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04/02/1986 | CJUE | N°267/82

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mancini présentées le 4 février 1986., Développement SA et Clemessy contre Commission des Communautés européennes., 04/02/1986, 267/82


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. G. MANCINI

présentées le 4 février 1986 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Par un recours déposé au greffe de notre Cour le 29 septembre 1982, deux entreprises françaises de construction, la Développement SA et la Clemessy, se plaignent de ce que la Commission des Communautés européennes a agi de manière à leur faire perdre l'adjudication du marché pour la construction de l'immeuble dans lequel l'Institut pharmaceutique somalien a son siège. Elles veulent être indemnisée

s de ce dommage. En vertu des articles 178 et 215, alinéa 2, du traité CEE, elles vous demandent ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. G. MANCINI

présentées le 4 février 1986 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Par un recours déposé au greffe de notre Cour le 29 septembre 1982, deux entreprises françaises de construction, la Développement SA et la Clemessy, se plaignent de ce que la Commission des Communautés européennes a agi de manière à leur faire perdre l'adjudication du marché pour la construction de l'immeuble dans lequel l'Institut pharmaceutique somalien a son siège. Elles veulent être indemnisées de ce dommage. En vertu des articles 178 et 215, alinéa 2, du traité CEE, elles vous demandent
donc de condamner la Commission à leur- payer la somme de 1202754 FF.

Les faits. Dans le cadre des rapports de coopération financière avec les pays ACP prévus par la première convention de Lomé [28 février 1975 (JO L 25 du 30.1.1976, p. 1)], la Commission s'est engagée à financer, avec les ressources du Fonds européen de développement (ci-après « le Fonds »), un projet destiné à la réalisation de cet institut. Sur la base de l'accord en question, le ministre somalien des Travaux publics a publié, le 12 décembre 1979, un appel d'offres auquel cinq entreprises ont
participé: la Montitalia, la Dravo Costruttori, la General Impiant, ľAstaie et, avec la Clemessy, la Développement SA, qui s'appelait alors Sopha Développement. Le 19 août 1981, à l'issue d'une procédure plutôt complexe et qui a duré plus d'un an, l'ordonnateur national — en l'espèce, le ministre somalien de la Planification — a communiqué officiellement au délégué de la Communauté à Mogadiscio la décision d'adjuger le marché à la société Dravo.

Dans le recours, les entreprises françaises affirment que, durant la procédure, la Commission a exercé plusieurs pressions sur les autorités somaliennes en les incitant à modifier en faveur de l'entreprise Dravo leur décision initiale d'attribuer les travaux à la Sopha Développement.

En particulier, elles soutiennent que: a) après avoir formellement admis, le 28 juin 1980, l'offre de la Sopha, lesdites autorités ont décidé, le 15 mars 1981, d'annuler l'appel d'offres et d'engager une négociation privée avec les trois entreprises — Sopha, Dravo et Montitalia — dont les offres meilleures leur étaient parvenues; b) cette mesure a été prise à la suite d'instructions reçues des services communautaires et sur la base d'un rapport technique présenté par le professeur Lhoest,
l'expert belge chargé par l'ordonnateur national d'apprécier les offres des cinq entreprises; c) le 14 mai 1981, le marché a de nouveau été attribué à la Sopha et, cette fois, sur la base d'une offre conforme aux indications de l'expert; d) cinq jours plus tard, le délégué CEE a demandé par écrit au ministre compétent de suspendre les effets de ladite mesure dans l'attente d'un second rapport du professeur Lhoest. C'est ainsi qu'après trois mois les travaux ont été définitivement adjugés à la
Dravo Costruttori.

2.  A la lumière de ces faits, les requérantes invoquent la responsabilité de la Commission, qui, par deux fois, les a privées d'un succès déjà acquis, et elles réclament le remboursement des dépenses qu'elles ont faites au cours de toute cette affaire en Europe et en Somalie.

Par un mémoire parvenu au greffe le 6 décembre 1982, l'institution défenderesse a cependant excipé de l'irrecevabilité du recours et, en vertu de l'article 91, paragraphe 1, du règlement de procédure, vous a demandé de statuer sur cet incident sans examiner le fond du litige. En effet, la Cour serait incompétente pour connaître de ce dernier, en considération tant de la réglementation qui régit dans les procédures d'adjudication les rapports juridiques entre la Commission, les pays ACP et les
entreprises intéressées, que des règles relatives aux moyens de résoudre les litiges qui peuvent surgir en la matière. La défenderesse relève également la nature subsidiaire de l'action fondée sur les articles 178 et 215 par rapport aux voies de recours prévues par le droit interne. En d'autres termes, Clemessy et Développement SA auraient dû s'adresser préalablement au juge national.

Après la réplique des requérantes, la Cour a décidé, par ordonnance du 18 mai 1983, de traiter l'exception avec la demande principale. La thèse de la Commission est, de toute manière, dénuée de fondement. En examinant, il y a quelques mois, un incident identique sous tous les aspects, vous avez en effet affirmé que, en ce qui concerne les procédures d'exécution des projets financés par le Fonds, « on ne saurait exclure l'hypothèse d'actes ou de comportements de la Commission... préjudiciables à
des tiers. Toute personne qui se prétend lésée par de tels actes... doit, dès lors, avoir la possibilité d'introduire un recours, à charge d'établir les éléments d'une responsabilité ... imputable à la Communauté »; et vous avez conclu que « l'exception d'irrecevabilité soulevée par la Commission doit être rejetée pour autant qu'elle se réfère au recours en responsabilité introduit en vertu des articles 178 et 215, alinéa 2, du traité » (arrêt du 10 juillet 1985, affaire 118/83, Muratori et
autres/Commission, Rec. 1985, p. 2325). La même conclusion vaut donc pour notre cas.

3.  Passons au fond. Selon les entreprises françaises, la responsabilité de la Commission serait subjective et, subsidiairement, objective. Sous le premier point de vue, elles allèguent quatre moyens. La Commission aurait:

1) violé l'interdiction de discrimination établie par l'article 215 de la deuxième convention (plus exactement, l'article 56 de la première convention) de Lomé, en vertu duquel toutes les personnes physiques et morales des États membres et des pays ACP ont le droit de participer dans des conditions d'égalité aux appels d'offres et aux contrats financés par le Fonds;

2) adopté un comportement apte à trahir leurs attentes légitimes;

3) provoqué différentes irrégularités qui entachent la procédure qui s'est conclue par le succès de Dravo;

4) violé l'article 25 (plus exactement, 21) du protocole n° 2 de la première convention de Lomé, selon lequel l'offre économiquement la plus avantageuse doit être choisie.

En vue de faciliter l'exposé, nous examinerons tout d'abord le deuxième et le troisième moyens. Par ceux-là, les requérantes reprochent à la défenderesse de ne pas les avoir informées de manière adéquate des modalités de procédure, de ne pas avoir motivé les décisions relatives à la nomination de l'expert et à l'annulation de l'appel d'offres, de ne pas avoir permis qu'elles aient accès à sa correspondance avec les autorités somaliennes et de ne pas leur avoir révélé les motifs pour lesquels le
professeur Lhoest a fixé, dans son premier rapport, le calendrier des négociations directes.

Que dire de ces arguments? Il nous semble que, loin de prouver l'existence d'une conduite illicite de la part de la Commission, ils contestent la légalité de la procédure suivie pour l'adjudication du marché et la validité de la mesure qui s'y rapporte. Mais, s'il en est ainsi, notre Cour n'est certainement pas le juge compétent pour connaître de l'affaire. En effet, l'arrêt Muratori affirme qu'« il ne saurait exister, en la matière, un acte [de la Commission] susceptible de recours au sens de
l'article 173 du traité », et la raison de cette exclusion est évidente. Les interventions des agents communautaires dans le cadre des procédures d'appel d'offres pour des travaux financés par le Fonds ne visent qu'à constater que les conditions auxquelles est subordonné le paiement des sommes sont remplies; en d'autres termes, leur but n'est pas de « porter atteinte au principe selon lequel [les procédures et] les contrats en question demeurent [des procédures et] des contrats nationaux que
seuls les États ACP ont la responsabilité de préparer, négocier et conclure...; [en conséquence], les entreprises soumissionnaires ou attributaires demeurent étrangères aux rapports... qui s'établissent... entre la Commission et les États ACP » (arrêt du 10 juillet 1984, affaire 126/83, STS/Commission, Rec. 1984, p. 2769).

Même en restant sur le terrain de la responsabilité extracontractuelle, il est, de toute manière, évident que, avant même d'être dénués de fondement, les griefs formulés par les requérantes — défaut de motivation de certains actes et impossibilité de connaître certains aspects de la procédure — ne sont pas imputables aux agents de la Communauté. En effet, il ressort du dossier tout d'abord que le professeur Lhoest a été nommé, le 3 décembre 1980, par l'ordonnateur national, c'est-à-dire le
ministre somalien de la Planification, sur la base d'une liste d'experts qui lui a été fournie, sur sa demande, par les services de la Commission. Il faut dire la même chose en ce qui concerne les décisions d'annuler l'adjudication et d'ouvrir une négociation avec les trois sociétés qui avaient présenté les meilleures offres; ces décisions, elles aussi, ont été prises — respectivement en vertu des articles 10 et 53 du cahier général des charges des marchés publics financés par le Fonds (JO L 39
du 14.2.1972, p. 3) — par le même ministre par lettre du 15 mars 1981, régulièrement notifiée à toutes les entreprises intéressées. Ces dernières étaient en outre invitées à répondre aux questions posées dans le rapport de l'expert et à faire parvenir les nouvelles offres le 30 avril suivant au plus tard.

Les mesures que les requérantes reprochent à la Commission proviennent donc des seules autorités somaliennes et sont en outre amplement motivées, bien que l'article 45, paragraphe 4, dudit cahier dispose expressément que l'administration n'est pas tenue de rendre compte de la mesure par laquelle elle annule un appel d'offres. Quant à la prétention de connaître la correspondance entre la Commission et les organes qui ont procédé à l'adjudication, nous constatons que les mêmes requérantes ne
peuvent la fonder sur aucune règle. De toute façon, on ne voit pas où se trouve le lien de causalité entre l'omission reprochée à la défenderesse sur ce point et le fait de ne pas avoir adjugé le marché au détriment des deux entreprises.

Enfin, en ce qui concerne l'insuffisance des informations relatives aux modalités de la procédure, nous rappelons que, selon l'article 30, paragraphe 2, du cahier, ce n'est pas à la Commission, mais à l'ordonnateur national qu'il appartient de publier les appels d'offres et de réglementer la préparation, la présentation et l'examen des projets. Les deux moyens examinés doivent donc être repoussés.

4.  Venons-en alors au premier et au quatrième moyen. Ils se fondent essentiellement sur le postulat que, dans deux occasions — 28 juin 1980 et 14 mai 1981 —, les autorités chargées de l'adjudication ont déclaré adjudicataire la Sopha Développement. En critiquant systématiquement l'adéquation et la qualité de l'offre présentée par cette entreprise, sans cependant rendre publics les motifs de ses griefs, la Commission a incité ces autorités à revenir en arrière, et elle a ainsi favorisé la société
concurrente, qui a, en effet, fini par obtenir le marché. Or, un tel comportement est contraire à l'article 56, paragraphe 1, de la première convention de Lomé, qui établit le principe, d'égalité de conditions entre les entreprises participant aux adjudications pour des projets financés par le Fonds. En outre, la disposition de l'article 21 du protocole n° 2 de la même convention, qui oblige à choisir l'offre la plus avantageuse du point de vue économique, est également violée.

Il nous semble que cet argument soit vicié dans son principe: en effet, il est faux que la Sopha Développement ait été reconnue attributaire à la suite de l'adjudication. En réalité, les actes sur lesquels les requérantes fondent l'affirmation contraire ne consistent pas en la proposition formelle d'adjudication — qui, en vertu de l'article 30, paragraphes 2 et 3, ne peut être faite que par l'ordonnateur national —, mais en de simples avis formulés par le comité technique somalien, un organe
consultatif qui fonctionne auprès du ministère local des Travaux publics. Il y a plus: dans aucune des deux occasions, la Sopha n'a reçu la notification de la lettre par laquelle l'administration avise de son succès la concurrente qu'elle a choisie (article 45, paragraphe 2, alinéa 1, du cahier).

Quant à la Commission, nous citerons les articles 18 et 21 du protocole n° 2: en vertu de ceux-ci et dans l'intérêt d'une bonne gestion des ressources communautaires, elle a non seulement le droit, mais l'obligation de veiller à ce que les procédures nationales se déroulent de manière à se conclure par le choix de l'offre économiquement la plus valable « compte tenu, notamment, des qualifications et des garanties présentées par les soumissionnaires..., de la nature et des conditions d'exécution
des travaux et des fournitures, du prix des prestations, de leur coût d'utilisation et de leur valeur technique ». Or, en s'en tenant au dossier, cette obligation a été accomplie correctement: loin de léser ou de favoriser l'un ou l'autre concurrent, les interventions des fonctionnaires communautaires ont contribué à éliminer les nombreuses imprécisions et omissions des premiers projets présentés aux autorités somaliennes, en permettant à celles-ci de choisir l'offre la meilleure sur la base du
rapport final (non susceptible de contrôle ici) de l'expert.

Comme nous l'avons dit, les requérantes vous demandent, à titre subsidiaire, de reconnaître la responsabilité objective de la défenderesse en invoquant la protection du droit de propriété, telle qu'elle est organisée en droit allemand, et celle des administrés contre les actes légaux, mais préjudiciables de l'administration publique, selon les critères développés par la jurisprudence française. Cela dit, nous devrions nous demander si ces principes font partie du patrimoine juridique commun des
États membres; mais nous ne croyons pas que cela en vaille la peine. En effet, pour repousser l'argument des requérantes, il suffit de répéter qu'aucun acte des autorités somaliennes ou de la Commission n'a reconnu la Sopha Développement comme adjudicataire du marché. D'autre part, le fait que, pour participer à l'adjudication, l'entreprise française a engagé des dépenses restées à sa charge ne lèse ni son droit de propriété ni sa position juridique d'administré. En effet, comme il est évident,
la faculté de concourir pour un marché n'implique pas la certitude de l'adjudication qui en résulte.

Après avoir établi que le comportement de la Commission ne peut pas être considéré comme illégal, nous estimons superflu d'examiner les aspects de la question relatifs au montant du dommage à indemniser. Le recours est, en effet, dépourvu de fondement.

5.  Sur la base des considérations qui précèdent, nous concluons en proposant à la Cour de déclarer recevable le recours introduit le 29 septembre 1982 par les entreprises Développement SA et Clemessy et de le rejeter comme non fondé quant au fond. En application de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, les requérantes doivent être condamnées aux dépens.

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( *1 ) Traduit de l'italien.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 267/82
Date de la décision : 04/02/1986
Type de recours : Recours en responsabilité - non fondé

Analyses

Fonds européen de développement - Responsabilité du fait de sa gestion.

Etats d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP)

Responsabilité non contractuelle

Fonds européen de développement (FED)

Marchés publics de l'Union européenne

Relations extérieures


Parties
Demandeurs : Développement SA et Clemessy
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mancini
Rapporteur ?: Kakouris

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1986:50

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