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12/07/1994 | CJUE | N°C-381/93

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 12 juillet 1994., Commission des Communautés européennes contre République française., 12/07/1994, C-381/93


Avis juridique important

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61993C0381

Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 12 juillet 1994. - Commission des Communautés européennes contre République française. - Recours en manquement - Transports maritimes - Libre prestation des services. - Affaire C-381/93.
Recueil de jurisprudence 1994 pag

e I-05145
édition spéciale suédoise page I-00223
édition spéciale finn...

Avis juridique important

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61993C0381

Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 12 juillet 1994. - Commission des Communautés européennes contre République française. - Recours en manquement - Transports maritimes - Libre prestation des services. - Affaire C-381/93.
Recueil de jurisprudence 1994 page I-05145
édition spéciale suédoise page I-00223
édition spéciale finnoise page I-00225

Conclusions de l'avocat général

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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

A ° Introduction

1. I. Dans le présent recours en manquement, la Commission reproche à la République française d' avoir manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l' article 1er du règlement (CEE) nº 4055/86 (1) qui a mis en oeuvre le principe de la libre prestation des services dans le domaine des transports maritimes entre États membres et entre États membres et pays tiers. Selon la Commission, ce manquement réside dans le fait que l' État membre en cause a appliqué des taux différenciés de la taxe sur
les passagers des navires à destination des ports français, selon qu' il s' agissait de transports entre ports français ou de transports entre ces ports et ceux d' autres États membres.

2. Le règlement nº 4055/86 a été adopté sur la base de l' article 84, paragraphe 2, du traité, étant donné que la libre circulation des services, en matière de transports, est régie, aux termes de l' article 61 du traité, par les dispositions du titre relatif aux transports (2). Dans ce secteur, il appartient à la Communauté, dans le cadre de la politique commune des transports, d' atteindre l' objectif fixé à l' article 59 du traité (3).

3. A cet effet, l' article 1er, paragraphe 1, du règlement prévoit, en termes presque identiques à ceux de l' article 59:

"La libre prestation des services de transport maritime entre États membres et entre États membres et pays tiers est applicable aux ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire des services."

4. Les paragraphes 2, 3 et 4 prévoient ce qui suit:

"2. Les dispositions du présent règlement s' appliquent également aux ressortissants des États membres établis hors de la Communauté et aux transports maritimes établis hors de la Communauté et contrôlés par des ressortissants d' un État membre, si leurs navires sont immatriculés dans cet État membre conformément à sa législation.

3. Les dispositions des articles 55 à 58 et celles de l' article 62 du traité sont applicables à la matière régie par le présent règlement.

4. Aux fins du présent règlement, sont considérés comme des services de transport maritime entre États membres et entre États membres et pays tiers, s' ils sont normalement assurés contre rémunération:

a) les transports intracommunautaires:

Transport de voyageurs ou de marchandises par mer entre un port d' un État membre et un port ou une installation off shore d' un autre État membre;

..."

5. L' article 8 du règlement transpose le principe inscrit à l' article 60, paragraphe 3, du traité au champ d' application du règlement et dispose à cet effet:

"Sans préjudice des dispositions du traité relatives au droit d' établissement, le prestataire d' un service de transport maritime peut, pour l' exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans l' État membre où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants."

6. Les articles 2 à 4 du règlement contiennent des dispositions transitoires quant aux "restrictions nationales unilatérales applicables au transport de certaines marchandises" ainsi qu' à l' égard des "arrangements en matière de partage de cargaisons" existant entre États membres et pays tiers (4). De tels arrangements ne peuvent plus être conclus à l' avenir que dans les conditions prévues aux articles 5 et 6. Pour le surplus, le texte du règlement ne prévoit pas de restrictions à la libre
prestation des services reconnue par son article 1er. Hormis les exceptions précitées, il ne prévoit pas, notamment, de période de transition, de sorte que le principe de la libre prestation des services s' applique à compter du 1er janvier 1987, jour de l' entrée en vigueur du règlement (article 12).

7. Le champ d' application matériel de ce règlement étant limité aux transports entre États membres et entre États membres et pays tiers, le Conseil a estimé opportun de le compléter par un règlement concernant les transports maritimes à l' intérieur des États membres (cabotage maritime), à savoir le règlement (CEE) nº 3577/92 (5). L' article 1er, paragraphe 1, dudit règlement est ainsi libellé:

"A partir du 1er janvier 1993, la libre prestation des services de transport maritime à l' intérieur d' un État membre (cabotage maritime) s' applique aux armateurs communautaires exploitant des navires immatriculés dans un État membre et battant pavillon de cet État membre, sous réserve que ces navires remplissent toutes les conditions requises pour être admis au cabotage dans cet État membre, y compris les navires immatriculés dans le registre Euros dès que ce registre aura été approuvé par le
Conseil."

8. L' article 2, point 1, prévoit ce qui suit:

"Aux fins du présent règlement, on entend par:

1. 'Services de transport maritime à l' intérieur d' un État membre (cabotage maritime)' : les services normalement fournis contre rémunération et comprenant notamment:

a) 'le cabotage continental' : le transport par mer de passagers ou de marchandises entre des ports situés sur la partie continentale ou sur le territoire principal d' un seul et même État membre sans escale dans des îles;

b) 'les services d' approvisionnement off shore' : le transport par mer de passagers ou de marchandises entre tout port d' un État membre et les installations ou structures situées sur le plateau continental de cet État membre;

c) 'le cabotage avec les îles' : le transport par mer de passagers ou de marchandises entre

° des ports situés sur la partie continentale et sur une ou plusieurs des îles d' un seul et même État membre;

° des ports situés sur les îles d' un seul et même État membre.

..."

9. L' article 6, paragraphe 1, dernier tiret, prévoit le régime dérogatoire suivant:

"Par dérogation, les services maritimes suivants effectués dans la Méditerranée et le long de la côte de l' Espagne, du Portugal et de la France sont temporairement exemptés de l' application du présent règlement:

...

° les services réguliers de transport de passagers et de transport par transbordeur, jusqu' au 1er janvier 1999".

10. Aux termes de son article 11, le règlement nº 3577/92 est entré en vigueur le 1er janvier 1993.

11. Le grief formulé par la Commission en l' espèce se rattache principalement au règlement nº 4055/86. Selon la Commission, sont incompatibles avec les dispositions dudit règlement les articles R 212-17, R 212-19 et R 212-20 du code des ports maritimes français (6). Ces dispositions règlent les modalités du droit de port (article L 211-1 du code) prévu pour l' utilisation des ports maritimes français. A l' expiration du délai fixé par la Commission dans son avis motivé (environ en avril 1993 (7)),
ces dispositions étaient applicables dans la version du 1er octobre 1992 (8).

12. Aux termes de l' article R 212-17, la taxe sur les passagers est perçue, à la charge de l' armateur, sur chaque passager débarqué, embarqué ou transbordé dans les ports maritimes de la France métropolitaine. L' armateur peut récupérer cette taxe sur les passagers.

13. L' article R 212-19, paragraphe 1 (9), a arrêté les dispositions suivantes à l' égard des taxes qui sont perçues dans les ports maritimes de la France continentale sur les passagers empruntant un aéroglisseur amphibie ou tout autre navire de commerce:

"° Passagers à destination d' un port de la France continentale ou de la Corse: 8,28 FF (avec réduction de 50 % pour les passagers de 4ème classe). Les passagers d' aéroglisseur amphibie ou de navire à classe unique sont assimilés aux passagers de 2ème classe pour la perception de la taxe (1).

° Passagers en provenance ou à destination d' un port des îles britanniques ou des îles anglo-normandes: 17,52 FF (2).

° Passagers en provenance ou à destination d' un port situé en Europe (à l' exception de ceux cités aux 1 et 2 ci-dessus) ou en tout pays du bassin méditerranéen: 21,01 FF (3).

° Passagers en provenance ou à destination de tous les autres ports: 74,81 FF (4)."

14. Selon l' article R 212-20, paragraphe 1, dans les ports maritimes de la Corse, les mêmes taxes étaient fixées comme suit:

"° Passagers à destination d' un port de Corse ou de la France continentale ou de la Sardaigne: 8,28 FF (avec réduction de 50 % pour les passagers de 4ème classe) (1).

° Passagers en provenance ou à destination d' un port situé en Europe (à l' exception de ceux cités au 1 ci-dessus) ou en Afrique du Nord: 8,28 FF (2).

° Passagers en provenance ou à destination de tous les autres ports: 49,88 FF (3)."

15. II. La Commission conteste ces dispositions à un double titre:

° D' une part, elles contiennent des taux différenciés, selon que le transport est effectué vers un port français ou un port sis dans un autre État membre de la Communauté (exception faite pour les navires à destination de la Sardaigne depuis la Corse).

° D' autre part, dans les transports entre ports français, la taxe n' est perçue qu' à l' embarquement, tandis que dans les transports entre ports français et ports sis dans d' autres États membres, la taxe est perçue à la fois à l' embarquement et au débarquement.

16. Selon la Commission, cette réglementation opère ainsi une distinction ("discrimination") entre les prestations de services de transport en provenance ou à destination de ports français et celles en provenance ou à destination d' un port sis dans un autre État membre et qui présentent par conséquent un élément transfrontalier. Cette différence d' imposition s' applique, bien que le service portuaire acquitté par la taxe soit identique dans les deux cas. De telles dispositions peuvent avoir une
influence sur les choix de trajets des passagers. Elles constituent par là une entrave à la libre prestation des services de transport, prohibée par le règlement nº 4055/86.

17. A l' appui de ces arguments, la Commission invoque, notamment, l' arrêt rendu par la Cour le 13 décembre 1989 dans l' affaire Corsica Ferries I (10). Il s' agissait également dans cet arrêt de la réglementation française dans le domaine du droit de port (sous la forme de taxes perçues sur les passagers embarqués ou débarqués). L' article R 212-20 du code des ports maritimes faisait effectivement déjà une distinction, dans la version pertinente pour l' affaire au principal qui concernait à l'
époque les années 1981 et 1982 (11), selon que le trajet était effectué au départ ou à destination de ports corses. Cette distinction ne concernait pas le taux des taxes, mais leur assiette: la taxe était perçue sur tous les passagers dont le port de destination était situé en Corse, en France continentale ou en Sardaigne (donc uniquement à l' embarquement) tandis qu' elle était perçue à un taux identique sur les passagers en provenance ou à destination d' un port situé en Europe (donc à l'
embarquement et au débarquement) (12).

18. La Cour de cassation française, saisie d' un recours de la société Corsica Ferries France en vue de la restitution de droits de port, avait demandé à la Cour de justice de se prononcer sur la compatibilité de la réglementation précitée avec les articles 59, 62 et 84 du traité. Étant donné toutefois que le règlement nº 4055/86 n' était pas encore en vigueur pendant la période en cause dans l' affaire au principal (13), la Cour a dit pour droit:

"Le traité CEE, en particulier les articles 59, 61, 62 et 84, ne s' opposait pas, avant l' entrée en vigueur du règlement nº 4055/86 ... à ce qu' un État membre perçût, à l' occasion de l' utilisation, par un navire, d' installations portuaires situées sur son territoire insulaire, lorsque les passagers provenaient de ports sis dans un autre État membre ou se dirigeaient vers ceux-ci, des taxes lors du débarquement et de l' embarquement des passagers, alors que, dans le cas d' un transport entre
deux ports situés sur le territoire national, ces taxes n' étaient perçues que pour l' embarquement au départ du port insulaire".

19. Cependant, elle a également déclaré, et la Commission insiste sur ce point:

"que la réglementation française en cause dans l' affaire au principal est susceptible de constituer une restriction à la libre prestation des services à l' intérieur de la Communauté, au sens de l' article 59, premier alinéa, du traité CEE, dans la mesure où elle opère une discrimination à l' encontre du prestataire de services qui effectue des transports entre un port situé sur le territoire national et un port situé dans un autre État membre de la Communauté par rapport à celui qui effectue des
transports entre deux ports situés sur le territoire national".

20. La Commission estime, par ailleurs, que le règlement nº 3577/92 ° que l' État membre défendeur invoque à l' appui de sa défense, ainsi que nous l' exposerons ci-après ° renforce encore la discrimination alléguée. Les dispositions litigieuses n' opèrent pas directement, il est vrai, de discrimination sur la base de la nationalité du prestataire de services. Eu égard cependant à l' article 6 du règlement nº 3577/92, jusqu' en 1999 seuls les armateurs français, avec des navires battant pavillon
français, peuvent assurer le cabotage national, tandis que les armateurs d' autres États membres doivent se limiter à des services de transport effectués entre des ports français et des ports d' autres États membres. Par conséquent, les dispositions litigieuses créent de surcroît une discrimination déguisée sur la base de la nationalité.

21. III. L' État membre défendeur oppose à cela que le règlement nº 4055/86 se limite aux prestations de services de transport entre États membres et entre États membres et pays tiers, tandis que la libre prestation des services dans le domaine du cabotage maritime fait l' objet du règlement nº 3577/92. Selon l' article 6 dudit règlement, le principe de la libre prestation de services ne s' applique pas, dans le cas de la France, jusqu' au 1er janvier 1999 aux transports effectués dans le cadre du
cabotage. A l' égard des deux types de prestations de services, la France satisfait aux exigences découlant du principe de la libre prestation de services. Ces exigences impliquent "l' élimination de toutes discriminations à l' encontre du prestataire en raison de sa nationalité ou de la circonstance qu' il est établi dans un État membre autre que celui où la prestation doit être fournie (14)".

22. Conformément à ce principe, tous les opérateurs effectuant des transports intracommunautaires ou des liaisons avec les pays tiers à partir ou à destination d' un port français sont placés dans la même situation juridique vis-à-vis de la taxe sur les passagers. Il n' existe aucune discrimination entre les opérateurs français et ceux originaires d' autres États membres. Tous les opérateurs originaires d' autres États membres sont également placés dans la même situation vis-à-vis de la
réglementation française du cabotage national.

23. Le respect par la France des règles de non-discrimination découlant du traité doit être apprécié séparément à l' intérieur de chacun des deux types de prestations de services. On ne saurait, ainsi que le fait la Commission, comparer l' une avec l' autre les réglementations françaises. Dans sa duplique, le gouvernement français ajoute que le principe de la libre prestation de services appliqué aux transports maritimes n' implique pas, en effet, que les transports intracommunautaires ne puissent
pas être réglementés différemment des transports internes, a fortiori lorsque ce principe ne s' applique qu' à l' un des deux types de transports.

24. En ce qui concerne l' arrêt Corsica Ferries I, le gouvernement français estime qu' il ne peut être tiré aucune conclusion de la formulation du dispositif de cet arrêt. La Cour n' était pas invitée, à l' époque, à se prononcer sur la compatibilité de la réglementation française avec le règlement nº 4055/86 puisque ce dernier n' était pas applicable pendant la période en cause. En constatant que la réglementation française "est susceptible" (15) de constituer une restriction à la libre prestation
des services, la Cour n' a pas dit qu' elle constituait une telle restriction, mais qu' elle portait en elle cette possibilité. La Cour n' a pas précisé les conditions dans lesquelles cette possibilité se réaliserait.

25. Le gouvernement français conteste également l' argument de la Commission selon lequel il existerait une discrimination déguisée fondée sur la nationalité du prestataire de services. Le fait que les sociétés françaises ou établies en France sont les seules habilitées à assurer le cabotage et bénéficient de ce fait de taxes plus favorables résulte de ce que ° en vertu de la réglementation communautaire elle-même ° le cabotage en France n' est pas encore soumis à la libre prestation des services.
Par ailleurs, le transport intracommunautaire de passagers au départ ou à l' arrivée des ports français, taxé davantage, est assuré pour une large part par des sociétés françaises ou établies en France.

26. De l' avis du gouvernement français, l' argument de la Commission, selon lequel le système de la réglementation française favorise le trafic entre ports nationaux par rapport au trafic intracommunautaire, est également dépourvu de fondement. D' une part, la différence entre le montant des taxes rapportées au prix du billet est trop minime pour pouvoir influencer le choix de la destination ou provoquer une distorsion de concurrence en faveur du service maritime intérieur plus que de manière
absolument marginale. D' autre part, ce grief de la Commission ne porte pas sur les règles du traité relatives à la libre prestation des services, mais sur celles concernant la concurrence. Or, le recours de la Commission ne s' étend pas aux règles de concurrence.

27. A l' audience, le gouvernement français a encore fait valoir que les prestations de services de transport visées par la Commission, à savoir celles entre la France continentale et la Corse, d' une part, et entre la Corse et l' Italie, d' autre part, sont de nature différente. Les services de cabotage entre la Corse et le continent sont assurés en vertu d' une concession accordée par la collectivité territoriale de la Corse et aux termes de laquelle les services en question doivent présenter
durant toute l' année une fréquence raisonnable et être effectués à des conditions tarifaires particulières. En revanche, le trafic entre la Corse et l' Italie présente un caractère saisonnier et se déroule sur une base purement commerciale. Les tarifs pratiqués sont inférieurs à ceux qui sont appliqués entre la Corse et le continent et cette différence existait déjà avant l' instauration de la perception de la taxe au débarquement (16). Les arguments avancés par la Commission en l' espèce sont, dès
lors, tout à fait théoriques.

28. Pour être complet, relevons enfin que, selon les informations concordantes fournies par les parties à l' audience, les dispositions litigieuses ont été modifiées après le dépôt de la duplique. D' après le nouveau texte (17), la taxe est désormais perçue à l' embarquement et au débarquement, pour les deux types de transports en cause en l' espèce, à des taux uniques.

29. IV. La Commission conclut à ce qu' il plaise à la Cour:

° constater que, en maintenant en vigueur un système de perception, à l' occasion de l' utilisation, par un navire, d' installations portuaires situées sur son territoire continental ou insulaire, lorsque les passagers proviennent de ports sis dans un autre État membre ou se dirigent vers ceux-ci, des taxes lors du débarquement et de l' embarquement des passagers, alors que, dans le cas d' un transport entre deux ports situés sur le territoire national, ces taxes ne sont perçues que pour l'
embarquement au départ du port continental ou insulaire, ainsi que des taux de taxes plus élevés lorsque les passagers sont en provenance ou à destination de ports sis dans un autre État membre par rapport au taux applicable aux passagers destinés à un port situé sur le territoire national, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l' article 1er du règlement nº 4055/86 du Conseil, du 22 décembre 1986, portant application du principe de la libre prestation des
services aux transports maritimes entre États membres et entre États membres et pays tiers;

° condamner la République française aux dépens.

La République française conclut à ce qu' il plaise à la Cour:

° déclarer la requête non fondée;

° condamner la requérante aux dépens.

B ° Analyse

30. I. Le recours de la Commission soulève principalement la question de savoir si le fait que le régime de taxation des transports nationaux est plus favorable pour les opérateurs concernés que celui des transports intracommunautaires constitue une atteinte à la libre prestation des services garantie par le règlement nº 4055/86. La Commission y voit une violation autonome du traité. La discrimination déguisée pour des raisons de nationalité alléguée par la Commission ne constitue en revanche, selon
la thèse de cette dernière, telle qu' elle est exprimée dans son argumentation résumée ci-dessus, qu' un effet secondaire de cette violation.

31. II. Au sujet de la question qui, au vu de ces considérations, représente le point central du litige, il convient, tout d' abord, de constater que le régime français n' opère pas de distinction en fonction de la nationalité ou du lieu d' établissement du prestataire de services, mais selon les trajets respectifs.

32. Par conséquent, il convient d' examiner si, outre les réglementations qui opèrent des discriminations en raison de la nationalité ou du lieu d' établissement, le principe de la libre prestation des services, tel que défini dans le règlement nº 4055/86, interdit également des réglementations qui concernent la distinction en cause en l' espèce.

33. Hormis l' arrêt Corsica Ferries I, dont la valeur de référence est contestée entre les parties, la Cour ne s' est pas encore prononcée sur cette question. Cependant, certains arrêts qui ont interprété les libertés fondamentales dans d' autres domaines fournissent des indications utiles, lorsque l' on garde à l' esprit une constante de ces libertés fondamentales. Cette constante consiste en ce que l' exercice des libertés fondamentales touche toujours ° au moins ° deux États membres de la
Communauté: les activités dont tous les éléments se cantonnent à l' intérieur d' un seul État membre ne tombent pas sous le coup des libertés fondamentales (18).

34. Or, pour que les libertés fondamentales puissent déployer leur plein effet, tous les États membres concernés doivent collaborer à leur réalisation, c' est-à-dire que le franchissement d' une frontière intracommunautaire ne doit pas être entravé par des restrictions spécifiques.

35. Cette considération sous-tend déjà l' économie des articles 30 et suivants: il est interdit non seulement à l' État d' importation (article 30) mais également à l' État d' exportation (article 34) d' entraver la libre circulation des marchandises.

36. Cette dernière disposition vise, ainsi que la Cour l' a constaté dans sa jurisprudence constante depuis l' arrêt Groenveld (19),

"les mesures nationales qui ont pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d' exportation et d' établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d' un État membre et son commerce d' exportation, de manière à assurer un avantage particulier à la production nationale ou au marché intérieur de l' État intéressé, au détriment de la production ou du commerce d' autres États membres".

37. En d' autres termes: l' État membre d' exportation, dans lequel prend naissance l' action visant à la sauvegarde de la liberté fondamentale, ne peut pas traiter les mouvements de marchandises qui franchissent ses frontières, et présentent en conséquence l' élément transfrontalier déterminant au regard des articles 30 et suivants, moins favorablement que ceux qui se cantonnent à l' intérieur de ces frontières et auxquels cet élément fait dès lors défaut.

38. Ainsi que nous l' avons expliqué dans nos conclusions dans l' arrêt Peralta (20), le même principe s' applique également dans les domaines de la liberté d' établissement et de la libre circulation des services. Au sujet de la liberté d' établissement, régie par les articles 52 et suivants, la Cour a précisé ce qui suit dans l' arrêt Daily Mail (21):

"Bien que, selon leur libellé, ces dispositions visent notamment à assurer le bénéfice du traitement national dans l' État membre d' accueil, elles s' opposent également à ce que l' État d' origine entrave l' établissement dans un autre État membre d' un de ses ressortissants ou d' une société constituée en conformité avec sa législation et répondant, par ailleurs, à la définition de l' article 58. Ainsi que la Commission l' a observé à juste titre, les droits garantis par l' article 52 et suivants
seraient vidés de leur substance si l' État d' origine pouvait interdire aux entreprises de partir en vue de s' établir dans un autre État membre. Pour les personnes physiques, le droit de quitter leur territoire à cette fin est expressément prévu par la directive 73/148...".

39. L' arrêt Corsica Ferries I et, notamment, son point 7 précité (22), s' inscrit lui aussi dans la même logique. La considération émise à cet endroit concorde avec les conclusions que nous avons présentées dans la même affaire. Nous y avons défendu l' idée que, si le règlement nº 4055/86 avait déjà été d' application pendant la période pertinente à l' époque, nous aurions été en présence d' une restriction à la libre prestation des services, parce que les transports franchissant les frontières n'
étaient pas soumis aux mêmes conditions que les transports purement internes (23).

40. En effet, si un prestataire de services (de transports maritimes) établi dans un État membre A transporte des personnes ou des marchandises entre cet État et un autre État membre B, ce transport présente un élément transfrontalier déterminant au regard de la libre prestation des services au sens de l' article 1er du règlement nº 4055/86, puisque cette prestation de services se réalise, au moins en partie, dans un autre État membre que celui dans lequel l' opérateur en question est établi (24).
Dès lors qu' un transport qui présente cet élément transfrontalier reçoit un traitement moins favorable qu' un transport auquel cet élément fait défaut, la libre prestation de services de cet opérateur est entravée par une restriction de la nature de celle qui est visée par l' arrêt Groenveld dans le domaine de la libre circulation des marchandises.

41. La considération du gouvernement français, selon laquelle le principe de la libre prestation de services ne s' applique pas encore, jusqu' au 1er janvier 1999, au trafic purement intérieur invoqué comme élément de comparaison, n' affecte en rien ce raisonnement. Il suffit, aux fins de la présente affaire, qu' un marché du cabotage existe et soit favorisé par rapport au marché dans lequel les armateurs français opèrent comme exportateurs de prestations de services. Ainsi que le gouvernement
français l' a admis, un tel marché du cabotage existe, notamment entre la Corse et la France continentale. Le fait que la libre prestation de services ne s' applique pas encore dans ce marché signifie simplement que les opérateurs d' autres États membres n' ont pas le droit d' y accéder. Cela est toutefois sans rapport avec notre conclusion selon laquelle les prestations de services qui touchent au territoire d' un autre État membre doivent pouvoir être soumises aux mêmes conditions que celles qui
se cantonnent à l' intérieur du territoire de l' État membre d' établissement (25).

42. Il est cependant exact que toutes ces considérations ne concernent directement que des opérateurs établis en France. Les opérateurs d' autres États membres (ainsi que ceux qui leur sont assimilés en vertu de l' article 1er, paragraphe 2, du règlement nº 4055/86), qui effectuent des prestations de services de transport entre la France et d' autres États membres, sont, par rapport à la France, non pas exportateurs mais importateurs de ces prestations de services (26). Dans cette mesure, la
présente affaire, qui porte sur les dispositions françaises dans leur généralité, contient un élément nouveau par rapport à l' affaire Corsica Ferries I qui concernait un prestataire de services établi en France.

43. Sur ce point, il suffit d' envisager ce qui se passerait si le régime plus favorable appliqué au cabotage était étendu, dans le trafic en provenance et à destination d' autres États membres, uniquement à des exploitants de navires établis en France. Cela signifierait une transgression claire de l' interdiction de discrimination énoncée à l' article 8 du règlement nº 4055/86, qui constitue un élément de la "libre prestation des services" au sens de l' article 1er de ce règlement. Il résulte de la
jurisprudence relative à l' article 60, paragraphe 3, du traité que cet article du règlement vise toute discrimination exercée à l' encontre du prestataire en raison de sa nationalité ou de la circonstance qu' il est établi dans un État membre autre que celui où la prestation doit être fournie (27).

44. Il en résulte que les dispositions françaises litigieuses ont enfreint l' article 1er du règlement nº 4055/86.

45. L' assertion de l' État membre défendeur, selon laquelle, en raison du montant du prix du transport et du rapport entre les prix des deux types de transports, les taxes litigieuses ne sauraient influer sur le choix de destination des passagers, n' affecte en rien cette conclusion.

46. L' interdiction d' accorder aux prestations de services nationales un traitement plus favorable qu' à celles qui touchent au territoire d' un autre État membre ne laisse aucune place à une règle de minimis. Cette interdiction représente, en effet, l' image inversée de l' interdiction de discrimination en raison de la nationalité ou du lieu d' établissement du prestataire de services. Cette dernière interdiction s' étend toutefois à "toute discrimination" de cette nature (28), sans prévoir de
réserve à l' égard de celles d' importance mineure (29).

47. L' allégation avancée par l' État membre défendeur à l' audience, et tirée de la différence entre le trafic entre la Corse et la France continentale, d' une part, et la Corse et l' Italie, d' autre part (30), ne convainc pas davantage. Elle se borne au fond à répéter l' argument que nous venons d' examiner concernant le caractère mineur de l' infraction et il convient, dès lors, de la rejeter pour les mêmes motifs.

48. Si cette allégation devait être interprétée en ce sens que l' État membre défendeur invoque pour sa défense l' article 90, paragraphe 2, du traité, elle ne pourrait davantage être suivie. Hormis le fait que le recours à cette disposition serait tardif eu égard à l' article 42, paragraphe 2, du règlement de procédure, il ne serait pas davantage démontré que la taxation différenciée est nécessaire à l' accomplissement de la mission impartie au concessionnaire.

49. Le manquement ainsi établi à l' article 1er du règlement nº 4055/86 a persisté après l' expiration du délai fixé par la Commission dans son avis motivé (et jusqu' après le dépôt de la duplique). La modification apportée par le décret 94-420 (31) ne saurait être prise en considération aux fins de la présente procédure, étant donné que seule compte, à cet égard, la situation juridique existant à l' expiration du délai cité (32).

C ° Conclusion

50. Sur la base des développements qui précèdent, nous proposons à la Cour:

° d' accueillir le recours de la Commission;

° de condamner l' État membre défendeur aux dépens conformément à l' article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure.

(*) Langue originale: l' allemand.

(1) ° Règlement du Conseil du 22 décembre 1976 portant application du principe de la libre prestation des services aux transports maritimes entre États membres et entre États membres et pays tiers (JO L 378, p. 1).

(2) ° Voir également le deuxième considérant du règlement nº 4055/86.

(3) ° Jurisprudence constante: voir, en dernier lieu, l' arrêt du 17 mai 1994, Corsica Ferries Italia (C-18/93, non encore publié au Recueil, point 24).

(4) ° C' est par ces dispositions que s' explique d' ailleurs l' article 9 du règlement qui s' inspire de l' article 65 du traité.

(5) ° Règlement du Conseil du 7 décembre 1992 concernant l' application du principe de la libre circulation des services aux transports maritimes à l' intérieur des États membres (cabotage maritime) (JO L 364, p. 7).

(6) ° Voir la version codifiée selon le décret 78-487 [Journal officiel de la République française (JORF) du 2.4.1978].

(7) ° L' avis motivé est daté du 25 janvier 1993. Il y était précisé que l' État membre concerné était invité à se conformer à l' avis dans un délai de deux mois à compter de la notification de celui-ci. Nous supposons que ce document a été envoyé aussitôt après sa rédaction.

(8) ° Décret 92-1089 (JORF du 7.10.1992).

(9) ° Le paragraphe 2 prévoyait certaines réductions qui sont toutefois dépourvues d' intérêt pour le présent litige.

(10) ° Arrêt Corsica Ferries France (C-49/89, Rec. p. 4441).

(11) ° Voir le point 14 de l' arrêt cité à la note précédente.

(12) ° Voir le deuxième alinéa du point I.1 du rapport d' audience dans l' arrêt Corsica Ferries I.

(13) ° Ci-dessus, point 17.

(14) ° Arrêt du 3 février 1982, Seco et Desquenne & Giral (62/81 et 63/81, Rec. p. 223, point 8). Voir, plus récemment, les arrêts du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda (C-288/89, Rec. p. I-4007, point 10), et Commission/Pays-Bas (C-353/89, Rec. p. I-4069, point 14).

(15) ° Ci-dessus, point 19.

(16) ° Entre le 27 janvier 1969 et le 12 mars 1981, le trafic entre la Corse et l' Italie bénéficiait d' un régime de taxation unique (à l' embarquement): voir le troisième alinéa du point I-1 du rapport d' audience dans l' arrêt Corsica Ferries I.

(17) ° Voir JORF du 28.5.1994.

(18) ° Sur la libre circulation des services, voir, par exemple, l' arrêt du 23 avril 1991, Hoefner et Elser (C-41/90, Rec. p. I - 1979, point 37).

(19) ° Arrêt du 8 novembre 1979, Groenveld (15/79, Rec. p. 3409, point 7).

(20) ° Conclusions du 11 mai 1994 dans l' arrêt du 14 juillet 1994, Matteo Peralta (C-379/92, non encore publiées au Recueil, points 90 à 93).

(21) ° Arrêt du 27 septembre 1988, Daily Mail (81/87, Rec. p. 5483, point 16).

(22) ° Ci-dessus, point 19.

(23) ° Conclusions du 8 novembre 1989, Rec. p. 4447, 4450, point 17.

(24) ° Comparez les points 9 et 10 des arrêts du 26 février 1991, Commission/France (C-154/89, Rec. p. I-659), et Commission/Grèce (C-198/89, Rec. p. I-727); les points 8 et 9 de l' arrêt du 26 février 1991, Commission/Italie (C-180/89, Rec. p. I-709). Voir également nos conclusions dans l' affaire Peralta, précitée note 20, points 74 et 75.

(25) ° Voir également le point 23 de nos conclusions dans l' affaire Corsica Ferries I, précitée note 23 ci-dessus.

(26) ° Tandis que, dans le cas de la circulation des marchandises, le processus d' exportation concerne l' État dans lequel la marchandise (avant d' être exportée) se trouve en libre pratique, dans le cas de la libre prestation des services, l' État d' exportation , au sens des considérations précitées, est l' État d' établissement à partir duquel la prestation est effectuée. Au sujet de la problématique des prestations de services qui sont effectuées à partir d' un établissement dans un autre État
membre en vue de contourner les dispositions nationales, voir nos conclusions du 16 juin 1994 dans l' affaire TV 10 SA (C-23/93, non encore publiées au Recueil) et la jurisprudence qui y est discutée.

(27) ° Ci-dessus, point 21 et note 14.

(28) ° Voir les arrêts cités à la note 16, notamment les points 10 et 11 de l' arrêt Collectieve Antennevoorziening Gouda, ainsi que les points 14 et 15 de l' arrêt Commission/Pays-Bas.

(29) ° Voir également le point 8 de l' arrêt Corsica Ferries I, précité note 10.

(30) ° Voir ci-dessus, point 27.

(31) ° Ci-dessus, note 17.

(32) ° Voir, par exemple, l' arrêt du 17 juin 1987, Commission/Italie (154/85, Rec. p. 2717, point 6).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-381/93
Date de la décision : 12/07/1994
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Recours en manquement - Transports maritimes - Libre prestation des services.

Libre prestation des services

Transports


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République française.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lenz
Rapporteur ?: Schockweiler

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1994:286

Source

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