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15/12/1988 | CJUE | N°32/88

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 15 décembre 1988., Six Constructions Ltd contre Paul Humbert., 15/12/1988, 32/88


Avis juridique important

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61988C0032

Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 15 décembre 1988. - Six Constructions Ltd contre Paul Humbert. - Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - France. - Convention de Bruxelles - Lieu où l'obligation doit être exécutée. - Affaire 32/88.

Recueil de jurisprudence 1989 page 00341

Conclusions de l'avocat général

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Avis juridique important

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61988C0032

Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 15 décembre 1988. - Six Constructions Ltd contre Paul Humbert. - Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - France. - Convention de Bruxelles - Lieu où l'obligation doit être exécutée. - Affaire 32/88.
Recueil de jurisprudence 1989 page 00341

Conclusions de l'avocat général

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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Par arrêt rendu le 14 janvier 1988, la Cour de cassation française vous interroge sur l' interprétation qu' il y a lieu de donner de l' article 5, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles, concernant la compétence judiciaire et l' exécution des décisions en matière civile et commerciale .

Les faits de l' affaire et les arguments des parties qui ont présenté des observations au cours de la procédure devant la Cour sont exposés d' une manière exhaustive dans le rapport d' audience . Nous pouvons donc nous borner, avant d' examiner les questions que la Cour est invitée à résoudre, à vous en rappeler les termes essentiels .

Le demandeur au principal, M . Humbert, ressortissant français domicilié en France, a assigné devant le juge français, en demandant le paiement de diverses indemnités, la société au service de laquelle il avait travaillé pendant une période de neuf mois . Il est justifié de nourrir des doutes quant à la circonstance que la défenderesse ait son siège dans un des États membres, circonstance qui revêt pourtant une importance décisive aux fins de l' applicabilité de la convention de Bruxelles . En
effet, il résulte de plusieurs

actes de procédure que la Six Constructions Ltd, une société ayant prétendument son siège à Bruxelles, est une société constituée selon le droit de l' émirat arabe du Sharjah et qu' elle a une "agence" à Bruxelles .

Mais, puisque dans le cadre d' une procédure préjudicielle la Cour doit, en ce qui concerne les circonstances de fait de la procédure pendante devant le juge national, se fonder sur les éléments qui s' en sont dégagés, tels qu' ils sont admis par ce juge, nous devons en l' espèce partir de la supposition que la défenderesse a son siège en Belgique .

En effet, le juge français qui a dû examiner l' exception d' incompétence soulevée par la partie défenderesse n' a pas pu, pour des raisons de procédure, approfondir cet aspect, dans la mesure où il n' a pas été invoqué régulièrement au cours de l' instance .

Laissons donc de côté, nolens volens, cet aspect et revenons aux caractéristiques du cas soumis par le juge a quo .

Dans cette espèce, le fait que le demandeur n' a accompli son activité professionnelle au service de la défenderesse dans aucun des États membres de la Communauté revêt beaucoup d' importance . Il résulte, en effet, de l' arrêt de renvoi et du dossier de l' affaire que M . Humbert a travaillé pour le compte de la défenderesse exclusivement dans des pays non communautaires . Voilà la raison pour laquelle le juge a quo pose à la Cour deux questions visant à savoir, en premier lieu, quelle est dans ce
cas l' obligation à prendre en considération pour l' application de l' article 5, paragraphe 1, et, en second lieu, s' il convient de considérer que l' obligation caractéristique s' exécute au siège de l' entreprise qui a embauché le travailleur ou si, au contraire, ne doit pas s' appliquer la règle générale du for du défendeur, conformément à l' article 2 de la convention .

La jurisprudence de la Cour en matière d' interprétation de l' article 5, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles n' est pas très abondante . Il existe cependant certains arrêts relatifs, d' une part, à l' aspect plus général de l' identification de l' obligation qui doit être prise en considération aux fins de l' article 5, paragraphe 1, et, d' autre part, à la problématique plus spécifique soulevée à cet égard par les contrats de travail .

Il est inutile de dissimuler que des différences sensibles entre ces arrêts ont conduit la doctrine à se poser des questions et, parfois, d' une manière plutôt vive . L' arrêt que vous êtes appelés à prononcer dans la présente affaire revêt donc une importance particulière aux fins d' une clarification de votre orientation jurisprudentielle . Ce n' est d' ailleurs pas par hasard que les observations présentées au cours de la procédure écrite et à l' audience aboutissent, tout en invoquant votre
jurisprudence, à des conclusions divergentes .

Voyons d' abord, schématiquement, quels sont les principes que la Cour a affirmés jusqu' à présent et qui sont susceptibles d' avoir une répercussion sur le cas d' espèce :

a ) En premier lieu, nous citerons le principe contenu dans l' arrêt De Bloos ( affaire 14/76, Rec . 1976, p . 1497 ), selon lequel l' obligation à prendre en considération aux fins de la détermination du lieu d' exécution est celle correspondant au droit contractuel sur lequel se fonde l' action du demandeur : l' obligation qui sert de base à la demande .

b ) En second lieu, l' arrêt Tessili ( affaire 12/76, Rec . 1976, p . 1473 ) a posé le principe selon lequel le lieu où l' obligation a été ou doit être exécutée est déterminé en recourant à un double processus . D' abord, le juge saisi doit déterminer, "en vertu de ses propres règles de conflit, quelle est la loi applicable au rapport juridique en cause", puis il doit définir, conformément à cette loi, le lieu d' exécution de l' obligation contractuelle .

c ) En troisième lieu, en matière de contrats de travail, l' arrêt Ivenel ( affaire 133/81, Rec . 1982, p . 1891 ) a affirmé le principe selon lequel dans le cas d' un contrat portant sur la prestation d' un travail dépendant, le lien qui doit exister entre le juge compétent et le litige qui lui est soumis est déterminé par l' obligation qui caractérise le contrat en question et qui est normalement celle d' accomplir le travail .

d ) Enfin, dans l' arrêt Shenavai ( affaire 266/85, Rec . 1987, p . 239 ) la Cour, alors qu' elle a confirmé que les contrats de travail ont certaines particularités sur la base desquelles le juge du lieu d' exécution de l' obligation qui caractérise ce contrat apparaît comme étant le plus apte à régler les éventuels litiges, a précisé ensuite que "lorsque ces particularités spécifiques font défaut", il faut prendre en considération uniquement l' obligation stipulée au contrat, et dont l' action
judiciaire poursuit l' exécution .

Si nous cherchons maintenant à appliquer les enseignements résultant de cette jurisprudence aux questions posées par le juge national, il apparaît comme évident que, selon l' orientation jurisprudentielle à laquelle nous nous référons, le résultat change .

En appliquant la jurisprudence De Bloos et Shenavai, nous parvenons à la conclusion que l' obligation à prendre en considération est celle qui correspond au droit sur lequel l' action du demandeur se fonde . Or, la décision du juge a quo précise que l' action engagée par M . Humbert vise à obtenir le paiement de diverses indemnités résultant de son contrat de travail . Les obligations sur lesquelles l' action se fonde pourraient être considérées comme étant celles, incombant à l' employeur, de payer
les indemnités . Il n' est donc pas exclu, en théorie, que le lieu d' exécution des obligations puisse être le domicile du travailleur, si c' est ce que prévoient les dispositions du droit matériel à l' application duquel conduisent les dispositions des règles de conflit du juge saisi, dans la mesure où l' on entend suivre la jurisprudence Tessili . Il n' est pas surprenant que telle soit la thèse défendue par M . Humbert dans les observations qu' il a présentées devant la Cour, fût-ce avec des
argumentations qui font abstraction de l' arrêt De Bloos .

Si l' on recourt en revanche à la jurisprudence Ivenel, selon laquelle il faut prendre en considération l' obligation caractéristique qui est normalement celle d' exécuter le travail, le for compétent devrait être celui du juge de l' État dans lequel la prestation de travail a été effectuée . Inutile de dire que cette voie nous conduit inévitablement dans le cas d' espèce, qui est caractérisé, comme nous l' avons déjà vu, par le fait que l' activité professionnelle n' a été accomplie dans aucun État
membre de la Communauté, à l' impossibilité de faire application de l' article 5, paragraphe 1, à moins que l' on ne veuille considérer comme ... également caractéristiques d' autres aspects importants du rapport de travail aux fins de la localisation de celui-ci dans un pays déterminé ( thèse de M . Humbert ).

Pour surmonter ces difficultés, les parties qui ont cherché à s' appuyer sur l' arrêt Ivenel ont dû faire preuve d' ingéniosité dans les observations qu' elles ont présentées devant la Cour .

D' une part, certains gouvernements ont proposé d' adopter, pour un cas du type de celui dont nous traitons, le critère selon lequel la compétence appartiendrait au juge du lieu où l' employeur a son siège, critère envisagé également par le juge a quo dans la seconde question .

D' autre part, la Commission, qui a elle aussi examiné ce critère, le rejette et suggère que, dans ce cas, l' applicabilité de l' article 5, paragraphe 1, soit tout à fait écartée et qu' on revienne au titre de compétence générale de l' article 2, c' est-à-dire le for du défendeur .

Avant de prendre position sur la question de savoir lequel des termes de l' alternative il convient de choisir, ou de vous suggérer éventuellement une autre solution, permettez-nous d' exposer quelques observations sur l' hypothèse avancée dans la seconde question par le juge a quo et développée par certains gouvernements qui ont présenté des observations, c' est-à-dire l' hypothèse qui affirme le principe du for du siège de l' employeur en tant que tel ( ou bien sous la forme du lieu de l'
embauchage ).

Nous ne vous cachons pas qu' une telle solution innovatrice par rapport à la jurisprudence précitée de la Cour nous laisse, bien qu' elle ait été exposée avec autorité, sérieusement perplexe, de sorte qu' il ne nous semble pas raisonnable du tout de vous recommander de l' adopter .

Pour motiver nos doutes, il ne nous paraît pas indispensable d' examiner les divers arguments que les gouvernements ont avancés à l' appui de la thèse en question, et qui sont axés, notamment, sur le renvoi aux dispositions prévues dans deux conventions internationales, celle de Rome, sur la loi applicable aux obligations contractuelles ( 1 ), et celle de Lugano, en matière de reconnaissance et d' exécution des jugements ( ce qu' il est convenu d' appeler la "convention parallèle ") ( 2 ), et cela
pour une raison extrêmement simple . Quand bien même le résultat de cet examen permettrait d' étayer la thèse discutée, nous sommes convaincus que le bien-fondé de celle-ci doit être apprécié à la lumière de la convention de Bruxelles, c' est-à-dire la seule que la Cour a compétence d' interpréter ( 3 ).

En d' autres termes, il n' est pas exclu que des dispositions figurant dans d' autres conventions ou des critères d' interprétation applicables à d' autres conventions puissent permettre de trouver des arguments logiques en faveur d' une certaine interprétation de la convention de Bruxelles .

Il est en revanche exclu, parce que contraire aux plus élémentaires principes d' interprétation, qu' un critère de rattachement sanctionné par une autre convention puisse être utilisé tel quel, c' est-à-dire non plus par l' effet d' un processus d' interprétation, en application de l' article 5, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles .

Or, le critère du for de l' entreprise est contraire :

a ) au texte de la disposition que vous êtes appelés à interpréter;

b ) à l' intention des auteurs de la convention de 1968, confirmée en 1978;

c ) à la ratio decidendi de l' arrêt Ivenel;

d ) à la lecture systématique de la convention;

e ) à la situation juridique existant dans la quasi-totalité des États membres .

a ) Il est constant que la convention de Bruxelles ne prévoit d' une manière spécifique aucun for, ni spécial ni exclusif, pour les litiges du travail . A cet égard, entrent donc en ligne de compte soit le for général de l' article 2, soit le for spécial et alternatif applicable aux contrats, prévu par l' article 5, paragraphe 1, que nous cherchons ici à interpréter et qui est sans aucun doute une disposition d' interprétation stricte .

Il est tout aussi incontestable que ni l' une ni l' autre disposition ne prévoit comme critère de rattachement le lieu où l' entreprise a son siège en tant que tel . Au contraire, l' article 2 prévoit le for du défendeur, tandis que l' article 5, paragraphe 1, offre au demandeur la solution du for du pays où l' obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée .

b ) Le rapport Jenard explique clairement les raisons pour lesquelles la convention de Bruxelles, dont l' avant-projet comportait un for de compétence exclusive pour les litiges du travail ( et, il est utile de le souligner, prévoyait, en particulier, également le critère du siège de l' entreprise ), n' a pas prévu dans la version définitive un for spécial pour ces affaires . Il est, à cet égard, significatif que le rapport Jenard conclut sur ce point en faisant allusion au fait que la convention de
Bruxelles pourrait être modifiée in subjecta materia, notamment par la conclusion d' un protocole additionnel . Cette situation n' a pas changé non plus à la suite des travaux d' adaptation de la convention visant à tenir compte de l' adhésion de trois nouveaux États . Ce qui démontre clairement que la volonté des États membres demeurait celle de ne pas prévoir un for spécial en la matière .

Mais il y a plus . Non seulement la convention d' adhésion de 1978 n' a pas introduit, à la différence de ce qu' elle a fait pour d' autres cas, un for spécial pour les contrats de travail, mais elle a fourni l' interprétation authentique de l' article 5, paragraphe 1, dans la mesure où elle a expressément adapté également le texte en langues française et néerlandaise au texte italien, précisément dans le sens du for du lieu où l' "obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée
". Et, à cet égard, le rapport Schlosser n' a pas manqué de rappeler expressément l' arrêt De Bloos .

c ) Quant à l' arrêt Ivenel, les raisons pour lesquelles la Cour a fait appel à la notion d' obligation caractéristique comme critère de détermination du lieu d' exécution dans les affaires relatives aux rapports de travail sont, d' une part, celle de créer une alternative virtuellement plus proche de l' intérêt du travailleur, qui est considéré comme la partie la plus faible, et, d' autre part, celle d' éviter le risque, redouté par maintes parties, de multiplication des fors .

Or, l' hypothèse discutée ici aboutirait à ce paradoxe que, en introduisant comme critère de compétence le lieu du siège de l' entreprise en tant que tel, le même critère serait applicable également dans le cas où le demandeur est l' employeur .

En d' autres termes, le fait de soutenir que le lieu d' exécution devrait être identifié au lieu du siège de l' entreprise dans le cas où l' obligation caractéristique, représentée par la prestation de travail, a été exécutée en dehors du territoire des États membres, aurait pour conséquence de permettre à l' employeur d' attraire le travailleur, partie la plus faible, devant son forum actoris .

Ce paradoxe nous paraît tellement énorme qu' il exclut radicalement la possibilité de proposer la thèse qui vient d' être exposée ( 4 ).

d ) Et cela d' autant plus si on considère que, dans les cas où la convention a explicitement prévu des fors spéciaux - alternatifs au for général de l' article 2 - pour protéger la partie la plus faible ( c' est le cas pour les compétences en matière d' assurance et de contrats conclus par les consommateurs ), elle a tout aussi explicitement prévu ( aux articles 11 et 14 du texte de la convention modifiée en 1978 ) que l' action ne peut être portée que devant le juge de l' État contractant sur le
territoire duquel la partie la plus faible a son domicile . Cela signifie concrètement qu' en aucun cas l' assureur ne peut assigner un assuré devant son propre juge . Et il en est de même en ce qui concerne les contrats conclus avec un consommateur . S' agissant, en revanche, de contrats de travail, l' employeur pourrait assigner le travailleur devant ses propres tribunaux . Ce serait un résultat à tout le moins discutable .

En outre, le fait que le travailleur soit le demandeur dans la plupart des litiges du travail est une donnée indéniable . Dans l' économie de la convention, le demandeur dispose déjà du for général de l' article 2, c' est-à-dire le for du domicile du défendeur . Si on entend, par conséquent, donner un contenu réel à l' exigence de protection de la partie la plus faible et offrir, en tout cas, une réelle alternative au demandeur, objectif que la convention poursuit manifestement, il nous semble que
la bonne voie ne consiste pas à créer ce qui souvent ne sera qu' un double du for général . Dès lors qu' on veut effectivement protéger la partie la plus faible en lui permettant de tenter de défendre ses intérêts sans devoir supporter des frais de justice ( pour ne pas parler du reste ), qui peuvent se révéler dissuasifs s' il est contraint de saisir le for de l' employeur, nous estimons qu' il y a lieu d' explorer une autre voie, en cherchant, dans les limites d' une interprétation téléologique, à
déterminer un for alternatif à celui offert par l' article 2 .

Et cela d' autant plus que, comme le souligne le rapport Jenard, la convention de Bruxelles, qui se fonde sur le principe de la compétence directe, garantit une sécurité juridique plus grande, puisque la décision à reconnaître ou à exécuter dans l' État requis émane d' un juge, qui tire sa compétence de la convention même .

e ) L' examen des règles de compétence internes applicables dans les États membres en matière de rapports de travail permet de constater que :

i ) la grande majorité des ordres juridiques nationaux prévoit la règle du for du défendeur;

ii ) souvent, et en grande partie d' une manière concomitante avec le for du défendeur, il est possible de saisir le tribunal du lieu où la prestation de travail a été ou doit être effectuée;

iii ) le for du domicile ou du siège de l' employeur est rarement prévu en tant que tel comme critère attributif de compétence .

On peut donc relever une orientation générale des ordres juridiques tendant à offrir au travailleur un for proche de son lieu de travail . En outre, certains États entendent faciliter la protection juridictionnelle des seuls travailleurs en leur offrant un choix plus large que celui dont dispose l' employeur .

Le cas de l' ordre juridique italien ( article 413, cod . proc . civ .), qui prévoit aussi comme autre solution le for du siège de l' entreprise, s' écarte seulement prima facie de ce que nous venons d' observer . Et en effet, cette disposition laisse clairement transparaître que le choix est motivé par l' exigence d' attribuer la compétence au juge du lieu où, sur la base du id quod plerumque accidit, la prestation de travail est exécutée puisque l' établissement y est situé . Cela est confirmé par
le fait que l' on prévoit comme autre solution le for d' un établissement décentralisé de l' entreprise auprès de laquelle la prestation est localisée . Et on ne peut pas méconnaître le fait qu' une chose est de prévoir le for de l' entreprise aux fins de la compétence territoriale interne, et autre chose est de le prévoir aux fins de la compétence internationale dont traite la convention de Bruxelles .

Or, si le choix législatif national du for de l' entreprise peut se justifier en ce que ce choix est fondé sur la présomption raisonnable que le siège de l' entreprise coïncide normalement avec le lieu de prestation du travail, un choix de cette nature par la voie jurisprudentielle, telle que l' envisagent le juge a quo et certains gouvernements, serait inacceptable, parce qu' en l' espèce la circonstance que le travailleur n' a pas exercé son activité dans le pays où l' entreprise a son siège
constitue la prémisse même du raisonnement . Et il ne s' agit pas d' un cas d' espèce peu commun : au contraire, c' est un cas fréquent lorsque se pose la problématique de la compétence internationale .

En définitive, nous estimons, par conséquent, que l' hypothèse du for de l' entreprise en tant que tel - c' est-à-dire tout à fait et par hypothèse dissocié tant du lieu de la prestation que de celui d' autres obligations inhérentes au rapport de travail - doit être résolument écartée . Le fait de proposer cette solution qui, au demeurant, pourrait être étendue, même avec peu d' imagination, du cadre de l' espèce qui nous intéresse ici à une généralité de cas, revient à amener la Cour non plus à
interpréter l' article 5, paragraphe 1, de la convention, mais à introduire un nouveau critère de rattachement . En effet, alors que la solution de la prestation caractéristique ( arrêt Ivenel ) pouvait néanmoins être ramenée à l' effort d' interprétation de l' article 5, paragraphe 1, et notamment à la détermination de l' obligation à prendre en considération, l' hypothèse du for de l' entreprise en tant que tel constituerait le résultat non pas d' un processus d' interprétation, mais d' une
véritable activité innovatrice : il y aurait introduction d' un critère nouveau, de surcroît délibérément exclu par les parties contractantes . Et il n' est guère nécessaire de relever que c' est à ces dernières et non pas à la Cour qu' incombe la tâche de modifier la convention .

Ayant donc écarté la solution du for de l' entreprise en tant que tel, ou en tant que "lieu d' embauchage", qui est après tout une manière différente de dire la même chose, nous devons explorer d' autres voies pour donner une réponse satisfaisante au juge a quo .

En substance, la matière du litige paraît se résumer dans l' alternative suivante : soit le juge national considère que le versement des diverses indemnités qui constituent le petitum du demandeur représente l' exécution de l' obligation contractuelle qui sert de base à la demande, soit il estime que le versement des indemnités se rattache non pas à une seule obligation, mais à "diverses obligations" résultant du contrat de travail .

Dans le premier cas, unicité d' obligation, la solution paraît relativement simple . Le texte de l' article 5, paragraphe 1, de la convention en soi, et tel qu' il a été interprété par la Cour ( arrêts De Bloos et Shenavai, mais aussi Tessili ), conduit le juge saisi à examiner si, en vertu des dispositions du droit matériel dont l' application résulte des règles de conflit du for, lui-même ou un autre juge est compétent pour connaître du litige . Et il n' est pas exclu que le juge saisi puisse
déterminer aliunde sa compétence ( ou son incompétence ) sur la base du lieu d' exécution de l' obligation qui sert de base à la demande : par exemple, dans le cas où une volonté précise des parties apparaît en ce sens, le cas échéant, confirmée par les modalités d' exécution suivies par les parties au cours du rapport considéré, ou en tout cas lorsqu' il s' agit d' un critère de rattachement de pur fait .

Dans la seconde hypothèse, c' est-à-dire la pluralité des obligations, on retrouverait le cas d' espèce qui a constitué l' objet de l' arrêt Ivenel, avec la difficulté d' appliquer à l' espèce présente, dans laquelle l' obligation "caractéristique" de la prestation de travail est localisée en dehors de la Communauté, les principes que cet arrêt contient .

L' examen de cette hypothèse est considérablement simplifié si on procède en tenant compte des raisons qui ont motivé l' arrêt Ivenel . Il est significatif que le raisonnement de la Cour se soit fondé sur deux éléments : la défense de la partie la plus faible et l' opportunité de rattacher le for compétent à la loi applicable qui "comporte des dispositions protégeant le travailleur ". Or, le point 19 des motifs de l' arrêt affirme in fine : "cette loi étant normalement celle du lieu de l'
accomplissement du travail qui constitue la prestation caractérisant le contrat ".

La logique du raisonnement de la Cour conduit, à notre avis, à conclure que, dans le cas où les dispositions de droit matériel qui protègent le travailleur ne peuvent pas remplir cette fonction de lien entre la loi applicable et le for compétent, simplement parce que le lieu de prestation du travail se situe en dehors du territoire des États membres de la CEE, ce raisonnement jurisprudentiel ne peut plus être développé, à tout le moins s' il est focalisé sur l' obligation relative à la prestation de
travail .

Dans ce cas, nous pourrions soit renoncer pour cette hypothèse au concept d' "obligation qui caractérise le contrat" et revenir au schéma général de l' article 5, paragraphe 1, selon les termes de ce même article ( arrêts De Bloos et Shenavai ), soit constater que l' article 5, paragraphe 1, in toto n' est pas applicable et retomber, comme la Commission le suggère, dans le for normal de l' article 2, c' est-à-dire le for du défendeur .

Sans vouloir remettre en question l' orientation jurisprudentielle contenue dans l' arrêt Ivenel, nous estimons que la Cour devrait vérifier si le recours au concept d' obligation caractéristique, dans la mesure où celle-ci s' identifie avec la prestation de travail, constitue la panacée espérée dans tous les cas où plusieurs obligations servent de base à la demande . Et cela surtout dans les cas dans lesquels, pour des raisons de fait - exercice de l' activité professionnelle en dehors des États
membres -, le rattachement entre le lieu de la prestation de travail et la juridiction compétente n' est pas réalisable, ou bien engendre d' autres incertitudes au lieu de les éliminer ( prestations dans plusieurs États ).

Il nous semble que dans cet examen certains aspects, souvent mis en lumière dans la doctrine, devraient être pris en considération . Nous nous référons, en particulier, aux critiques qu' a soulevées le lien entre la loi applicable et le for compétent qui transparaît au travers de l' arrêt Ivenel . Qu' il nous soit permis de souligner, à cet égard, que l' article 6 de la convention de Rome en matière de contrats de travail, loin de constituer une matérialisation du principe de l' obligation
caractéristique visé à l' article 4, introduit une dérogation dans l' application de cette notion . En effet, à défaut de l' article 6 ou en cas d' inapplicabilité de celui-ci, la possibilité de mettre en oeuvre l' article 4 impliquerait l' application de la loi du pays dans lequel le travailleur, considéré comme la partie qui fournit la prestation caractéristique, réside habituellement .

Sur un plan plus général, ensuite, il ne fait pas de doute - sans même devoir troubler les grands principes - que le problème du choix du droit applicable se pose d' une manière bien différente de celui du choix du for compétent, et cela surtout dans la matière qui nous occupe, où maints aspects du rapport de travail sont soumis à des dispositions non susceptibles de dérogations ( d' ordre public ou d' application nécessaire ) de l' État dans lequel le travail est exécuté, avec cette conséquence que
le choix réel du droit applicable n' est souvent que résiduel . Vice versa, la détermination du for compétent a d' autres conditions et d' autres implications, qui se focalisent, dans la plupart des ordres juridiques, sur l' intérêt du travailleur .

A cela s' ajoute que, comme nous l' avons déjà mentionné, par rapport au choix législatif à des fins de compétence territoriale interne, donc pour des rapports de travail normalement privés d' éléments de caractère étranger, le choix du for compétent à des fins de compétence internationale est beaucoup plus délicat . En l' occurrence, le cas d' espèce le plus commun est un rapport de travail comportant des éléments subjectifs et objectifs localisés dans deux pays ou plus, de sorte que l' alternative
offerte au demandeur-travailleur en ce qui concerne le for du défendeur-entreprise doit être plus réelle encore . Et s' il peut être vrai que la défense des intérêts du travailleur est étrangère à la "culture" consignée dans la convention de Bruxelles, il ne faut pas pour autant refuser l' entrée à une alternative réelle, disons offerte aussi au demandeur, conformément à une tradition juridique perpétuée dans tous les ordres juridiques et, ce n' est pas contestable, également dans la convention de
Bruxelles .

Sur la base de ces considérations, il nous semble que l' existence d' un élément de fait, tel que la prestation d' activités professionnelles dans un ou plusieurs États non membres de la Communauté, ne devrait pas pouvoir exercer une influence importante au point d' exclure le jeu normal de l' article 5, paragraphe 1 . En d' autres termes, il est difficile de comprendre pour quelle raison la simple circonstance que

a ) le demandeur fonde son action non pas sur une seule obligation, mais, par exemple, sur deux obligations,

b ) le lieu de l' activité professionnelle est partiellement ou totalement le territoire d' un État non membre,

doit toujours et en tout état de cause priver le demandeur du for alternatif que lui offre l' article 5, paragraphe 1, tel que la Cour l' a appréhendé dans les arrêts De Bloos et Shenavai .

Il nous paraît, au contraire, plus conforme à la structure générale des dispositions de la convention, qui vise par l' institution des fors spéciaux alternatifs à offrir - bien évidemment lorsque les conditions s' en trouvent réunies - un véritable for alternatif au demandeur, de vous recommander une solution qui permette de donner application, le cas échéant, aux dispositions de l' article 5, paragraphe 1 .

Nous estimons donc que, à tout le moins dans un cas comme celui de l' espèce présente, le juge saisi devrait, même lorsqu' il considère être en présence d' une pluralité d' obligations, se fonder sur les obligations servant concrètement de base à la demande et faire abstraction de l' obligation caractéristique qui, par hypothèse, pourrait même ne pas avoir été invoquée et aboutir, au contraire, à un for étranger à la Communauté, ou, en tout cas, à une disjonction substantielle entre le lieu de la
prestation et le rapport de travail considéré dans son ensemble .

Nous ne pensons pas que le risque d' "atomisation" des procédures qui a parfois été redouté constitue un obstacle décisif à l' admission de cette thèse . Le juge national ne manque pas d' instruments pour éviter ce risque . Ces remèdes, fondés sur des concepts juridiques bien connus, tels que, par exemple, la connexité et l' accessoire, peuvent être trouvés dans la convention de Bruxelles elle-même . Et il n' est pas dit que la détermination de l' obligation "principale", parmi celles qui servent de
base à la demande, ne permette pas de satisfaire toutes les exigences en la matière : celles de la sécurité juridique, de la conformité au texte de la convention et à la volonté des parties contractantes ainsi que celles, auxquelles il y a lieu également d' adhérer, qui ont été à la base de l' arrêt Ivenel .

En conclusion, nous vous proposons de répondre comme suit au juge a quo :

Dans un litige du travail dans lequel la prestation de travail a été exécutée en dehors du territoire des États contractants, le juge saisi doit, pour statuer sur sa compétence en vertu de l' article 5, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles, prendre en considération les obligations contractuelles qui servent de base à la demande .

(*) Langue originale : l' italien .

( 1 ) JO L 266, du 9.10.1980, p . 1 .

( 2 ) JO L 319, du 25.11.1988, p . 9 .

( 3 ) Cette conclusion ne nous paraît pas se heurter au souhait, à tout le moins surprenant, exprimé dans la déclaration des représentants des gouvernements des Ëtats signataires de la convention de Lugano, membres des Communautés européennes, aux termes de laquelle ils "considèrent approprié que la Cour de justice des Communautés européennes, en interprétant la convention de Bruxelles, tienne dñment compte des principes contenus dans la jurisprudence résultant de la convention de Lugano ". Quelle
que soit l portée d' une telle déclaration, elle ne peut certainement pas conduire à appliquer à une espèce qui relève de la réglementation de la convention de Bruxelles les dispositions normatives d' un contenu différent de la convention de Lugano .

( 4 ) A propos également de paradoxe, encore que dans un autre contexte, rappelons que le rapport Jenard/Moeller, relatif à la convention de Lugano, justifie en ces termes ( paragraphe 66 ) la disposition prévue à l' article 5, paragraphe 1, en matière de lieu d' exécution du contrat de travail, que certains gouvernements qui ont présenté des observations dans la présente affaire voudraient voir étendu à la solution de l' espèce présente : "Le concept sous-jacent à cette disposition est la
protection de l' em loyé, qui, du point de vue économique et social, est considéré comme l' élément le plus faible ".


Synthèse
Numéro d'arrêt : 32/88
Date de la décision : 15/12/1988
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - France.

Convention de Bruxelles - Lieu où l'obligation doit être exécutée.

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 - Compétence

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968


Parties
Demandeurs : Six Constructions Ltd
Défendeurs : Paul Humbert.

Composition du Tribunal
Avocat général : Tesauro
Rapporteur ?: Koopmans

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1988:552

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