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07/06/1988 | CJUE | N°81/87

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 7 juin 1988., The Queen contre H. M. Treasury and Commissioners of Inland Revenue, ex parte Daily Mail and General Trust plc., 07/06/1988, 81/87


Avis juridique important

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61987C0081

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 7 juin 1988. - The Queen contre H. M. Treasury and Commissioners of Inland Revenue, ex parte Daily Mail and General Trust plc. - Demande de décision préjudicielle: High Court of Justice, Queen's Bench Division - Royaume-Uni. -

Liberté d'établissement - Droit de quitter l'État membre d'origine - P...

Avis juridique important

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61987C0081

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 7 juin 1988. - The Queen contre H. M. Treasury and Commissioners of Inland Revenue, ex parte Daily Mail and General Trust plc. - Demande de décision préjudicielle: High Court of Justice, Queen's Bench Division - Royaume-Uni. - Liberté d'établissement - Droit de quitter l'État membre d'origine - Personne morale. - Affaire 81/87.
Recueil de jurisprudence 1988 page 05483
édition spéciale suédoise page 00693
édition spéciale finnoise page 00713

Conclusions de l'avocat général

++++

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . Le litige au principal se situe au confluent du droit des sociétés et du droit fiscal . Au Royaume-Uni, il n' y a pas coïncidence obligée entre les facteurs de rattachement d' une personne morale à l' égard de ces deux branches du droit . La notion d' incorporation, telle qu' elle y est entendue, permet de dissocier, d' une part, le domicile, dont l' expression est le siège statutaire, et la nationalité d' une société, d' autre part, sa résidence qui en détermine, pour l' essentiel, le régime
fiscal . C' est de la possibilité d' une telle dissociation qu' est né le litige dont est saisi le juge de renvoi .

2 . A cet égard, la législation des États membres présente une grande diversité aggravée par la différence de contenu des notions de référence . Pour surmonter les difficultés qui en résultent, il conviendrait de recourir à une harmonisation au niveau communautaire et aux conventions conclues entre États membres . Quoi qu' il en soit, votre Cour interprète le droit communautaire, en son état actuel . Aussi, le contexte, tel qu' il résulte du dossier, de l' affaire à l' occasion de laquelle la Queen'
s Bench Division de la High Court vous a saisis appelle certaines observations d' ordre général pour tenter de répondre aux questions posées . Celles-ci soulèvent

des problèmes délicats, relatifs à l' interprétation des dispositions communautaires en matière de droit d' établissement, qui, jusqu' à présent, n' ont pas été envisagés par votre Cour . En effet, il s' agit de la prétention, par une société, à l' exercice du droit d' établissement et, notamment, des conditions auxquelles pourrait être subordonné, dans l' État d' origine où est maintenu son siège statutaire, le transfert du siège de son administration centrale dans un autre État membre .

3 . Une telle opération relève-t-elle du droit d' établissement garanti par le traité? S' établir "c' est s' intégrer à une économie nationale" ( 1 ). Aussi, est-il incontesté que l' établissement au sens du traité comporte un double élément : l' implantation matérielle et l' exercice d' une activité économique, tous deux à titre sinon permanent du moins durable ( 2 ).

4 . Rappelons que le droit d' établissement, tel qu' organisé par les articles 52 à 58 du traité, s' applique aux "sociétés constituées en conformité de la législation d' un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l' intérieur de la Communauté" ( 3 ). Le droit d' établissement peut se concrétiser de deux façons différentes ( 4 ). Il peut s' agir, d' une part, de la création de filiales, de succursales ou d' agences . On parlera alors
d' établissement secondaire . Votre arrêt du 4 décembre 1986, Commission/République fédérale d' Allemagne ( 5 ), précise qu' il y a établissement dès lors qu' il existe une présence permanente même si celle-ci se manifeste par

"un simple bureau, géré par le propre personnel de l' entreprise ou d' une personne indépendante mais mandatée pour agir en permanence pour celle-ci comme le ferait une agence" ( 6 ).

Il peut s' agir, d' autre part, de la constitution d' une nouvelle société ou du transfert du siège de l' administration centrale, souvent assimilé au siège social réel . Il y aura alors établissement à titre principal . On a pu écrire à cet égard que "l' administration centrale est une notion non pas juridique mais économique" ( 7 ) et qu' elle "se trouve là où les organes de la société prennent les décisions qui sont essentielles pour les activités de celle-ci" ( 8 ).

5 . La notion d' établissement est, elle-même, essentiellement économique ( 9 ). Elle implique, toujours, un lien économique effectif ( 10 ). Le transfert du siège de l' administration centrale, comprise "par référence à des critères économiques plus que juridiques" ( 11 ), relève du droit d' établissement dès lors qu' il s' agit de situer concrètement "le centre de gravité économique de l' entreprise" ( 12 ). Ainsi, "la notion d' administration centrale ... correspond ...non seulement à l'
implantation des services administratifs principaux, mais aussi, et peut-être surtout, au lieu d' où la société est effectivement dirigée" ( 13 ). Le siège social réel est habituellement le lieu de l' administration centrale de la société, celui-ci étant "le lieu où sont prises les décisions relatives à l' activité indépendante, et d' où elle reçoit ses impulsions; c' est, en d' autres termes, le centre d' exercice de cette activité ..." ( 14 ).

6 . Sur la question de savoir si le transfert du siège de la direction d' une société constitue un "établissement" au sens du traité, les parties au principal sont totalement opposées . Pour la société Daily Mail and General Trust, un tel transfert entre dans le champ d' application du droit d' établissement . S' inspirant des articles 52 à 58 du traité et du programme général pour la suppression des restrictions à la liberté d' établissement ( 15 ), la requérante au principal considère que la
localisation de son siège de direction dans un État membre suffit à faire présumer l' existence d' "un lien effectif et continu" ( 16 ) avec l' économie de celui-ci, ce qui constituerait un "établissement" au sens du traité . Selon le gouvernement du Royaume-Uni, en revanche, le changement de résidence par une société n' emporterait pas un tel établissement . Il n' impliquerait pas nécessairement une modification de l' activité économique, d' autant qu' une société désireuse de s' engager dans une
telle activité pourrait le faire par le biais d' établissements secondaires . Enfin, selon la Commission, il appartient au droit national de déterminer si, en l' absence de dissolution, une société peut transférer sa résidence . Elle considère que l' article 52 s' applique au cas où une législation nationale permet de transférer la résidence d' une société sans que celle-ci perde sa nationalité .

7 . Le problème se pose, selon nous, en des termes différents . La notion d' administration centrale est difficile à cerner . Même lorsqu' elle désigne le lieu de réunion du conseil d' administration, elle ne suffit pas à fournir un critère de rattachement satisfaisant . Comme on a pu le constater, "avec les progrès des moyens de communication, il n' est plus nécessaire d' organiser des réunions formelles du conseil d' administration . Le téléphone, le télex et le télécopieur permettent à chaque
administrateur d' exposer son point de vue et de participer à la prise de décisions sans une présence physique dans un lieu donné . Les réunions du conseil auxquelles chaque administrateur participera par télévision vont entrer dans la vie quotidienne des sociétés . Le conseil d' administration peut du reste se réunir en un lieu choisi arbitrairement, sans aucune relation réelle avec le centre de décisions de la société" ( 17 ). Le lieu de réunion du conseil d' administration ne saurait donc, à lui
seul, constituer le critère permettant dans chaque cas de désigner, à coup sûr, le siège de l' administration centrale . Cette désignation ne saurait résulter d' une appréciation juridiquement formelle, sans égard à une pluralité d' éléments de faits déterminants dont la portée respective pourrait varier selon le type de société en cause .

8 . Déterminer si un transfert de l' administration centrale constitue un établissement au sens du traité implique donc la prise en considération d' un faisceau de facteurs . Certes, au premier rang de ceux-ci, figurent le lieu de réunion des dirigeants sociaux et celui, habituellement identique, où s' arrête la politique générale de la société . Mais, dans certaines hypothèses, ces facteurs peuvent n' être ni exclusifs ni même décisifs . On pourrait ainsi avoir à prendre en compte le domicile des
principaux dirigeants, le lieu de réunion des assemblées générales, de tenue des documents administratifs et comptables, de déroulement principal des activités financières et notamment bancaires . Cette énumération ne peut être considérée comme exhaustive . De plus, ces éléments peuvent peser de façon différente selon qu' il s' agit, par exemple, d' une société de production ou d' investissement . Dans cette dernière hypothèse, il peut être tout à fait légitime de tenir compte du marché sur lequel
s' effectuent, à titre principal, les opérations commerciales ou boursières de la société et l' ampleur de celles-ci .

9 . A la lumière de votre arrêt Leclerc ( 18 ), on peut affirmer que le droit communautaire n' offre aucun secours lorsque "des éléments objectifs" font apparaître qu' une activité déterminée est poursuivie "dans le but de tourner" une législation nationale ( 19 ). Aussi, ne pourrait-on exclure la prise en compte du fait que l' essentiel de l' activité d' une société a lieu sur le territoire d' un État membre autre que celui dans lequel celle-ci entend transférer son administration centrale . Une
telle circonstance pourrait, le cas échéant, constituer un indice qu' il ne s' agirait pas alors d' un véritable établissement, notamment lorsque le transfert de l' administration centrale aurait pour effet de soustraire cette société à l' application d' une législation, qui, autrement, lui serait applicable . Nous estimons pouvoir tirer cet enseignement de vos arrêts van Binsbergen ( 20 ) et Knoors ( 21 ). D' une manière générale, il apparaît que le juge national peut apprécier si, dans un cas
donné et compte tenu du contexte en cause, on frôle ou non l' abus du droit ou la fraude à la loi et, au besoin, s' il convient de considérer qu' il n' y a lieu à application du droit communautaire .

10 . Mais lorsqu' il résulte d' une juste appréciation du contexte factuel que le transfert de l' administration centrale constitue bel et bien un établissement au sens du traité, la question se pose alors de savoir si un tel transfert peut être subordonné à l' obtention d' une autorisation des autorités nationales et si celles-ci peuvent s' y opposer, pour des raisons fiscales .

11 . Généralement, et c' est le cas dans la plupart des États membres, le transfert de l' administration centrale, au sens du siège social réel, ne peut s' effectuer que par le biais de la dissolution de la société et sa reconstitution dans l' État d' accueil . Cette solution de "mort civile" de la société emporte l' apurement de sa situation fiscale, arrêtée au jour de la dissolution, aussi bien en ce qui concerne la dette existante que la matière fiscale pour laquelle le fait normalement
générateur de l' imposition n' est pas encore intervenu . C' est ainsi que sont imposées les plus-values alors même qu' aucune cession de biens n' a eu lieu . S' agissant des États membres ci-dessus visés, le transfert de l' administration centrale de la société, sans perte de personnalité juridique ni de nationalité, pourrait se faire en vertu de conventions interétatiques prévues à l' article 220 du traité .

12 . Pour l' exercice d' une liberté fondamentale consacrée par le traité, aucune autorisation préalable ne saurait être exigée . De même, un État membre ne saurait empêcher une société d' exercer son droit d' établissement au motif qu' une telle opération entraînerait une perte fiscale en ce qui concerne les impôts qui seraient exigibles à raison d' une activité future si la société demeurait assujettie à cet État .

13 . Cependant, en son état actuel, le droit communautaire ne s' oppose pas, selon nous, à ce qu' un État membre ordonne un apurement de la situation fiscale d' une société, à l' occasion du transfert de l' administration centrale de cette dernière et alors même que sa dissolution n' est pas exigée . En effet, il est généralement reconnu que la dissolution imposée par les droits nationaux, en tant que condition préalable à l' émigration de la société, n' est pas contraire au droit communautaire ( 22
). Il serait paradoxal qu' un État qui n' exige pas la dissolution se trouve placé par le droit communautaire dans une situation fiscale défavorisée, alors justement que sa législation en matière de sociétés se rapproche davantage des objectifs communautaires en matière d' établissement . Une société constituée sous l' empire d' une législation d' un État membre dans lequel l' "allégeance fiscale" ( 23 ) se détermine par rapport au siège de l' administration centrale, gardera son siège statutaire et
sa nationalité dans cet État, même après avoir transféré sa résidence, plus précisément celle de son administration, dans un autre État . Mais, pour les raisons ci-dessus indiquées, cette circonstance ne nous paraît pas, en l' état actuel du droit communautaire, de nature à exclure le droit des autorités nationales à tirer, sur le plan fiscal, des conséquences comparables à celles produites ailleurs par une dissolution .

14 . Si vous les suivez, les orientations que nous vous proposons, doivent vous permettre de répondre à la première et la troisième questions posées par la Queen' s Bench Division de la High Court . Elles rendent sans objet toute réponse à la quatrième question . Quant à la question restante, elle n' appelle pas de longs développements . Si, en effet, l' article 58, alinéa 1, prévoit que, pour l' application des dispositions du traité en matière d' établissement, les sociétés sont assimilées aux
personnes physiques ressortissant des États membres, une telle assimilation, à l' évidence, n' est pas absolue et, comme le gouvernement du Royaume-Uni et la Commission, nous estimons que la directive du Conseil 73/148/CEE ne s' applique pas aux personnes morales .

15 . Nous vous proposons, par conséquent, de dire pour droit :

- Le transfert, dans un autre État membre, de l' administration centrale d' une société peut constituer une modalité d' exercice du droit d' établissement, sous réserve de l' appréciation, par le juge national, d' éléments de fait permettant de vérifier qu' un tel transfert traduit l' intégration réelle de ladite société dans l' activité économique de l' État d' accueil .

- L' exigence, par un État membre, d' une autorisation préalable à laquelle serait subordonné l' établissement d' une société dans un autre État membre, par transfert dans ce dernier de son administration centrale, est contraire au droit communautaire .

- Toutefois, le droit communautaire ne s' oppose pas à ce qu' un État membre impose à une société y étant établie, en raison de son établissement dans un autre État membre par transfert dans ce dernier de son administration centrale, l' apurement de sa situation fiscale au regard de la partie du patrimoine social concernée par ce transfert et évaluée au jour de celui-ci .

- La directive 73/148/CEE du Conseil est applicable aux seules personnes physiques .

( 1 ) Schapira, J ., le Tallec, G ., Blaise, J . B .: Droit européen des affaires, PUF, Thémis, 1984, p . 534 .

( 2 ) Voir, par exemple, Renauld, J .: Droit européen des sociétés, Bruxelles, Bruylant et Vander, 1969, p . 2.08; Colomès, M .: Le droit de l' établissement et des investissements dans la CEE, Paris, J . Delmas, 1971, p . 78; Burrows, F .: Free Movement in European Community Law, Oxford, Clarendon Press, 1987, p . 187 .

( 3 ) Article 58, alinéa 1 .

( 4 ) Voir, par exemple, Temple Lang, J .: "The right of establishment of companies and free movement of capital in the European Economic Community", in Lafave, W . R . et Hey, P . ( ed ): International Trade, Investment and Organization, University of Illinois Press, 1967, p . 302, 303 .

( 5 ) Affaire 205/84, Rec . p . 3755 .

( 6 ) Point 21 .

( 7 ) Schwartz, M .: Le droit d' établissement des sociétés commerciales dans le traité instituant la Communauté économique européenne, Genève, éditions médecine et hygiène, 1963, p . 61 .

( 8 ) Everling, U .: The Right of Establishment in the Common Market, Commerce Clearing House, 1964, p . 75 .

( 9 ) Renauld, J ., op . cit ., p . 2.19 et 2.35 .

( 10 ) Harding, R . W .: "Freedom of establishment and the rights of companies", Current legal problems, 1963, p . 162, 163 .

( 11 ) Renauld, J ., op . cit ., p . 2.43 .

( 12 ) Ibid ., p . 2.44 .

( 13 ) Ibid ., p . 2.31 .

( 14 ) Goldman, B ., et Lyon-Caen, A .: Droit commercial européen, 4e édition, Dalloz 1983, p . 357 .

( 15 ) J0 du 15.1.1962, p . 36-62 .

( 16 ) Terminologie empruntée au programme général précité, titre I .

( 17 ) Rivier, J.-M .: "Rapport général : la résidence fiscale des sociétés", Cahiers de droit fiscal international, volume LXXIIa, p . 44 .

( 18 ) Affaire 229/83, Association des Centres distributeurs Ëdouard Leclerc et autres/SARL "Au blé vert" et autres, arrêt du 10 janvier 1985, Rec . p . 1 .

( 19 ) Point 27 de l' arrêt Leclerc .

( 20 ) Affaire 33/74, Rec . 1974, p . 1299 .

( 21 ) Affaire 115/78, Rec . 1979, p . 399 .

( 22 ) Renauld, J ., op . cit ., p . 2.47 .

( 23 ) L' expression est de J.-M . Rivier, op . cit . p . 15 .


Synthèse
Numéro d'arrêt : 81/87
Date de la décision : 07/06/1988
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: High Court of Justice, Queen's Bench Division - Royaume-Uni.

Liberté d'établissement - Droit de quitter l'État membre d'origine - Personne morale.

Libre prestation des services

Droit d'établissement


Parties
Demandeurs : The Queen
Défendeurs : H. M. Treasury and Commissioners of Inland Revenue, ex parte Daily Mail and General Trust plc.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Due

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1988:286

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