La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

04/06/1985 | CJUE | N°232/84

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général VerLoren van Themaat présentées le 4 juin 1985., Commission des Communautés européennes contre Jean-Louis Tordeur et autres., 04/06/1985, 232/84


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. PIETER VERLOREN VAN THEMAAT

présentées le 4 juin 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

I. Les faits et le déroulement de la procédure

Pour une bonne compréhension de cette affaire, nous nous proposons de reprendre d'abord le résumé synthétique des faits et du déroulement de la procédure tel qu'il figure au rapport d'audience. Nous y ajouterons seulement quelques éléments qui apparaissent de la correspondance échangée par la Commission avec la SA Agence européenne

de contacts concernant les contrats conclus entre la Commission et cette entreprise de travail intérim...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. PIETER VERLOREN VAN THEMAAT

présentées le 4 juin 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

I. Les faits et le déroulement de la procédure

Pour une bonne compréhension de cette affaire, nous nous proposons de reprendre d'abord le résumé synthétique des faits et du déroulement de la procédure tel qu'il figure au rapport d'audience. Nous y ajouterons seulement quelques éléments qui apparaissent de la correspondance échangée par la Commission avec la SA Agence européenne de contacts concernant les contrats conclus entre la Commission et cette entreprise de travail intérimaire.

Entre le 1er décembre 1976 et le 31 mai 1978, Jean-Louis Tordeur a été mis à la disposition de la Commission des Communautés européennes en qualité de travailleur intérimaire par deux entreprises de travail intérimaire qui avaient répondu à des appels d'offres lancés par la Commission en vue de recruter du personnel de ce type.

M. Tordeur a assigné la Commission et les entreprises de travail intérimaire devant le tribunal du travail de Bruxelles, en invoquant l'application à son égard de la loi du 28 juin 1976, ponant réglementation provisoire du travail temporaire, du travail intérimaire et de la mise de travailleurs à la disposition d'utilisateurs (Moniteur belge du 7.8.1976, p. 9968). M. Tordeur a fondé sa demande sur les articles 10 et 32 de cette loi.

L'article 10 stipule ce qui suit:

« La rémunération de l'intérimaire ne peut être inférieure à celle à laquelle il aurait eu droit s'il était engagé dans les mêmes conditions comme travailleur permanent par l'utilisateur. »

M. Tordeur prétend que les tâches qu'il a effectivement accomplies à la Commission relevaient des attributions normales d'un administrateur de grade A 7, et non pas d'un commis, comme il avait été qualifié dans le contrat d'engagement. Sur le fondement de l'article 10 précité, il a demandé que la Commission et les entreprises de travail intérimaire soient condamnées à lui payer la différence entre la rémunération de commis, qu'il a perçue, et celle d'un administrateur de grade A 7.

L'article 32 de la loi du 28 juin 1976 est libellé comme suit:

« § 1. Est interdite l'activité exercée, en dehors des règles fixées aux chapitres I et II, par une personne physique ou morale qui consiste à mettre des travailleurs qu'elle a engagés à la disposition de tiers qui utilisent ces travailleurs et exercent sur ceux-ci une part quelconque de l'autorité appartenant normalement à l'employeur.

...

§ 3. Lorsqu'un utilisateur fait exécuter des travaux par des travailleurs mis à sa disposition en violation de la disposition du § 1, cet utilisateur et ces travailleurs sont considérés comme engagés dans les liens d'un contrat de travail à durée indéterminée dès le début de l'exécution des travaux.

§ 4. L'utilisateur et la personne qui met des travailleurs à la disposition de l'utilisateur en violation de la disposition du § 1 sont solidairement responsables du paiement des cotisations sociales, rémunérations, indemnités et avantages qui découlent du contrat prévu au § 3. »

En vertu de ces dispositions, M. Tordeur a demandé que a Commission et les entreprises de travail intérimaire soient condamnées à lui payer l'indemnité de préavis pour rupture du contrat à durée indéterminée prévue au paragraphe 3 de l'article 32 précité.

Par jugement interlocutoire du 30 mai 1983, le tribunal du travail de Bruxelles a déclaré que les relations ayant existé entre M. Tordeur, d'une part, et la Commission et les deux entreprises de travail intérimaire, d'autre part, étaient régies par la loi du 28 juin 1976.

La Commission a interjeté appel de ce jugement devant la cour du travail de Bruxelles, en soutenant en premier lieu que le litige qui l'opposait à M. Tordeur relevait de la compétence exclusive de la Cour de justice, en vertu des articles 178 et 215 du traité CEE, et en deuxième lieu que la loi du 28 juin 1976 ne pouvait pas lui être appliquée.

Par arrêt du 11 septembre 1984, la cour du travail de Bruxelles a décidé de surseoir à statuer sur certains points du litige et de saisir la Cour de justice des questions suivantes :

« a) La responsabilité éventuelle des Communautés à l'égard de l'intérimaire qui découlerait des dispositions nationales belges applicables aux contrats conclus entre la Commission et les entreprises de travail intérimaire relève-t-elle ou non de sa responsabilité non contractuelle visée à l'alinéa 2 de l'article 215 du traité de Rome ou d'une autre règle de droit communautaire rendant la Cour de justice exclusivement compétente pour la demande dirigée contre la Commission?

b) Dans le cas d'une réponse affirmative à cette première question, l'article 23 de la convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée le 27 septembre 1968 — à condition qu'il soit applicable en l'espèce, question soumise également à la Cour de justice —, ou toute autre règle de droit communautaire éventuellement applicable justifient^ils dans le cas d'espèce une exception à la compétence de la Cour de justice au profit du juge
national déjà saisi?

c) Dans le cas d'une réponse négative à la première question ou d'une réponse affirmative à la deuxième question, les articles 12 à 16 du protocole sur les privilèges et immunités des Communautés européennes, fait à Bruxelles le 8 avril 1965, ou toute autre règle de droit communautaire éventuellement applicable en l'espèce excluent-ils l'application à la Commission des dispositions nationales qui créent, en cas d'irrespect de certaines de ses règles et à titre de sanction civile, un contrat de
travail à durée indéterminée entre l'utilisateur et le travailleur intérimaire? »

La Cour, sur rapport du juge rapporteur, l'avocat général entendu, a décidé d'ouvrir la procédure orale sans instruction préalable. Elle a cependant invité la Commission à lui soumettre, avant l'audience, le texte du contrat global de prestations de services de travail intérimaire conclu avec la SA Agence européenne de contacts. Les documents que la Commission a produits ensuite de cette demande indiquent seulement avec certitude, pour ce qui a de l'importance ici, qu'en dehors des conditions fixées
contractuellement, l'entreprise de travail intérimaire devait respecter en ce qui concerne la législation belge (conformément à l'arrêté royal du 28 novembre 1969) les prescriptions belges relatives à la sécurité sociale. Les parties s'opposent sur la question de savoir si toute la législation sociale belge devait être jugée applicable. La clause de l'appel d'offres de la Commission, qui est décisive à cet égard, à savoir le point 6, se lit comme suit:

« Conformément aux dispositions de l'arrêté royal du 28 novembre 1969 — exécution de la loi de 1969, révisant l'arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs (Moniteur belge au 5.12.1969) —, les personnels intérimaires mis à disposition doivent être bénéficiaires de l'ensemble des dispositions de la législation sociale belge. »

La teneur du « contrat » conclu avec la SA Agence européenne de contacts, et qui a été prorogé régulièrement par la suite, peut seulement être déduite, comme nous l'avons déjà dit il y a un instant, de la correspondance qui a été déposée. Un véritable contrat global n'a apparemment pas été conclu avec cette entreprise de travail intérimaire.

En revanche, le contrat global que la Commission a conclu avec la SA Randstad le 11 mars 1977 déclare expressément que cette entreprise met du personnel temporaire à la disposition de la Commission en conformité avec la loi du 28 juin 1976.

II. Réponse aux questions

II 1. Remarques générales préliminaires

Avant de passer à l'examen des questions posées, il nous paraît utile de faire observer que cette Cour ne peut naturellement se prononcer ni sur l'interprétation des contrats que la Commission a passés successivement avec deux entreprises de travail intérimaire, ni sur l'interprétation de la législation nationale belge. Une prise de connaissance de ces textes nous semble dès lors avoir de l'importance uniquement en tant qu'ils permettent de mieux comprendre quel est en fait l'objet du litige au fond
devant le juge de renvoi. Les longs développements que les deux parties à la procédure au principal ont consacrés par écrit et oralement à l'interprétation des contrats et de la loi belge litigieuse du 28 juin 1976 peuvent par contre être négligés dans l'appréciation de la Cour.

Le représentant de M. Tordeur a confirmé lors de l'audience, en réponse à une question du juge rapporteur, que son argumentation centrale consistait à dire qu'en vertu des dispositions (citées par nous tout à l'heure) de l'article 32, paragraphe 3, de la loi en cause (laquelle était indubitablement applicable, selon lui, durant la période concernée), une relation de travail entre un travailleur et une institution communautaire pouvait naître, non pas sur la base du statut des fonctionnaires (ou du
régime applicable aux autres agents des Communautés européennes), mais sur la base de la loi belge.

Le litige concret concerne en effet la demande susmentionnée de M. Tordeur tendant à obtenir la condamnation de la Commission et des entreprises de travail intérimaire à lui payer une indemnité de préavis pour rupture d'un contrat de travail à durée indéterminée ayant pris naissance, d'après lui, en vertu dudit article 32, paragraphe 3, de la loi belge en raison d'un comportement de la Commission contraire à l'article 32, paragraphe 1, de la même loi.

Le point de savoir si la responsabilité éventuelle de la Commission en vertu de la disposition légale précitée est une responsabilité contractuelle ou une responsabilité légale est également, à notre avis, une question à laquelle seul le juge national peut répondre. Pour la Cour, cette question non plus ne nous semble pas importante. Il n'est pas contesté que les contrats conclus en l'espèce par la Commission sont exclusivement régis en principe par le droit national. Si la Commission agit, lors de
la conclusion ou lors de l'exécution de pareils contrats, en contravention avec la législation belge, son éventuelle responsabilité non contractuelle sur la base de cette législation nationale n'est pas régie alors, selon nous, par l'article 215, alinéa 2, du traité CEE. Une extension légale d'une responsabilité contractuelle comme celle dont il s'agit ici est régie exclusivement à notre avis, par analogie avec l'alinéa 1 de l'article 215, par la loi qui est applicable au contrat en cause. Nous
arriverions à la même conclusion, par exemple, pour des contrats de location conclus par la Commission, qui seraient contraires à des prescriptions légales nationales en la matière. Selon nous, l'article 215, l'alinéa 2, du traité CEE serait seulement applicable en l'espèce si la Commission agissait également, à l'occasion de la conclusion de pareils contrats, en violation du statut des fonctionnaires ou du régime précité applicable aux autres agents des Communautés européennes. La première question
du juge belge ne se rapporte toutefois pas à cet aspect.

Le véritable problème qui pourrait éventuellement se poser en l'occurrence nous semble être plutôt celui de savoir si l'application de la loi belge pourrait aboutir à un résultat qui est en contradiction avec ledit régime applicable aux autres agents des Communautés européennes. A notre avis, l'application de la loi nationale ne pourra jamais, sur la base de ce régime, conduire à un « engagement d'office », qui serait contraire au régime en question (ou au statut des fonctionnaires). Cette limite à
l'applicabilité du droit national a toutefois été évoquée seulement par le juge de renvoi dans sa troisième question et peut donc plus judicieusement recevoir une question dans ce cadre.

II.2. Réponse à la première question

Sur la base de nos remarques générales préliminaires, nous pensons que la première question du juge de renvoi appelle la réponse suivante:

« La responsabilité éventuelle des Communautés à l'égard de l'intérimaire, qui découlerait des dispositions nationales belges applicables aux contrats conclus entre la Commission et les entreprises de travail intérimaire, ne relève pas de sa responsabilité non contractuelle visée à l'alinéa 2 de l'article 215 du traité CEE ou d'une autre règle de droit communautaire rendant la Cour de justice exclusivement compétente pour connaître de la demande dirigée contre la Commission. »

II.3. Réponse à la deuxième question

Compte tenu de cette réponse que nous proposons de donner à la première question, il n'y a pas lieu de répondre à la deuxième question du juge de renvoi.

II.4. Réponse à la troisième question

En ce qui concerne la troisième question, nous partageons l'opinion des deux parties à la procédure au principal, selon laquelle les articles 12 à 16 du protocole sur les privilèges et immunités des Communautés européennes ne sont pas applicables en l'espèce, dès lors qu'ils se rapportent uniquement aux privilèges et immunités des fonctionnaires et autres agents des Communautés.

En revanche, nous pensons, ensemble avec la Commission, que le « régime applicable aux autres agents des Communautés européennes » s'oppose à l'application de dispositions nationales qui conduisent à la naissance d'un contrat de travail à durée indéterminée entre une institution communautaire et les travailleurs intérimaires. Un pareil contrat de travail à durée indéterminée peut seulement voir le jour en conformité avec les prescriptions du régime précité. En l'occurrence, seules les dispositions
relatives aux agents auxiliaires (articles 51 à 78 du régime) nous paraissent avoir de l'importance sous cet angle. L'engagement de pareils agents est réglé de manière exhaustive, à notre avis, dans les articles 55 et 56. Dans le cas d'actes qui contreviennent aux dispositions nationales concernées, le juge national pourra donc seulement condamner l'institution communautaire en question à une indemnité appropriée.

C'est pourquoi nous vous proposons de répondre comme suit à la troisième question du juge de renvoi:

« Le régime applicable aux autres agents des Communautés européennes s'oppose à l'application de dispositions nationales qui aboutissent à la naissance d un contrat de travail à durée indéterminée entre une institution communautaire et le travailleur intérimaire. »

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( *1 ) Traduit du néerlandais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 232/84
Date de la décision : 04/06/1985
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour du travail de Bruxelles - Belgique.

Travailleurs intérimaires au service de la Commission - Compétence de la Cour.

Responsabilité non contractuelle

Statut des fonctionnaires et régime des autres agents


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : Jean-Louis Tordeur et autres.

Composition du Tribunal
Avocat général : VerLoren van Themaat
Rapporteur ?: Bosco

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1985:234

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award