Directive du Conseil, du 19 décembre 1978 (JO 1979, L 6, p. 24).
(2) - Ou le Rijksdienst voor Pensioenen.
(3) - L'Arbeidshof te Gent, afdeling Brugge, dans l'affaire C-377/96; l'Arbeidshof te Antwerpen dans les affaires C-378/96, C-379/96, C-380/96 et C-381/96; la cour du travail de Liège dans les affaires C-382/96, C-383/96 et C-384/96.
(4) - Moniteur belge du 15 août 1990.
(5) - Arrêté royal du 24 octobre 1967, Moniteur belge du 27 octobre 1967, p. 11258.
(6) - Voir l'arrêt du 1er juillet 1993, Van Cant (C-154/92, Rec. p. I-3811).
(7) - Arrêt Van Cant, précité à la note 6, nous mettons en italique.
(8) - Conclusions de l'avocat général M. Darmon sous l'arrêt Van Cant, précité à la note 6 (Rec. p. 3821, point 9).
(9) - Moniteur belge du 20 juillet 1996, p. 19579.
(10) - Arrêt précité à la note 6.
(11) - Conclusions de l'avocat général M. Darmon sous l'arrêt Van Cant, précité à la note 6, point 23.
(12) - Loi instaurant un âge flexible de la retraite pour les travailleurs salariés et adaptant les pensions des travailleurs salariés à l'évolution du bien-être général.
(13) - Dans l'hypothèse où un homme demanderait à bénéficier de sa pension à 60 ans, le montant de celle-ci pourrait tout au plus être réduit de 5/45 par rapport à une pension complète, alors que, dans le régime antérieur, il aurait dû s'attendre à des pertes égales à 5 fois 5 %.
(14) - Par exemple des prestations de maladie, d'invalidité ou de chômage.
(15) - Arrêts du 7 juillet 1992, Equal Opportunities Commission (C-9/91, Rec. p. I-4297, point 15); du 30 mars 1993, Thomas e.a. (C-328/91, Rec. p. I-1247, points 9 et 12); du 11 août 1995, Graham e.a. (C-92/94, Rec. p. I-2521, point 12), et du 19 octobre 1995, Richardson (C-137/94, Rec. p. I-3407, point 19).
(16) - Arrêt précité à la note 15.
(17) - Voir arrêt Equal Opportunities Commission, précité à la note 15, point 13.
(18) - Arrêt Equal Opportunities Commission, précité à la note 15, point 17, nous avons mis en italique.
(19) - Cette disposition est libellée comme suit: «Les États membres procèdent périodiquement à un examen des matières exclues en vertu du paragraphe 1, afin de vérifier, compte tenu de l'évolution sociale en la matière, s'il est justifié de maintenir les exclusions en question».
(20) - Cette disposition est libellée comme suit: «Ils informent la Commission des raisons qui justifient le maintien éventuel des dispositions existantes dans les matières visées à l'article 7 paragraphe 1 et des possibilités de leur révision ultérieure».
(21) - Arrêt du 7 juillet 1994 (C-420/92, Rec. p. I-3191).
(22) - Arrêt Bramhill, précité à la note 21, point 21.
(23) - Voir les conclusions présentées le 14 avril 1994 par l'avocat général M. Lenz sous l'arrêt Bramhill, précité à la note 21 (Rec. p. I-3191, en particulier p. I-3200, point 28).
(24) - Moniteur belge du 1er août 1996.
(25) - Moniteur belge du 17 janvier 1997.
(26) - Arrêt précité à la note 15.
(27) - Voir dans ce sens à propos de l'inégalité de traitement en termes de périodes de cotisation l'arrêt Equal Opportunities Commission, précité à la note 15, points 16 et 17; dans les considérations qu'elle a émises, la Cour envisageait tant l'obligation de cotisation que le calcul des pensions (comparer le point 13 de l'arrêt).