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21/03/1990 | CJUE | N°C-158/88

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 21 mars 1990., Commission des Communautés européennes contre Irlande., 21/03/1990, C-158/88


Avis juridique important

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61988C0158

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 21 mars 1990. - Commission des Communautés européennes contre Irlande. - Manquement - Franchises des voyageurs - Introduction d'une durée minimale de séjour à l'étranger. - Affaire C-158/88.
Recueil de jurisprudence

1990 page I-02367

Conclusions de l'avocat général

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Monsieur le Pr...

Avis juridique important

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61988C0158

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 21 mars 1990. - Commission des Communautés européennes contre Irlande. - Manquement - Franchises des voyageurs - Introduction d'une durée minimale de séjour à l'étranger. - Affaire C-158/88.
Recueil de jurisprudence 1990 page I-02367

Conclusions de l'avocat général

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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . Par une requête du 26 mai 1988 fondée sur l' article 169 du traité CEE, la Commission vous a demandé de déclarer que, en réduisant les franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises à l' importation de marchandises dans le trafic international de voyageurs par rapport aux montants fixés aux articles 1er, 2 et 4 de la directive 69/169/CEE du Conseil, du 28 mai 1969 ( 1 ), l' Irlande a manqué à ses obligations .

2 . L' origine du différend opposant la Commission à l' Irlande réside dans l' accroissement continu du nombre de voyages de courte durée effectués en Irlande du Nord par des personnes provenant d' Irlande, dans le but d' acquérir des marchandises frappées des impositions intérieures du Royaume-Uni, généralement moins élevées qu' en Irlande, et de les ramener dans ce dernier État en franchise de ses propres impositions intérieures, au titre de marchandises contenues dans les "bagages personnels des
voyageurs" au sens de la directive précitée .

3 . Le régime communautaire des franchises ici en cause doit être brièvement rappelé . Suivant l' article 1er de la directive, une franchise des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation est applicable, dans le cadre du trafic de voyageurs entre les pays tiers et la Communauté, aux marchandises contenues dans les bagages personnels des voyageurs, pour autant qu' il s' agisse d' importations dépourvues de tout caractère commercial et que la valeur globale de ces
marchandises ne dépasse pas, par personne, un montant fixé à 45 écus ( 2 ), les États membres ayant la faculté de réduire cette franchise jusqu' à 23 écus pour les voyageurs âgés de moins de 15 ans ( 3 ). Par ailleurs, s' agissant du trafic de voyageurs entre des États membres, l' article 2 de la directive prévoit qu' une franchise des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises est applicable aux marchandises contenues dans les bagages personnels des voyageurs dès lors qu' elles sont acquises
aux conditions générales d' imposition du marché intérieur d' un des États membres et pour autant qu' il s' agisse d' importations dépourvues de tout caractère commercial et que la valeur globale de ces marchandises ne dépasse pas, par personne, un montant s' élevant, à l' époque litigieuse, à 350 écus ( 4 ), les États membres ayant la faculté de réduire la franchise à 90 écus pour les voyageurs âgés de moins de 15 ans ( 5 ). Enfin, l' article 4 prévoit, aussi bien pour les voyageurs relevant de l'
article 1er que pour ceux relevant de l' article 2, que les États membres appliquent des limites quantitatives à certains produits tels que tabacs, boissons alcooliques, parfums, café, thé, les voyageurs ne bénéficiant d' aucune franchise pour les marchandises considérées s' ils n' ont pas l' âge de 15 ans ou, selon les cas, de 17 ans .

4 . Nous nous en tiendrons, pour le moment, à ce cadre général du régime des franchises tel qu' il est défini par les articles 1er, 2 et 4 de la directive, certains aspects plus précis devant être abordés par la suite . En effet, l' Irlande se voit essentiellement reprocher par la Commission l' adoption et la mise en vigueur, à compter du 1er avril 1987, d' un arrêté visant expressément les dispositions précitées de la directive 69/169 . Plus particulièrement, l' article 4 de cet arrêté prévoit qu'
aux fins de l' octroi des franchises visées aux articles 1er, 2 et 4 de la directive on entend par voyageur une personne qui, pendant la période de 48 heures précédant immédiatement son arrivée sur le territoire d' Irlande, se trouvait hors de ce territoire et qui peut en justifier à la demande d' un fonctionnaire compétent . En clair, afin de marquer une distinction entre ce qu' elle appelle les "voyageurs authentiques" et les "voyageurs fiscaux", l' Irlande considère que les franchises définies
par la directive ne peuvent bénéficier qu' à des personnes dont le voyage hors de son territoire a duré au moins 48 heures .

5 . L' argumentation par laquelle la Commission justifie le présent recours en manquement peut être résumée par l' idée selon laquelle, sous le prétexte d' une explicitation de la directive, l' Irlande aurait, en réalité, ajouté aux dispositions de celle-ci et subordonné le bénéfice des franchises qu' elle prévoit à des conditions supplémentaires . On serait donc en présence non de précisions apportées à cette directive conformément à son esprit, mais de mesures internes incompatibles avec elle et
destinées à lui faire échec . Ce point de vue est partagé par le Royaume-Uni qui est intervenu au soutien de la requête .

6 . Pour sa part, l' Irlande développe un certain nombre de considérations au regard desquelles la position de la Commission lui paraît dépourvue de fondement . Elle souligne que son attitude lui a été, en quelque sorte, dictée par les circonstances, à savoir l' ampleur démesurée du trafic des voyageurs se rendant d' Irlande en Irlande du Nord afin d' y effectuer, moyennant le bénéfice des franchises, des achats fiscalement avantageux . Certains détails significatifs ont été donnés, dont la
matérialité n' a pas été démentie . Ainsi, l' Irlande a-t-elle indiqué qu' en une journée de décembre 1986 plus de 18 500 personnes avaient franchi un poste-frontière déterminé après une journée consacrée à des achats en Irlande du Nord, et qu' avant Noël 1986 des files de voitures longues de 12 km et comprenant de nombreux véhicules de transport public s' étendaient depuis la frontière, en provenance d' un grand centre commercial d' Irlande du Nord . Le service des douanes aurait dénombré 220
autocars en une seule journée . Pour 1986, le gouvernement irlandais estime que les résidents irlandais ont effectué 3,6 millions de voyages destinés à des achats fiscalement avantageux, ce qui serait l' équivalent de la population totale de l' Irlande, et que les importations effectuées au titre des bagages de ces voyageurs pouvaient être évaluées à plus de 300 millions de IRL, ce qui représenterait 1,9 % du produit national brut, 12,9 % des importations de biens de consommation prêts à l' usage,
91,2 % du déficit sur les opérations courantes de la balance des paiements internationaux . Pour la même année 1986, l' Irlande considère que la perte de revenus subie par le Trésor irlandais du fait de ces achats s' est élevée à 40 millions de IRL, soit un montant égal à 0,6 % de l' ensemble des ressources publiques, à 1,4 % des impôts indirects et à 2,9 % du déficit budgétaire courant .

7 . Selon l' État défendeur, une telle situation aurait été révélatrice d' abus des droits résultant de la directive 69/169, en ce sens qu' il n' aurait pas été conforme aux dispositions et à l' esprit de ce texte d' accorder le bénéfice des franchises qu' il prévoit aux personnes voyageant d' Irlande en Irlande du Nord dans le seul but d' effectuer des achats . Aussi, pour couper court à une utilisation abusive des possibilités offertes par la directive, il serait apparu nécessaire de préciser le
critère de distinction entre les voyageurs "authentiques" et les voyageurs "fiscaux" en considérant qu' une personne ayant, au moment de son retour en Irlande, quitté son territoire depuis moins de 48 heures ne serait pas un voyageur authentique pouvant bénéficier des franchises . Pour caractériser la notion d' abus, au regard de la directive 69/169, l' Irlande se réfère notamment aux arrêts de la Cour dans les affaires concernant les "croisières du beurre ". Elle ajoute que les abus ont été
aggravés du fait que le Royaume-Uni ne participe pas au système monétaire européen et que, "cas pratiquement unique dans les Communautés, une monnaie intégrée à part entière dans le SME et présentant une grande stabilité est en contact avec une monnaie flottante, à la frontière terrestre qui sépare l' Irlande du Royaume-Uni" ( 6 ), l' instabilité du taux de change entre l' IRL et l' UKL ayant eu tendance, à plusieurs reprises, à renforcer l' attrait des voyages "fiscaux" en Irlande du Nord .

8 . L' Irlande a également souligné que la distinction des voyageurs authentiques et des voyageurs fiscaux serait justifiée compte tenu de ce que la directive sur les franchises doit s' analyser comme définissant certaines exceptions à la règle, qui veut qu' en l' absence d' harmonisation des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises les produits importés soient frappés de ces taxes et de ces accises, alors que reconnaître à des personnes effectuant des voyages purement fiscaux le bénéfice des
franchises, suivant une interprétation extensive de la directive, ferait de la règle l' exception, ce qui ne serait pas concevable .

9 . Enfin, l' État défendeur observe que l' initiative qu' il a prise doit être appréciée au regard d' une absence d' action de la Commission face aux abus de franchises . Celle-ci aurait, en particulier, négligé de donner une suite à la déclaration, inscrite au compte rendu de la réunion du Conseil du 8 juillet 1985, selon laquelle elle était invitée à "étudier la possibilité et l' opportunité de faire une distinction entre les voyages 'authentiques' et ceux effectués à des fins purement fiscales
et à ... faire rapport, avant la fin de l' année 1987, le cas échéant assorti d' une proposition si le problème se pose encore à cette date" ( 7 ).

10 . Il n' est certes pas douteux que l' Irlande s' est trouvée, du fait des possibilités offertes par la directive compte tenu de l' existence d' une frontière terrestre avec le Royaume-Uni, dans une situation particulière, voire inconfortable . Les inconvénients qui en ont résulté, sur le plan économique, ne sont pas discutables . Cependant, même si l' on estime que les auteurs du traité CEE avaient vraisemblablement envisagé la progression vers le "marché intérieur" sous un aspect moins insolite
que celui de files de 12 km de véhicules, dont de nombreux autocars, occupés par des voyageurs sortis d' un État membre et désireux de prendre d' assaut les grandes surfaces de l' État membre voisin, il nous semble que les mesures prises par l' Irlande méconnaissent le droit communautaire . Nous rejoignons, à cet égard, l' appréciation de la Commission et du Royaume-Uni . Cette opinion repose sur un certain nombre de considérations qu' il convient maintenant de développer .

11 . En premier lieu, nous estimons que l' arrêté s' écarte de la lettre même de la directive .

12 . Selon les considérants de ce dernier texte, si "il est nécessaire, jusqu' à l' harmonisation poussée des impôts indirects, de maintenir les taxations à l' importation et les détaxations à l' exportation" ( 8 ) pour les échanges entre les États membres, il est également "souhaitable que, même avant une telle harmonisation, la population des États membres prenne plus fortement conscience de la réalité du marché commun et qu' à cet effet des mesures soient prises pour libéraliser davantage le
régime des taxations des importations dans le trafic de voyageurs entre les États membres" ( 9 ), de tels allégements constituant "un nouveau pas en direction de l' ouverture réciproque des marchés des États membres et de la création de conditions analogues à celles d' un marché intérieur" ( 10 ). Ces allégements "doivent se limiter aux importations non commerciales de marchandises effectuées par des voyageurs", les marchandises en question ne pouvant, en règle générale, "être acquises dans le pays
de provenance ( pays de sortie ) que grevées de taxes, de sorte que la renonciation par le pays d' entrée, dans les limites prévues, à la perception des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises à l' importation évite une double imposition sans aboutir à une absence d' imposition" ( 11 ).

13 . Les orientations ainsi énoncées se traduisent par les dispositions de la directive relatives au régime même des franchises . Nous avons déjà indiqué quel était le contenu des articles 1er, 2 et 4 . Les franchises qu' ils prévoient s' expriment par les valeurs maximales des marchandises importées, exprimées en écus, avec des valeurs spécifiques applicables aux voyageurs âgés de moins de 15 ans, ainsi, pour des produits déterminés, que par l' indication de quantités maximales dont ne bénéficient,
au demeurant, pour certains d' entre eux, que des voyageurs ayant au moins l' âge de 15 ou de 17 ans, selon les cas . Les articles en cause ne spécifient aucune condition relative à une durée minimale du voyage . Ils ne définissent, répétons-le, de limites qu' en valeur monétaire ou en quantité .

14 . Par ailleurs, certaines limites à l' application des franchises prévues aux articles 1er, 2 et 4 peuvent résulter d' autres dispositions de la directive . Ainsi, l' article 5 ( 12 ) dispose-t-il que les États membres ont la faculté de réduire la valeur et/ou la quantité des marchandises à admettre en franchise lorsqu' elles sont importées d' un autre État membre ou d' un État tiers par des personnes ayant leur résidence dans la zone frontalière, par les travailleurs frontaliers et par le
personnel des moyens de transport utilisés en trafic international . Il permet des réductions analogues en cas d' importation par les membres des forces armées d' un État membre . Ces restrictions ne sont toutefois pas applicables lorsque les personnes concernées apportent la preuve qu' elles se rendent hors de la zone frontalière de l' État membre voisin ou du pays tiers voisin . On le voit, aucune des réductions de franchises envisagées par l' article 5 de la directive ne se réfère à une prise en
compte du but ou de la durée du voyage . Il n' est question, en ce qui les concerne, que du lieu de résidence ou que du lieu ou de la nature de l' activité professionnelle exercée .

15 . De plus, s' agissant précisément de réductions spécifiquement applicables à l' Irlande, on observe que cet État membre est autorisé, par dérogation à l' article 2 de la directive, à exclure de la franchise des marchandises dont la valeur unitaire est supérieure à 77 écus ( 13 ). La faculté ainsi laissée à l' Irlande ne se réfère nullement au but ou à la durée du voyage .

16 . Enfin, on doit relever que la possibilité de réduction des franchises en considération de la durée du voyage a été expressément prévue, au profit du Danemark, par un article d' une des directives modifiant la directive 69/169 ( 14 ). En effet, selon cette disposition, le Danemark a été autorisé à appliquer des limites quantitatives à l' importation en franchise pour les cigarettes, le tabac et certaines boissons alcooliques, lorsque ces produits sont importés par des voyageurs ayant leur
résidence au Danemark après avoir séjourné dans un autre pays :

- jusqu' au 31 décembre 1985, lorsque le séjour est inférieur à 48 heures,

- du 1er janvier 1986 au 31 décembre 1989, lorsque le séjour est inférieur à 24 heures .

Ainsi, la faculté laissée au Danemark repose sur une disposition expresse de la directive .

17 . Cette analyse des termes mêmes de la directive 69/169 nous conduit donc à remarquer qu' aucune des dispositions applicables à tous les États membres, ou spécifiquement à l' Irlande, ne se réfère à des réductions de franchise liées au but ou à la durée minimale du voyage, et que la possibilité d' opérer des réductions de ce dernier type fait l' objet de dispositions expresses en faveur du Danemark . Dès lors, il apparaît, à ce stade, que l' Irlande ne peut rattacher les mesures qu' elle a
prises, selon elle pour "préciser" la directive 69/169, à aucune disposition formelle de cette dernière ni à aucun des objectifs énoncés dans ses considérants .

18 . Si nous examinons, maintenant, non seulement la lettre de la directive, mais l' interprétation que votre jurisprudence a été amenée à en donner, l' argumentation de l' Irlande n' apparaît pas renforcée . Au contraire, il semble, comme cela a d' ailleurs été observé par la Commission et par le Royaume-Uni, que les arrêts relatifs aux "croisières du beurre" que l' État défendeur a invoqués au soutien de son point de vue contribuent plutôt à l' affaiblir .

19 . Pour ce qui concerne, tout d' abord, la portée générale de la directive, quant aux compétences laissées aux États membres pour appliquer d' autres franchises que celles qu' elle prévoit, votre jurisprudence comporte des prises de position très claires . Ainsi avez-vous indiqué, dans votre arrêt du 7 juillet 1981, Rewe I ( 15 ), qu' il ressortait tant des considérants de la directive 69/169 et des directives qui l' ont complétée que de leurs dispositions que

"le Conseil a entendu instaurer progressivement un système complet de franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises pour les marchandises contenues dans les bagages personnels des voyageurs, et que, par conséquent, il ne reste aux États membres, dans ce domaine, que la compétence limitée qui leur est reconnue par les directives pour accorder des franchises différentes de celles précisées dans les directives" ( 16 ).

Rappelant cette analyse dans votre arrêt du 14 février 1984, Rewe II ( 17 ), vous avez ajouté qu' il en résultait que

"la réglementation communautaire est exhaustive en la matière et que les États membres ne conservent que la compétence limitée qui leur est reconnue par les dispositions mêmes des directives précitées" ( 18 ).

On ne peut manquer de rapprocher ces formulations jurisprudentielles de l' observation que les dispositions de la directive 69/169 n' attribuent formellement aucune compétence aux États membres en général ni à l' Irlande en particulier, pour accorder des franchises suivant d' autres critères que ceux qu' elle définit, et notamment suivant des critères de durée du voyage . Il semble donc a priori exclu que l' Irlande puisse, au regard de ces formulations, se référer, pour l' application des
franchises, à de tels critères .

20 . S' agissant, ensuite, des enseignements à tirer des solutions que vous avez retenues à propos de l' interprétation de la directive 69/169 sur des points plus précis, il ne nous semble pas exister d' équivoque . Votre arrêt Rewe II, précité, vous a vus préciser le sens de la directive en indiquant qu' il ressortait tant de ses objectifs que des dispositions mêmes de son article 2, paragraphe 1, que

"les facilités qu' elle prévoit en matière de franchises fiscales, applicables aux marchandises contenues dans les bagages personnels des voyageurs dans le cadre du transport intracommunautaire, sont réservées aux voyageurs 'en provenance d' États membres de la Communauté' , c' est-à-dire aux voyageurs qui passent d' un État membre dans un autre État membre après avoir été en mesure de procéder effectivement à des achats dans l' État membre de départ" ( 19 ).

Vous avez ajouté que, dès lors,

"on ne saurait considérer comme voyageur, au sens des dispositions précitées, celui qui, au cours d' une croisière à partir d' un port d' un État membre, ne fait pas escale dans un autre État membre ou celui qui n' y fait qu' une escale symbolique, sans y effectuer un séjour au cours duquel il aurait effectivement la possibilité de réaliser des achats" ( 20 ).

Dans ces conditions, vous avez estimé que

"si, comme c' est, en principe, le cas, le transport intracommunautaire par service combiné, associant le navire et l' autocar, est organisé de telle sorte que les voyageurs peuvent réellement procéder à des achats dans l' État membre où ils font escale avant de revenir par la voie terrestre, il est possible d' estimer qu' il s' agit de véritables voyageurs au sens de la directive 69/169 modifiée" ( 21 ).

21 . On doit souligner ici que la formulation de votre arrêt se réfère à la notion de "véritables voyageurs au sens de la directive 69/169 ". Mais la distinction posée par l' Irlande dans l' arrêté litigieux ne nous paraît pas pour autant compatible avec le sens que vous avez donné à l' expression de "véritable voyageur ". En effet, vous avez indiqué très clairement que l' élément distinguant, dans l' affaire Rewe II, le véritable voyageur bénéficiant des franchises prévues par la directive résidait
dans le fait que la personne considérée passait d' un État membre dans un autre "après avoir été en mesure de procéder effectivement à des achats dans l' État membre de départ ". Il semble donc qu' il ne soit pas conforme à votre jurisprudence de considérer, comme le fait l' Irlande, sur la base d' une durée minimale du voyage, que des personnes qui reviennent en Irlande après avoir effectivement effectué des achats dans un autre État membre et qui satisfont, par ailleurs, à toutes les conditions
formellement posées par la directive ne sont pas de véritables voyageurs au sens de celle-ci . Il est exact que tout voyageur n' est pas véritable au regard de la directive, et que des voyages tels que ceux visés par l' arrêt Rewe II, où l' escale dans l' État membre de voyage est purement symbolique, étaient abusifs . Mais ce constat n' autorisait nullement l' Irlande à ranger dans la catégorie des voyageurs "abusifs", en méconnaissance des termes précités de votre arrêt, des personnes ayant
incontestablement séjourné dans un autre État membre et y ayant effectué des achats . Le précédent jurisprudentiel relevant un abus expressément caractérisé par l' absence de possibilité d' achats dans un État membre ne permet évidemment pas de fonder une distinction qualifiant d' abus un voyage permettant d' effectuer de tels achats .

22 . Au surplus, on observera que votre arrêt Rewe II ne s' est en aucune façon référé, pour définir le voyageur véritable, au but du voyage entrepris . Il s' est tenu à un critère objectif et a expressément admis que le voyageur était "véritable" dès lors qu' il avait eu la possibilité matérielle d' effectuer des achats dans un autre État membre, alors même que les questions qui vous étaient posées concernaient des voyages dont la finalité résidait essentiellement, sinon exclusivement, dans la
possibilité d' effectuer des achats avantageux . La volonté de l' Irlande d' analyser comme abusifs les voyages dont la finalité consiste essentiellement ou exclusivement dans le fait de pouvoir effectuer des achats avantageux dans un autre État membre, et de les distinguer au moyen d' un critère de durée, ne trouve donc aucune justification dans votre arrêt Rewe II . Au contraire, cet arrêt exclut semblable distinction en s' attachant à un critère objectif .

23 . Par ailleurs, votre arrêt du 21 mars 1985, Paul/Hauptzollamt Emmerich ( 22 ), a illustré l' interprétation stricte que vous donnez de dispositions de la directive ménageant expressément aux États membres la faculté de réduire les franchises . En effet, à propos de la possibilité donnée aux États membres de réduire les franchises de droit commun pour les marchandises importées dans le cadre du trafic frontalier, vous avez indiqué qu' elle "doit être entendue strictement en considération des
objectifs généraux" de la directive 69/169 modifiée . Aussi, vous avez estimé qu' une zone constituée par un rayon de 15 km, dont le centre se situe au point de passage en douane, définit le mieux la notion de "zone frontalière" prévue à l' article 5, paragraphe 5, de ce texte, en notant que

"le souci de protection du commerce local contre d' éventuels abus de la part des résidents frontaliers ne saurait justifier une limitation des franchises que pour les achats facilités par la localisation particulière de leur résidence",

cela impliquant que

"soient seuls soumis aux limitations de franchise les achats effectués par les résidents frontaliers à proximité immédiate de leur domicile ".

En revanche, vous avez relevé que cette considération ne saurait

"justifier une limitation des franchises pour des achats effectués dans un lieu éloigné du domicile du résident frontalier, même si ce lieu est proche de la frontière",

en soulignant que de tels achats sont

"comparables à ceux qui sont réalisés sans réduction de franchise par les personnes résidant hors d' une zone frontalière" ( 23 ).

24 . On doit observer, à la lumière de cet arrêt, que l' interprétation - stricte - à laquelle vous vous livrez à propos d' une hypothèse de réduction formellement prévue ne repose nullement sur un critère subjectif tenant au but du voyage effectué dans un autre État membre, et qu' il en résulte que les achats effectués dans un lieu éloigné du domicile du résident frontalier doivent bénéficier des franchises, sans qu' il soit le moins du monde question de distinguer selon que le passage dans l' État
membre autre que celui de résidence aurait eu, ou non, essentiellement ou exclusivement pour but d' y réaliser des achats .

25 . Enfin, la référence faite par l' Irlande à votre arrêt du 11 novembre 1986, Irish Grain Board ( 24 ), où vous avez indiqué dans une affaire concernant des montants compensatoires monétaires ( MCM ) que

"l' État membre exportateur qui doit payer les MCM devant être octroyés par l' État membre importateur est fondé à refuser le paiement lorsque le produit en cause n' a pas été mis à la consommation dans l' État membre importateur en raison d' une fraude commise par les acheteurs dudit produit, alors même que les formalités douanières ont été accomplies" ( 25 ),

ne nous paraît pas conforter son point de vue . En effet, il ne nous semble pas qu' une comparaison soit possible entre les conséquences à tirer, d' une part, du caractère manifestement frauduleux, dans le système des MCM, d' une absence d' importation véritable, les importations et les exportations étant évidemment inhérentes à ce système, d' autre part, de ce que des voyages sont entrepris, depuis un État membre, dans un autre État membre, avec le but essentiel ou exclusif d' y effectuer des
achats avantageux, compte tenu des franchises, alors qu' aucune des dispositions organisant le régime desdites franchises n' évoque de distinction reposant sur le but du voyage .

26 . Les arrêts Rewe II et Irish Grain Board, précités, ont mis en évidence des abus ou des fraudes dont la constatation résultait avec évidence de la confrontation des faits aux termes mêmes des textes applicables . Dans la première espèce, un voyage au cours duquel la possibilité d' effectuer des achats dans un autre État membre n' avait pas matériellement existé ne pouvait permettre le bénéfice de franchises formellement applicables aux "voyageurs en provenance d' États membres de la Communauté"
( 26 ). Dans la seconde, l' absence d' importation était une négation même du système des MCM . La mise en parallèle de ces précédents avec la situation dont vous êtes aujourd' hui les juges nous paraît plutôt mettre en relief les absences d' analogies possibles . Répétons-le, le caractère abusif, au regard du régime des franchises, des voyages dans un État membre afin d' y effectuer des achats ne ressort ni avec évidence ni même implicitement des dispositions de la directive telles que votre
jurisprudence en a précisé le sens .

27 . Aussi, nous estimons, sur le plan de l' analyse juridique, que la distinction faite par l' Irlande, au moyen de l' arrêté litigieux, entre voyageurs authentiques et voyageurs fiscaux selon la durée du voyage ne trouve aucun fondement dans les termes de la directive ni dans l' interprétation que leur a donnée votre Cour . La mesure en cause ne paraît donc nullement présenter le caractère de précision ou d' explicitation de la directive que l' Irlande lui prête . Nous sommes en présence d' une
distinction étrangère à la directive, et qui semble contraire tant à sa lettre qu' à son esprit, puisque des achats effectués conformément aux conditions formellement posées par elle se trouvent exclus du bénéfice des franchises du fait de l' arrêté en cause .

28 . Or, les circonstances particulières invoquées par l' État défendeur ne sont pas de nature à apporter, à l' initiative qu' il a prise, le support légal qui lui fait a priori défaut . En effet, la non-participation du Royaume-Uni au système monétaire européen et ses conséquences sur les variations du taux de change, ou le caractère massif du trafic de voyageurs vers l' Irlande du Nord aux fins d' achats fiscalement avantageux ne peuvent donner à l' Irlande le pouvoir d' apporter unilatéralement
au régime des franchises prévu par la directive des modifications telles que certaines personnes remplissant les conditions qu' il comporte ne puissent en bénéficier . Nous n' avons pas, pensons-nous, besoin d' insister davantage sur l' impossibilité, pour un État membre, de modifier de sa seule initiative le droit communautaire en empêchant partiellement son application . Le traité CEE prévoit, dans le cadre de certaines dispositions, la possibilité de mesures de sauvegarde, d' ailleurs soumises à
des procédures déterminées . En dehors de ces hypothèses, des circonstances économiques et monétaires telles que celles évoquées ci-dessus ne peuvent naturellement fonder le droit, pour un État membre, de se soustraire à l' application de telle ou telle disposition de droit communautaire .

29 . Par ailleurs, le fait que la Commission n' a pas établi le rapport demandé suivant la déclaration précitée du Conseil nous paraît dépourvu de la moindre pertinence dans le présent débat . En effet, quel que soit le degré de contrainte résultant, pour la Commission, d' une semblable demande, il suffit de relever ici que l' Irlande a pris l' arrêté le 31 mars 1987 avec entrée en vigueur le 1er avril suivant, alors que la Commission s' était vu impartir un délai expirant le 31 décembre 1987 . L'
Irlande ne peut donc, en fait, prétendre justifier sa mesure par une attitude de la Commission qu' elle a très largement anticipée .

30 . Une observation, cependant . Chacun s' accorde à reconnaître le caractère sérieux des problèmes auxquels l' Irlande s' est trouvée concrètement confrontée, par rapport au régime des franchises . La Commission a elle-même indiqué à l' audience qu' un régime dérogatoire de caractère temporaire, à l' instar de celui, précédemment signalé, prévu pour le Danemark, aurait pu être envisagé au profit de l' Irlande par modification de la directive . Elle a ainsi reconnu qu' avant même de parvenir à l'
harmonisation des taxes et accises dans la Communauté - objectif essentiel pour la mise en place du "marché intérieur" - certains remèdes seraient envisageables à l' égard de situations critiques . Il apparaît pour le moins regrettable que les bonnes volontés n' aient pu s' accorder . Le refus de la Commission d' examiner la question d' éventuels aménagements du régime des franchises suivant l' angle d' attaque proposé par la déclaration du Conseil n' a-t-il pas empêché de dégager d' autres
solutions qui auraient permis de prévenir le présent contentieux? Mais celui-ci existe, et vous devez lui apporter la réponse juridique qu' il appelle, et qui ne nous semble pas douteuse .

31 . Indiquons, pour terminer, que la distinction posée par l' arrêté irlandais litigieux s' applique aux franchises prévues par les articles 1er, 2 et 4 de la directive, et qu' elle vise également, par conséquent, les voyageurs dans le cadre du trafic entre les pays tiers et la Communauté, auxquels s' appliquent les franchises, plus réduites, de l' article 1er . Le manquement est donc aussi constitué à cet égard .

32 . En définitive, nous concluons :

- à ce que vous constatiez que, en réduisant les franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises à l' importation de marchandises dans le trafic international de voyageurs par rapport aux montants fixés aux articles 1er, 2 et 4 de la directive 69/169 du Conseil, du 28 mai 1969, telle que modifiée, l' Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité;

- à ce que vous condamniez l' Irlande aux dépens de l' instance .

(*) Langue originale : le français .

( 1 ) Concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation dans le trafic international de voyageurs ( JO L 133 du 4.6.1969, p . 6 ).

( 2 ) Selon l' article 1er de la directive 81/933/CEE du Conseil, du 17 novembre 1981, modifiant les directives 69/169/CEE et 78/1035/CEE en ce qui concerne les franchises fiscales applicables dans le trafic international de voyageurs et à l' importation des marchandises faisant l' objet de petits envois sans caractère commercial en provenance de pays tiers ( JO L 338 du 25.11.1981, p . 24 ).

( 3 ) Selon la disposition citée précédemment .

( 4 ) Selon l' article 1er de la directive 85/348/CEE du Conseil, du 8 juillet 1985, modifiant la directive 69/169/CEE concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation dans le trafic international de voyageurs ( JO L 183 du 16.7.1985, p . 24 ), le montant ayant, depuis, été fixé à 390 écus par l' article 1er de la directive 88/664/CEE, du 21 décembre 1988,
portant neuvième modification de la directive 69/169/CEE concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation dans le trafic international de voyageurs ( JO L 382 du 31.12.1988, p . 41 ).

( 5 ) Montant élevé à 100 écus par l' article 1er de la directive 88/664/CEE, précitée .

( 6 ) Mémoire en défense de l' Irlande, version française, p . 16 .

( 7 ) Texte de la déclaration cité par le mémoire en défense de l' Irlande, version française, p . 18 .

( 8 ) Premier considérant .

( 9 ) Deuxième considérant .

( 10 ) Troisième considérant .

( 11 ) Quatrième considérant .

( 12 ) Dans la rédaction adoptée par la directive 72/230/CEE du Conseil, du 12 juin 1972, concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives au régime des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises applicables dans le trafic international des voyageurs ( JO L 139 du 17.6.1972, p . 28 ).

( 13 ) En application de l' article 1er de la directive 85/348/CEE, précitée .

( 14 ) Directive 84/231/CEE du Conseil, du 30 avril 1984, modifiant les directives 69/169/CEE et 83/2/CEE concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation dans le trafic international de voyageurs ( JO L 117 du 3.5.1984, p . 42 ).

( 15 ) 158/80, Rec . 1981, p . 1805 .

( 16 ) Point 36 .

( 17 ) 278/82, Rec . 1984, p . 721 .

( 18 ) Point 31 .

( 19 ) Point 45 .

( 20 ) Point 46 .

( 21 ) Point 47 .

( 22 ) 54/84, Rec . 1985, p . 915 .

( 23 ) Point 19 .

( 24 ) 254/85, Rec . 1986, p . 3309 .

( 25 ) Point 13 .

( 26 ) Article 2, paragraphe 1, de la directive 69/169 modifiée .


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-158/88
Date de la décision : 21/03/1990
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Manquement - Franchises des voyageurs - Introduction d'une durée minimale de séjour à l'étranger.

Fiscalité


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : Irlande.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Moitinho de Almeida

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1990:126

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