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12/07/1994 | CJUE | N°C-355/93

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 12 juillet 1994., Hayriye Eroglu contre Land Baden-Württemberg., 12/07/1994, C-355/93


Avis juridique important

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61993C0355

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 12 juillet 1994. - Hayriye Eroglu contre Land Baden-Württemberg. - Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht Karlsruhe - Allemagne. - Accord d'association CEE-Turquie - Décision du conseil d'association - Libre c

irculation des travailleurs - Droit de séjour. - Affaire C-355/93.
Rec...

Avis juridique important

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61993C0355

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 12 juillet 1994. - Hayriye Eroglu contre Land Baden-Württemberg. - Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht Karlsruhe - Allemagne. - Accord d'association CEE-Turquie - Décision du conseil d'association - Libre circulation des travailleurs - Droit de séjour. - Affaire C-355/93.
Recueil de jurisprudence 1994 page I-05113

Conclusions de l'avocat général

++++

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. Faisant suite aux arrêts Sevince (1) et Kus (2), les deux questions préjudicielles posées par le Verwaltungsgericht Karlsruhe portent sur l' interprétation de la décision n 1/80 du 19 septembre 1980 du conseil d' association institué par l' accord créant une association entre la CEE et la Turquie, signé à Ankara le 12 septembre 1963 (3) (ci-après "l' accord d' association") (4).

2. Entre autres objectifs, cet accord tend à "réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs (entre les parties contractantes)" (5) en s' inspirant des articles 48, 49 et 50 du traité CEE. L' article 36 du protocole additionnel prévoit les délais de la réalisation graduelle de cette libre circulation dont le conseil d' association fixe les modalités.

3. Les articles 6 et 7 de la décision n 1/80 "relative au développement de l' Association" (ci-après "la décision") disposent:

"Article 6

1. Sous réserve des dispositions de l' article 7 relatif au libre accès à l' emploi des membres de sa famille, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l' emploi d' un État membre,

° a le droit, dans cet État membre, après un an d' emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur s' il dispose d' un emploi;

° a le droit, dans cet État membre, après trois ans d' emploi régulier et sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté, de répondre dans la même profession auprès d' un employeur de son choix à une autre offre, faite à des conditions normales, enregistrée auprès des services de l' emploi de cet État membre;

° bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d' emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix.

Article 7

Les membres de la famille d' un travailleur turc appartenant au marché régulier de l' emploi d' un État membre, qui ont été autorisés à le rejoindre,

° ont le droit de répondre ° sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté ° à toute offre d' emploi lorsqu' ils y résident régulièrement depuis trois ans au moins;

° y bénéficient du libre accès à toute activité salariée de leur choix lorsqu' ils y résident depuis cinq ans au moins.

Les enfants des travailleurs turcs ayant accompli une formation professionnelle dans le pays d' accueil pourront, indépendamment de leur durée de résidence dans cet État membre, à condition qu' un des parents ait légalement exercé un emploi dans l' État membre intéressé depuis trois ans au moins, répondre dans ledit État membre à toute offre d' emploi."

4. Ces dispositions sont au centre de la présente affaire.

5. A titre préliminaire, nous ferons deux observations.

6. En premier lieu, en vertu de votre jurisprudence constante (6), la Cour a compétence "... pour se prononcer, au titre de l' article 177 du traité, sur l' interprétation des décisions prises par un organe institué par un accord d' association pour assurer la mise en oeuvre de cet accord..." (7). Nous renvoyons, sur ce point, à nos conclusions dans les affaires Sevince (8) et Kus (9).

7. En second lieu, le champ d' application des articles 6 et 7 de la décision doit être bien cerné. Il s' agit de définir le statut juridique d' un ressortissant turc qui est déjà titulaire, au regard du droit interne, d' un permis de travail et d' un droit de séjour, si celui-ci est requis, puisqu' il appartient au marché régulier de l' emploi (10). Les conditions dans lesquelles l' intéressé a obtenu le droit d' entrée et de séjour dans l' État membre d' accueil considéré relèvent, en effet, du
seul droit national.

8. La juridiction de renvoi sollicite votre interprétation dans le contexte suivant.

9. M. Eroglu travaille et réside sans interruption en République fédérale d' Allemagne depuis 1976. Née en 1960, sa fille, Hayriye Eroglu, requérante au principal, l' y rejoint en avril 1980. Elle suit à l' université de Hambourg des études d' économie et y obtient en 1987 un diplôme d' études supérieures. En octobre 1989, elle déménage pour l' arrondissement de Neckar-Odenwald. Du 1er mars 1990 au 15 avril 1991, elle travaille pour la société B à Hardheim, dans le cadre d' un projet hôtelier. Elle
y exerce ensuite un stage pratique. A compter du 15 avril 1991 ° et jusqu' au 18 mai 1992 °, elle travaille comme stagiaire (assistante en mercatique) auprès de la société F à Tauberbischofsheim.

10. Quant au droit de séjour, Mme Eroglu ne bénéficie que de permis limités dans leur durée afin de lui permettre de poursuivre ses études dans un premier temps et de travailler dans la société B puis dans la société F dans un deuxième temps.

11. Quant au permis de travail, elle est autorisée, du 6 février 1990 au 14 janvier 1991 et du 25 avril 1991 au 1er mars 1992, à exercer une activité professionnelle déterminée: celle d' assistante de la direction commerciale ou d' assistante en mercatique. Du 15 janvier 1991 au 14 avril 1991, son permis de travail est limité à une activité de stagiaire.

12. Le 24 février 1992, Mme Eroglu demande une autorisation de séjour pour continuer à exercer son activité auprès de son dernier employeur, ce que le Landratsamt lui refuse, le 27 juillet 1992.

13. Une réclamation présentée contre ce refus est rejetée, le 22 avril 1993, par le "Regierungspraesidium" du Land à Karlsruhe au motif que Mme Eroglu ne peut pas se prévaloir d' un droit de séjour découlant de l' article 6, paragraphe 1, premier tiret, de la décision: elle n' est pas autorisée à exercer une activité salariée, elle n' appartient pas au marché régulier de l' emploi et n' a pas occupé en dernier lieu un emploi régulier au sens de cette disposition.

14. Devant le Verwaltungsgericht Karlsruhe, Mme Eroglu invoque l' article 6, paragraphe 1, premier tiret, et l' article 7, deuxième alinéa, de la décision: enfant d' un travailleur turc exerçant légalement un emploi sur le territoire fédéral depuis 1976, elle a le droit de répondre à toute offre d' emploi.

15. Par sa première question, le juge de renvoi vous demande si un ressortissant turc placé dans la situation de la requérante au principal remplit les conditions posées par l' article 6, paragraphe 1, premier tiret, pour obtenir le renouvellement de son permis de travail.

16. En second lieu, il vous demande si le ressortissant turc qui remplit les conditions de l' article 7, deuxième alinéa, peut, de ce fait, exiger la prolongation de son titre de séjour.

Sur l' application de l' article 6, paragraphe 1, premier tiret

17. L' article 6, paragraphe 1, premier tiret, est-il applicable à une ressortissante turque dont la situation présente les caractéristiques suivantes:

° elle est diplômée d' une université allemande;

° elle est titulaire d' une autorisation de séjour conditionnelle de deux ans;

° elle a obtenu des permis de travail lui permettant, dans le cadre d' une activité professionnelle ou d' un stage pratique spécialisé, d' approfondir les connaissances acquises;

° elle a travaillé pendant un an chez un employeur, dix mois chez un second et un emploi lui est offert à nouveau par le premier?

18. Dans l' arrêt Sevince, vous avez admis que l' article 6 avait un effet direct dans les États membres de la Communauté (11).

19. Un ressortissant turc ne peut s' en prévaloir que s' il satisfait aux trois conditions suivantes:

a) Il est un "travailleur" au sens de l' accord.

b) Il appartient au marché régulier de l' emploi de l' État membre d' accueil.

c) Il dispose d' un emploi et sollicite le renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur.

20. Examinons ces trois conditions tour à tour.

° a °

21. Le ressortissant turc placé dans la situation de Mme Eroglu est-il un "travailleur" au sens de l' accord d' association et de la décision?

22. On sait qu' aux termes de l' article 12 de l' accord figurant au titre II relatif à la phase transitoire de l' association, "Les Parties contractantes conviennent de s' inspirer des articles 48, 49 et 50 du traité instituant la Communauté pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles".

23. Nous l' avons montré dans nos conclusions sous l' affaire Kus (12): les travailleurs turcs ne sont plus dans la situation des ressortissants des autres États tiers. Ils bénéficient sur ceux-ci d' une priorité d' embauche en vertu de l' article 8, paragraphe 1, de la décision. L' État membre d' accueil ne peut refuser le renouvellement du permis de travail que dans les conditions fixées par la décision, etc.

24. Ils ne sont pas, pour autant, assimilables à des travailleurs communautaires (ou, désormais, aux ressortissants d' un État membre de l' Espace économique européen): les conditions d' entrée sur le territoire d' un État membre sont déterminées par le seul droit national, que la décision n' affecte pas. Leur droit de séjour est limité au territoire de l' État membre dans lequel ils travaillent. Le droit au renouvellement de leur permis de travail et au libre accès à toute activité salariée est
strictement subordonné à un certain nombre de conditions, de délai notamment.

25. On ne saurait donc, a priori, soutenir que, par simple analogie, un travailleur au sens de l' accord d' association est celui qui répond à la définition communautaire de cette notion.

26. Son statut tend toutefois à l' en rapprocher.

27. Ainsi, dans vos arrêts du 31 janvier 1991, Kziber (13), et du 20 avril 1994, Yousfi (14), concernant l' accord de coopération CEE-Maroc, vous avez analysé la notion de travailleur à la lumière des dispositions de l' accord et de l' objectif qu' elles poursuivent.

28. De même, si, en vertu de la décision, le libre accès au marché de l' emploi des ressortissants turcs est soumis à des conditions de durée du premier emploi, de durée de résidence ou de priorité d' embauche, il n' est pas limité par une définition restrictive de la notion de travailleur qui exclurait de son champ d' application le travailleur en formation ou le stagiaire.

29. S' agissant enfin d' une réglementation "inspirée de l' article 48" qui vise à "... améliorer ... le régime dont bénéficient les travailleurs et les membres de leur famille par rapport au régime institué par la décision n 2/76 du conseil d' association" (15) et à favoriser "l' échange de jeunes travailleurs" (16), il apparaît que l' accord en cause étend progressivement aux ressortissants turcs le champ d' application d' une des libertés fondamentales de la Communauté, à savoir l' accès au
marché de l' emploi. Il poursuit donc le même objectif que celui que le traité CEE s' est assigné pour les ressortissants communautaires.

30. Dès lors, la notion de travailleur telle qu' elle résulte de l' accord ne peut être ° en l' absence de toute indication dans le sens d' une interprétation restrictive ° interprétée très différemment de la notion communautaire du travailleur telle que vous l' avez rappelée dans votre arrêt du 21 novembre 1991, Le Manoir (17):

"... la notion de travailleur, au sens de l' article 48 du traité ... revêt une portée communautaire. ... est à considérer comme travailleur toute personne qui exerce des activités réelles et effectives, à l' exclusion d' activités tellement réduites qu' elles se présentent comme purement marginales et accessoires. La caractéristique essentielle de la relation de travail est la circonstance qu' une personne accomplit, pendant un certain temps, en faveur d' une autre et sous la direction de celle-ci,
des prestations en contrepartie desquelles elle touche une rémunération..." (18).

31. Vous en déduisez que "... le fait qu' une personne accomplit ces prestations sur la base d' un contrat de stage n' interdit pas de la considérer comme un travailleur, dès lors qu' elle exerce des activités réelles et effectives et que les caractéristiques essentielles de la relation de travail sont remplies..." (19).

32. Nous considérons donc que la décision ne laisse pas place à une interprétation de la notion de travailleur excluant le stagiaire.

° b °

33. Que signifie "appartenir au marché régulier de l' emploi" au sens de cette décision.

34. Cette expression apparaît à plusieurs reprises dans les décisions nos 2/76 et 1/80.

35. Vous l' avez définie, en négatif, dans l' arrêt Sevince en considérant qu' elle ne visait pas "... la situation d' un travailleur turc autorisé à exercer un emploi pendant la période où il bénéficie d' un sursis à l' exécution d' une décision lui refusant le droit de séjour, contre laquelle il a introduit un recours qui a été rejeté" (20).

36. Dans l' arrêt Kus, à propos d' une situation de fait très proche de celle qui avait donné lieu à l' arrêt Sevince, vous avez jugé qu'

"... un travailleur turc ne remplit pas la condition d' avoir occupé un emploi régulier depuis au moins quatre ans, prévue par (l' article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision n 1/80), lorsqu' il a exercé cet emploi sous le couvert d' un droit de séjour qui ne lui a été reconnu que par l' effet d' une réglementation nationale permettant de résider dans le pays d' accueil pendant la procédure d' octroi du titre de séjour, même si la régularité de son droit de séjour a été confirmée par un
jugement rendu par un tribunal statuant en première instance, contre lequel un appel a été formé" (21).

37. Il est clair que le travailleur turc ne doit pas pouvoir constituer des droits pendant une période où le droit de séjour ne lui a été consenti qu' à titre précaire, en attendant l' issue du litige portant sur le point de savoir s' il peut ou non bénéficier d' un tel droit, "... sous peine de priver de toute portée une décision judiciaire lui déniant définitivement ce droit..." (22).

38. Appartenir au marché régulier de l' emploi, c' est donc, en premier lieu, être titulaire d' un droit de séjour incontesté.

39. Ceci étant, ce droit peut être limité ratione temporis ou même ratione materiae à certains emplois.

40. Telle est d' ailleurs plutôt la règle en ce qui concerne les travailleurs d' États tiers autorisés à séjourner sur le territoire des États membres de la Communauté. Une situation "stable et non précaire sur le marché de l' emploi" n' exclut pas une situation temporaire ou provisoire dès lors qu' elle est légale.

41. L' important est, donc, que le travailleur soit "en règle" vis-à-vis des lois de l' État membre d' accueil.

42. A cet égard, le juge a quo ne pourra manquer de relever que la requérante au principal était titulaire d' une autorisation de séjour valable jusqu' au 1er mars 1992, sans reconduction possible, pour exercer une activité de stagiaire auprès de la société F, et qu' elle bénéficiait d' un permis de travail général sans limitation de durée.

° c °

43. Sommes-nous, ici, dans l' hypothèse d' une demande de renouvellement du permis de travail auprès du même employeur?

44. Le gouvernement allemand l' a relevé, "... l' article 6, paragraphe 1, premier tiret, vise à garantir que la continuité d' un emploi ne soit pas empêchée par le non-renouvellement du permis de travail pour des considérations liées au marché de l' emploi" (23).

45. La prolongation d' emploi envisagée par ce texte est soumise aux conditions les moins restrictives: il suffit d' avoir travaillé pendant au moins un an auprès du même employeur.

46. En revanche le changement d' emploi est subordonné à des conditions plus strictes: trois ans d' emploi régulier dans la même profession, et sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté (24).

47. Or il est constant que la requérante au principal ne demande pas le renouvellement de son permis de travail "auprès du même employeur" mais qu' elle en sollicite l' octroi pour retourner travailler chez son précédent employeur.

48. Cette hypothèse ne relève pas de l' article 6, paragraphe 1, premier tiret.

49. Soutenir le contraire reviendrait à priver les travailleurs des États membres de la priorité d' embauche dont ils bénéficient en vertu de l' article 6, paragraphe 1, deuxième tiret, au motif que le travailleur turc a travaillé, autrefois, chez l' employeur considéré.

Sur l' application de l' article 7, deuxième alinéa

50. Le juge a quo pose comme prémisse que l' intéressée répond aux conditions d' application de ce texte: enfant d' un travailleur turc, elle a accompli une formation professionnelle dans le pays d' accueil et l' un de ses parents a travaillé dans cet État depuis trois ans au moins (25).

51. L' article 7 confère à une telle personne, quelle que soit la durée de sa résidence dans l' État d' accueil, le droit d' y répondre à toute offre d' emploi. Ce droit à l' emploi permet-il à son détenteur d' exiger la prolongation de son titre de séjour?

52. Trois points seront examinés successivement:

a) L' article 7, deuxième alinéa, est-il d' effet direct?

b) Son application est-elle subordonnée à l' octroi initial d' une autorisation de séjour en vue du regroupement familial?

c) Peut-on déduire d' un droit à l' emploi un droit au séjour?

° a °

53. Dans l' arrêt du 30 septembre 1987, Demirel (26), vous avez jugé qu'

"Une disposition d' un accord conclu par la Communauté avec des pays tiers doit être considérée comme étant d' application directe lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu' à l' objet et à la nature de l' accord, elle comporte une obligation claire et précise, qui n' est subordonnée, dans son exécution ou ses effets, à l' intervention d' aucun acte ultérieur" (27).

54. Citant ce point dans l' arrêt Sevince, vous ajoutez:

"Les mêmes critères sont valables quand il s' agit de déterminer si les dispositions d' une décision du conseil d' association peuvent avoir un effet direct" (28).

55. Nous l' avons dit dans nos conclusions dans l' affaire Sevince (29): il résulte de l' arrêt Demirel, dans lequel vous releviez que seul le conseil d' association avait "compétence pour édicter des règles précises pour une réalisation graduelle de la libre circulation des travailleurs" (30), que les décisions du conseil d' association "ont en quelque sorte pour fonction d' édicter les règles précises en la matière".

56. Dans l' arrêt Sevince, pour reconnaître à l' article 6, paragraphe 1, troisième tiret, de la décision un effet direct, vous avez examiné l' objet et la nature de cette dernière et observé que

° la portée programmatique de l' article 12 de l' accord et de l' article 36 du protocole additionnel (31) "... ne fait pas obstacle à ce que les décisions du conseil d' association réalisant, sur des points déterminés, les programmes envisagés dans l' accord puissent avoir un effet direct" (32);

° si les États membres ont compétence pour prendre des mesures d' ordre administratif mettant en oeuvre les dispositions des décisions du conseil d' association, ils ne peuvent "... conditionner ou ... restreindre l' application du droit précis et inconditionnel que (ces) dispositions ... reconnaissent aux travailleurs turcs" (33);

° le défaut de publication de ces décisions ne doit pas empêcher un particulier "... de faire valoir, à l' égard d' une autorité publique, les droits que ces décisions lui confèrent" (34).

57. Vous avez également constaté que l' article 6, paragraphe 1, troisième tiret de la décision consacrait "... dans des termes clairs, précis et inconditionnels, le droit du travailleur turc, après un certain nombre d' années d' emploi régulier dans un État membre, d' accéder librement à toute activité salariée de son choix" (35).

58. Pour appliquer cette appréciation également à l' article 7, nous relèverons que, par cette disposition, les membres de la famille du travailleur turc se voient octroyer des droits déterminés de manière aussi claire et précise qu' à l' article 6 et applicables inconditionnellement sans mesure d' exécution. Il en résulte que les intéressés peuvent s' en prévaloir directement devant les juridictions nationales.

° b °

59. L' article 7 régit l' accès au marché de l' emploi des membres de la famille d' un travailleur turc "qui ont été autorisés à le rejoindre". Cette condition suppose-t-elle une autorisation au titre du regroupement familial? Si tel est le cas, cette condition est-elle opposable aux enfants du travailleur turc dont la situation est régie par le deuxième alinéa de cet article?

60. Examinons l' économie de ce texte.

61. Son premier alinéa, pour conférer aux membres de la famille d' un travailleur turc des droits en matière d' emploi, pose deux conditions:

° le travailleur turc doit appartenir au marché régulier de l' emploi;

° le membre de la famille doit avoir reçu l' autorisation de le rejoindre.

62. Ces droits sont fonction de la durée de résidence du membre de la famille dans le pays d' accueil:

° une résidence depuis trois ans lui permet de répondre à toute offre d' emploi, sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs ressortissants des États membres de la Communauté;

° une résidence depuis cinq ans lui donne libre accès à toute activité salariée de son choix, sans que les travailleurs communautaires bénéficient d' une priorité.

63. En tant que "membres de la famille", les enfants du travailleur peuvent certainement se prévaloir de cette disposition (36).

64. Le deuxième alinéa leur ouvre toutefois une autre possibilité de répondre à toute offre d' emploi (sans que les travailleurs communautaires bénéficient d' une priorité) à une double condition:

° l' un des parents est employé depuis au moins trois ans dans le pays d' accueil;

° l' enfant y a achevé une formation professionnelle (il n' est plus exigé qu' il compte trois ans de résidence).

65. Ne s' ajoute aucune condition quant à l' âge de l' enfant ou quant aux motifs de l' autorisation d' entrée sur le territoire de l' État membre d' accueil: il n' est notamment pas exigé que, comme au premier alinéa, l' enfant ait été "autorisé à rejoindre" ses parents.

66. Ici, Mme Eroglu a obtenu un permis de séjour en 1980, non au titre du regroupement familial, mais aux fins d' études, et donc pour accomplir la formation professionnelle que l' article 7, deuxième alinéa, pose précisément comme condition d' accès à l' emploi.

67. Cette disposition ne fixe pas de conditions spécifiques pour l' accès sur le territoire de l' État membre et la délivrance du permis de séjour. L' expression "qui ont été autorisés à le rejoindre" du premier alinéa, de l' article 7 n' est pas en facteur commun avec le deuxième alinéa. Celui-ci n' exclut pas que ce permis soit délivré en vue d' effectuer un séjour universitaire.

68. Toute autre interprétation aurait pour effet de restreindre le champ d' application de l' article 7, deuxième alinéa, sinon de le priver d' effet utile. Tout enfant qui rejoindrait ses parents dans un État membre, non au titre du regroupement familial mais pour y poursuivre des études universitaires, ne pourrait se prévaloir de cet article alors qu' il en remplit précisément les autres conditions.

69. De plus, exiger que l' entrée sur le territoire national soit intervenue au titre du regroupement familial reviendrait à rendre cette disposition inapplicable à tous les enfants de plus de 18 ans qui ne peuvent plus bénéficier d' une entrée à ce titre, du moins dans certains États membres (37).

70. Enfin, vous jugez que l' article 6, paragraphe 1, de la décision ne fait pas dépendre le droit au renouvellement du permis de travail "des conditions dans lesquelles le droit d' entrée et de séjour a été obtenu" (38).

71. De la même manière, l' article 7, deuxième alinéa (et à la différence de l' article 7, premier alinéa), ne pose aucune condition quant au droit d' entrée et de séjour et s' applique, l' article 6, paragraphe 1, premier tiret, quel que soit le motif de l' entrée de l' intéressé sur le territoire de l' État membre d' accueil.

72. Il en résulte que, pour satisfaire aux conditions de l' article 7, deuxième alinéa, l' enfant d' un travailleur turc n' est pas tenu d' être entré sur le territoire d' un État membre en vertu d' une autorisation de séjour délivrée en vue du regroupement familial.

° c °

73. Dans votre arrêt Kus, vous avez jugé qu'

"Un travailleur turc qui remplit les conditions de l' article 6, paragraphe 1, premier ou troisième tiret, de la décision n 1/80 peut se prévaloir directement de ces dispositions pour obtenir, outre la prorogation du permis de travail, celle du permis de séjour" (39).

74. A propos de l' article 6, paragraphe 1, troisième tiret, citant l' arrêt Sevince, vous y observez que,

"... même si cette disposition ne règle la situation du travailleur turc que sur le plan de l' emploi et non au regard du droit de séjour, ces deux aspects de la situation personnelle du travailleur turc sont intimement liés et ... en reconnaissant à ce travailleur, après une certaine période d' emploi régulier dans l' État membre, l' accès à toute activité salariée de son choix, les dispositions en cause impliquent nécessairement, sous peine de priver de tout effet le droit qu' elles reconnaissent
aux travailleurs turcs, l' existence, du moins à ce moment, d' un droit de séjour dans le chef de l' intéressé..." (40)

et que

"... le droit de séjour est indispensable à l' accès et à l' exercice d' une activité salariée" (41).

75. Ce raisonnement est certainement transposable à l' article 7, premier alinéa, second tiret, qui prévoit, comme l' article 6, paragraphe 1, troisième tiret, le libre accès à toute activité salariée.

76. L' est-il également à la situation de l' enfant du travailleur turc qui ne bénéficie pas du "libre accès à toute activité salariée de son choix" (article 6, paragraphe 1, troisième tiret) mais qui peut "répondre dans (l' État membre d' accueil) à toute offre d' emploi"?

77. Nous l' avons vu, pour justifier le caractère indissociable du droit au travail et de celui au séjour, vous vous êtes fondés sur la notion d' effet utile: que vaut un droit de travailler s' il ne s' accompagne pas du permis de séjour correspondant?

78. Parallèlement, que vaut le droit de répondre à des offres d' emploi s' il n' est pas assorti du droit de séjourner?

79. Le principe de l' effet utile n' est pas à géométrie variable et il doit s' appliquer ici comme dans le cadre de l' article 6 (42).

80. Nous considérons, par conséquent, que l' article 7, deuxième alinéa, de la décision doit être interprété en ce sens que l' enfant d' un travailleur turc qui satisfait aux conditions de cette disposition peut s' en prévaloir directement afin d' obtenir la prolongation de son permis de séjour.

81. Nous concluons donc à ce que vous disiez pour droit:

"1) L' article 6, paragraphe 1, premier tiret, de la décision n 1/80 du conseil d' association CEE/Turquie, du 19 septembre 1980, relative au développement de l' association, ne s' applique pas au travailleur turc qui, après un an d' emploi régulier chez un premier employeur, a travaillé pour le compte d' un second et demande le renouvellement de son permis de travail pour exercer une activité salariée auprès du premier.

2) L' article 7, deuxième alinéa, de la même décision doit être interprété en ce sens que l' enfant d' un travailleur turc qui satisfait aux conditions de cette disposition peut s' en prévaloir directement afin d' obtenir la prolongation de son permis de séjour."

(*) Langue originale: le français.

(1) ° Arrêt du 20 septembre 1990 (C-192/89, Rec. p. I-3461).

(2) ° Arrêt du 16 décembre 1992 (C-237/91, Rec. p. I-6781).

(3) ° Accord conclu au nom de la Communauté par la décision 64/732/CEE du Conseil du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685) et complété par un protocole additionnel du 23 novembre 1970, entré en vigueur le 1er janvier 1973 (JO 1972, L 293, p. 1).

(4) ° Sur cet accord, voir nos conclusions dans l' affaire Kus, points 2 à 5.

(5) ° Article 12.

(6) ° Arrêts Sevince, précité, points 7 à 12, et Kus, précité, point 9.

(7) ° Point 9 de l' arrêt Kus.

(8) ° Points 4 à 8.

(9) ° Points 10 à 21.

(10) ° Voir nos conclusions dans l' affaire Kus, point 49.

(11) ° Point 26 des motifs et point 2 du dispositif et nos conclusions sous cette affaire, points 9 à 50.

(12) ° Points 64 et 65.

(13) ° C-18/90, Rec. p. I-199, point 27.

(14) ° C-58/93, non encore publié au Recueil, points 21 à 23.

(15) ° La décision du 20 décembre 1976 est relative à la mise en oeuvre de l' article 12 de l' accord.

(16) ° Troisième considérant de la décision n 1/80, souligné par nous.

(17) ° C-27/91, Rec. p. I-5531.

(18) ° Point 7.

(19) ° Point 8.

(20) ° Point 3 du dispositif.

(21) ° Point 1 du dispositif.

(22) ° Arrêt Kus, point 16.

(23) ° Point 19 des observations du gouvernement allemand.

(24) ° Article 6, paragraphe 1, deuxième tiret.

(25) ° Ordonnance du juge de renvoi, p. 8 de la traduction française.

(26) ° 12/86, Rec. p. 3719.

(27) ° Point 14. Pour une reconnaissance de l' effet direct d' une disposition de l' accord de coopération CEE-Maroc, voir l' arrêt du 20 avril 1994, Yousfi, précité note 14, points 16, 17 et 19.

(28) ° Point 15.

(29) ° Point 31.

(30) ° Point 21.

(31) ° Constatée par la Cour dans l' arrêt Demirel, point 23.

(32) ° Point 21.

(33) ° Point 22.

(34) ° Point 24.

(35) ° Point 17.

(36) ° Voir, en ce sens, les observations de la Commission, point 24.

(37) ° Voir le point 32 des observations du gouvernement allemand.

(38) ° Arrêt Kus, précité, point 21, souligné par nous.

(39) ° Point 3 du dispositif.

(40) ° Point 29.

(41) ° Point 33.

(42) ° Voir, en ce sens, Huber, B.: Das Sevince-Urteil des EuGH: Ein neues EG-Aufenthaltsrecht fuer tuerkische Arbeitnehmer , NVwZ, 1991, p. 242-243.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-355/93
Date de la décision : 12/07/1994
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht Karlsruhe - Allemagne.

Accord d'association CEE-Turquie - Décision du conseil d'association - Libre circulation des travailleurs - Droit de séjour.

Libre circulation des travailleurs

Accord d'association

Relations extérieures


Parties
Demandeurs : Hayriye Eroglu
Défendeurs : Land Baden-Württemberg.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Schockweiler

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1994:285

Source

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