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14/07/1994 | CJUE | N°C-68/93

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 14 juillet 1994., Fiona Shevill, Ixora Trading Inc., Chequepoint SARL et Chequepoint International Ltd contre Presse Alliance SA., 14/07/1994, C-68/93


Avis juridique important

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61993C0068

Conclusions de l'avocat général armon présentées le 14 juillet 1994. - Fiona Shevill, Ixora Trading Inc., Chequepoint SARL et Chequepoint International Ltd contre Presse Alliance SA. - Demande de décision préjudicielle: House of Lords - Royaume-Uni. - Convention de Bruxelles - A

rticle 5, point 3 - Lieu où le fait dommageable s'est produit - Diffama...

Avis juridique important

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61993C0068

Conclusions de l'avocat général armon présentées le 14 juillet 1994. - Fiona Shevill, Ixora Trading Inc., Chequepoint SARL et Chequepoint International Ltd contre Presse Alliance SA. - Demande de décision préjudicielle: House of Lords - Royaume-Uni. - Convention de Bruxelles - Article 5, point 3 - Lieu où le fait dommageable s'est produit - Diffamation par article de presse. - Affaire C-68/93.
Recueil de jurisprudence 1995 page I-00415

Conclusions de l'avocat général

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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. Par ordonnance du 1er mars 1993, la House of Lords vous interroge par voie préjudicielle sur l' interprétation de l' article 5, point 3, de la convention de Bruxelles, du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l' exécution des décisions en matière civile et commerciale (1) (ci-après "la convention"), à l' occasion du délicat problème de localisation du fait dommageable en matière de diffamation par voie de presse.

2. Les faits du litige au principal, sur lesquels il ne sera pas nécessaire de s' attarder longuement, peuvent être ainsi résumés. Mlle Shevill, domiciliée en Grande-Bretagne, ainsi que trois sociétés établies dans différents États contractants, ont estimé avoir été diffamées par un article paru dans le journal "France-Soir" qui aurait suggéré leur participation à un réseau de trafic de stupéfiants. Elles ont assigné, le 17 octobre 1989, devant la High Court of England and Wales, la société Presse
Alliance SA, éditrice de "France-Soir", en réparation du préjudice qu' elles auraient subi tant en France que dans d' autres États, ainsi qu' en Angleterre et au Pays de Galles. Leur demande a été maintenue nonobstant l' insertion, dans une édition postérieure, d' une "précision" destinée à réparer l' atteinte à leur réputation. Presse Alliance SA a contesté la compétence de la juridiction saisie en alléguant l' absence de fait dommageable. Les demanderesses au principal ont, en cours de procédure,
limité leur demande en réparation aux seuls dommages survenus en Angleterre et au Pays de Galles.

3. L' exception d' incompétence ayant été rejetée en première instance et en appel, la House of Lords, saisie d' un "appeal", a estimé nécessaire de vous interroger.

4. Avant d' aborder la discussion des questions préjudicielles, il convient de s' assurer qu' une action ayant pour objet de réparer l' atteinte à la réputation et/ou à l' honneur d' une personne en raison d' un article paru dans un journal relève de la matière délictuelle au sens de l' article 5, point 3.

5. Rappelons que cette disposition, par dérogation à la règle de principe de l' article 2 de la convention qui confère compétence aux juridictions de l' État du domicile du défendeur, prévoit, à titre alternatif, "en matière délictuelle et quasi délictuelle", une compétence spéciale au bénéfice du "tribunal du lieu où le fait dommageable s' est produit".

6. A l' exception notable de l' arrêt Tessili Italiana Como (2), dans lequel vous avez estimé que le "lieu où l' obligation a été ou doit être exécutée" au sens de l' article 5, point 1, devait être déterminée par référence à la législation nationale applicable à l' obligation servant de base à la demande, vous considérez que les notions inscrites à la convention doivent généralement recevoir une interprétation autonome.

7. Et vous avez défini, dans l' arrêt Kalfelis (3), la notion de "matière délictuelle et quasi délictuelle" comme comprenant

"... toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d' un défendeur et qui ne se rattache pas à la 'matière contractuelle' au sens de l' article 5, paragraphe 1" (4).

8. Bien que d' une portée très large, vous avez tenu à limiter son champ d' application aux actions en responsabilité, à l' exclusion de celles qui, telle l' action paulienne du droit français, n' ont pas pour objet

"... de faire condamner le débiteur à réparer les dommages qu' il a causés à son créancier par son acte frauduleux, mais de faire disparaître, à l' égard du créancier, les effets de l' acte de disposition passé par son débiteur" (5).

9. En tant qu' elle est destinée à réparer le dommage causé en raison d' un comportement illicite, l' action en diffamation entre dans le champ d' application de l' article 5, point 3. Telle est, au demeurant, l' opinion de la doctrine dominante (6).

10. La diffamation a d' ailleurs fait l' objet d' une interdiction solennelle dans la déclaration universelle des droits de l' homme dont l' article 12 prescrit:

"Nul ne sera l' objet d' immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d' atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes."

11. Bien que la protection contre "de telles atteintes" constitue un principe fondamental reconnu, des différences notables existent entre les législations des États contractants. Pour ne citer que les législations française et anglaise, alors que la première exige une intention de nuire pour que le délit soit constitué, lequel disparaît lorsque la bonne foi est établie, la seconde considère que l' infraction (désignée sous l' appellation "libel") est commise lorsque l' écrit est considéré par le
jury comme étant diffamatoire, sans que la personne lésée ait à démontrer la réalité du préjudice subi et sans prise en considération de la bonne foi. La situation est, en revanche, inversée en ce qui concerne l' atteinte à la vie privée dont la protection en droit français est particulièrement efficace. Ainsi que l' écrivait M. le professeur Badinter:

"... par la reconnaissance du droit subjectif au respect de la vie privée, toute atteinte devient condamnable en tant que telle sans que la personne concernée ait à faire la preuve du préjudice spécial qu' elle aurait éprouvé" (7).

12. Cette différence au regard de la protection de la victime, confrontée à la diversité des lois applicables en fonction des règles de conflits du for saisi, diversité due à la mise en cause et, parfois, à l' abandon de la règle traditionnelle de la lex loci delicti commissi, démontre, s' il en était besoin, que la revendication de compétence d' un for par préférence à celle d' un autre n' est pas neutre (8).

13. Il convient désormais d' analyser les sept questions préjudicielles qui vous sont posées, lesquelles peuvent être regroupées sous trois rubriques respectivement relatives, à la localisation du fait dommageable (question 1), à l' éventuelle délimitation de compétence de chaque juridiction dans le ressort de laquelle un dommage est survenu en cas d' admission d' une pluralité de fors compétents (question 3), la troisième étant consacrée à la notion de dommage, aux conditions de preuve et aux
conséquences qui pourraient résulter d' une pluralité de compétences (questions 2, 4, 5, 6 et 7).

I ° Localisation du fait dommageable

14. Ainsi que l' écrit Mme Gaudemet-Tallon:

"Les termes employés par l' article 5, point 3, entraînent des difficultés d' interprétation dans trois types d' hypothèses: lorsqu' il y a dissociation dans l' espace entre le lieu du fait générateur du dommage et le lieu où le dommage est survenu, lorsque le demandeur est la victime d' un préjudice par ricochet et, enfin, lorsque le lieu de survenance du dommage est difficile à localiser" (9).

15. La première de ces hypothèses a été examinée par vous dans l' arrêt Mines de potasse d' Alsace (10), la seconde dans l' arrêt Dumez France et Tracoba (11) et la troisième est celle de la présente affaire (12).

16. L' espèce ayant donné lieu à l' arrêt Mines de potasse d' Alsace concernait une pollution transfrontalière, dont était considérée responsable une entreprise établie en France, au détriment d' un horticulteur domicilié aux Pays-Bas. La juridiction néerlandaise, saisie du litige et devant laquelle l' entreprise soulevait l' exception d' incompétence, vous avait demandé si la notion de "lieu où le fait dommageable s' est produit" devait s' entendre comme désignant soit le lieu où le dommage est
survenu, soit celui où l' acte à l' origine du dommage avait été accompli.

17. Analysant le fondement des compétences spéciales inscrites à l' article 5, vous aviez relevé

"que cette liberté d' option a été introduite en considération de l' existence, dans certaines hypothèses bien déterminées, d' un lien de rattachement particulièrement étroit entre une contestation et la juridiction qui peut être appelée à en connaître, en vue de l' organisation utile du procès" (13).

18. C' est donc sans prise en considération spécifique de la nécessité d' une protection de la victime que vous aviez jugé que la notion de "lieu où le fait dommageable s' est produit" devait englober à la fois

"... le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l' événement causal" (14).

19. L' arrêt Dumez (15) vous a fourni l' occasion de rappeler que la règle de compétence de l' article 5, point 3, sous-tend l' exigence d' un lien de proximité entre le litige et le for saisi, c' est-à-dire d' une bonne administration de la justice.

20. Vous avez ainsi considéré que

"La règle de compétence juridictionnelle énoncée à l' article 5, point 3, de la convention du 27 septembre 1968 ... ne peut être interprétée comme autorisant un demandeur qui invoque un dommage qu' il prétend être la conséquence du préjudice subi par d' autres personnes, victimes directes du fait dommageable, à attraire l' auteur de ce fait devant les juridictions du lieu où il a lui-même constaté le dommage dans son patrimoine" (16).

21. Dans ces affaires, vous avez dégagé une notion autonome du "lieu où le fait dommageable s' est produit", contrairement donc à la position par vous adoptée dans l' arrêt Tessili Italiana Como (17) s' agissant de la notion du lieu d' exécution de l' obligation, position reprise dans votre récente décision Custom Made Commercial (18), dans laquelle vous avez jugé que, dans le cadre de l' article 5, point 1,

"... le lieu d' exécution de l' obligation (servant de base à la demande) doit être déterminé conformément au droit matériel régissant l' obligation litigieuse selon les règles de conflit de la juridiction saisie..." (19).

22. L' avocat général M. Capotorti s' était prononcé, dans ses conclusions sous l' arrêt Mines de potasse d' Alsace, en des termes toujours d' actualité, en faveur d' une définition autonome de la notion de "lieu où le fait dommageable s' est produit".

23. La doctrine dominante approuve d' ailleurs une telle orientation destinée à prévenir les conflits positifs ou, plus préoccupants, négatifs de compétence.

24. Les gouvernements britannique et allemand estiment cependant que la question de l' unicité ou de la pluralité de faits dommageables relève du droit national de chaque État contractant. En revanche, la Commission et les gouvernements français et espagnol proposent une définition communautaire tant du lieu du fait générateur que de celui du dommage.

25. Cette dernière solution apparaît répondre à l' objectif de la convention qui est de répartir les litiges entre les juridictions des États contractants de manière cohérente, donc selon un critère autonome, et s' inscrit dans la logique de vos arrêts Mines de potasse d' Alsace et Dumez.

26. Le premier a eu pour résultat, dans certains États contractants, de créer un nouveau chef de compétence. A l' inverse, le second a exclu toute compétence fondée sur le préjudice indirect subi par une victime.

27. Il serait pour le moins paradoxal que l' application effective de l' article 5, point 3, soit compromise lorsque la localisation du délit, donc le for compétent, varie d' un État contractant à l' autre.

28. Certes, la diversité des solutions qui se dégage d' une étude comparative des droits des États contractants complique singulièrement le choix à opérer, mais cela ne saurait constituer un obstacle dirimant.

29. Esquissons une comparaison puisque, ainsi que vous l' avez indiqué, l' interprétation des termes de l' article 5, point 3, dans ce domaine, doit également

"... éviter tout bouleversement dans les solutions élaborées dans le cadre des divers droits nationaux, l' unification étant recherchée, en conformité de l' article 5, 3 , de la convention, dans le sens d' une systématisation de solutions déjà acquises, dans leur principe, dans la plupart des États intéressés" (20).

30. En droit allemand, sont compétents à la fois les tribunaux du lieu d' édition et ceux du lieu de diffusion, à condition, dans cette dernière hypothèse, que la diffusion ait été effectuée par l' éditeur ou prévisible pour lui (21). Tout tribunal, quel que soit le fondement de sa compétence, peut, dans l' ordre national, réparer l' intégralité du dommage. Cette solution devrait également prévaloir, selon une certaine doctrine, dans l' ordre international, même si aucune décision n' existe, à notre
connaissance, en ce sens.

31. Ainsi, selon MM. Geimer et Schuetze (22),

"Die konkurrierende Zustaendigkeit am Handlungs- wie am Erfolgsort eroeffnet eine Klagemoeglichkeit fuer den gesamten Schaden, wo immer er auch entstanden ist, nicht nur fuer den im Hoheitsgebiet des Gerichtsstaates entstandenen Schaden" (23).

32. Telle est également la position de M. Kropholler (24):

"So besteht bei der durch ein Druckerzeugnis veruebten unerlaubten Handlung eine internationale Zustaendigkeit nicht nur am Ort der Herstellung, sondern auch an den unter Umstaenden sehr zahlreichen Orten, an denen es bestimmungsgemaess verbreitet wird" (25).

33. En droit belge, les juridictions semblent admettre leur compétence lorsqu' un élément constitutif du délit s' est réalisé dans cet État (diffusion, publication), sans que soit reconnue pour autant la compétence cumulative des fors saisis sur ces deux fondements. La doctrine considère généralement que la saisine de l' un quelconque des fors doit permettre, quel que soit son fondement, réparation de l' ensemble des dommages causés (26).

34. En droit français, c' est dans le cadre de l' atteinte à la vie privée que des solutions ont été dégagées en matière de délit transfrontalier par voie de presse. L' article 46, troisième alinéa, du nouveau code de procédure civile permet au demandeur de saisir soit la juridiction du domicile du défendeur, soit celle de l' événement causal, soit enfin celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi. L' option entre ces deux dernières voies a été entendue comme se rapportant, d' une part à
la juridiction du lieu d' édition, d' autre part à celles des lieux de diffusion. Alors que la première est compétente pour connaître de l' intégralité du dommage, quel que soit son lieu de survenance, les secondes ne peuvent réparer que le préjudice subi dans leur ressort (27). Une certaine partie de la doctrine a, ainsi que nous le verrons, critiqué cette jurisprudence.

35. En droit luxembourgeois, l' article 37 du code de procédure civile dispose qu' "en matière de réparation du dommage causé par un délit ou un quasi-délit, la demande pourra être portée au choix du demandeur soit devant la juridiction du domicile du défendeur, soit devant celle du lieu où le fait dommageable s' est produit". La notion de "lieu où le fait dommageable s' est produit" n' a pas été précisée par la jurisprudence, mais la doctrine dominante, invoquant les décisions des juridictions
françaises, estime qu'

"... il est admis qu' en matière d' atteinte à la vie privée par la voie de la presse, les juridictions du pays du lieu de diffusion sont compétentes pour connaître de la réparation du préjudice qui s' y est réalisé, à côté des juridictions du pays d' édition..." (28).

36. Les droits espagnol (29) et italien (30) n' attribuent compétence qu' aux tribunaux du lieu de l' impression et de la première diffusion pour réparer tout dommage, quel que soit son lieu de survenance. Il y a donc désignation d' un for centralisateur.

37. Le critère retenu par l' Angleterre et l' Irlande pour déterminer le for compétent est la communication à un tiers d' un texte considéré par la victime comme ayant porté atteinte à sa réputation. En revanche, si, en ce qui concerne le droit anglais, nous n' avons pu relever de décision s' étant prononcée sur l' étendue de la compétence lorsque le dommage a été subi dans plusieurs États, il résulterait d' un arrêt de la Supreme Court d' Irlande que "the extent of publication" constituerait un
élément pertinent quant au calcul du montant de la réparation sollicitée (31).

38. Au Portugal, le problème de compétence en matière de diffamation par voie de presse a été principalement résolu dans le cadre du droit pénal. Alors que certains arrêts retiennent le lieu d' expédition d' une lettre diffamatoire (32), d' autres, en revanche, privilégient celui de sa réception (33).

39. Aux Pays-Bas, enfin, seul le for du domicile du défendeur ou, à défaut, de résidence, se voit attribuer compétence. S' il n' y a ni domicile ni résidence dans cet État, le forum actoris est adopté.

40. La diversité des solutions adoptées par les ordres juridiques internes des États membres traduit la difficulté de localisation du fait dommageable lorsque ce dernier est de nature immatérielle. Mme Gaudemet-Tallon souligne ainsi très justement que

"La jurisprudence Mines de potasse d' Alsace n' est pas d' une application facile lorsque les localisations et du fait générateur et du préjudice subi prêtent à controverse" (34).

41. Cependant, au-delà de ces divergences, on constate l' apparition du binôme édition ou impression/diffusion ou communication, même si certains droits prennent en considération l' un des deux facteurs de rattachement à l' exclusion de l' autre, alors que d' autres admettent une compétence alternative des fors ainsi désignés.

42. Une partie de la doctrine a mis en doute la pertinence de ces critères de rattachement insistant, du moins dans le domaine des dommages immatériels, sur l' importance du domicile de la victime considéré comme lieu de survenance du dommage. Mme Gaudemet-Tallon considère à cet égard que la notion de diffusion englobe à la fois l' événement causal et le préjudice, en sorte que si l' édition constitue la cause "première", la cause "seconde" serait la diffusion. Ainsi, pour l' option de compétence,
le lieu du domicile de la victime devrait être considéré comme celui de la réalisation du préjudice (35).

43. Selon M. Bourel,

"... le classement opéré par cet auteur du fait même de la diffusion dans la catégorie 'acte générateur' force quelque peu la réalité" (36).

Et de poursuivre:

"L' expression 'événement causal' substituée à celle d' 'acte générateur' marque d' ailleurs bien la difficulté qu' il y a d' opérer ici la distinction entre le fait qui est à l' origine du dommage et le dommage lui-même. Elle manifeste, par le biais du concept de causalité ainsi introduit dans le débat, le lien étroit qui existe entre l' un et l' autre élément constitutif de la responsabilité civile et les difficultés de les dissocier quant à leur rattachement dans l' espace. Si la diffusion est le
dernier acte causal, il est en tant que tel aussi celui par lequel s' affirme et se concrétise le préjudice" (37).

44. En définitive, cet auteur se déclare lui aussi partisan d' une attribution de compétence au domicile de la victime, "... entendu ... en tant que lieu de réalisation du délit pris dans son ensemble", estimant que ni l' édition ni la diffusion ne sont pertinentes au regard de la compétence juridictionnelle, étant "neutres, inclassables et donc inutilisables" (38).

45. Cependant, consacrer ce for reviendrait à conférer compétence au forum actoris, à l' égard duquel vous avez maintes fois rappelé la défaveur de la convention. Ainsi, dans votre arrêt Dumez, vous avez tenu à rappeler que

"... la convention a manifesté sa défaveur à l' encontre de la compétence des juridictions du domicile du demandeur en écartant, dans son article 3, deuxième alinéa, l' application de dispositions nationales prévoyant de tels fors de compétence à l' égard de défendeurs domiciliés sur le territoire d' un État contractant" (39).

46. Ce for n' apparaît d' ailleurs pas répondre particulièrement à l' exigence de bonne administration de la justice que vous avez rappelée dans plusieurs de vos arrêts (40), même si, effectivement, il permet de centraliser la procédure, possibilité qu' au demeurant offre déjà le for du domicile du défendeur. Particulièrement pertinent est l' exemple donné par le gouvernement britannique d' un acteur italien domicilié en Angleterre, État dans lequel il est totalement inconnu (41). Un journal italien
qui n' est pas diffusé en Angleterre porte atteinte à son honneur. Si l' on admettait la compétence du for du domicile du demandeur, il pourrait saisir les juridictions anglaises sans aucune justification au regard d' une bonne administration de la justice.

47. Observons, pour terminer, qu' aucun ordre juridique d' un État contractant n' a consacré ce for.

48. Il convient donc, à ce stade, de centrer notre réflexion sur la séparation dans l' espace des deux critères de compétence, au regard de la localisation du dommage, celui de sa survenance et celui de l' événement qui est à son origine.

49. Cette dissociation ab initio était incontestable dans l' affaire Mines de potasse d' Alsace. Vous avez d' ailleurs tenu à le rappeler en ces termes dans l' arrêt Dumez:

"... l' arrêt du 30 novembre 1976 ... est intervenu à propos d' une situation où le dommage ° en l' occurrence les dégâts causés aux cultures aux Pays-Bas ° s' est réalisé à une certaine distance du lieu de l' événement causal ° en l' espèce, un déversement de déchets salins dans le Rhin par une entreprise établie en France °, mais par l' effet direct de l' agent causal, à savoir les déchets salins dans leur déplacement physique" (42).

50. Dans la présente affaire, la Commission ainsi que les gouvernements espagnol et français s' accordent à considérer que le fait générateur se produit au lieu de publication du périodique incriminé, les dommages étant survenus dans chacun des États contractants à l' intérieur desquels, par la diffusion volontaire de l' écrit, la réputation d' une personne est compromise. Le gouvernement britannique estime quant à lui que le lieu de communication aux tiers constitue à la fois le fait générateur et
le dommage.

51. Si l' on se réfère simplement à votre arrêt Mines de potasse d' Alsace, on note que vous avez souligné l' importance des critères de compétence que sont "l' événement causal" et le "lieu de matérialisation du dommage" (43) dans une affaire dans laquelle un fait générateur avait causé un dommage.

52. Ici, nous nous situons dans un cadre plus complexe, dans lequel un fait générateur entraîne plusieurs dommages. En effet, le préjudice se matérialise au lieu du dernier élément constitutif du délit, c' est-à-dire, en matière de délits par voie de presse ou de radio-télévision, dans chaque État dans lequel l' écrit est diffusé ou l' émission reçue. L' événement causal directement à l' origine de ce dommage se trouve objectivement localisé au lieu de la publication de l' écrit ou de l' émission du
programme.

53. L' atteinte à la réputation et/ou à l' honneur survient, en effet, aux divers lieux de divulgation à des tiers d' un propos diffamatoire. Le dommage apparaît donc lorsqu' une telle "information" est portée à la connaissance du public, étant observé que la publication du journal incriminé constitue le vecteur de la transmission. Il y a donc bien localisation séparée de l' événement causal et du dommage.

54. La systématisation de la jurisprudence Mines de potasse d' Alsace présente, en matière de délits transfrontaliers par voie de presse, l' inconvénient de susciter une multiplicité de fors compétents, en sorte qu' une certaine partie de la doctrine a proposé l' adoption de critères spécifiques.

55. Ainsi, selon Lasok et Stone (44),

"... it is thought that the Bier decision does not preclude the eventual adoption of specific rules for particular torts; e.g. a rule that for the purposes of defamation by a single publication, the relevant place is that of the publication to the third person" (45).

56. Kaye (46) estime, quant à lui, que

"... it is considered that in the context of Article 5(3), when a defamatory statement is uttered, written, broadcast or posted in State A, published in State B and causes damage to reputation in State C (to which news for the publication spread by natural processes), it is the defendant' s act in State A which should be held to be the event giving rise to the damage and consequently the harmful event for purposes of Article 5(3)..." (47).

57. Cette approche permet certes d' éviter la multiplication des fors compétents, ce qui constitue l' un des objectifs de la convention. Cependant, outre le fait que le principe de proximité ne saurait justifier que prééminence soit accordée au tribunal soit du fait générateur, soit du dommage, nous estimons, comme nous l' avons dit dans nos conclusions sous l' arrêt Dumez, que l' exclusion d' un des facteurs de rattachement dans certaines matières et de l' autre facteur dans d' autres matières
pourrait remettre en cause la cohérence de votre jurisprudence (48).

58. Ainsi, le demandeur pourra saisir à son choix le for du défendeur, celui de l' événement causal de même que celui ou ceux de la survenance du dommage.

59. Se pose immédiatement la question de l' étendue de compétence de ces juridictions, particulièrement de celles dans le ressort desquelles un écrit prétendument diffamatoire a été diffusé.

II ° Étendue de la compétence du for du dommage

60. Outre donc le tribunal du domicile du défendeur, celui du fait générateur est compétent pour tous les dommages survenus, dès lors que ceux-ci ont leur source dans l' acte illicite. En revanche, le tribunal dans le ressort duquel un dommage est survenu est-il compétent pour réparer l' intégralité des dommages, y compris ceux survenus dans d' autres États?

61. Nous avons rappelé la position de MM. Geimer et Schuetze ainsi que celle de M. Kropholler, lesquels estiment que la juridiction du lieu du dommage doit pouvoir connaître de l' intégralité du dommage survenu non seulement dans son ressort mais également sur le territoire d' autres États contractants (49). Ce dernier auteur ne manque pas cependant de signaler le risque de "forum shopping" inhérent à une telle approche.

62. En revanche, dans un article très remarqué, M. Lagarde (50) a considéré que,

"Dès lors qu' un acte a entraîné des dommages dans plusieurs pays à la fois, le tribunal du lieu de cet acte (ici le tribunal du lieu de l' édition) a vocation pour connaître de l' ensemble des dommages, où qu' ils soient localisés, provoqués par cet acte, puisque chacun de ces dommages se rattache tout entier à cet acte. Au contraire, le tribunal de l' un des lieux de réalisation du dommage ne peut avoir de compétence que pour connaître des conséquences dommageables de l' acte dans le pays de son
siège, les dommages causés dans un autre pays ne se rattachant à ce tribunal, ni par leur lieu de réalisation ni par celui de l' acte fautif" (51).

63. Cette position a été soutenue par M. Droz (52) ainsi que par MM. Gothot et Holleaux (53). M. Huet (54), dans une note sous l' arrêt Mines de potasse d' Alsace, a également estimé que, dans l' hypothèse où un fait illicite a causé des dommages multiples en des lieux différents,

"le demandeur devra donc saisir tous les tribunaux dans le ressort desquels un dommage est survenu..." (55).

64. Cette analyse est partagée par la majorité des tribunaux français, lesquels ne se reconnaissent pas compétents pour réparer le préjudice survenu dans d' autres États contractants dès lors que l' acte illicite a été commis dans l' un de ces derniers (56).

65. Si la solution prônée par les auteurs allemands a l' indéniable mérite d' éviter la multiplication des fors compétents, elle semble avant tout animée par un souci de protection de la victime, laquelle ainsi ne serait pas contrainte, pour obtenir réparation de l' intégralité du préjudice subi, de saisir chacune des juridictions des États contractants dans le ressort desquels un dommage serait survenu.

66. Mais, faut-il encore le rappeler, le tribunal du fait générateur ainsi que celui du domicile du défendeur constituent déjà deux fors centralisateurs dont la compétence ne saurait faire l' objet d' une limitation.

67. En outre, particulièrement en cette matière où la victime aurait, en pratique, la possibilité de saisir l' une quelconque des juridictions de tous les États contractants (57), cette solution apparaît être en contradiction avec l' esprit de la convention qui n' est certainement pas de favoriser le "forum shopping" mais bien d' organiser la distribution des compétences spéciales. Qui ne voit qu' ainsi la victime choisirait le for devant lequel son préjudice serait, selon elle, le mieux réparé?

68. Or, il résulte, en premier lieu, de votre jurisprudence que

"... les 'compétences spéciales' énumérées aux articles 5 et 6 de la convention constituent des dérogations au principe de la compétence des juridictions de l' État du domicile du défendeur, qui sont d' interprétation stricte" (58).

69. En second lieu, une telle solution favoriserait la multiplication des fors concurrents. Or, rappelons que, dans votre arrêt Effer (59), vous avez souligné que

"... la convention prévoit un ensemble de règles visant entre autres à éviter la multiplication, en matière civile et commerciale, des procédures judiciaires concurrentes dans deux ou plusieurs États membres, et permettant, dans l' intérêt de la sécurité juridique et dans celui des parties, la détermination de la juridiction nationale territorialement la plus qualifiée pour connaître d' un litige" (60).

70. Mais surtout, elle ne nous semble nullement s' inscrire dans la ligne de votre jurisprudence Mines de potasse d' Alsace. En effet, le tribunal du fait générateur possède une compétence pour l' ensemble des dommages issus de l' acte illicite. Il constitue ainsi, à côté de celui du domicile du défendeur, un point d' ancrage solide pour l' ensemble des dommages. En revanche, dans une situation telle celle de l' espèce, la compétence du juge du dommage repose exclusivement sur l' idée

"... d' un lien de rattachement particulièrement étroit entre une contestation et la juridiction qui peut être appelée à en connaître, en vue de l' organisation utile du procès" (61).

71. Ainsi, le tribunal du lieu de l' un des dommages ne saurait connaître de l' action en réparation de dommages survenus dans d' autres États contractants, dans la mesure où il n' y a plus ici lien de proximité entre le for et le litige.

72. Le principal inconvénient de cette limitation de compétence réside, ne nous le dissimulons pas, dans la multiplication des fors compétents et, par voie de conséquence, dans le risque de contrariété ° mais non d' inconciliabilité ° de décisions rendues par les juridictions saisies (62). Elle est, en revanche, conforme à de nombreux objectifs de la convention tels que par vous relevés.

73. Tout d' abord, le tribunal du lieu du dommage est le mieux à même d' apprécier l' atteinte à la réputation de la victime dans son ressort et de déterminer l' étendue du préjudice.

74. En second lieu, l' adoption d' un tel critère évite l' apparition des fors concurrents (63). En effet, ici, chacun d' eux n' a compétence qu' à l' égard des dommages survenus à l' intérieur de son ressort.

75. En troisième lieu, l' objectif de protection juridique implique une prévisibilité des règles de compétence, à laquelle vous vous êtes référé dans vos arrêts Handte (64) et Custom Made Commercial (65). Le défendeur sera à même de connaître exactement, en fonction du lieu de diffusion des journaux, devant quelle juridiction il risque d' être attrait et les moyens de défense dont il pourra se prévaloir, eu égard à la loi applicable.

76. Enfin, l' interprétation restrictive des règles de compétence spéciale appelle, ici plus qu' en toute autre matière, la solution que nous vous proposons. Il convient, à cet égard, de rappeler que, dans l' arrêt Kalfelis, vous avez jugé

"... qu' un tribunal compétent, au titre de l' article 5, paragraphe 3, pour connaître de l' élément d' une demande reposant sur un fondement délictuel n' est pas compétent pour connaître des autres éléments de la même demande qui reposent sur des fondements non délictuels" (66).

77. Nous avions, quant à nous, proposé qu' une demande fondée à la fois sur la responsabilité délictuelle, la responsabilité contractuelle et l' enrichissement sans cause soit régie exclusivement par les règles prévues en matière contractuelle par l' article 5, point 1, eu égard à la nécessité de rationaliser la compétence et de centraliser la procédure devant un for unique (67).

78. Cette détermination aurait procédé tant des fondements de la demande trouvant sa source principale dans l' inexécution d' obligations contractuelles que sur la meilleure connaissance par le juge du contrat du contexte et de l' ensemble des implications contentieuses de celui-ci (68).

79. Notre position dans la présente affaire n' est nullement en contradiction avec celle que nous venons de rappeler. L' existence d' un seul juge du contrat aurait permis, dans le cas de figure Kalfelis, une centralisation objective sans risque de "forum shopping". Ici, en revanche, ce risque serait considérable si, pour parer à l' inconvénient de la multiplicité des fors, l' un de ceux-ci pouvait être choisi par le demandeur pour obtenir ° pour des raisons de stratégie judiciaire de procédure et
de fond ° réparation du préjudice prétendument subi sur le territoire de plusieurs États contractants. Une fois encore, la centralisation peut déjà s' opérer auprès du tribunal du domicile du défendeur ou de celui du fait générateur. On ne saurait exiger qu' elle puisse de surcroît être toujours obtenue en vertu d' une compétence spéciale, c' est-à-dire, redisons-le, de nature restrictive.

80. Ainsi, pour reprendre l' expression de M. Huet, il y a bien "atomisation de la compétence internationale" (69). Il a, en conséquence, proposé, dans un article récent (70), d' étendre votre jurisprudence Shenavai (71) aux cas de délits transfrontaliers en matière d' atteinte à la vie privée.

81. Rappelons que vous avez considéré, dans cet arrêt, que, si le litige porte sur plusieurs obligations découlant d' un même contrat,

"... le juge saisi s' orientera, pour déterminer sa compétence, sur le principe selon lequel l' accessoire suit le principal; en d' autres termes, ce sera l' obligation principale, entre plusieurs obligations en cause, qui établira sa compétence" (72).

82. Selon M. Huet,

"Transposé à la matière délictuelle, et particulièrement aux atteintes à la vie privée résultant de la diffusion des médias dans plusieurs pays, ce principe 'le secondaire suit le principal' permettrait à la victime de dommages multiples (localisés aux divers lieux de diffusion) d' intenter une action unique devant le tribunal du lieu où est survenu le principal de ses préjudices (ce dommage 'principal' n' est pas forcément survenu dans le pays où le magazine est édité)" (73).

83. Ainsi, sans proposer la suppression du critère traditionnel du "locus delicti commissi", cette doctrine cherche à en corriger les effets dans des situations dans lesquelles son application automatique serait susceptible de conduire à un morcellement des compétences entre plusieurs fors.

84. Aussi séduisante que soit cette approche, nous pensons, quant à nous, que, sous réserve de la vérification par le juge de sa propre compétence ratione materiae (74), la convention n' a pas entendu lier la compétence du juge à l' appréciation du fond du litige; elle est fondée sur une conception objective et non personnelle du lien de proximité, lequel ne saurait varier en fonction de la spécificité de telle ou telle affaire. La détermination du "principal dommage" peut être délicate sinon
impossible à opérer dans le cas de personnalités internationalement connues, particulièrement lorsqu' elles n' ont aucun lien ni de nationalité ni de résidence avec la Communauté.

85. En revanche, la localisation objective de l' obligation contractuelle principale, quoique parfois délicate, s' impose dans la majorité des cas.

86. Cette approche avait d' ailleurs été suggérée dans l' arrêt Mines de potasse d' Alsace par certains intervenants et avait été écartée en ces termes par l' avocat général M. Capotorti:

"Accueillir un critère de 'most significant connection' serait aussi difficilement conciliable avec l' intention des auteurs de la convention qui est de permettre de déterminer facilement le for compétent sur la base de critères clairs, précis, fournis avec un degré suffisant d' objectivité et, partant, susceptibles d' être appliqués uniformément dans tous les États ayant adhéré à la convention. A cet égard, un critère qui, comme celui que nous venons d' évoquer, ne se prête pas bien à être précisé
dans l' abstrait et qui fait plutôt confiance à une évaluation discrétionnaire de la part du juge, ne pourrait fournir de garanties suffisantes" (75).

87. Il semble, au demeurant, que nous sommes, ici, "à la marge" de la matière civile, en sorte que la consécration, dans certaines limites, du concept de territorialité, nous apparaît préférable.

88. C' est d' ailleurs ce concept qui a amené les rédacteurs de la convention sur le brevet communautaire à insérer un article 69, paragraphe 2, aux termes duquel:

"Les actions en contrefaçon des brevets communautaires peuvent également être portées devant un tribunal de l' un des États contractants sur le territoire duquel un fait de contrefaçon a été commis. Le tribunal saisi n' est compétent que pour connaître des faits de contrefaçon commis sur le territoire de cet État."

III ° Notion de dommage, conditions de preuve et conséquences de l' admission d' une pluralité de fors

° A °

89. Par ses seconde, quatrième et cinquième questions, la juridiction de renvoi vous interroge sur l' existence d' un dommage lorsque la loi applicable au délit (loi anglaise, en l' occurrence) n' exige pas que la personne se prétendant victime d' une diffamation rapporte la preuve, d' une part qu' elle était connue de certains lecteurs, d' autre part qu' elle a subi un préjudice réel, celui-ci étant, nous l' avons vu, présumé.

90. Nous avons déjà rappelé le caractère autonome de la notion de "matière délictuelle ou quasi délictuelle" par vous dégagée dans l' arrêt Kalfelis. Le fait de porter atteinte à la réputation d' autrui constituant un "fait dommageable" au sens de l' article 5, point 3, et cette disposition ayant une portée large, doit être considérée comme relevant de son champ d' application toute action dont l' objet est d' obtenir réparation d' un dommage résultant de la violation d' une obligation légale,
étrangère à l' existence d' une relation contractuelle entre les parties (76).

91. Doit-on, cependant, aller au-delà de cette définition assez générale et spécifier les éléments constitutifs du dommage? Telle est l' interrogation de la House of Lords.

92. Ni la Commission ni les États intervenants n' ont soutenu que, pour l' application uniforme de la convention, il y avait lieu d' unifier le droit matériel de la responsabilité délictuelle.

93. Tel est également notre avis, dès lors que l' objectif de la convention est d' opérer une distribution cohérente de compétences entre les États contractants et non d' uniformiser les règles touchant au fond du droit.

94. Telle est aussi la position de la doctrine dominante et notamment du Pr Kaye, selon lequel:

"... no effort should be made, as part of the attempt to develop a uniform Convention concept, to define whether particular facts are to be held to give rise to tortious liability or not, since it is not the function of the European Court, in drawing up such a definition, to stipulate whether tortious or any other form of liability ought to exist in a particular fact situation and reference must always be made to the applicable national law in order to determine the characteristics of the liability,
if any, which is the subject of the national court proceedings..." (77).

95. Il appartient donc au juge national et à lui seul de déterminer, conformément à la loi applicable au délit, les circonstances dans lesquelles un dommage intervient.

96. Il en va de même, s' agissant des règles processuelles applicables. Il suffira, à cet égard, de rappeler votre arrêt Kongress Agentur Hagen (78):

"... la convention n' a pas pour objet d' unifier les règles de procédure, mais de répartir les compétences judiciaires pour la solution des litiges en matière civile et commerciale dans les relations intracommunautaires, et de faciliter l' exécution des décisions judiciaires. Il y a donc lieu de distinguer nettement la compétence des conditions de recevabilité d' une demande" (79).

° B °

97. Par sa sixième question, la House of Lords vous demande si sa décision de se déclarer compétente devrait être subordonnée à l' absence de risque que la juridiction d' un autre État contractant, également compétente, puisse aboutir à une solution différente.

98. Ainsi que nous l' avons déjà indiqué, toute juridiction d' un État contractant dans lequel un dommage est survenu n' est compétente que pour la portion de dommage localisé dans son ressort, en sorte que deux tribunaux, saisis, suite à un même événement causal, d' une demande en réparation du dommage, n' ont aucune compétence concurrente.

99. L' article 22, relatif au dessaisissement fondé sur la connexité, en exigeant comme condition un tel type de compétence, est, dès lors, inapplicable. Mme Gaudemet-Tallon écrit d' ailleurs, à cet égard:

"Si l' on admet que le juge du lieu de réalisation d' un préjudice n' est pas compétent au sujet de l' autre préjudice, né du même fait générateur, mais survenu dans un autre État contractant, l' article 22 ne trouve pas à s' appliquer" (80).

100. N' y a-t-il pas pour autant risque d' inconciliabilité de décisions, au sens de l' article 27, point 3, de la convention, dans le cas où certaines juridictions viendraient à accueillir la demande en réparation d' autres, au contraire, déboutant la victime?

101. Nous ne le pensons pas dans la mesure où la condition d' inconciliabilité, par vous dégagée dans l' arrêt Hoffmann (81), ne serait pas remplie. Vous avez, en effet, jugé qu'

"Afin d' établir s' il y a inconciliabilité ..., il convient de rechercher si les décisions en cause entraînent des conséquences juridiques qui s' excluent mutuellement" (82).

102. Vous avez constaté dans cet arrêt qu' une décision condamnant un époux à verser des aliments à son conjoint était inconciliable avec une décision d' un autre État contractant ayant prononcé le divorce. Nous ne sommes pas ici dans un tel cas de figure et si les décisions rendues pouvaient être considérées comme contradictoires, elles ne seraient pas, en revanche, inconciliables.

103. La reconnaissance de sa compétence par le tribunal du lieu de survenance du dommage ne saurait être compromise au motif d' un risque de contrariété entre la décision qu' il va être amené à rendre et celle émanant d' une juridiction d' un autre État contractant, compétente pour réparer le dommage survenu dans son ressort.

° C °

104. Examinons, enfin, la septième question relative aux conditions de preuve exigées du demandeur permettant à la juridiction de renvoi de s' assurer de sa compétence au regard de l' article 5, point 3.

105. L' influence du fond quant à la détermination de la compétence a déjà fait l' objet par vous d' une analyse dans l' affaire ayant donné lieu à l' arrêt Effer (83) qui concernait l' article 5, point 1, et dans laquelle le défendeur contestait l' existence de relations contractuelles.

106. Dans ses conclusions, l' avocat général M. Reischl avait considéré que,

"Si on admettait que le fait qu' il y ait un litige quant à l' existence de relations contractuelles exclut EO IPSO un recours selon les modalités de l' article 5, paragraphe 1, de la convention d' exécution, une simple contestation de la part du défendeur permettrait de priver cette disposition de tout effet de même que l' article 5, paragraphe 3 ° for du lieu de l' acte délictueux ° alors qu' en règle générale la position de la partie défenderesse consiste précisément à nier l' existence d' un
acte délictueux" (84).

107. Vous deviez juger que

"... la compétence du juge national pour décider des questions relatives à un contrat inclut celle pour apprécier l' existence des éléments constitutifs du contrat lui-même, une telle appréciation étant indispensable pour permettre à la juridiction nationale saisie de vérifier sa compétence en vertu de la convention"

et que

"... le respect des finalités et de l' esprit de la convention exige une interprétation des dispositions précitées telle que le juge appelé à trancher un litige issu d' un contrat puisse vérifier, même d' office, les conditions essentielles de sa compétence, au vu d' éléments concluants et pertinents fournis par la partie intéressée, établissant l' existence ou l' inexistence du contrat" (85).

108. Ainsi, la contestation de l' existence d' un contrat n' est pas de nature à faire disparaître l' option de compétence de l' article 5, point 1, même si, aux fins de s' assurer de sa propre compétence, le juge est amené à examiner des questions de fond.

109. Il s' agit de l' application de la règle traditionnelle selon laquelle toute juridiction est juge de sa propre compétence.

110. Une même solution s' impose lorsque, saisi par le demandeur sur le fondement de l' article 5, point 3, le juge doit statuer sur une exception d' incompétence soulevée par le défendeur excipant de l' inexistence du délit. Pour statuer sur cette exception, le juge devra vérifier, sur la base des éléments fournis par le demandeur, si le défendeur a ou non commis un acte qui pourrait éventuellement engager sa responsabilité et dont il serait résulté un dommage dans le ressort de sa juridiction.

111. Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit:

"En matière de diffamation par article de presse diffusé dans plusieurs États contractants, l' article 5, point 3, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l' exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens que le demandeur peut saisir soit le tribunal du lieu d' impression, compétent pour réparer l' intégralité du dommage se rattachant à l' acte illicite, soit les tribunaux des lieux de diffusion, compétents à
l' égard des seuls dommages survenus, selon la loi applicable au délit, dans leur ressort.

Le risque de contrariété de décisions pouvant résulter de la multiplicité de fors compétents ne saurait affecter la compétence de l' une quelconque des juridictions saisies à raison du dommage.

La contestation par le défendeur de l' existence des éléments constitutifs du délit allégué par le demandeur ne saurait suffire à retirer au juge national la compétence qu' il tire de l' article 5, point 3."

(*) Langue originale: le français.

(1) ° Telle que modifiée par la convention d' adhésion du 25 octobre 1982 (JO L 388, p. 1).

(2) ° Arrêt du 6 octobre 1976 (12/76, Rec. p. 1473).

(3) ° Arrêt du 27 septembre 1988 (189/87, Rec. p. 5565).

(4) ° Point 17.

(5) ° Arrêt du 26 mars 1992, Reichert II (C-261/90, Rec. p. I-2149, point 19).

(6) ° Voir, à cet égard, Gaudemet-Tallon, H.: Les conventions de Bruxelles et de Lugano, LGDJ, 1993, n 193; Droz, G.: Compétence judiciaire et effets des jugements dans le marché commun, Dalloz, 1972, n 77; Bourel, P.: Du rattachement de quelques délits spéciaux en droit international privé , Recueil des Cours, Académie de droit international de La Haye, 1989, II, tome 214 de la collection, p. 251 et suiv.; Kaye, P.: Civil Jurisdiction and Enforcement of Foreign Judgments, Professional Books, 1987,
p. 561; Lasok et Stone: Conflict of Laws in the European Community, Professional Books, 1987, p. 232.

(7) ° Le droit au respect de la vie privée , Semaine juridique, 1968, n 2136, point 24. Voir, également, l' arrêt de la cour d' appel de Paris, du 27 février 1967 (Brigitte Bardot), lequel ne se réfère nullement à la notion de faute (Recueil Dalloz Sirey, 1967, p. 450).

(8) ° Cf., à cet égard, le Cours de M. le Pr Bourel, op. cit., p. 324 et suiv.

(9) ° Op. cit., n 189.

(10) ° Arrêt du 30 novembre 1976 (21/76, Rec. p. 1735).

(11) ° Arrêt du 11 janvier 1990 (C-220/88, Rec. p. I-49).

(12) ° Cette question est également au centre de l' affaire Marinari (C-364/93), dans laquelle nous rendrons prochainement nos conclusions.

(13) ° Attendu 11.

(14) ° Dispositif.

(15) ° Arrêt C-220/88, précité.

(16) ° Dispositif de l' arrêt Mines de potasse d' Alsace.

(17) ° Arrêt 12/76, précité.

(18) ° Arrêt du 29 juin 1994 (C-288/92, non encore publié au Recueil).

(19) ° Point 29.

(20) ° Arrêt 21/76, précité, attendu 23.

(21) ° Bundesgerichtshof, 3 mai 1977, Neue Juristische Wochenschrift, 1977, p. 1590; Oberlandesgericht Muenchen, 17 octobre 1986, Entscheidungen der Oberlandesgerichte in Zivilsachen, 1987, p. 216.

(22) ° Internationale Urteilsanerkennung, Band I, 1. Halbband, C.H. Beck' sche Verlagsbuchhandlung, Muenchen, 1983, p. 631.

(23) ° Traduction libre: La compétence concurrente du lieu du fait générateur et du lieu de la réalisation du dommage ouvre la possibilité d' assigner pour la totalité du dommage quel que soit l' endroit où il s' est produit et pas seulement pour le dommage survenu sur le territoire national du tribunal .

(24) ° Europaeisches Zivilprozessrecht, Verlag Recht und Wirtschaft GmbH, Heidelberg, 1991, p. 103, point 45.

(25) ° Traduction libre: Dans le cas d' agissements illicites réalisés par des imprimés, il existe une compétence internationale pour la totalité du dommage, non seulement au lieu de fabrication, mais également dans tous les lieux où ils ont été répandus .

(26) ° Erauw, J.: De onrechtmatige daad in het internationaal privaatrecht, Antwerpen, Maarten Kluwer, 1982, p. 194-197.

(27) ° Jugements du tribunal de grande instance de Paris, du 29 septembre 1982 (Romy Schneider), du 27 avril 1983 (Caroline de Monaco), et du 20 février 1992 (Vincent Lindon); arrêt de la cour d' appel de Paris, du 19 mars 1984 (Caroline de Monaco).

(28) ° Schockweiler, F.: Les conflits de lois et les conflits de juridictions en droit international privé luxembourgeois, Ministère de la justice, Luxembourg, 1987, n 858.

(29) ° Voir les ordonnances du Tribunal Supremo, du 20 novembre 1980 (Repertorio Aranzadi de Jurisprudencia (RAJ) de 1980, n 4524), du 7 juillet 1983 (RAJ, 1983, n 4112), et du 28 septembre 1992 (RAJ, 1992, n 7385).

(30) ° Voir l' arrêt du 28 juillet 1990 de la Corte di Cassazione, in Cassazione penale, 1992, p. 644.

(31) ° Arrêt Barrett v Independent Newspapers [1986] ILRM 601.

(32) ° Arrêts du Supremo Tribunal de Justiça, du 18 avril 1990, in Actualidade Jurídica, n 8, p. 2; du Tribunal da Relação de Coimbra, du 8 janvier 1963, in Castelo Branco Galvão, Direito e Processo Penal, Coimbra, 1982, p. 32.

(33) ° Arrêts du Tribunal da Relação de Lisboa, du 11 février 1955 et du 17 février 1965, in Castelo Branco Galvão, op. cit., p. 32.

(34) ° Point 193.

(35) ° Revue critique de droit international privé, 1983, p. 674. Voir, également, Heinrichs, J.: Die Bestimmung der Gerichtlichen Zustaendigkeit nach dem Begehungsort im nationalen und internationalen Zivilprozessrecht, 1984, p. 188-201; Schwiegel-Klein, E.: Persoenlichkeitsrechtverletzungen durch Massenmedien im Internationalen Privatrecht, 1983, p. 68-82.

(36) ° Du rattachement de quelques délits spéciaux , op. cit., p. 356.

(37) ° Ibidem.

(38) ° p. 357.

(39) ° Point 16. Voir, également, le point 17 de l' arrêt du 19 janvier 1993, Shearson Lehman Hutton (C-89/91, Rec. p. I-139).

(40) ° Nous pensons notamment à vos arrêts Tessili Italiana Como (point 13), Mines de potasse d' Alsace (point 11), du 15 janvier 1987, Shenavai (266/85, Rec. p. 239, point 6) et Dumez (point 17).

(41) ° Observations écrites, point 20.

(42) ° Point 12.

(43) ° Point 15.

(44) ° Conflict of Laws in the European Community, op. cit.

(45) ° p. 232.

(46) ° Civil Jurisdiction and Enforcement of Foreign Judgments, op. cit.

(47) ° p. 580.

(48) ° Point 11.

(49) ° Voir supra, points 30 à 32.

(50) ° Revue critique de droit international privé, 1974, p. 700.

(51) ° p. 704.

(52) ° Recueil Dalloz Sirey, 1977, p. 614-615.

(53) ° La convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 - Compétence judiciaire et effets des jugements dans la CEE, Jupiter, 1985, point 88, p. 49.

(54) ° Journal du droit international, 1977, p. 728.

(55) ° p. 733. Dans un article plus récent, cet auteur estime que, dans un but de concentration des affaires, la jurisprudence Shenavai pourrait être étendue à la matière délictuelle, en sorte que le tribunal du lieu du principal dommage serait compétent pour réparer l' intégralité du préjudice subi dans les différents États contractants (Journal du droit international, 1994, p. 169-170).

(56) ° Voir les différentes décisions citées supra, note 27.

(57) ° En effet, il est indéniable qu' un journal publié dans un État contractant est diffusé pratiquement dans tous les autres États.

(58) ° Arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis, précité, point 19. Voir, également, en ce sens, l' arrêt du 17 juin 1992, Handte (C-26/91, Rec. p. I-3967, point 14).

(59) ° Arrêt du 4 mars 1982 (38/81, Rec. p. 825).

(60) ° Point 6.

(61) ° Arrêt 21/76, précité, point 11.

(62) ° Nous renvoyons, sur l' absence d' inconciliabilité de décisions au sens de l' article 27, point 3, de la convention, aux points 97 et suiv.

(63) ° Voir le point 6 de l' arrêt 38/81, précité.

(64) ° Arrêt du 17 juin 1992 (C-26/91, Rec. p. I-3967).

(65) ° Arrêt C-288/92, précité.

(66) ° Point 19.

(67) ° Nous avons maintenu cette analyse dans nos conclusions sous l' arrêt Shearson Lehman Hutton (C-89/91, précité), ainsi que dans nos conclusions du 8 juin 1994 sous l' affaire Brenner et Noller (C-318/93, actuellement en cours de délibéré).

(68) ° Voir les points 27 et 28 de nos conclusions sous l' arrêt Kalfelis.

(69) ° Journal du droit international, 1977, p. 728, 732.

(70) ° Journal du droit international, 1994, p. 169.

(71) ° Arrêt du 15 janvier 1987 (266/85, Rec. p. 239).

(72) ° Point 19.

(73) ° Voir références supra, note 70, p. 171.

(74) ° Voir infra, points 104 et suiv.

(75) ° p. 1754.

(76) ° Voir, également en ce sens, la note 1 des conclusions de l' avocat général M. Jacobs sous l' arrêt Handte.

(77) ° Op. cit., p. 564.

(78) ° Arrêt du 15 mai 1990 (C-365/88, Rec. p. I-1845).

(79) ° Point 17.

(80) ° Point 197. Voir, également en ce sens, Gothot et Holleaux, op. cit., point 226.

(81) ° Arrêt du 4 février 1988 (145/86, Rec. p. 645).

(82) ° Point 22.

(83) ° Arrêt 38/81, précité.

(84) ° p. 838.

(85) ° Point 7.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-68/93
Date de la décision : 14/07/1994
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: House of Lords - Royaume-Uni.

Convention de Bruxelles - Article 5, point 3 - Lieu où le fait dommageable s'est produit - Diffamation par article de presse.

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 - Compétence

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968


Parties
Demandeurs : Fiona Shevill, Ixora Trading Inc., Chequepoint SARL et Chequepoint International Ltd
Défendeurs : Presse Alliance SA.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Schockweiler

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1994:303

Source

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