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29/09/1992 | CJUE | N°C-159/91

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 29 septembre 1992., Christian Poucet contre Assurances générales de France et Caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon., 29/09/1992, C-159/91


Avis juridique important

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61991C0159

Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 29 septembre 1992. - Christian Poucet contre Assurances générales de France et Caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon. - Demandes de décision préjudicielle: Tribunal des affaires de sécurité sociale de l'Héra

ult - France. - Interprétation des articles 85 et 86 du traité CEE - Notion d...

Avis juridique important

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61991C0159

Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 29 septembre 1992. - Christian Poucet contre Assurances générales de France et Caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon. - Demandes de décision préjudicielle: Tribunal des affaires de sécurité sociale de l'Hérault - France. - Interprétation des articles 85 et 86 du traité CEE - Notion d'entreprise - Organisme chargé de la gestion d'un régime spécial de sécurité sociale - Législation nationale attribuant une position dominante à un tel
organisme. - Affaires jointes C-159/91 et C-160/91.
Recueil de jurisprudence 1993 page I-00637
édition spéciale suédoise page I-00027
édition spéciale finnoise page I-00027

Conclusions de l'avocat général

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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. Par deux ordonnances prises les 14 janvier et 11 février 1991, le tribunal des affaires de sécurité sociale de l' Hérault a demandé à la Cour si un organisme chargé de la gestion d' un régime spécial de sécurité sociale doit être considéré comme constituant une entreprise au sens des articles 85 et 86 du traité CEE et si la position dominante attribuée par les dispositions du droit interne d' un État membre à un organisme chargé de la gestion d' un régime spécial de sécurité sociale est
compatible avec le marché commun.

2. Les faits du présent litige sont simples et peuvent être résumés comme suit.

Dans l' affaire C-159/91, M. Poucet a fait opposition à une injonction de paiement émise par le directeur de la caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon, organisme chargé de la gestion du régime d' assurance maladie et maternité des travailleurs non salariés des professions non agricoles.

M. Poucet ne conteste pas le principe de l' obligation d' assurance, mais soutient qu' un assujetti pourrait également y satisfaire en s' assurant auprès de compagnies d' assurance privées établies sur le territoire de la Communauté. Selon lui, la caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon et l' organisme conventionné par cette caisse, les Assurances générales de France, ne peuvent pas, par conséquent, prétendre au paiement des sommes demandées, leur position dominante étant contraire aux
principes de libre concurrence édictés par le traité CEE.

Dans l' affaire C-160/91, M. Pistre s' oppose, avec des arguments analogues, à l' injonction de paiement émise par le directeur de la caisse autonome nationale de compensation de l' assurance vieillesse de Clermont-Ferrand, organisme chargé de la gestion du régime d' assurance vieillesse des artisans.

3. Avant d' aborder la question posée par les juges de renvoi, il est nécessaire d' exposer brièvement les caractéristiques essentielles des régimes de sécurité sociale en cause.

Le système français de sécurité sociale comporte essentiellement un régime général pour les travailleurs salariés des professions non agricoles, un régime applicable aux travailleurs agricoles et, enfin, quelques régimes autonomes qui concernent les travailleurs non salariés de secteurs autres que le secteur agricole.

Dans le cadre des régimes autonomes, le législateur a, en outre, prévu, d' une part, une assurance vieillesse obligatoire pour les artisans et, d' autre part, un régime d' assurance maladie et maternité également obligatoire et applicable à tous les travailleurs indépendants des professions non agricoles.

4. Le régime d' assurance maladie et maternité est exposé aux articles 611 et suivants du code de la sécurité sociale. Ces dispositions prévoient l' institution d' une caisse nationale et de différentes caisses mutuelles régionales.

La caisse nationale d' assurance maladie et maternité des travailleurs non salariés, qui est un organisme privé chargé de la gestion d' un service public, a pour mission de garantir notamment l' unité de financement du régime, d' animer, de coordonner et de contrôler l' action des caisses mutuelles régionales et des organismes conventionnés, ainsi que d' exercer une activité d' intérêt général en matière sanitaire et sociale.

Les caisses mutuelles régionales, au nombre desquelles figure précisément la caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon déjà mentionnée, sont à leur tour responsables, dans leur circonscription, de la gestion du régime de prévoyance.

Tant la caisse nationale que les caisses régionales sont gérées par un conseil d' administration dans lequel figurent, au moins pour les deux tiers, des administrateurs élus directement par les assurés, en ce qui concerne les caisses régionales, ou des administrateurs des caisses régionales, en ce qui concerne la caisse nationale. Au conseil d' administration précité siègent, par ailleurs, des personnes nommées par arrêté interministériel (pour les caisses nationales) ou préfectoral (pour les
caisses régionales).

Ce régime d' assurance est financé tant par les cotisations des affiliés que par des versements provenant d' autres régimes obligatoires de prévoyance sociale, ainsi que par des fractions de taxes de diverses provenances. Dans les années 1989 et 1990, les cotisations des assurés ont représenté, selon le gouvernement français, 87 % des recettes.

Le taux et les modalités de calcul des cotisations sont déterminés par décret sur la base du revenu professionnel de l' année précédente pour les travailleurs en activité ou sur la base de la pension qu' ils perçoivent pour les travailleurs retraités; ces derniers sont, par ailleurs, exonérés du versement de cotisations s' ils ont des revenus inférieurs à une certaine somme.

Les opérations de perception des cotisations et de versement des prestations sont confiées par les caisses régionales, au moyen de conventions conclues à cet effet, à des sociétés d' assurance ou à des organismes régis par le code de la mutualité qui ont été préalablement agréés par la caisse nationale.

Les organismes conventionnés reçoivent chaque année, en contrepartie des frais de gestion exposés, une somme proportionnelle au nombre d' affiliés, dite "remise de gestion".

L' activité des différentes caisses et organismes conventionnés est soumise au contrôle de l' État, notamment par le biais des ministres chargés de la sécurité sociale et du budget.

5. Le régime relatif à l' assurance vieillesse des professions artisanales est, lui, régi par les articles L 633 et suivants du code de la sécurité sociale.

Sur la base de ces dispositions, la gestion de ce régime est confiée à 33 caisses de base, administrées par un conseil élu par les assurés. Ces caisses agissent sous l' égide de la caisse autonome nationale de l' assurance vieillesse artisanale (administrée dans les mêmes conditions), dont le rôle est de déterminer la politique générale de ce régime, d' assurer son unité financière ainsi que d' animer, de coordonner et de contrôler l' action des caisses de base.

Le régime d' assurance vieillesse comporte trois assurances obligatoires: deux assurances vieillesse, dont l' une dite "de base" et l' autre complémentaire, et une assurance invalidité-décès.

Le financement du régime "de base" obligatoire est assuré par les cotisations des assurés, par des versements effectués à titre de compensation par d' autres régimes obligatoires de sécurité sociale, par une fraction du produit de la contribution de solidarité à la charge des entreprises et, enfin, par une contribution de l' État dont le montant est déterminé par la loi des finances.

Dans le cadre de ce régime également, l' activité des différentes caisses est, en outre, soumise au contrôle de l' État par le biais des ministres chargés de la sécurité sociale et du budget.

6. C' est à la lumière de la réglementation que nous venons de présenter brièvement qu' il conviendra de déterminer si un organisme chargé de la gestion d' un régime spécial de sécurité sociale doit être considéré comme une entreprise et rentre, par conséquent, dans le champ d' application des articles 85 et 86 du traité CEE.

Nous précisons, par ailleurs, que nos observations ne porteront pas sur les organismes conventionnés, telles les Assurances générales de France. Ces organismes exercent en effet une simple activité de perception des cotisations et de versement des prestations; ils reçoivent de la caisse une rémunération, dite remise de gestion, qui est proportionnelle au nombre des assurés et représente la contrepartie de l' activité prestée. Ces organismes exercent par conséquent une activité économique pour le
compte des caisses, mais cet aspect ne nous semble pas pertinent pour la présente affaire.

7. Comme cela est bien connu, le traité CEE ne comporte aucune définition de la notion d' entreprise au sens des articles 85 et 86.

La Cour a déjà fourni une première définition de cette notion dans le cadre du traité CECA en affirmant que "l' entreprise est constituée par une organisation unitaire d' éléments personnels, matériels et immatériels, rattachée à un sujet juridiquement autonome, et poursuivant d' une façon durable un but économique déterminé" (1).

Dans l' affaire Sacchi (2), la Cour de justice a précisé, ensuite, à propos de l' organisme italien concessionnaire exclusif du droit d' effectuer des transmissions télévisées, que, "pour l' exécution de leur mission, ces établissements restent soumis aux interdictions de discrimination et tombent, dans la mesure où cette exécution comporte des activités de nature économique, sous les dispositions visées à l' article 90 relatif aux entreprises publiques et aux entreprises auxquelles les États
accordent des droits spéciaux exclusifs". La Cour n' a toutefois pas précisé la notion d' activité de nature économique.

Enfin, dans l' affaire Hoefner et Elser (3), la Cour a eu, plus récemment, l' occasion de clarifier davantage la notion d' entreprise pertinente au regard du droit communautaire de la concurrence.

Dans l' affaire citée, la Cour, qui avait à statuer sur le point de savoir si le monopole de placement du personnel de direction des entreprises réservé à un office public pour l' emploi constituait un abus de position dominante, après avoir précisé que, dans le contexte du droit de la concurrence, la notion d' entreprise comprend toute entité qui exerce une activité économique, indépendamment de son statut juridique et de ses modalités de financement, a ensuite affirmé que l' activité de placement
est une activité économique.

La Cour a en effet précisé que la circonstance que les activités de placement sont normalement confiées à des offices publics ne saurait affecter la nature desdites activités qui n' ont pas toujours été et ne sont pas nécessairement exercées par des organismes publics; cela vaut, notamment, pour les activités de placement des cadres et dirigeants des entreprises.

Il s' ensuit, selon la Cour, qu' un organisme tel qu' un office public pour l' emploi, exerçant des activités de placement, peut être qualifié d' entreprise aux fins de l' application des règles de concurrence communautaires.

8. Il ressort de la jurisprudence précitée que, si le statut juridique et les modalités de financement d' un organisme ainsi que l' absence d' un but lucratif ne sont pas en soi pertinents aux fins de sa qualification comme entreprise, il est néanmoins toujours nécessaire que l' organisme en question exerce une activité de caractère économique susceptible d' être exercée, au moins en principe, par une entreprise privée et dans un but lucratif.

C' est précisément la détermination du caractère économique ou non de l' activité exercée par les organismes tels que la caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon ou la caisse autonome nationale de compensation de l' assurance vieillesse des artisans qui constitue le problème essentiel de la présente affaire.

9. A cette fin, nous relevons, tout d' abord, que les régimes légaux de sécurité sociale que nous avons décrits précédemment sont caractérisés par trois éléments fondamentaux: l' absence de but lucratif, la poursuite d' un objectif social et l' application du principe de solidarité, éléments qui font au contraire manifestement défaut aux régimes d' assurance à caractère commercial.

En premier lieu, il faut noter que tant le montant des cotisations que celui des prestations versées sont déterminés par les pouvoirs publics et non par les caisses. Cette fixation est le résultat d' un choix de politique économique qui, s' il vise d' une part à garantir le financement des régimes en cause, se répercute d' autre part spécifiquement sur la répartition des richesses entre les membres du corps social, en effectuant entre eux les péréquations nécessaires.

En effet, ces régimes sont caractérisés, à la différence des régimes d' assurance privés, par l' absence d' un lien direct entre les cotisations et les prestations versées.

10. En ce qui concerne en particulier le régime d' assurance maladie, le montant des contributions est fonction du revenu de l' assuré et non de l' évaluation du risque d' assurance, garantissant ainsi une couverture sociale à des conditions favorables également à des personnes qui, vu leur état de santé, ne pourraient avoir accès à un régime d' assurance privé si ce n' est en versant des primes d' assurance extrêmement élevées.

Nous relevons également que, dans un tel régime, certaines catégories d' affiliés, tels les titulaires d' une pension d' invalidité ainsi que les retraités dont les ressources sont particulièrement modestes, sont exemptées du versement de cotisations.

11. S' agissant ensuite du régime d' assurance vieillesse pour les artisans, ce régime, comme du reste les régimes analogues d' assurance vieillesse, est fondé sur le principe de la répartition, selon lequel les cotisations versées par les travailleurs actifs sont directement utilisées pour le financement des prestations versées aux retraités.

Il se crée de la sorte une solidarité dans le temps entre les différentes générations de travailleurs, selon une logique très différente de celle qui inspire les régimes d' assurance privés dits de capitalisation, où les cotisations d' assurance sont au contraire investies sur le marché financier et, par la suite, reversées sous forme de rente viagère ou de capital.

Le caractère solidaire du régime d' assurance vieillesse résulte également de la reconnaissance, dans certains cas, de droits à pension obtenus, sans versement de cotisations, au cours de certaines périodes de cessation d' activité, comme notamment les périodes de maladie, d' invalidité, de chômage ou de service militaire.

En outre, dans le régime d' assurance vieillesse,il n' y a pas non plus de lien réel entre les droits à pension et les cotisations versées. En effet, si un assuré a versé, après le 31 décembre 1972, des cotisations d' assurance pour une période supérieure à dix ans, le revenu annuel qui constitue la base pour le calcul de la pension est celui correspondant aux cotisations versées durant les dix ans dont la prise en compte est la plus avantageuse pour l' intéressé.

A cela s' ajoute que le système français de sécurité sociale prévoit une obligation plus générale de solidarité financière entre les différents régimes obligatoires, solidarité qui est réalisée par une compensation entre les régimes excédentaires et les régimes déficitaires.

12. Ce que nous venons de dire explique du reste pourquoi les régimes susmentionnés, en raison de leur connotation éminemment solidaire, ne sont pas concevables en l' absence d' une obligation générale d' affiliation à un même organisme, qui seule peut garantir les compensations nécessaires au versement des prestations aux travailleurs qui ont une capacité contributive limitée.

De manière plus générale, il convient de relever que, s' il est vrai, comme cela ressort de la jurisprudence de la Cour, que l' absence d' un but lucratif ne soustrait pas, en soi, un organisme à l' application des règles du traité en matière de concurrence, il n' en est pas moins vrai que l' ensemble des éléments qui caractérisent le système français de sécurité sociale fait que des organismes tels que la caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon et la caisse autonome nationale de
compensation de l' assurance vieillesse des artisans peuvent difficilement être considérés comme des organismes qui ont des activités à caractère économique.

Les organismes en cause tendent, en effet, à exercer, dans l' intérêt public, une fonction de caractère social, fondée sur le principe de la solidarité. Par conséquent, une telle activité, à la différence de l' activité de placement des travailleurs qui a fait l' objet de la jurisprudence Hoefner et Elser, précitée, ne peut être exercée que par un organisme public ou pour le compte de ce dernier et n' est pas comparable aux activités d' assurance des entreprises privées.

13. A la lumière des considérations ci-dessus exposées, nous concluons, par conséquent, en suggérant à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le tribunal des affaires de sécurité sociale de l' Hérault:

"Un organisme tel que la caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon ou la caisse autonome nationale de compensation de l' assurance vieillesse des artisans, chargé de la gestion d' un régime de sécurité sociale auquel le législateur a rendu l' affiliation obligatoire et auquel il a confié une mission sociale à accomplir sur la base du principe de solidarité, ce qui a pour conséquence que cette activité est nécessairement exercée par un organisme public ou pour le compte de celui-ci, ne
constitue pas une entreprise au sens des articles 85 et 86 du traité CEE."

(*) Langue originale: l' italien.

(1) Arrêts du 13 juillet 1962, Kloeckner-Werke et Hoesch/Haute Autorité (17/61 et 20/61, Rec. p. 615, 646); Mannesmann (19/61, Rec. p. 675, 705).

(2) Arrêt du 30 avril 1974 (155/73, Rec. p. 409, point 14).

(3) Arrêt du 23 avril 1991 (C-41/90, Rec. p. I-1979, points 21 à 23).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-159/91
Date de la décision : 29/09/1992
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demandes de décision préjudicielle: Tribunal des affaires de sécurité sociale de l'Hérault - France.

Interprétation des articles 85 et 86 du traité CEE - Notion d'entreprise - Organisme chargé de la gestion d'un régime spécial de sécurité sociale - Législation nationale attribuant une position dominante à un tel organisme.

Pratiques concertées

Concurrence

Ententes

Position dominante


Parties
Demandeurs : Christian Poucet
Défendeurs : Assurances générales de France et Caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon.

Composition du Tribunal
Avocat général : Tesauro
Rapporteur ?: Moitinho de Almeida

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1992:358

Source

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