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29/06/1995 | CJUE | N°C-296/93

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 29 juin 1995., République française et Irlande contre Commission des Communautés européennes., 29/06/1995, C-296/93


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. CARL OTTO LENZ

présentées le 29 juin 1995 ( *1 )

  A — Introduction


  B — Appréciation...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. CARL OTTO LENZ

présentées le 29 juin 1995 ( *1 )

  A — Introduction
  B — Appréciation
  1) La compétence de la Commission — Violation de l'article 6, paragraphe 7, du règlement no 805/68
  a) Jurisprudence
  b) Étendue de la compétence inscrite à l'article 6, paragraphe 7, cinquième tiret
  c) L'article 5 du règlement no 805/68
  d) L'article 155 du traité CEE
  2) Conclusion incidente
  3) La proportionnalité
  a) Objectif de la Commission
  b) Appréciation des faits
  c) Le caractère adéquat
  d) Le caractère nécessaire
  4) Le principe de non-discrimination
  a) Inégalité de traitement
  b) Justification
  5) La confiance légitime
  a) Confiance légitime née de l'incitation de la Commission à adopter un comportement déterminé
  b) Prise en compte suffisante de la confiance légitime
  6) La violation de droits fondamentaux
  a) La propriété
  b) La liberté d'exercer une activité professionnelle
  7) Le détournement de pouvoir
  8) Violation de formes substantielles
  Dépens
  C — Conclusions

A — Introduction

1. Les présentes affaires soulèvent avant tout la question de la répartition des compétences entre la Commission et le Conseil dans l'organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine. Celle-ci a été établie en 1968 par le règlement (CEE) no 805/68 du Conseil, du 27 juin 1968 ( 1 ). Cette organisation des marchés a pour but de « stabiliser les marchés et d'assurer un niveau de vie équitable à la population agricole intéressée ». A cette fin, le règlement prévoit un certain nombre
de mesures d'intervention ( 2 ).

2. Aux termes de l'article 5, paragraphe 1, ces mesures sont les suivantes:

— aides au stockage privé,

— achats effectués par les organismes d'intervention.

Le paragraphe 2 énumère les produits susceptibles de faire l'objet des mesures d'intervention. Il s'agit des gros bovins, des viandes fraîches ou réfrigérées de ces animaux, présentées sous forme de carcasses, demicarcasses, quartiers compensés, quartiers avant ou quartiers arrière et qui correspondent à la grille communautaire de classement définie par le règlement (CEE) no 1208/81. Aux termes de l'article 5, paragraphe 3, le Conseil, statuant sur proposition de la Commission selon la procédure
de vote prévue à l'article 43, paragraphe 2, du traité, peut modifier cette liste.

3. Les présentes affaires concernent les achats des organismes d'intervention: si le prix du marché descend au-dessous d'un certain seuil, les organismes d'intervention achètent de la viande bovine. Il y a dès lors moins de viande bovine sur le marché libre en sorte que le prix résultant de l'offre et de la demande se remet à augmenter.

4. L'article 26 du règlement no 805/68 institue un comité de gestion de la viande bovine. Il est composé de représentants des États membres et présidé par un représentant de la Commission.

5. L'article 27 organise ce qu'il est convenu d'appeler la « procédure de comité de gestion ». Dans cette procédure, le représentant de la Commission soumet des mesures au comité. Le comité peut émettre son avis dans un délai que le président fixe. Sans devoir attendre cet avis, la Commission peut arrêter des mesures qui sont immédiatement applicables. Ce n'est que si elles ne sont pas conformes à l'avis du comité que le Conseil en est avisé. Le Conseil statuant selon la procédure de vote prévue à
l'article 43, paragraphe 2, du traité CEE, peut dans ce cas prendre une décision différente.

6. La disposition du règlement no 805/68 qui intéresse les présentes affaires au premier plan est l'article 6, modifié par le règlement (CEE) no 2066/92 du Conseil, du 30 juin 1992 ( 3 ) (ci-après: l'article 6 du règlement no 805/68). Le règlement no 2066/92 a été adopté dans le contexte de la réforme de la politique agricole.

7. Ainsi qu'il ressort des considérants, il régnait sur le marché communautaire de la viande bovine un déséquilibre entre l'offre et la demande qui appelait des mesures de réduction du prix d'intervention ( 4 ). Il fallait compenser par certaines primes les conséquences néfastes qu'elles pouvaient avoir pour les producteurs. Il ne fallait toutefois en aucun cas qu'elles aboutissent à accroître la production globale ( 5 ).

8. Ainsi qu'il ressort par ailleurs des considérants, le Conseil s'est aussi donné pour but d'encourager l'élevage extensif ( 6 ). Contrairement à l'élevage intensif, l'élevage extensif consiste à faire paître le bétail sans le nourrir avec des aliments spéciaux ni le traiter aux hormones.

9. Le règlement no 2066/92 modifie l'article 6 en assignant aux achats d'intervention des plafonds annuels qui s'échelonnent comme suit:

— 750000 tonnes pour l'année 1993,

— 650000 tonnes pour l'année 1994,

— 550000 tonnes pour l'année 1995,

— 400000 tonnes pour l'année 1996,

— 350000 tonnes à partir de l'année 1997.

10. Au reste, l'article 6 soumet les mesures d'intervention à des dispositions et à des conditions d'ordre général.

11. Le paragraphe 7 de l'article 6 renvoie à la procédure précitée de l'article 27:

« Selon la procédure prévue à l'article 27:

— sont déterminées les catégories, qualités ou groupes de qualités des produits éligibles à l'intervention,

— sont décidées l'ouverture ou la réouverture des adjudications et leur suspension dans le cas visé au paragraphe 3, dernier tiret,

— sont fixés les prix d'achat ainsi que les quantités acceptées à l'intervention,

— est déterminé le montant de la majoration visée au paragraphe 5,

— sont arrêtées les modalités d'application du présent article, et notamment celles visant à éviter une spirale à la baisse des prix de marché,

— sont arrêtées, le cas échéant, les dispositions transitoires nécessaires à l'application du présent régime.

Sont décidées par la Commission:

— l'ouverture des achats visés au paragraphe 4 ainsi que leur suspension dans le cas où une ou plusieurs des conditions prévues par ledit paragraphe ne sont plus remplies,

— la suspension des achats visés au paragraphe 3, premier tiret. »

12. L'article 6a, paragraphe 2, prévoit une dérogation à la liste, arrêtée par le Conseil, des produits pouvant faire l'objet des mesures d'intervention. C'est d'après le poids des bovins que l'on détermine ceux qui relèvent de cette exception.

13. La Commission a arrêté le règlement (CEE) no 859/89 du 29 mars 1989 ( 7 ) sur la base de l'article 6, paragraphe 7. Le cinquième considérant et l'article 4, paragraphe 1, se réfèrent à un autre règlement du Conseil, à savoir le règlement (CEE) no 1208/81 du 28 avril 1981 ( 8 ). Ce règlement établit la grille communautaire de classement des carcasses de gros bovins. Ainsi qu'il ressort de l'article 3, paragraphes 1 et 2, le classement est établi d'après l'âge et le sexe des animaux et d'après la
conformation et l'état d'engraissement.

14. Le règlement no 859/89 de la Commission, qui comporte les modalités d'application des mesures d'intervention, définit en son article 4, paragraphe 1, les produits qui sont achetés par les organismes d'intervention. Il fixe notamment les catégories et qualités des produits éligibles à l'intervention, ainsi que le prévoit l'article 6, paragraphe 7, premier tiret, du règlement no 805/68.

15. Par règlement (CEE) no 685/93 ( 9 ), la Commission a ajouté un autre critère aux dispositions de l'article 4. La nouvelle réglementation limite l'achat aux seuls produits « provenant de carcasses dont le poids ne dépasse pas les niveaux suivants:

— 380 kilogrammes à partir de la première adjudication de juillet 1993,

— 360 kilogrammes à partir de la première adjudication de janvier 1994,

— 340 kilogrammes à partir de la première adjudication de juillet 1994. »

C'est contre cette réglementation que tant la République française que l'Irlande agissent.

16. Le 25 mai 1993, la République française a introduit un recours en demandant qu'il plaise à la Cour:

«— déclarer nul et non avenu le règlement (CEE) no 685/93 de la Commission, du 24 mars 1993, modifiant le règlement (CEE) no 859/89 relatif aux modalités d'application des mesures générales et des mesures spéciales d'intervention dans le secteur de la viande bovine;

— condamner la défenderesse aux dépens. »

17. Le 4 juin 1993, l'Irlande a, à son tour, introduit un recours en demandant qu'il plaise à la Cour:

« — annuler le règlement (CEE) no 685/93 de la Commission, du 24 mars 1993, modifiant le règlement (CEE) no 859/89 relatif aux modalités d'application des mesures générales et des mesures spéciales d'intervention dans le secteur de la viande bovine;

— prendre toute décision complémentaire ou différente se révélant nécessaire ou appropriée en vue d'accéder à la demande introduite en l'espèce par l'Irlande;

— condamner la Commission des Communautés européennes aux dépens. »

18. Dans les deux affaires, la Commission conclut à ce qu'il plaise à la Cour:

« — rejeter comme non fondé le recours;

— condamner la partie requérante aux dépens. »

19. Le Royaume-Uni est intervenu dans la procédure à l'appui des conclusions de la Commission.

20. La République française et l'Irlande avaient formé une demande en référé qui a été rejetée par ordonnance du 16 juillet 1993.

21. Les deux recours ont été joints par ordonnance du 22 mars 1995.

B — Appréciation

1) La compétence de la Commission — Violation de l'article 6, paragraphe 7, du règlement no 805/68

22. La République française et l'Irlande fondent leur recours en annulation au titre de l'article 173 du traité CEE en invoquant tout d'abord la violation d'une règle de droit, à savoir de l'article 6, paragraphe 7, du règlement no 2066/92 et en soutenant que la Commission n'avait pas compétence pour arrêter le règlement litigieux. Les requérantes exposent que seul le Conseil, et non la Commission, pouvait plafonner le poids des carcasses.

23. A cet égard, le point central est tout d'abord l'article 6, paragraphe 7, du règlement no 805/68 et l'étendue des compétences qu'il confère à la Commission. Nous devons avant tout examiner le rapport que les dispositions inscrites à chaque tiret du paragraphe 7 présentent entre elles.

24. D'après la République française, même si la disposition inscrite au cinquième tiret est formulée en termes généraux, elle ne confère absolument pas de compétences étendues à la Commission. Même si elle dispose que la Commission arrête les modalités d'application de l'article 6, cette compétence ne peut en aucun cas aller au-delà des habilitations spéciales inscrites aux quatre premiers tirets du paragraphe 7. Lorsque le premier tiret du paragraphe 7 permet à la Commission de déterminer les «
catégories, qualités ou groupes de qualités des produits éligibles à l'intervention », il trace le cadre des compétences de la Commission pour déterminer les produits éligibles à l'intervention. La Commission ne peut pas introduire d'autre limitation.

25. Le Conseil a lui-même défini les classes commerciales dans le règlement no 1208/81 établissant la grille communautaire de classement des carcasses de gros bovins.

26. L'article 3, paragraphe 1, de ce règlement définit les classes des carcasses de gros bovins. Elles sont déterminées selon le sexe et l'âge des animaux. L'article 3, paragraphe 2, dispose que le classement s'opère selon la conformation et l'état d'engraissement.

27. Comme la grille communautaire de classement ne prend donc pas en compte le poids de la carcasse, la Commission ne peut pas soumettre les carcasses à une limite de poids — même pas en tant que modalité d'application au titre du paragraphe 7, cinquième tiret, du règlement no 805/68.

28. Le Royaume-Uni soutient en revanche qu'il existe bel et bien une relation entre les critères de la grille de classement et le poids des carcasses, en sorte que la Commission est restée dans les limites des critères énoncés par le Conseil.

29. La Commission fonde son argumentation sur le seul paragraphe 7, cinquième tiret. Elle ne conteste pas ne pas pouvoir introduire de limite de poids pour déterminer les catégories, qualités ou groupes de qualités des produits éligibles à l'intervention (article 6, paragraphe 7, premier tiret).

30. D'après elle, la disposition inscrite au cinquième tiret, à savoir la compétence pour arrêter les modalités d'application de l'article 6, doit recevoir une interprétation plus large que les dispositions qui précèdent. A cet égard, la Commission invoque la jurisprudence de la Cour qui reconnaît à la Commission des compétences étendues dans le domaine de la politique agricole. La Cour estime que la Commission est la seule à même « de suivre de manière constante et attentive l'évolution des marchés
agricoles et d'agir avec l'urgence que requiert la situation ». Les objectifs généraux essentiels de l'organisation du marché traceraient les limites de cette compétence étendue qui devrait moins s'apprécier en fonction du sens littéral de l'habilitation ( 10 ).

31. La Commission poursuit en ajoutant qu'en l'espèce l'objectif est de s'en tenir aux quantités maximales annuelles d'achats à l'intervention que le Conseil a définies à l'article 6, paragraphe 1, du règlement no 805/68. A cet effet, le Conseil a prévu deux mesures:

— la diminution du prix d'intervention, c'est à dire du prix auquel les organismes d'intervention achètent la viande ( 11 ),

— la réduction des quantités admises à l'intervention, en relevant les coefficients ( 12 ).

32. D'après la Commission, ces deux mesures ne suffisent plus à respecter les quantités maximales annuelles fixées par le Conseil, sans provoquer une spirale à la baisse des prix du marché, ce que la Commission doit précisément empêcher ( 13 ). C'est la raison pour laquelle la Commission a dû instaurer une autre mesure qui limite le poids des carcasses. Comme cette mesure est un moyen d'atteindre l'objectif fixé par l'article 6, la Commission a agi dans le cadre de ses compétences d'exécution.

33. Pour pouvoir l'apprécier, il faut replacer l'ensemble du régime des interventions dans le cadre de l'organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine et de la réforme de la politique agricole.

34. C'est le Conseil qui définit la politique agricole. Il arrête les actes qui assurent adéquatement ses fins; par exemple le règlement no 805/68 portant organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine ainsi que le règlement no 2066/92 qui met en œuvre la réforme de la politique agricole commune dans l'organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine. C'est à la Commission qu'il appartient d'exécuter les actes du Conseil (article 145, troisième tiret, du
traité CEE).

35. Dans le présent cas d'espèce, le Conseil a également délégué l'exécution à la Commission (article 6, paragraphe 7, cinquième tiret, du règlement no 805/68). La question est seulement de connaître l'étendue que le Conseil a donnée à cette délégation de compétence.

a) Jurisprudence

36. Ainsi que la Commission l'expose elle aussi, la Cour a largement défini cette étendue dans le domaine de la politique agricole.

Ainsi, dans l'affaire Rey Soda ( 14 ), la Cour a exposé qu'il résulte des exigences de la pratique que la notion d'« exécution » doit être interprétée largement. Que la Commission étant la seule à même de suivre de manière constante et attentive les marchés agricoles et d'agir avec la promptitude voulue, le Conseil peut être amené, dans le domaine de la politique agricole commune, à conférer à la Commission de larges pouvoirs d'appréciation et d'action. Le Conseil peut néanmoins déterminer les
modalités auxquelles il subordonne l'exercice des compétences par la Commission. De surcroît, la procédure du comité de gestion permet au Conseil de se ménager la faculté d'intervenir. Lorsque le Conseil a conféré une compétence étendue à la Commission, ses limites doivent être appréciées au regard des objectifs généraux essentiels de l'organisation du marché et moins en fonction du sens littéral de l'habilitation. La Cour a réaffirmé cette analyse dans les affaires jointes 279/84, 280/84,
285/84 et 286/84 ( 15 ), dans l'affaire 27/85 ( 16 ) et dans l'affaire 265/85 ( 17 ).

37. Les conclusions présentées dans l'affaire C-240/90 ( 18 ) sont intéressantes à cet égard, lorsqu'elles indiquent qu'il existe une présomption selon laquelle le Conseil délègue à la Commission le pouvoir de prendre toute mesure nécessaire à l'exécution des règles qu'il établit, sauf dans les cas spécifiques où il décide qu'il est plus adéquat qu'il exerce lui-même ces compétences. Cette présomption semble avoir un relief tout particulier dans le domaine de la politique agricole. En tout cas, le
Conseil peut conserver un certain contrôle lorsqu'il opte pour la procédure du comité de gestion ( 19 ).

38. Il ressort de ces considérations que, si le Conseil peut conférer une compétence étendue à la Commission dans le domaine de l'agriculture, cela ne signifie pas qu'il doive le faire dans tous les cas. Si le Conseil n'a précisément pas conféré de compétence étendue, la Commission ne peut — d'après la jurisprudence de la Cour — qu'adopter les modalités d'application pour autant qu'elles ne soient pas contraires à la réglementation de base ou à la réglementation d'application du Conseil ( 20 ).

39. Cela veut dire que le Conseil peut conférer une compétence étendue à la Commission dans le domaine de l'agriculture. Il a toutefois également la faculté, dans des cas déterminés, d'intervenir lui-même par la procédure du comité de gestion ou, conformément à l'article 145 du traité, de soumettre l'exercice des compétences de la Commission à certaines modalités ou de se réserver, dans des cas spécifiques, d'exercer directement des compétences d'exécution ( 21 ). Au cas où le Conseil a conféré des
compétences étendues à la Commission, celles-ci trouvent leurs seules limites dans les objectifs généraux de l'organisation du marché ( 22 ).

b) Étendue de la compétence inscrite à l'article 6, paragraphe 7, cinquième tiret

40. Dans le présent cas d'espèce, la question est donc de savoir si, à l'article 6, paragraphe 7, le Conseil a conféré une compétence étendue à la Commission et si le règlement de la Commission actuellement mis en cause rentre dans cette compétence large.

41. A cet effet, il convient d'examiner tout d'abord si la mesure de la Commission, à savoir la fixation d'un poids maximal pour les carcasses, peut bel et bien être considérée comme étant une mesure d'exécution.

42. Il est constant qu'en adoptant cette mesure la Commission cherchait à tout le moins à limiter les quantités éligibles à l'intervention, tout comme le Conseil l'avait fait à l'article 6, paragraphe 1, du règlement no 805/68. Sous cet angle, on peut considérer le régime litigieux comme étant une mesure d'exécution. Il conviendra d'examiner dans le cadre de l'examen de la proportionnalité s'il était bel et bien adéquatement adapté aux fins précitées.

43. En conséquence, la Commission a agi dans le cadre de la compétence qu'elle a pour adopter des mesures d'exécution à moins que cette compétence ne soit pas large mais qu'elle soit limitée par le Conseil. Dans les cas où la Cour a considéré que la Commission disposait d'une compétence large, celle-ci lui avait été conférée en des termes généraux. A chaque fois, les dispositions ne comportaient aucune indication sur les mesures que la Commission devait prendre pour exécuter l'article ni sur les
critères qui devaient la guider.

44. A cet égard, la Commission cite les conclusions que nous avons présentées dans les affaires jointes 279/84, 280/84, 285/84 et 286/84 ( 23 ). Nous souhaiterions néanmoins faire observer avoir déjà indiqué à l'époque qu'en tout cas la Commission doit agir dans le sens que le Conseil a prévu. C'est la raison pour laquelle la Commission ne peut pas s'autoriser de nos conclusions pour affirmer que le Conseil lui a conféré des compétences très larges.

45. Dans ces affaires, il s'agissait de savoir si la Commission avait compétence pour instaurer des aides. Nous l'avions récusé notamment au motif que le Conseil n'avait pas prévu d'aides et que partant la Commission ne pouvait pas en instaurer ni les mettre en oeuvre.

46. Dans le présent cas d'espèce, le Conseil n'a pas délégué de compétences larges à la Commission. Le Conseil ne s'est pas contenté de déléguer en termes généraux à la Commission la compétence pour adopter des modalités d'exécution. Au contraire, il arrête, dans le cadre de l'article 6 du règlement no 805/68, des dispositions très précises concernant la mise en œuvre de l'intervention en fixant par exemple les quantités annuelles maximales des achats des organismes d'intervention. De surcroît, il
fixe les conditions dans lesquelles les mesures d'intervention peuvent être prises. Mais avant tout, il détermine très précisément dans le cadre de l'article 6, paragraphe 7, par lequel il confie à la Commission la mise en oeuvre de l'article 6, ce que la Commission doit régler dans le contexte de l'intervention et selon quels critères. Il en ressort de manière évidente que le Conseil n'a pas voulu déléguer l'ensemble des mesures d'exécution à la Commission. Il souhaite au contraire avoir voix
au chapitre; c'est ce qu'il fait d'ailleurs lorsqu'il use de la faculté que lui confère l'article 145 du traité en soumettant les actes d'exécution de la Commission à certaines modalités.

47. A cet égard, le transfert de compétence inscrit à l'article 6, paragraphe 7, cinquième tiret, ne peut pas conférer de compétence large. Lorsque le Conseil détermine les modalités de façon aussi précise, pour quelle raison, ainsi que l'Irlande l'expose à juste titre, déléguerait-il à la Commission une compétence qui serait à ce point large qu'elle permettrait de contourner toutes les dispositions du Conseil?

48. Si la Commission n'a donc pas de compétences larges, celles-ci trouvent alors leurs limites dans les règles que le Conseil arrête.

49. Ainsi que la République française l'expose à juste titre, le Conseil s'est contenté de confier à la Commission le soin de définir les catégories, classes et qualités éligibles à l'intervention. Comme le poids des carcasses n'est pas un critère de la grille de classement, la Commission ne peut dès lors pas introduire pareil critère.

50. Le Royaume-Uni est d'un autre avis et expose que, si l'on exclut certaines qualités ou certaines classes, cela ne produit pas d'effet différent que si l'on n'admet plus les produits qui dépassent un poids déterminé.

51. Là n'est toutefois pas la question puisque le Conseil a cantonné la compétence de la Commission dans la seule détermination des classes de qualité.

52. Dans une affaire analogue, la Cour a dénié à la Commission la compétence de plafonner une indemnité selon certains critères au motif que le Conseil avait déjà énoncé des critères dans le règlement de base ( 24 ). Il s'ensuit que, lorsque le règlement de base du Conseil limite déjà les compétences de la Commission, les critères d'exécution qu'il a établis à l'intention de la Commission ont à plus forte raison un effet restrictif. L'arrêt que la Cour a rendu dans l'affaire C-240/90 ( 25 ) ne le
contredit pas non plus. La Cour y a certes admis que la Commission avait également compétence là où le Conseil avait élaboré des règles précises d'exécution à l'intention de la Commission; elle ne s'est néanmoins pas prononcée sur la question de savoir si la Commission s'était vu déléguer de larges compétences. Elle a plutôt fondé son argumentation sur le fait que la Commission n'avait pas réglementé des questions « essentielles » de la politique agricole. Nous devrons encore examiner si tel est
le cas en l'espèce.

53. Il est parfaitement concevable de s'en tenir aux classes de qualité. Le marché fonctionne selon les catégories de classement commercial déterminées par le Conseil. C'est donc dans le cadre de ces catégories qu'il sera régulé par des mesures d'intervention. Il ne faut pas introduire de nouveaux critères.

54. C'est pour cette raison que l'objection de la Commission selon laquelle elle pourrait exclure toutes sortes de produits de l'intervention en n'adoptant tout simplement pas de mesure d'intervention à leur égard, n'est pas décisive; comment, toujours selon elle, ne pourrait-elle dès lors pas limiter le poids? Elle ne le peut pas, car l'ensemble du marché doit être réglé selon les seules catégories que le Conseil a définies.

55. Le Conseil a lui aussi délibérément envisagé cette limitation. Il est constant que le Conseil a évoqué une limite maximale de poids pour les carcasses, mais qu'il l'a finalement écartée. On ne peut certainement pas en tirer une indication, comme le Royaume-Uni le fait, sur la répartition des compétences. Cela atteste néanmoins la volonté du Conseil de ne pas introduire de limitation de poids. Il n'a donc pas omis de mentionner une limitation de poids à l'article 6, paragraphe 7, premier tiret,
mais au contraire il l'a délibérément exclue des compétences de la Commission.

56. Le Conseil n'a prévu de limitation de poids que dans un seul cas, à savoir à l'article 6a, paragraphe 2, du règlement no 805/68, dans la version du règlement no 2066/92 ( 26 ). Comme c'est le Conseil lui-même qui a adopté cette règle, on peut en déduire qu'une limitation de poids reste exceptionnelle et qu'il n'appartient pas à la Commission de l'adopter.

57. Les éléments précités interdisent de conclure à l'inverse, comme le fait le Royaume-Uni, que la situation particulière de l'article 6 a devait être réglementée par le Conseil tandis que toutes les autres limitations de poids pourraient être apportées par la Commission.

58. On ne saurait pas davantage suivre le Royaume-Uni lorsqu'il se fonde sur une relation entre les classes commerciales et le poids des carcasses. Il existe bien sûr une relation entre le poids et les classes commerciales qui elles se déterminent selon l'âge des animaux. Cette relation n'est toutefois pas à ce point nette et précise que l'on pourrait assigner un poids déterminé à une classe commerciale déterminée. C'est pour cette raison qu'une réglementation qui concerne les classes commerciales
ne peut en aucun cas également déterminer le poids.

c) L'article 5 du règlement no 805/68

59. Pour démontrer l'incompétence de la Commission, les parties requérantes tirent de surcroît argument de l'article 5 du règlement no 805/68. Selon l'article 5, paragraphe 3, seul le Conseil a compétence pour modifier la liste des produits pouvant faire l'objet des mesures d'intervention. En plafonnant le poids des carcasses, la Commission a, selon elles, modifié la liste alors que l'article 5, paragraphe 3, ne lui en donnait pas la compétence.

60. Le Royaume-uni conteste, à juste titre selon nous, que la mesure de la Commission revienne à modifier la liste des produits. La liste se borne à énumérer les produits qui sont en principe éligibles aux mesures d'intervention. On peut apporter des limitations à l'intérieur des produits. Le Conseil le prévoit lui-même lorsque, à l'article 6, paragraphe 7, premier tiret, il laisse à la Commission le soin de déterminer certaines catégories, classes et qualités éligibles à l'intervention. Il ne
s'agit toutefois pas d'une initiative prise au titre de l'article 5, paragraphe 3. La liste des produits qui sont en principe admis reste inchangée.

61. L'article 5 permet de dégager un autre élément. Les décisions de base doivent rester du ressort du Conseil. La détermination des produits pouvant en principe faire l'objet des mesures d'intervention est une décision de base de cette nature puisqu'elle fixe en fin de compte les produits à l'égard desquels le marché est régulé et ceux à l'égard desquels il ne l'est pas.

62. Dans l'arrêt Köster, la Cour s'est également prononcée en ce sens en décidant que le Conseil arrête les décisions essentielles, le terme « essentielles » visant l'orientation fondamentale de la politique communautaire ( 27 ).

63. La répartition des compétences que la Cour a établie entre le Conseil et la Commission pourrait indiquer à son tour qu'en l'espèce la Commission n'aurait pas pu agir. Le cas échéant, elle ne s'est pas contentée d'arrêter une simple mesure d'exécution, mais elle a adopté une mesure aux effets plus étendus. Ainsi que la Commission l'expose elle-même, elle entendait adresser aux producteurs un signal en les incitant tout d'abord à abattre leurs animaux plus jeunes et ensuite, à long terme, à se
reconvertir dans l'élevage de races plus légères. Cela veut dire qu'en arrêtant ce règlement la Commission cherchait à réorienter la politique agricole. A un autre passage, elle expose également qu'à son avis le règlement est un prolongement et un complément logique de la réforme de la politique agricole.

C'est toutefois à l'évidence au Conseil qu'il appartient de définir l'orientation de la politique agricole. En conséquence, la Commission n'avait pas compétence pour arrêter le règlement litigieux.

64. L'article 2 du règlement no 805/68 est cité hors de propos puisqu'il vise à encourager les initiatives des milieux professionnels concernés.

65. La Commission expose qu'elle n'aurait pas pu atteindre l'objectif fixé par le Conseil si elle ne l'avait pas fait, mais cela ne change rien au fait qu'elle n'avait pas compétence pour arrêter le règlement litigieux. Même si, comme elle le soutient, elle avait méconnu l'article 6, paragraphe 7, du règlement no 805/68 en n'agissant pas, elle ne pouvait néanmoins rien entreprendre qui déborde sa compétence.

66. Elle ne pourrait invoquer cet argument que si la seule mesure qui s'offrait à elle avait consisté à plafonner le poids. Il conviendra d'examiner cet aspect à un autre endroit. Toutefois, même s'il n'y avait pas d'autre issue, c'est le seul Conseil qui aurait eu compétence pour décider une mesure de cette nature. La Commission aurait pu soumettre au Conseil une proposition allant dans ce sens, mais elle n'était pas elle-même autorisée à instaurer pareille mesure.

67. Pour établir sa compétence, la Commission expose enfin avoir déjà plafonné le poids des carcasses dans les aides au stockage privé. Les parties requérantes rétorquent que le stockage privé est un régime complètement différent de celui de l'intervention. On n'y rencontre pas de restrictions aussi strictes que dans celui de l'intervention. Le Royaume-Uni conteste néanmoins que la Commission ait des compétences plus étendues dans le domaine des aides au stockage privé que dans celui de
l'intervention.

68. Il ne nous appartient pas d'examiner cela plus en avant, car le fait que la Commission ait déjà instauré un poids maximal ne permet absolument pas d'en déduire qu'elle s'était vu conférer la compétence pour ce faire.

69. La Commission se réfère encore à un autre critère de poids qui a été introduit dans le cadre des mesures d'exécution. Il s'agissait là toutefois de dispositions purement techniques, à savoir la fixation du prix du marché d'après le poids. Il s'agit de tout autre chose lorsque le comité exclut certains produits du bénéfice de l'intervention en raison de leur seul poids.

d) L'article 155 du traité CEE

70. Pour terminer la question de la compétence de la Commission, nous souhaiterions aborder aussi les moyens de l'Irlande qui invoque elle aussi une violation de l'article 155, premier et quatrième tirets.

71. Ainsi que le Royaume-Uni le soutient à juste titre, le premier tiret vise uniquement le contrôle de l'application que les tiers font du droit communautaire. La Commission veille certes à se conformer elle-même au droit communautaire, mais elle le fait avant d'agir et non pas après, au titre de l'article 155 du traité.

72. En l'espèce, on peut retenir une violation du quatrième tiret puisque, lorsque la Commission excède ses compétences, elle n'exerce pas celles que le Conseil lui a conférées pour l'exécution.

73. Il nous reste ainsi à constater que la Commission a excédé ses compétences. L'article 6, paragraphe 7, cinquième tiret, lui confère des compétences dans le seul cadre des délégations antérieures de compétences. Cela ne veut pas dire que, visant une compétence d'exécution générale, cette disposition soit vidée de sa substance. Pour illustrer ce propos, nous souhaiterions évoquer le règlement no 859/89 ( 28 ). Il a été plus particulièrement arrêté sur la base de l'article 6, paragraphe 7, du
règlement no 805/68, dans la version du règlement (CEE) no 571/89 du Conseil, du 2 mars 1989 ( 29 ). Cette version ne diverge que sur des points mineurs des dispositions introduites par le règlement no 2066/92. Si l'on examine le règlement de la Commission évoqué ci-dessus, on constate que, en plus des dispositions au titre de l'article 6, paragraphe 7, premier à quatrième tirets, d'autres dispositions importantes d'exécution ont été prises concernant notamment la détermination des centres
d'intervention, l'équipement des organismes d'intervention ainsi que l'identification, le traitement et l'emballage de la viande. Il y a donc suffisamment de dispositions qui peuvent être adoptées sur la base de l'article 6, paragraphe 7, cinquième tiret, du règlement no 805/68.

2) Conclusion incidente

74. Les éléments précités suffisent à eux seuls à faire droit au recours et à annuler le règlement litigieux. Au cas où la Cour ne souhaiterait pas suivre cette proposition, il convient d'examiner les autres moyens du recours.

3) La proportionnalité

75. Les parties requérantes font valoir le principe de proportionnalité comme autre moyen invoqué au titre de l'article 173 du traité.

76. La Cour examine la proportionnalité en vérifiant si les moyens choisis sont aptes à réaliser l'objectif visé et s'ils ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre ( 30 ).

a) Objectif de la Commission

77. Pour examiner la proportionnalité, il paraît dès lors judicieux d'examiner dans un premier temps les objectifs que la Commission poursuit en arrêtant le règlement litigieux.

78. Elle cherche tout d'abord à diminuer la production de viande bovine et à réduire les achats à l'intervention. Cela rejoint les objectifs que le Conseil a énoncés dans le règlement no 2066/92.

79. Un autre objectif que la Commission avance est qu'elle souhaite donner un signal aux producteurs de carcasses lourdes. Ce signal a tout d'abord une vocation à court terme en les incitant à abattre les boeufs plus jeunes. A long terme néanmoins, cette mesure doit aboutir à réorienter le choix des races qui sont élevées. Il faut élever des races plus légères. De surcroît, on utilisera moins d'hormones. La Commission veut arriver à ce que ce secteur soit à nouveau exclusivement orienté sur le
marché et que l'on ne considère plus l'intervention comme étant un « deuxième marché ».

b) Appréciation des faits

80. Pour apprécier l'adéquation, il y a à présent lieu de se demander si les objectifs précités peuvent être atteints par le règlement litigieux. A cet effet, il faut aussi se demander si la Commission a exactement apprécié le point de départ ou la situation de départ et si elle les a exactement intégrés dans ses considérations.

81. La jurisprudence de la Cour reconnaît un large pouvoir d'appréciation à la Commission et au comité de gestion dans l'évaluation d'une situation relevant des échanges de produits agricoles. Cela veut dire que la Cour se limite à examiner s'il n'y a pas d'erreur manifeste ou de détournement de pouvoir ou si la Commission n'a pas manifestement dépassé les limites de son pouvoir d'appréciation ( 31 ).

82. Ainsi qu'il ressort des considérants du règlement litigieux et des mémoires de la Commission, celle-ci apprécie la situation de départ comme suit:

Le marché de la viande bovine est confronté à une production excédentaire qui trouve sa source dans l'alourdissement des carcasses. Selon elle, cet alourdissement a à son tour différentes origines. Une des causes est que l'incertitude qui règne sur le marché entraîne une baisse des prix qui incite un grand nombre de producteurs à différer l'abattage de leur cheptel pour attendre que les prix remontent ou pour vendre la viande aux organismes d'intervention. D'autres causes gisent dans le fait
qu'au cours des dernières années le bétail a été nourri avec davantage d'aliments énergétiques dont le prix a baissé, qu'on a utilisé toujours plus d'hormones et que les progrès génétiques permettent d'élever des races particulièrement lourdes.

83. Par ailleurs, la Commission a constaté que, pour un grand nombre de producteurs, les mesures d'intervention étaient devenues un deuxième marché, ce qui veut dire que les producteurs ne se référaient plus au marché et à sa loi de l'offre et de la demande, mais qu'ils produisaient pour vendre aux organismes d'intervention.

84. Les carcasses lourdes ne s'écoulant pas aussi facilement sur le marché que les carcasses légères, elles étaient de plus en plus vendues aux organismes d'intervention.

85. Comme la Commission jouit d'un large pouvoir d'appréciation, ainsi que nous l'avons indiqué ci-dessus, il nous reste seulement à examiner si l'on aperçoit une erreur manifeste que la Commission aurait commise.

86. Les parties requérantes le prétendent. Nous souhaiterions limiter le présent examen aux arguments soulevés par les parties requérantes, qui permettent de remettre parfaitement en question l'appréciation de la Commission.

87. La République française expose qu'il n'est absolument pas établi que ce sont précisément les boeufs lourds qui sont vendus aux organismes d'intervention. D'après elle, les producteurs de carcasses légères eux aussi peuvent destiner leur production à l'intervention. La République française ne conteste néanmoins pas par là l'existence de pareil « deuxième marché ». Elle se borne à indiquer que, dans l'ensemble du marché de la viande bovine, et donc aussi dans celui des carcasses légères, la
production intervient « en marge du marché libre ». Dans ses moyens, l'Irlande elle aussi indique qu'il existe bel et bien un « deuxième marché », à savoir celui de l'intervention. L'Irlande expose que, si la part de la production irlandaise exclue de l'intervention (environ 60 %) ne peut plus être vendue à l'intervention mais qu'elle est offerte sur le marché libre, cela entraîne une baisse du prix du marché. L'Irlande indique donc indirectement que 60 % de sa production est destinée à
l'intervention.

88. Lorsque la Commission affirme qu'il existe une demande plus importante pour les carcasses légères que pour les lourdes, les deux parties requérantes rétorquent qu'il existe bel et bien un marché des carcasses lourdes. La Commission ne le conteste pas non plus. Elle se contente de dire que la demande n'est pas aussi importante et qu'elle souhaite dès lors inciter les producteurs à observer attentivement le marché.

89. Les parties requérantes ne contredisent pas non plus expressément la Commission lorsqu'elle affirme que l'abattage serait en partie délibérément différé. L'Irlande expose simplement que les races élevées chez elle ne permettent pas de procéder plus tôt à l'abattage. Comme les animaux sont élevés de façon extensive, c'est-à-dire en pâturage, leur croissance serait ralentie par rapport à l'élevage intensif. C'est le rapport entre les muscles et les tissus graisseux qui détermine le moment de
l'abattage. Dans l'élevage extensif, on atteint plus tardivement le moment optimal auquel on peut procéder à l'abattage, c'est-à-dire le rapport optimal entre les deux facteurs.

90. La Commission rétorque que dans l'élevage extensif on peut aussi procéder à l'abattage plus tôt ou que l'on peut aussi élever de façon extensive des races plus légères.

91. Comme il faut reconnaître à la Commission un large pouvoir d'appréciation sur ce point et que de surcroît le Royaume-uni partage son analyse en étant d'avis que moyennant certaines modifications on pourrait procéder à l'abattage plus tôt, on ne saurait établir que la Commission ait commis une erreur manifeste dans l'appréciation de la situation donnée.

c) Le caractère adéquat

92. Partant de la situation donnée, telle que l'a constatée la Commission, il faut à présent examiner si le règlement litigieux permet d'atteindre l'objectif énoncé par la Commission. Là aussi, il faut lui reconnaître un large pouvoir d'appréciation en sorte qu'il faut seulement vérifier si la mesure est manifestement inapte à atteindre le but ( 32 ).

93. Un des objectifs de la Commission était de réduire les quantités de viande vendues à l'intervention. On peut y parvenir en plafonnant le poids des carcasses. Selon la Commission, en procédant plus tôt à l'abattage, les éleveurs peuvent produire des carcasses légères. Cela veut dire que tous les animaux qui étaient vendus jusque-là aux organismes d'intervention continueraient à l'être mais à un poids inférieur. De la sorte, la quantité globale de viande vendue à l'intervention diminue — toutefois
uniquement si l'on ne vend pas plus d'animaux qu'auparavant. On peut exclure ce cas de figure. Comme le prix d'intervention est égal ou inférieur au prix du marché, les éleveurs ne vendront à l'intervention que les animaux qu'ils ne peuvent pas écouler sur le marché libre. Comme, d'après la Commission, on vend une quantité constante d'animaux, les conditions sur le marché libre restent inchangées, c'est-à-dire que le nombre d'animaux qui peuvent être vendus sur le marché libre reste le même et
par conséquent celui des animaux vendus à l'intervention aussi. La condition en est cependant que le cheptel n'augmente pas dans l'absolu. Il ne pourrait pas augmenter à court terme et on ne peut pas non plus le concevoir dans l'avenir, car les éleveurs perdraient alors les primes que la Commission a payées pour réduire le cheptel. On n'aperçoit pas l'erreur manifeste que la Commission aurait commise dans son appréciation. A s'en tenir aux arguments de la Commission, il y a moyen de réduire de
cette façon la quantité globale de viande vendue à l'intervention.

94. L'Irlande répond que, comme il n'est pas possible d'abattre les animaux plus tôt, ces carcasses seraient complètement exclues des mesures d'intervention. Elles devraient dès lors être offertes sur le marché libre, ce qui entraînerait une chute des prix. Cela n'a pas pour seule conséquence d'accroître nettement le nombre d'animaux qui seront vendus à l'intervention, mais, comme la chute des prix sera très nette, cela entraînera également la mise en place de ce qu'il est convenu d'appeler le «
filet de sécurité ». Celui-ci est organisé à l'article 6, paragraphe 4, du règlement no 805/68. Il s'agit de mesures d'intervention dans des situations particulières de crise. Ce filet de sécurité n'est pas soumis aux plafonds annuels de l'article 6, paragraphe 1. D'après l'Irlande, cela aurait pour conséquence que la mesure de la Commission produirait précisément l'effet contraire de celui qu'elle recherche: l'éventualité d'achats illimités par les organismes d'intervention.

95. Ainsi que nous l'avons déjà indiqué, on ne saurait établir que la Commission ait commis une erreur manifeste en considérant qu'il serait possible de procéder plus tôt à l'abattage des animaux. C'est la raison pour laquelle l'argument de l'Irlande ne doit pas emporter la conviction.

96. Si le plafonnement que la Commission a instauré à l'égard du poids des carcasses valait aussi pour le filet de sécurité, il faudrait également rejeter l'argument de l'Irlande. Tel ne me paraît pas être le cas puisque la Commission a elle-même introduit la règle dans le corps de l'article 4, paragraphe 2, du règlement no 859/89 qui opère le choix des catégories, qualités et groupes de qualités au titre de l'article 6, paragraphe 1, du règlement no 805/68. L'article 6, paragraphe 1, ne régit
toutefois absolument pas le filet de sécurité mais l'intervention normale en prévoyant des plafonds de quantité pour chaque année. Ce n'est que dans ce cadre que la limite de poids des carcasses est appelée à jouer. L'Irlande ne saurait néanmoins réfuter le caractère adéquat de la mesure de la Commission par cet argument d'autant plus que, lorsqu'elle affirme que 60% de l'ensemble de la production devraient être vendus sur le marché libre et non à l'intervention, elle accrédite l'existence d'un
deuxième marché. Il est constant qu'il n'y a pour l'instant aucun produit irlandais qui soit vendu aux organismes d'intervention. La Commission a précisément choisi d'introduire cette limitation à un moment propice qui permettait d'en atténuer autant que possible les effets et laissait aux producteurs suffisamment de temps pour s'adapter, au besoin, aux nouvelles circonstances. Les effets n'ont dès lors pas pu être aussi dramatiques que l'Irlande le dit. Sur ce point non plus on ne peut pas
établir que la Commission ait commis une erreur manifeste. En conséquence, la mesure est en principe apte à entraîner une réduction des quantités de viande vendues à l'intervention.

97. La Commission cherchait au reste à ce que l'on ne produise plus de bovins lourds lorsqu'il n'y a plus de marché libre pour les écouler, c'est-à-dire lorsqu'il n'y a plus de demande.

98. La mesure excluant les carcasses lourdes de l'intervention, elle traduit clairement la volonté de la Commission de réorienter l'élevage vers les races légères. En agissant de la sorte, elle peut inciter les éleveurs à observer attentivement le marché et à n'élever des bovins lourds que s'il existe une demande. Au cas où l'on n'en demande pas, le producteur devrait réorienter sa production et éventuellement renoncer à recourir aux hormones. La mesure de la Commission permet dès lors d'atteindre
adéquatement l'objectif à tout le moins en ce qu'il consistait à adresser un simple signal. Elle y est parvenue.

99. La mesure peut aussi empêcher qu'en temps de crise, lorsque le prix du marché est bas, les producteurs déterminent le moment où ils procèdent a l'abattage en ne se souciant pas du marché mais au contraire en attendant que le prix du marché remonte et en vendant à l'intervention s'il ne remonte pas. La dernière solution est désormais exclue d'emblée. Pourtant, la régulation du marché vise tous les produits, même ceux qui ne sont pas directement achetés par les organismes d'intervention. Mais,
dans un premier temps, l'intervention n'est plus un débouché certain. Cela peut éventuellement inciter l'éleveur à observer le marché plus attentivement afin de procéder à l'abattage plus tôt et bénéficier le cas échéant de l'intervention.

100. La mesure permet dès lors d'atteindre adéquatement les objectifs de la Commission.

101. La République française expose qu'une telle mesure va à l'encontre de l'objectif visant à favoriser l'élevage extensif. En désavantageant les races plus lourdes, on peut accroître l'élevage des races plus légères à l'égard desquelles le recours aux hormones est plus rentable. On répondra à cela que, dans la conception de la Commission, on peut aussi élever d'autres races plus légères de manière extensive et que sa mesure ne contrarie pas le but de favoriser l'élevage extensif. Cette
considération de la Commission n'est pas manifestement erronée. Comme il faut lui reconnaître un large pouvoir d'appréciation, on peut considérer que la mesure ne contrecarre pas l'objectif de favoriser l'élevage extensif.

d) Le caractère nécessaire

102. Il nous reste à examiner dans ce contexte si la mesure est nécessaire.

103. La Cour apprécie à cet égard si les mesures dépassent les limites de ce qui est approprié et nécessaire pour atteindre le but recherché. La mesure doit s'accorder avec l'importance de l'objectif et être nécessaire pour l'atteindre ( 33 ).

104. Selon la Commission, le règlement litigieux est un instrument indispensable pour assurer le fonctionnement du marché et pour parvenir à respecter les plafonds annuels que le Conseil a fixés.

105. Au vu de la situation actuelle, on pourrait se demander s'il était nécessaire d'adopter la mesure pour rester au-dessous des plafonds annuels fixés par le Conseil puisque, ainsi que nous l'avons déjà indiqué, on ne vend actuellement pas de carcasses lourdes aux organismes d'intervention. Aussitôt que ceux-ci devront à nouveau intervenir aussi massivement qu'auparavant, la mesure de la Commission sera néanmoins nécessaire pour atteindre lesdits objectifs, à savoir réduire le volume des achats de
viande, réorienter le marché, diminuer la production. Là aussi, on ne saurait établir que la Commission ait commis une erreur manifeste.

106. La République française expose toutefois que la Commission pouvait recourir à des moyens moins contraignants en relevant par exemple à nouveau les coefficients de réduction ou en excluant de l'intervention certaines catégories ou qualités.

107. La Commission répond à cela qu'elle ne pouvait plus relever une nouvelle fois les coefficients de réduction. Plus les quantités de viande offertes aux organismes d'intervention sont importantes, plus le coefficient de réduction doit être élevé. Ainsi, comme les producteurs sauraient que les offres seraient réduites, ils les augmenteraient à l'avance, ce qui, selon la Commission, la contraint à fixer à son tour les coefficients de réduction à un niveau élevé. Cela fait que les coefficients ont
atteint un niveau de 90 à 95 %. Il n'y a plus moyen de continuer à le relever, car une réduction de 100 % signifierait que l'on n'achèterait plus de viande.

108. En ce qui concerne l'exclusion de catégories ou de qualités, on n'aperçoit pas en quoi il s'agirait d'un moyen moins contraignant. Dans ce cas également, certains États membres peuvent être durement touchés. D'après la Commission, il ne sert à rien de réduire une nouvelle fois le prix d'intervention, car, si les prix étaient trop faibles, les produits seraient offerts sur le marché libre, ce qui entraînerait une baisse du prix du marché.

109. Lorsque l'Irlande fait état d'un régime moins contraignant dont le royaume de Danemark a bénéficié, dans un autre contexte certes mais toujours dans le cadre des mesures d'intervention, il convient de rappeler qu'il appartient à la Commission d'apprécier les mesures qu'elle adopte et le moment où elle le fait.

110. Par ailleurs, selon nous, la mesure qui nous occupe en l'espèce est un moyen peu contraignant puisqu'elle a été instaurée à un moment où les mesures d'intervention n'étaient pas nécessaires. De surcroît, les États membres ont eu un délai pour réorienter leur production. Lorsque les parties requérantes exposent que le délai est insuffisant, il convient de leur rappeler que les mesures d'intervention ne constituent pas un deuxième marché, mais qu'elles sont des mesures spéciales palliant des
faiblesses particulières du marché. En plus des achats à l'intervention, on peut aussi recourir aux aides au stockage privé pour lesquelles le poids des carcasses n'a pas été plafonné, ainsi que la Commission l'a indiqué lors des débats oraux sans être contredite.

111. On peut dès lors considérer que la mesure de la Commission n'était pas disproportionnée, car elle était adéquate et nécessaire.

4) Le principe de non-discrimination

112. Comme troisième moyen invoqué au titre de l'article 173 du traité, les parties requérantes soutiennent que la Commission a violé le principe de non-discrimination inscrit à l'article 40, paragraphe 3, deuxième alinéa, du traité CEE et à l'article 7 du traité CEE (à présent l'article 6 du traité CE).

113. Ce principe interdit de traiter sans raison objective des situations analogues de façon différente ou des situations différentes de façon analogue. L'Irlande et la République française font valoir que le plafonnement du poids des carcasses aboutirait à exclure de l'intervention les produits français et irlandais avant tout. Le règlement ne dispose certes pas expressément que les produits français et irlandais ne peuvent plus être vendus aux organismes d'intervention, néanmoins le poids a été
plafonné de telle manière que ce sont précisément les produits français et irlandais qui sont exclus de l'intervention. D'après les parties requérantes, près de 60 % de leurs produits seraient exclus.

a) Inégalité de traitement

114. Pour vérifier s'il y a discrimination, il faut d'abord se demander s'il y a bel et bien eu inégalité de traitement. Il est un fait que lors des achats à l'intervention, les produits des parties requérantes sont traités différemment de ceux des autres États membres. La Commission expose certes que d'autres États membres sont aussi concernés. Même si tel est le cas, il est indéniable qu'ils ne sont pas atteints avec la même intensité que le sont les parties requérantes.

115. On ne saurait néanmoins retenir sans plus une inégalité de traitement sans prendre en compte les données particulières de l'intervention.

116. Nous avons déjà indiqué ci-dessus que les organismes d'intervention ne constituaient pas un deuxième marché. Il faut plutôt voir le régime de l'intervention comme étant une combinaison de différentes mesures servant toutes à stabiliser le marché de la viande bovine. Les organismes d'intervention achètent certaines quantités de viande bovine pour réduire de la sorte l'offre, c'est-à-dire la quantité de viande sur le marché. Cela entraîne un renforcement de l'ensemble du marché, à savoir de tous
les produits de viande bovine, et une hausse du prix. Il appartient à cet égard à la Commission de déterminer les quantités et les catégories de viande qui seront achetées de manière à ce que ces achats produisent le plus grand effet possible. Ainsi, lorsque les organismes d'intervention achètent de la viande à certains producteurs, ils ne le font pas pour faire une faveur à ces seuls producteurs. Ils cherchent plutôt à avantager tous ceux qui offrent de la viande bovine sur le marché. Il
s'ensuit que, quels que soient les producteurs qui vendent de la viande aux organismes d'intervention, tous les offreurs présents sur le marché en recueillent les retombées positives. Sous cet angle, on n'aperçoit dès lors pas l'inconvénient que subiraient les produits qui sont exclus des mesures d'intervention, à moins que les producteurs les aient produits dans le seul but de bénéficier de l'intervention. A l'instar de tous les autres produits, ceux des parties requérantes bénéficient, eux
aussi, de la stabilisation du marché. Il n'y aurait discrimination ou inégalité de traitement que si les produits français ou irlandais étaient exclus des retombées positives des mesures d'intervention.

117. On pourrait éventuellement entrevoir une inégalité de traitement si les producteurs de carcasses lourdes étaient davantage contraints que les autres à destiner leur production au marché. Mais, même s'il existe un régime d'intervention qui soutient les marchés, tous les producteurs sont en principe tenus de destiner leur production au marché. Les mesures d'intervention ne jouent que dans des cas exceptionnels lorsque le marché est en récession.

118. Pour ces motifs, il n'y a pas d'inégalité de traitement.

b) Justification

119. Même si l'on admet que, en l'espèce, la République française et l'Irlande seraient victimes d'une inégalité de traitement par rapport aux autres Etats membres, cette inégalité est justifiée.

120. Selon la jurisprudence de la Cour, une inégalité de traitement peut être justifiée lorsqu'elle intervient en fonction de critères de nature objective qui assurent une répartition proportionnée des avantages et désavantages pour les intéressés, sans distinguer entre les territoires des États membres ( 34 ).

121. La Commission expose avoir satisfait aux conditions permettant de justifier l'inégalité de traitement dès lors qu'elle a eu recours à un critère de nature objective consistant à plafonner le poids.

122. Cela ne surfit toutefois pas à la justifier puisque le critère de nature objective doit assurer une répartition proportionnée des avantages et désavantages entre les intéressés. Cela est douteux en l'espèce, car, si l'on admet qu'il y a inégalité de traitement, seuls deux États membres sont traités de manière désavantageuse.

123. Dans les conclusions présentées dans l'affaire C-27/90 ( 35 ), nous avions déjà interprété la jurisprudence de la Cour ( 36 ) en exposant que pour vérifier si elle est justifiée il faut se limiter à voir si il n'y a pas arbitraire, c'est-à-dire à voir s'il n'est plus possible de reconnaître tout simplement des justifications concrètement évidentes pour la solution choisie.

124. Lorsque la Commission indique qu'elle exclut de l'intervention les carcasses lourdes pour lutter contre un alourdissement général des bovins, qui ne répond pas au marché et, par conséquent, pour lutter contre l'achat à l'intervention de quantités de viande, cela permet déjà de reconnaître que l'approche de la Commission est justifiée.

125. Dans ce contexte, l'Irlande indique que, dans un cas comparable, la Commission a réservé un traitement spécial au royaume de Danemark afin d'atténuer des effets particulièrement contraignants. La Commission fait observer que ledit régime a été instauré après que le royaume de Danemark eut attiré l'attention sur ce problème au cours des négociations sur la réforme de la politique agricole. L'Irlande n'a pas fait usage de cette faculté. Ce n'est qu'au sein du comité de gestion qu'elle s'est
exprimée et l'on a tenu compte de ses observations. Au reste, il ne s'agit pas d'un cas comparable. Les produits danois devaient être complètement exclus de l'intervention. Tel n'est pas le cas des bovins irlandais, car, s'ils étaient abattus plus tôt, les animaux pourraient être vendus aux organismes d'intervention. Comme on n'aperçoit pas d'erreur manifeste que la Commission aurait commise et qu'il faut lui reconnaître un large pouvoir d'appréciation, les éléments qu'elle avance suffisent à
récuser une inégalité de traitement.

126. Ainsi que le Royaume-Uni l'expose à juste titre, le principe de non-discrimination inscrit à l'article 6, paragraphe 6, du règlement no 805/68 n'est pas méconnu non plus, comme les parties requérantes le prétendent, car cette disposition vise l'égalité de traitement au cours des adjudications et non pas lorsqu'on détermine de manière générale les produits éligibles à l'intervention.

127. Pour terminer, nous souhaiterions encore indiquer que, à juste titre, la Commission fait observer qu'il était inévitable que la réforme de la politique agricole comporte des inconvénients pour certains États membres. Il faut toutefois, selon elle, les apprécier dans une approche globale qui fait apparaître que les avantages et les désavantages découlant des dispositions particulières de la réforme se compensent.

128. Il ressort de ces motifs que la Commission n'a pas méconnu le principe de non-discrimination.

129. Enfin, nous devons encore examiner les moyens que seule l'Irlande a présentés dans la procédure C-307/93.

5) La confiance légitime

a) Confiance légitime née de l'incitation de la Commission à adopter un comportement déterminé

130. Il convient d'aborder en premier lieu la violation du principe de la confiance légitime. A cet égard, l'Irlande expose que depuis qu'elle a adhéré à la Communauté européenne elle a adapté son cheptel à la demande existant sur le continent. On serait passé à l'élevage de races continentales et donc plus lourdes.

131. De surcroît, les nouvelles mesures intervenues dans le secteur laitier auraient entraîné un alourdissement des animaux. La diminution des vaches laitières qu'elles poursuivaient a entraîné un accroissement du nombre de vaches allaitantes. Un quart de ces vaches étaient de race continentale, c'est-à-dire de race lourde, et bon nombre d'entre elles ont également été croisées avec des bovins de cette race. En décidant à présent d'exclure les races lourdes des mesures d'intervention, la Commission
porte atteinte à la confiance légitime de l'Irlande dans la poursuite du soutien à l'élevage des races lourdes. A cet égard, l'Irlande se réfère aux arrêts que la Cour a rendus dans les affaires 120/86 ( 37 ) et170/86 ( 38 ). Dans ces affaires, la Cour a retenu l'existence d'une confiance légitime au motif qu'un acte de la Communauté avait incité les opérateurs économiques à adopter un certain comportement ( 39 ).

132. En l'espèce, on ne saurait conclure que les opérateurs aient été incités à adopter un certain comportement. En ce qui concerne l'adaptation de l'élevage à la demande existant au sein de la Communauté européenne, l'Irlande n'a indiqué aucune mesure de la Commission qui y aurait expressément incité les opérateurs. On n'en aperçoit d'ailleurs aucune.

133. On ne saurait davantage considérer que les mesures que la Commission a adoptées dans le secteur de la production laitière inciteraient les opérateurs à apporter des modifications sur le marché de la viande bovine. En adoptant ces mesures, la Commission cherchait à réduire la production laitière. On ne saurait en aucun cas en déduire qu'elle a incité les opérateurs à augmenter la production dans un autre secteur, celui de la viande bovine, d'autant plus lorsque la demande n'y est pas supérieure
à l'offre. Les éleveurs devaient en tout cas adapter leur production à la situation régnant sur le marché de la viande bovine.

134. L'Irlande évoque l'encouragement de l'élevage extensif qui a été soutenu par des primes, en exposant qu'il s'agit là d'une autre mesure de la Communauté qui a pu susciter la confiance légitime des éleveurs irlandais.

135. La Commission répond que les opérateurs n'y auraient été incités que si l'élevage de races plus lourdes avait été expressément encouragé par des primes. Un élevage extensif ne requiert pas nécessairement des races lourdes.

136. L'Irlande le conteste certes, mais, comme nous l'avons déjà indiqué ci-dessus, il faut reconnaître à la Commission un large pouvoir d'appréciation dans ce domaine. C'est pourquoi il faut considérer qu'un élevage extensif n'aboutit pas nécessairement à des races plus lourdes. Il en résulte que l'on ne peut pas concevoir que, en encourageant l'élevage extensif, la Communauté aurait incité les opérateurs à produire des animaux plus lourds.

137. A cet égard, nous devons au reste rappeler que l'Irlande indique à plusieurs reprises que l'élevage extensif est pratiqué depuis des siècles en Irlande. Ce ne sont donc en aucun cas les mesures de la Communauté européenne qui ont incité les opérateurs à choisir ce mode d'élevage.

138. Le fait que le Conseil encourage l'élevage extensif au moyen de primes pourrait à la rigueur inspirer la confiance que, dans les années à venir, les éleveurs ne seraient pas incités à réorienter leur production. C'est avant tout la situation du marché qui doit déclencher une réorientation de la production. Le Conseil ne souhaite encourager l'élevage extensif que s'il ne contrarie pas l'objectif principal de la réforme de la politique agricole, à savoir réduire la production de viande. Cela
ressort également du quatrième considérant du règlement no 2066/92 où le Conseil indique en termes exprès que la réorientation des primes ne devra pas se traduire par une augmentation de la production. Par conséquent, les producteurs ne doivent pas considérer qu'un encouragement de l'élevage extensif les incite à se livrer à une production qui n'est plus régie par le marché.

139. Il ressort de tous ces motifs que l'encouragement de l'élevage extensif n'a pas incité les opérateurs à élever des races plus lourdes.

140. Enfin, la seule confiance légitime que les producteurs pouvaient avoir était de pouvoir continuer à vendre leur production aux organismes d'intervention. Lorsque l'Irlande expose à cet égard que ses éleveurs sont tenus de vendre aux organismes d'intervention, cela montre, ainsi que la Commission le fait observer à juste titre, que les éleveurs irlandais considèrent l'intervention comme étant un deuxième marché. Il est vrai que l'Irlande le conteste à un autre passage. Le fait que depuis 1993
plus aucune viande bovine n'a été vendue aux organismes d'intervention — et ce fait est constant — montre également que les producteurs irlandais se réfèrent à la situation du marché. Mais même s'il était exact que l'intervention est considérée comme étant un « deuxième marché », il ne pourrait y avoir de confiance légitime, car, ainsi que nous l'avons déjà indiqué ci-dessus, les éleveurs sont avant tout invités à adapter leur production à la situation du marché. Ce n'est que dans des
situations exceptionnelles que l'on peut recourir à l'intervention.

141. Par conséquent, la confiance des producteurs irlandais ne pourrait dès lors que consister dans l'espoir de pouvoir continuer à vendre leurs produits aux organismes d'intervention en périodes de crise. Toutefois, ainsi que nous l'avons montré ci-dessus, l'intervention a pour finalité de réguler le marché et non d'acheter certains produits. Cela veut dire que les éleveurs irlandais ne pouvaient pas espérer que ce soient précisément leurs produits qui soient achetés dans le cadre des mesures
d'intervention.

142. On pourrait répondre à cela que le Conseil fixe les plafonds annuels des quantités d'intervention en prévoyant un échelonnement et qu'il paye même des primes pour compenser la diminution du prix d'intervention. Il s'agit là toutefois fondamentalement d'une diminution des mesures d'intervention. Cela veut dire que le marché ne sera plus jamais régulé dans une mesure aussi importante que jusque-là. Le prix lui aussi peut dès lors ne plus être soutenu comme il l'était avant, ce qui entraîne des
pertes pour les producteurs. C'est ce que le Conseil veut compenser.

143. En l'espèce, il ne s'agit toutefois pas de réduire des mesures d'intervention, mais seulement de savoir quels produits sont achetés pour réguler le marché. Les producteurs irlandais ne subissent dès lors aucun préjudice; les mesures d'intervention régulent le marché dans la même mesure qu'auparavant. Cette régulation bénéficie également aux producteurs irlandais.

144. Les producteurs irlandais ne peuvent pas faire valoir une confiance légitime à laquelle la mesure de la Commission aurait pu porter atteinte.

145. Dans le règlement no 685/93 critiqué en l'espèce, la Commission prévoit néanmoins une limitation graduelle du poids des carcasses afin de « respecter la confiance légitime des producteurs » ( 40 ).

b) Prise en compte suffisante de la confiance légitime

146. D'après l'Irlande, cet échelonnement ne suffit pas non plus à assurer l'intérêt légitime des producteurs irlandais. Là aussi, il faut néanmoins reconnaître un large pouvoir d'appréciation à la Commission. Elle a instauré cette mesure après l'avoir examinée avec les représentants des États membres et après avoir procédé à une vaste analyse du marché. Il faut dès lors considérer que la mesure permet suffisamment aux producteurs d'adapter au besoin leur production. On ne saurait dès lors retenir
de violation du principe de la confiance légitime.

6) La violation de droits fondamentaux

147. Alors que l'Irlande affirme que le règlement litigieux de la Commission violerait les droits fondamentaux des producteurs irlandais de viande bovine en ce qu'il les priverait des fruits de leur travail, la Commission expose à juste titre que l'on n'aperçoit pas de violation d'un droit fondamental.

a) La propriété

148. Comme la faculté de vendre de la viande aux organismes d'intervention ne constitue pas un titre de propriété, surtout si l'on sait que l'intervention n'est qu'un mécanisme de régulation du marché, il n'y a pas d'empiétement sur le droit de propriété.

b) La liberté d'exercer une activité professionnelle

149. Il n'y a pas eu non plus de restriction à la liberté d'exercer une activité professionnelle. Même si les producteurs irlandais ne se référaient pas au marché et qu'ils dépendaient des ventes aux organismes d'intervention, le règlement de la Commission ne les empêcherait pas de continuer à exercer leur métier et de produire des carcasses lourdes. S'ils ne peuvent pas écouler leurs produits ensuite, il faut en rechercher la cause dans la loi de l'offre et de la demande et, dans ce cas-là, dans
l'absence de demande.

7) Le détournement de pouvoir

150. Il n'y a pas lieu de s'attarder davantage sur le détournement de pouvoir que la Commission aurait prétendument commis aux dires de l'Irlande. A cet égard, l'Irlande se borne à exposer les mêmes éléments qu'elle a avancés concernant l'incompétence de la Commission. Le détournement de pouvoir consiste pour une institution à user du pouvoir qui lui a été conféré dans un autre but que le but fixé. En l'espèce, il n'existe pas le moindre élément qui indiquerait que le règlement a été adopté dans un
but différent du but fixé.

8) Violation de formes substantielles

151. Le dernier moyen d'annulation que l'Irlande invoque, à savoir la violation de formes substantielles, n'est pas établi en l'espèce. D'après l'Irlande, le règlement litigieux de la Commission n'est pas suffisamment motivé, car les motifs avancés sont inexacts. L'obligation de motiver est régie par l'article 190 du traité CE qui impose de motiver les règlements. La Commission l'a fait en l'espèce. C'est dans un autre contexte, à savoir lorsqu'on examine le caractère proportionnel, qu'il faut
vérifier si les considérations de la Commission sont exactes et cet examen est hors de propos à ce stade.

152. En conséquence, parmi tous les moyens soulevés, sont seuls fondés les moyens tirés de l'incompétence de la Commission et de la violation de l'article 6, paragraphe 7, du règlement no 805/68.

Dépens

Conformément à l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, il convient de condamner la partie qui succombe aux dépens.

C — Conclusions

153. Pour les motifs exposés ci-dessus, nous proposons:

1) annuler le règlement (CEE) no 685/93 de la Commission;

2) condamner la Commission aux dépens.

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( *1 ) Langue originale: l'allemand.

( 1 ) Portant organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine (JO L 148, p. 24).

( 2 ) Quatrième considérant du règlement no 805/68.

( 3 ) Modifiant le règlement (CEE) no 805/68, portant organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine et abrogeant le règlement (CEE) no 468/87 établissant les règles générales du régime de prime spéciale en faveur des producteurs de viande bovine ainsi que le règlement (CEE) no 1357/80 instaurant un régime de prime au maintien du troupeau de vaches allaitantes (JO 1992, L 215, p. 49).

( 4 ) Premier et deuxième considérants du règlement no 2066/92.

( 5 ) Troisième et quatrième considérants du règlement no 2066/92.

( 6 ) Dixième considérant du règlement no 2066/92.

( 7 ) Relatif aux modalités d'application des mesures d'intervention dans le secteur de la viande bovine (JO, L 91, p. 5). Ce règlement a été abrogé par le règlement (CEE) no 2456/93 de la Commission, du 1 septembre 1993, portant modalités d'application du règlement (CEE) no 805/68 du Conseil en ce qui concerne les mesures générales et des mesures spéciales d'intervention dans le secteur de la viande bovine (JO, L 225, p. 4). Le règlement no 2456/93 est applicable à partir de la seconde adjudication
de septembre 1993. Comme es parties ne l'ont pas évoqué, nous ne nous prononcerons pas sur le règlement no 2456/93.

( 8 ) Établissant la grille communautaire de classement des carcasses de gros bovins (JO L 123, p. 3).

( 9 ) Règlement de la Commission du 24 mars 1993 modifiant lerèglement (CEE) no 859/89 relatif aux modalités d'application des mesures générales et des mesures spéciales d'intervention dans le secteur de la viande bovine (JO L 73, p. 9).

( 10 ) Arrêt du 30 octobre 1975, Rey Soda (23/75, Rec. p. 1279, points 10 et 14).

( 11 ) Deuxième considérant du règlement no 2066/92.

( 12 ) Les achats à l'intervention sont d'abord adjugés par la Commission. Pour réduire les quantités offertes après cela, des coefficients de réduction sont fixés (article 11, paragraphe 3, du règlement no 859/89).

( 13 ) Voir l'article 6, paragraphe 7, cinquième tiret, du règlement no 805/68.

( 14 ) Arrêt précité note 10.

( 15 ) Arrêt du 11 mars 1987, dit « beurre de Noël », Rau e.a./Commission (Rec. p. 1069, point 14).

( 16 ) Arrêt du 11 mars 1987, dit « beurre de Noël », Vandemoortele/Commission (Rec. p. 1129, point 14).

( 17 ) Arrêt du 11 mars 1987, Van den Bergh en Jurgens BV et Van Dijk Food Products (Lopik) BV/Commission (Rec. p. 1155, point 14).

( 18 ) Conclusions de l'avocat général M. Jacobs du 3 juin 1992 dans l'affaire Allemagne/Commission (arrêt du 27 octobre 1992, Rec. p. I-5383).

( 19 ) Conclusions précitées à la note 18, point 36.

( 20 ) Arrêt du 2 mai 1990, Hopermann (C-357/88, Rec. p. I-1669, point 7); arrêt du 2 mai 1990, Hopermann (C-358/88, Rec. p. I-1687, point 8).

( 21 ) Article 145, troisième tiret, du traité.

( 22 ) Voir affaire 23/75, précitée à la note 10; affaires jointes 279/84, 280/84, 284/84, 285/84 et 286/84, précitées à la note 15; affaire 27/85, précitée à la note 16; affaire 265/85, précitée à la note 17.

( 23 ) Conclusions du 5 décembre 1986 (Rec. 1987, p. 1084, points 102 et 105).

( 24 ) Arrêt du 24 février 1988, France/Commission, 264/86, Rec. p. 973, à la p. 998, points 20 et suiv.

( 25 ) Arrêt du 27 octobre 1992, Allemagne/Commission, C-240/90, Rec. p. I-5383, à la p. I-5434, points 36 et suiv.

( 26 ) Par dérogation à l'article 5, paragraphe 2, cette disposition permet aux organismes d'intervention d'acheter certaines viandes provenant de bovins mâles de 150 à 200 kilogrammes de poids carcasse (des veaux).

( 27 ) Arrêt du 17 décembre 1970 (25/70, Rec. p. 1161, point 6).

( 28 ) Cité à la note 7.

( 29 ) Modifiant le règlement (CEE) no 805/68 portant organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine, abrogeant le règlement (CEE) no 1302/73 et prorogeant le règlement (CEE) no 4132/88 (JO L 61, p. 43).

( 30 ) Arrêt du 8 avril 1992, Mignini (C-256/90, Rec. p. I-2651, point 16).

( 31 ) Arrêts du 20 octobre 1977, Roquette Frères (29/77, Rec. p. 1835, points 19 et 20); du 25 mai 1978, Racke (136/77, Rec. p. 1245, point 4).

( 32 ) Arrêt Mignini, précité note 30.

( 33 ) Arrêts du 21 janvier 1992, Pressler (C-319/90, Rec. p. I-203, point 12); du 27 novembre 1991, Italtrade (C-199/90, Rec. p. I-5545, point 12); du 28 juin 1990, Hoche (C-174/89, Rec. p. I-2681, point 19).

( 34 ) Arrêts du 2 juillet 1974, Holtz und Willemsen/Conseil et Commission (153/73, Rec. p. 675, point 13); du 13 juillet 1978, Milac (8/78, Rec. p. 1721, point 18); du 13 décembre 1984, Sermide (106/83, Rec. p. 4209, point 28).

( 35 ) Conclusions présentées le 14 novembre 1990 dans l'affaire SITPA (arrêt du 24 janvier 1991, Rec. p. I-133, point 32).

( 36 ) Arrêt du 21 février 1990, Wuidart e.a. (C-267/88 à C-285/88, Rec. p. I-435, point 14).

( 37 ) Arrêt du 28 avril 1988, Mulder (Rec. p. 2321).

( 38 ) Arrêt du 28 avril 1988, Von Deetzen (Rec. p. 2355).

( 39 ) Arrêt du 28 avril 1988, Mulder, précité à la note 37, point 24; arrêt du 28 avril 1988, Von Deetzen, précité à la note 38, point 13.

( 40 ) Deuxième considérant du règlement no 685/93.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-296/93
Date de la décision : 29/06/1995
Type de recours : Recours en annulation - non fondé

Analyses

Organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine - Conditions d'admissibilité à l'intervention.

Agriculture et Pêche

Viande bovine


Parties
Demandeurs : République française et Irlande
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lenz
Rapporteur ?: Moitinho de Almeida

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1995:202

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