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15/10/1985 | CJUE | N°170/84

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 15 octobre 1985., Bilka - Kaufhaus GmbH contre Karin Weber von Hartz., 15/10/1985, 170/84


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 15 octobre 1985

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Par ordonnance du 5 juin 1984, le Bundesarbeitsgericht vous a posé les questions préjudicielles suivantes:

...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 15 octobre 1985

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Par ordonnance du 5 juin 1984, le Bundesarbeitsgericht vous a posé les questions préjudicielles suivantes:

« 1) L'article 119 du traité CEE est-il enfreint en raison d'une ‘discrimination indirecte’ lorsqu'une société de grands magasins qui emploie principalement des femmes exclut les employés à temps partiel du bénéfice du régime de pension de l'entreprise nonobstant le fait que cette exception frappe de manière disproportionnée davantage de femmes que d'hommes?

2) En cas de réponse affirmative à la question 1

a) L'entreprise peut-elle justifier cette discrimination en soutenant qu'elle vise à employer le moins possible des employés à temps partiel alors que l'intérêt de l'entreprise n'impose pas une telle politique du personnel dans le secteur des grands magasins?

b) L'entreprise doit-elle organiser son régime de pension en sorte qu'il tienne dûment compte des difficultés particulières que rencontrent les employés ayant des charges de famille pour remplir les conditions d'octroi d'une pension d'entreprise? »

Cette affaire va essentiellement vous amener à préciser la portée de votre arrêt 96/80 (Jenkins/Kingsgate, 31 mars 1981, Rec. p. 911), relatif au travail à temps partiel, largement évoqué par le juge de renvoi et toutes les parties intervenues au cours de la procédure. Mais voyons tout d'abord les faits.

2.  La défenderesse au principal, demanderesse en « révision », la firme Bilka-Kaufhaus GmbH (ci-après Bilka), fait partie d'une chaîne de grands magasins en République fédérale d'Allemagne, le groupe Hertie, qui emploie plusieurs milliers de salariés.

Demanderesse au principal et défenderesse en « révision », Mme Karin Weber von Hartz, née en 1930, a été, à partir du 15 avril 1961, employée à temps complet comme vendeuse par Bilka. Cette situation s'est maintenue pendant onze ans et demi.

A compter du 1er octobre 1972, elle a occupé à sa demande un emploi à temps partiel, correspondant à peu près à la moitié des heures requises pour un emploi à temps complet. Trois ans et demi plus tard, le 14 avril 1976, Mme Weber a quitté, à l'âge de quarante-six ans, l'entreprise à laquelle elle avait appartenu pendant quinze ans.

Le litige est né du régime de pension appliqué aux salariés à temps partiel dans la société défenderesse en « révision ». Celui du groupe de grands magasins dont fait partie Bilka a la forme légale de convention d'entreprise imposant à cette société le versement de prestations complémentaires de retraite. Pendant la période d'activité de la demanderesse, il a évolué comme suit:

— selon une convention du 31 décembre 1962, étaient admis au bénéfice de ces prestations les salariés qui avaient travaillé sans interruption pendant vingt-cinq ans dans l'entreprise et avaient pris leur retraite à soixante-cinq ans révolus;

— des accords du 3 septembre 1966 et du 17 janvier 1969 ont apporté les modifications suivantes: pour pouvoir bénéficier d'un droit à pension complémentaire, les salariés devaient désormais avoir travaillé dans l'entreprise au moins vingt ans à temps plein et avoir pris leur retraite à soixante-cinq ans révolus. Les travailleurs de sexe féminin pouvaient bénéficier d'une retraite complémentaire anticipée à soixante ans. Ce régime était applicable à tous les salariés et excluait du droit à
pension complémentaire les employés à temps partiel. Le régime de 1969 a été expressément déclaré comme faisant partie intégrante du nouveau contrat de travail conclu en 1972 entre Mme Weber et Bilka;

— enfin, une convention du 26 octobre 1973 offrait à nouveau aux employés à temps partiel la possibilité de bénéficier d'une pension de vieillesse s'ils avaient appartenu au moins vingt ans à l'entreprise, dont quinze à temps complet. Seuls les salariés qui avaient déjà un contrat d'emploi à temps partiel avant le 30 septembre 1966 n'avaient pas à remplir la condition d'une période de quinze ans d'emploi à temps complet.

Mme Weber s'est vu refuser un droit à pension au motif qu'elle ne remplissait pas les conditions de travail à temps complet conventionnellement requises.

3.  La question d'une « discrimination indirecte« des travailleurs féminins par rapport aux travailleurs masculins a été soulevée par le Bundesarbeitsgericht dans une première procédure en « révision ». La juridiction sociale d'appel à laquelle l'affaire avait été renvoyée avait fait droit au recours de la demanderesse, mais au motif que la convention du 26 octobre 1973 avait réintégré de manière limitée les employés à temps partiel dans son régime de pension et qu'il aurait été arbitraire d'inclure
une date de référence — le 30 septembre 1966 — entraînant une discrimination à l'égard des employés à temps plein dont l'emploi n'avait été transformé qu'ultérieurement en travail à temps partiel. Elle n'avait, par contre, pas admis l'existence d'une violation du principe de l'égalité de traitement ou de celui de l'égalité des rémunérations pour les travailleurs masculins et les travailleurs féminins.

A l'occasion de la seconde instance en « révision », le Bundesarbeitsgericht, critiquant la motivation retenue par le juge du fond, a saisi votre Cour.

4.  Il a estimé qu'il résulterait de votre arrêt Worringham et Humphreys/Lloyd Bank Ltd (affaire 69/80, arrêt du 11 mars 1981, Rec. p. 767) que les prestations de vieillesse constituent une rémunération au sens de l'article 119, alinéa 2, du traité CEE. Il a ensuite procédé à une analyse des faits par référence à votre arrêt Jenkins, dont il a tout d'abord cité le point 13, ainsi libellé:

« ... s'il s'avère qu'un pourcentage considérablement plus faible de travailleurs féminins que de travailleurs masculins effectue le nombre minimal d'heures de travail par semaine qui est requis pour pouvoir prétendre au salaire horaire à taux plein, l'inégalité de rémunération est contraire à l'article 119 du traité lorsque, compte tenu des difficultés que rencontrent les travailleurs féminins pour être en mesure d'effectuer ce nombre minimal d'heures par semaine, la pratique salariale de
l'entreprise en question ne peut s'expliquer par des facteurs excluant une discrimination fondée sur le sexe » (Rec. 1981, p. 925 et 926).

Des données moyennes fournies au juge national, il résultait que, sur neuf années, Bilka avait 72 % d'employés féminins et 28 % d'employés masculins; 90 % des employés masculins travaillaient à temps complet et 10 % à temps partiel, alors que 61,5 % des femmes occupaient un emploi à temps plein et 38,5 % un emploi à temps partiel. Il en résultait, par rapport aux effectifs globaux, qu'étaient occupés à temps partiel 2,8 % des travailleurs masculins et 27,7 % des travailleurs féminins, soit un
rapport de un homme pour dix femmes.

Le juge de renvoi considère que ce régime de pension frapperait donc dix fois plus de femmes que d'hommes. Il estime que les principes énoncés « jusqu'à présent » par votre jurisprudence ne lui permettent pas de résoudre le litige dont il est saisi et qu'il convient que vous lui donniez à cet égard quelques « indications complémentaires ».

S'agissant de votre arrêt Jenkins, il se demande en substance s'il ne vise qu'une discrimination « déguisée », donc intentionnelle, ou s'il permet d'appréhender une discrimination « indirecte », c'est-à-dire simplement objective. En pareil cas, il y aurait discrimination dès lors qu'en raison des contraintes familiales dont elles assument traditionnellement la charge les femmes seraient exclues en fait du bénéfice d'un droit.

Votre Cour ayant elle-même insisté, dans l'arrêt Jenkins, sur le caractère déterminant du « pourcentage considérablement plus faible de travailleurs féminins que de travailleurs masculins (effectuant) le nombre minimal d'heures de travail... requis » (point 13, précité), le juge de renvoi voudrait savoir quelle est la portée qu'il convient d'attribuer à cette circonstance. La première question préjudicielle tendrait à clarifier ce point.

Vous avez par ailleurs, dans le même arrêt, dit que:

« 11) ... le fait d'accorder, pour le travail payé au temps, une rémunération par heure de travail différente selon le nombre d'heures ouvrées par semaine ne se heurte... pas au principe de l'égalité des rémunérations inscrit à l'article 119 du traité, pour autant que la différence de rémunération entre le travail à temps partiel et le travail à temps plein s'explique par l'intervention de facteurs objectivement justifiés et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.

12) Tel peut être notamment le cas lorsque l'employeur, en accordant, pour le travail à temps partiel, une rémunération par heure de travail inférieure à celle accordée pour le travail à temps plein, vise, pour des raisons économiques objectivement justifiées, à encourager le travail à temps plein, indépendamment du sexe du travailleur. »

Peut-on, dès lors, demande le juge a quo, prendre en considération la politique du personnel consistant à privilégier l'emploi à temps plein ou doit-on, de plus, considérer qu'une telle politique ne serait justifiée que si elle est fondée sur des raisons économiques? Tel est le sens de la question 2, sous a).

Le juge de renvoi se demande enfin si, en toute hypothèse, il n'incomberait pas à l'employeur d'organiser son régime de pension de manière à prévenir les effets qui pourraient en résulter à l'égard des employés chargés de famille, c'est-à-dire, en fait, des femmes. Il vous a donc posé la question 2, sous b).

5.  Les observations écrites et orales du gouvernement du Royaume-Uni soulèvent un préalable. En effet, celui-ci a soutenu que ni les conditions d'accès à un régime de retraite ni même les prestations qui en résultent ne rentrent dans le champ d'application de l'article 119.

Ce texte ne serait donc pas applicable en l'espèce.

La première demande préjudicielle concernerait une question d'accès à un régime de retraite. Votre arrêt Defrenne III (affaire 149/77, 15 juin 1978, Rec. p. 1365) conforterait la thèse soutenue par le gouvernement du Royaume-Uni, qui en cite intégralement les points 19 à 22 (Rec. p. 1377 et 1378). Vous auriez confirmé cette jurisprudence par votre arrêt Burton (affaire 19/81, 16 février 1982, Rec. p. 555). Le gouvernement intervenant se réfère aux points 7 et 8 de cette décision, par lesquels
vous avez considéré que la différence d'âge minimal — soixante ans pour les hommes, cinquante-cinq ans pour les femmes — pour bénéficier d'une indemnité de départ volontaire ne soulevait pas uri problème d'interprétation de l'article 119, une telle matière — l'existence ou non d'une discrimination en ce qui concerne les conditions d'accès au régime de départ volontaire — relevant de la directive 76/207 du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de
traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO L 39 du 14.2.1976, p. 40).

Quand bien même la Cour estimerait que la question qui lui est posée est relative non aux conditions d'accès, mais aux prestations, il conviendrait, estime le gouvernement du Royaume-Uni, de considérer que cette matière n'est pas régie par l'article 119. Ce dernier texte s'appliquerait, en effet, aux seules rémunérations, et non aux retraites, qui relèveraient du domaine de la sécurité sociale et entreraient donc dans le champ d'application de l'article 117. Au demeurant, l'existence d'une
proposition de directive du Conseil tendant à mettre en œuvre le principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans les régimes professionnels de sécurité sociale (présentée le 5 mai 1983 par la Commission au Conseil, JO C 134 du 21.5.1983, p. 7) prouverait — si besoin était — que cette matière déborde le champ d'application de l'article 119.

Au surplus, toute autre solution fondée sur l'effet direct en la matière de l'article 119 mettrait en péril l'équilibre des entreprises en imposant à ces dernières des charges financières imprévues. Tel serait le sens des dispositions de l'article 10 de la proposition de directive précitée.

Cette position serait, au surplus, conforme à l'esprit de votre arrêt Defrenne I (affaire 80/70, G. Defrenne/État belge, arrêt du 25 mai 1971, Rec. p. 445). La présente espèce pourrait être l'occasion pour la Cour, en écartant expressément du champ d'application de l'article 119 les régimes de retraite en matière d'emploi, de mettre un terme aux incertitudes qui subsistent.

6.  Seule la Commission a pris une position motivée sur les problèmes posés par les conditions d'accès aux prestations de pension de vieillesse en cause et la nature juridique de celles-ci.

Selon elle, votre décision dans l'affaire Burton ne pourrait être étendue à la présente espèce. Elle concernerait une différence d'âge pour la perception d'une prestation. Or, en l'occurrence, la question serait de savoir non pas à quel moment, mais si Mme Weber peut, en tant que travailleuse à temps partiel, obtenir une pension. de retraite. Le Bundesarbeitsgericht considérerait que, en vertu de la loi allemande du 19 décembre 1974 relative à l'amélioration des régimes de retraite d'entreprise,
Mme Weber serait titulaire d'un droit à pension en cours de formation auquel viendrait seule faire obstacle la condition de durée du travail à temps plein stipulée à la convention de 1973.

S'agissant de la nature juridique de la prestation en cause, la Commission estime que le juge de renvoi était fondé à se référer à votre arrêt rendu dans l'affaire Worringham et Humphreys. Certes, on ne se trouve pas dans la présente espèce, comme dans l'affaire 69/80, en présence d'une « cotisation à un régime de retraite payée par l'employeur au nom des employés au moyen d'un montant complémentaire du salaire brut et qui (concourant), de ce fait, à déterminer le montant de ce salaire,
constitue une ‘rémunération’ au sens de l'article 119, alinéa 2, du traité CEE » (point 17, Rec. 1981, p. 790). Néanmoins, le principe ainsi dégagé devrait être étendu à la présente affaire.

Il résulterait, en effet, de votre jurisprudence que la notion de rémunération doit être entendue largement. La Commission cite à cet égard le point 7 de votre arrêt Defrenne I (Rec. p. 452), où vous énonciez« que, si des avantages participant de la nature des prestations de sécurité sociale ne sont pas, ..., en principe, étrangers à la notion de rémunération, on ne saurait cependant inclure dans cette notion, telle qu'elle est délimitée à l'article 119, les régimes ou prestations de sécurité
sociale, notamment les pensions de retraite, directement réglés par la loi, à l'exclusion de tout élément de concertation au sein de l'entreprise ou de la branche professionnelle intéressée, obligatoirement applicables à des catégories générales de travailleurs ».

Le système de pensions de vieillesse de Bilka ne remplirait aucune des conditions susceptibles d'écarter l'application de l'article 119. Il serait conforme aux critères énumérés par M. l'avocat général Dutheillet de Lamothe, dans les conclusions prononcées à l'occasion de l'affaire Defrenne I, pour rentrer dans le champ d'application de ce texte. Enfin, la discrimination litigieuse ne ferait pas partie des cas pour lesquels la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et
femmes serait subordonnée à l'adoption de la proposition de directive précitée relative aux régimes professionnels de sécurité sociale.

7.  Prenons position sur ce préalable.

Avec la Commission, et tout d'abord pour les raisons par elle indiquées, nous estimons que votre arrêt Burton ne commande pas la solution de la présente affaire. Le droit de M. Burton de bénéficier de la possibilité du départ volontaire n'était pas en cause, mais seulement le moment à compter duquel il pouvait y prétendre. Ici, c'est le droit lui-même à pension de retraite qui est contesté à Mme Weber.

Plus encore, vous énoncez clairement, dans cet arrêt, la raison pour laquelle vous considérez que la fixation d'un âge minimal pour la retraite dans le cadre de la sécurité sociale, différent en ce qui concerne les hommes et les femmes, ne constitue pas, en l'occurrence, une discrimination interdite par le droit communautaire.

Le point 13 précise en effet que « la directive 79/7 du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en oeuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (JO L 6, p. 24), ... prévoit, dans son article 7, qu'elle ne fait pas obstacle à la faculté pour les Etats membres d'exclure de son champ d'application la fixation de l'âge de la retraite pour l'octroi des pensions de vieillesse et de retraite... » (Rec. 1982, p. 576). Il y avait
là, en conséquence, une disposition communautaire expresse, autorisant la mesure critiquée.

Reste, dès lors, le problème de savoir si une pension de retraite doit être considérée comme une rémunération au sens de l'article 119. Ici encore, avec la Commission, nous estimons qu'il convient d'avoir de la notion de rémunération une conception large.

Il y a donc lieu de se référer à votre arrêt Defrenne I, et spécialement au point 7 cité par la Commission, dont nous partageons l'analyse.

Par cette décision, vous avez, rappelons-le, exclu du champ d'application de l'article 119 les régimes légaux de pensions de retraite, en précisant (point 8) que la contribution financière qu'y apportent travailleurs, employeurs et, éventuellement, pouvoirs publics « est moins fonction du rapport d'emploi entre employeur et travailleur que de considérations de politique sociale ».

Dans cette optique, on doit pouvoir considérer que le régime de pension de vieillesse en cause, à caractère essentiellement conventionnel, n'a pas lieu d'échapper au champ d'application de l'article 119.

Dans ses conclusions présentées à l'occasion de cette affaire, M. l'avocat général Dutheillet de Lamothe indiquait qu'à son avis l'une des raisons du rattachement à l'article 119 des retraites complémentaires de ce type résultait du « lien nécessaire entre l'avantage, l'employeur, le salarié et l'emploi» inhérent à ce texte (Rec. 1971, p. 460). Ce lien existe indéniablement en l'espèce. Rappelons qu'il s'agit d'un régime volontaire, s'ajoutant, pour l'améliorer, au régime légal, même s'il a été
inspiré ou encadré par les pouvoirs publics, et dont la mise en œuvre est subordonnée à son intégration dans la relation de travail, après négociations entre l'employeur et les salariés.

Enfin, s'il est vrai que les régimes légaux de retraite tombent en principe dans le champ d'application de l'article 117 du traité CEE, relatif à l'harmonisation des systèmes sociaux notamment, il y a lieu, comme l'a fait la Commission, de rechercher cas par cas, en fonction de chaque législation nationale, si un régime de pension répond ou non aux critères établis par votre arrêt Defrenne I.

Votre jurisprudence en cette matière est suffisamment souple pour permettre de respecter la diversité des systèmes nationaux. C'est donc à bon droit, selon nous, que le juge de renvoi a situé ses questions dans le cadre de l'article 119 du traité.

Examinons dès lors les arguments qu'elles ont suscités.

8.  Pour Mme Weber, il résulterait de l'arrêt Jenkins qu'il n'y a pas lieu de faire une distinction entre discrimination directe et discrimination « indirecte ». En l'espèce, la structure du personnel de l'entreprise suffirait à révéler que l'on se trouve en présence d'une discrimination. Le travail à temps partiel consoliderait la répartition traditionnelle des rôles entre l'homme et la femme, sans garantir l'indépendance économique de cette dernière. Il traduirait ainsi le conflit inhérent à la
situation qui est la sienne: famille et ménage, d'une part, activité professionnelle, d'autre part. Il favoriserait de plus, dans les conditions économiques actuelles, l'occupation par les hommes d'emplois à temps plein.

L'objectif allégué par Bilka — lutter contre le travail à temps partiel — ne saurait justifier la discrimination en cause. L'employeur qui veut mettre en œuvre une politique privilégiant l'activité à temps complet peut toujours renoncer à recruter des salariés à temps partiel. Mais il ne peut, sans enfreindre les prescriptions de l'article 119, aggraver la situation de cette catégorie de travailleurs qui, déjà désavantagés dans leurs droits à pension en raison des modalités de leur emploi, ne
sauraient en outre se voir exclus du bénéfice d'une retraite complémentaire. Toute autre solution serait discriminatoire. Or, l'interdiction de discrimination ne serait pas susceptible de transaction. Il faudrait donc appliquer des règles de compensation telles que celles évoquées par le Bundesarbeitsgericht.

9.  Bilka fait valoir qu'existait avant 1977 une pénurie de main-d'œuvre, spécialement dans le commerce de détail, dont les horaires de travail, plus spécialement en fin d'après-midi ou le samedi, n'attiraient guère les candidats. Il aurait donc fallu favoriser le recrutement d'employés à temps complet. Cette préférence, indépendante du sexe des travailleurs, devrait être considérée comme une raison économique objectivement justifiée au sens du point 12 de l'arrêt Jenkins.

La demanderesse en « révision » en conclut que la première question préjudicielle devrait recevoir une réponse négative. A l'audience, elle a ajouté qu'une même réponse devrait être apportée à la question 2, sous b), qui procéderait d'une confusion manifeste entre les tâches incombant respectivement à un État membre et à une entreprise.

10.  Abordant à titre subsidiaire, à l'audience, la question d'une éventuelle discrimination « indirecte », le représentant du Royaume-Uni a soutenu que votre arrêt Jenkins aurait nettement affirmé que la mise en oeuvre des dispositions de l'article 119 serait subordonnée à l'existence d'un élément intentionnel. L'intention résulterait de l'absence de toute autre raison plausible pouvant justifier la mesure critiquée. Elle ne se déduirait pas du fait que le résultat escompté n'a pas été atteint, ni
même de l'existence d'un autre moyen pour y parvenir. En effet, le juge ne devrait pas pouvoir se substituer à l'employeur en ce qui concerne l'appréciation du choix de sa politique commerciale.

Plus généralement, l'article 119 ne pourrait avoir d'effet en matière de « discrimination indirecte ». En particulier, il ne pourrait fonder une compensation du type de celle évoquée par le juge de renvoi dans sa question préjudicielle 2, sous b).

11.  Se référant aux points 10 et 11 de l'arrêt Jenkins, la Commission estime que les notions de « discrimination déguisée », d'une part, de « discrimination indirecte », d'autre part, utilisées par le Bundesarbeitsgericht, seraient peu propres à préciser la portée des principes énoncés par votre jurisprudence.

Dans l'arrêt Defrenne II (affaire 43/75, G. Defrenne/Sabena, 8 avril 1976, Rec. p. 455, point 18, p. 474), votre Cour aurait opéré une distinction entre les discriminations « directes et ouvertes » et les discriminations « indirectes et déguisées », et dit

«... qu'une mise en œuvre intégrale de l'objectif poursuivi par l'article 119, par l'élimination de toutes discriminations entre travailleurs féminins et travailleurs masculins, directes ou indirectes, ... peut impliquer, dans certains cas, la détermination de critères dont la mise en œuvre réclame l'intervention de mesures communautaires et nationales adéquates » (point 19).

Le point 17 des motifs de votre arrêt Jenkins (Rec. 1981, p. 926) semblerait ajouter une distinction entre discriminations pouvant être constatées judiciairement « sans plus » et celles qui ne pourraient l'être qu'en faisant appel à des critères plus précis établis par le droit communautaire ou national.

Le Bundesarbeitsgericht aurait, dans son ordonnance de renvoi, interprété de façon trop étroite la notion de discrimination déguisée, circonscrite aux discriminations spécifiquement fondées sur le sexe. L'arrêt Jenkins permettrait, selon la Commission, de penser que sont également couvertes par l'effet direct de l'article 119 les dispositions qui opèrent des discriminations sur la base d'un critère autre que le sexe, lorsque leur application aboutirait en fait au même résultat et qu'il n'y
aurait à cela aucune justification objective. Votre Cour n'aurait pas, comme l'ont, semble-t-il, supposé le Bundesarbeitsgericht et le juge anglais de renvoi à la suite de l'arrêt Jenkins, limité les cas d'infraction à l'article 119 aux discriminations délibérées ni exclu de tels cas lorsque l'employeur aurait démontré qu'il poursuit un objectif autre que la discrimination des travailleurs féminins. Il conviendrait à cet égard d'opérer un rapprochement entre les conclusions de M. l'avocat
général Warner (voir Rec. 1981, p. 936 et 937), qui se référait à un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, Griggs/Duke Power, et les points 11 et 12 de l'arrêt Jenkins. Il en résulterait que votre Cour aurait entendu indiquer que l'absence d'intention discriminatoire de la part de l'employeur ne suffirait pas à voir déclarer compatible avec le principe de non-discrimination une disposition défavorisant effectivement les femmes. L'intention de discriminer les travailleurs féminins ne
constituerait qu'un cas d'application de l'article 119.

S'agissant de la question 2, sous a), la Commission, se référant à votre arrêt Defrenne II, soutient que l'article précité poursuivrait un double objectif: économique, d'une part, en prévenant les pratiques salariales ayant pour effet de fausser le jeu de la libre concurrence, social, d'autre part, en favorisant l'amélioration des conditions de vie et d'emploi des peuples européens. Sur ce dernier point, l'article 119 ne pourrait avoir d'effet utile que si la politique salariale des employeurs
prenait effectivement en compte les conditions de vie et de travail des femmes employées à temps partiel. Votre arrêt Jenkins s'inscrirait dans le droit fil de cette jurisprudence. Ses points 11 à 13 imposeraient, en effet, une justification objective, excluant toute différenciation fondée sur le sexe du travail à temps partiel et du travail à plein-temps.

La question préjudicielle 2, sous b), n'appellerait pas de réponse puisque le choix de la politique salariale n'est pas laissé à l'entière discrétion de l'employeur.

Si telle n'était pas l'opinion de la Cour de justice, la Commission, à titre subsidiaire, estime qu'il y aurait lieu de faire application des principes de nécessité et de proportionnalité. Ces principes commanderaient la prise en compte de la fidélité à l'entreprise des travailleurs à temps partiel, qui sont en majorité féminins. Si celle-ci ne peut être générale, elle devrait à tout le moins éviter les effets discriminatoires à l'égard des femmes.

12.  Vous avez écrit, dans votre arrêt Defrenne II, qu'il y avait

« 18) ... lieu d'établir une distinction, à l'intérieur du champ d'application global de l'article 119, entre, d'une part, les discriminations directes et ouvertes, susceptibles d'être constatées à l'aide des seuls critères d'identité de travail et d'égalité de rémunérations retenus par l'article cité, et, d'autre part, les discriminations indirectes et déguisées qui ne peuvent être identifiées qu'en fonction de dispositions d'application plus explicites, de caractère communautaire ou national
» (Rec. 1976, p. 474).

Il résulte de cette décision que l'article 119 n'a d'effet direct qu'à l'égard des « discriminations directes », ce qu'ont confirmé vos arrêts Macarthys (affaire 129/79, 27 mars 1980, Rec. p. 1275; voir notamment point 10, p. 1288) et Worringham et Humphreys, déjà cité (point 23, Rec. 1981, p. 791 et 792).

Mais que faut-il entendre par « discrimination directe »? Votre jurisprudence définit comme telle celle qui est décelable par le juge national à partir « des seuls critères d'identité de travail et d'égalité de rémunérations retenus par l'article 119» (Defrenne II, point 18, précité), «sans nécessiter de mesures d'application plus détaillées de la part de la Communauté ou des États membres » (Macarthys, point 10).

Dès lors que le juge peut qualifier la situation qui lui est soumise à l'aide de ces seuls critères, le principe de l'article 119 trouve à s'appliquer directement.

Il convient de rechercher maintenant si le juge de renvoi est en mesure, dans le cas d'espèce, d'apprécier les faits qui lui sont soumis à l'aide de ces seuls critères. Tel paraît être le cas, s'agissant d'une pratique salariale donnant lieu, pour un travail identique, exercé sous des modalités différentes — temps complet ou partiel —, à des rémunérations (lato sensu) différentes.

Qu'il nous soit permis ici d'appeler votre attention sur l'ambiguïté terminologique que révèle la première question posée par le juge a quo. Celui-ci vous demande, en effet, s'il peut connaître d'une « discrimination indirecte » alors que, comme nous venons de le rappeler, vous considérez que l'effet direct de l'article 119 ne s'étend pas à ce type de discrimination. Mais la discrimination indirecte, telle que décrite par le juge de renvoi, n'est-elle pas, en réalité, une discrimination directe
au sens de votre arrêt Defrenne II?

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas la nature de la discrimination qui doit conditionner la compétence du juge. Comme l'indiquait M. l'avocat général Jean-Pierre Warner, dans ses conclusions prononcées dans l'affaire Jenkins, le critère de compétence est celui de l'effet direct de l'article 119. Cet effet ne se produit pas, dit M. Warner, « lorsqu'une juridiction ne peut pas appliquer ses dispositions sur la base des simples critères qu'elles établissent elles-mêmes et lorsque, par conséquent, une
législation d'exécution, soit communautaire, soit nationale, est nécessaire pour établir les critères applicables en la matière» (Rec. 1981, p. 938).

Cette position, qui, dans un souci de clarté à l'égard du juge national, privilégie l'effet direct sur la nature de la discrimination, est fidèle à l'esprit de votre jurisprudence. La faisant nôtre, nous vous demandons de la retenir.

13.  Quoi qu'il en soit, le juge de renvoi aura à apprécier la mesure litigieuse prise par Bilka, compte tenu des particularités de la composition du personnel exerçant ses fonctions à temps partiel dans cette entreprise.

Il devra le faire selon les règles suivantes, dégagées par votre arrêt Jenkins:

— une inégalité salariale, indifféremment applicable aux travailleurs des deux sexes, n'est pas, en soi, contraire aux dispositions de l'article 119 (points 10 et 11); elle peut «notamment» être fondée sur « des raisons économiques objectivement justifiées » (point 12);

— cependant, si cette inégalité affecte davantage le personnel féminin, elle est contraire à l'article 119, sauf si elle est justifiée par « des facteurs excluant une discrimination fondée sur le sexe » (point 13);

— le juge national est seul compétent pour apprécier « dans chaque cas d'espèce... si, compte tenu des circonstances de fait, des antécédents et des motifs de l'employeur », l'inégalité salariale« constitue ou non, en réalité, une discrimination » selon le sexe (point 14; souligné par nous).

Le juge de renvoi vous demande d'aller plus loin. Il souhaite savoir, dans l'hypothèse où Bilka parviendrait à établir devant le juge du fond que son objectif réel était, par le truchement de son régime de pension, d'encourager la conclusion de contrats de travail à temps plein, s'il faut, de plus, rechercher si une telle décision est commandée par des raisons économiques. Telle est, au vu des motifs de l'ordonnance, la portée de l'expression « l'intérêt de l'entreprise » figurant dans la
question 2, sous a).

A notre avis, cette question appelle une réponse négative. A défaut d'une disposition expresse et en l'état actuel du droit communautaire, on ne saurait, par l'effet direct de l'article 119, exclure, en tant que justification au sens du point 13 de votre arrêt Jenkins, un motif qui ne serait pas de nature économique. Rien, en effet, ne paraît pouvoir interdire à un employeur d'appliquer une politique de personnel favorisant l'emploi à temps complet, dès lors que ce choix, respectueux des règles
de droit en vigueur, est exempt de toute intention discriminatoire.

Les contraintes socioculturelles pesant sur les femmes au travail, qui sous-tendent l'espèce Jenkins comme la présente affaire, ne doivent pas pouvoir être exploitées par l'employeur. Mais elles ne sauraient lui imposer d'obligation supplémentaire restreignant ses choix normaux en matière de politique de personnel.

14.  La question préjudicielle 2, sous b), n'appelle que peu de développements. Quels que soient le mérite et l'intérêt des initiatives prises à cet égard, on ne saurait cependant imposer à l'employeur de se substituer aux pouvoirs publics pour organiser un régime de pension compensant les difficutés spécifiques que rencontrent les employés chargés de famille. L'article 119 ne comporte d'obligations de faire qu'à la charge des États membres, et non des entreprises, auxquelles n'incombe, dans les
limites indiquées, qu'une obligation de ne pas discriminer.

15.  Compte tenu des observations qui précèdent, nous vous proposons de répondre ainsi qu'il suit aux questions posées par le Bundesarbeitsgericht:

1) un régime de pension complémentaire de retraite d'entreprise favorisant les travailleurs à temps complet est contraire aux dispositions de l'article 119 du traité CEE lorsque, bien qu'indistinctement applicable aux travailleurs des deux sexes, il vise en réalité à réduire les droits des femmes au travail, qui, compte tenu de leurs contraintes, constituent, de façon exclusive ou prépondérante, l'effectif des travailleurs à temps partiel;

2) les dispositions de l'article 119 s'appliquent directement à une telle situation pour autant que le juge national peut fonder sa décision à l'aide de critères d'identité du travail et d'égalité de rémunération, sans l'intervention de mesures communautaires ou nationales;

3) l'employeur peut justifier la mesure contestée en rapportant la preuve qu'elle est motivée par des raisons excluant une discrimination fondée sur le sexe;

4) en l'état actuel du droit communautaire, l'employeur ne peut être contraint de compenser, par l'organisation de régimes de retraite d'entreprise, les difficultés propres aux travailleurs exerçant à temps partiel leur activité en raison de leurs charges de famille.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 170/84
Date de la décision : 15/10/1985
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Bundesarbeitsgericht - Allemagne.

Égalité de traitement entre hommes et femmes - Travailleurs à temps partiel - Exclusion du régime de pensions d'entreprise.

Politique sociale


Parties
Demandeurs : Bilka - Kaufhaus GmbH
Défendeurs : Karin Weber von Hartz.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Bosco

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1985:410

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