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14/05/1985 | CJUE | N°34/84

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Sir Gordon Slynn présentées le 14 mai 1985., Procureur de la République contre Michel Leclerc., 14/05/1985, 34/84


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

SIR GORDON SLYNN

présentées le 14 mai 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Dans la présente affaire, concernant une procédure pénale engagée contre M. Michel Leclerc pour diverses infractions consistant notamment dans la vente de carburants, dans une station-service à Asnières, à des prix inférieurs aux prix minimaux fixés par la législation française, le tribunal de grande instance de Nanterre a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, la question de savoir
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CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

SIR GORDON SLYNN

présentées le 14 mai 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Dans la présente affaire, concernant une procédure pénale engagée contre M. Michel Leclerc pour diverses infractions consistant notamment dans la vente de carburants, dans une station-service à Asnières, à des prix inférieurs aux prix minimaux fixés par la législation française, le tribunal de grande instance de Nanterre a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, la question de savoir

« 1) si les articles 3, sous f), et 5, alinéa 2, du traité CEE qui prévoient, le premier, ‘l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché commun’, le second, que les ‘(États membres) s'abstiennent de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du traité’, doivent être interprétés en ce sens qu'ils rendent inapplicable la réglementation d'un État membre imposant par voie législative ou réglementaire des prix minimaux ou, plus
précisément, des rabais maximaux;

2) en cas de réponse positive à cette première question, si l'on doit considérer qu'une telle réglementation nationale peut, pour ce qui concerne les produits pétroliers, bénéficier des dispositions de l'article 36 dudit traité comme répondant à un impératif d'ordre public ».

Bien que la première question ne mentionne pas l'article 85 du traité, il est clair que cette question doit être comprise comme impliquant une référence à cet article. On ne considérera pas qu'elle concerne l'article 30 puisque cet article s'applique directement aux mesures prises par les États membres, de sorte que la référence aux articles 3, sous f), et 5 est superfétatoire. Bien que la deuxième question ne se réfère pas à l'article 30, il convient de l'interpréter en ce sens qu'elle implique une
référence à cet article puisque l'article 36 n'est manifestement pas pertinent, sauf si les mesures en question relevaient, sans cet article, de l'article 30, lequel interdit lui-même les mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'exportation.

Les questions soulevées dans la présente affaire sont donc, en substance, les mêmes que celles posées dans l'affaire 231/83, Cullet/Centre Leclerc (Rec. 1985, p. 315) dans laquelle la Cour a déclaré: a) que les articles 3, sous f), 5, 85 et 86 ne s'opposent pas à une réglementation nationale prévoyant la fixation par les autorités nationales d'un prix minimal pour la vente au détail des carburants; et b) que l'article 30 s'oppose à une telle réglementation lorsque le prix minimal est déterminé à
partir des seuls prix de reprise des raffineries nationales et que ces prix de reprise sont liés au prix plafond calculé sur la base des seuls prix de revient des raffineries nationales dans l'hypothèse où les cours européens de carburants s'écartent de plus de 8 % de ces derniers.

Cette affaire avait toutefois pour objet l'ordonnance no 45-1483 du 30 juin 1945 et les arrêtés nos 82-10/A, 82-11/A, 82-12/A et 82-13/A du 29 avril 1982. La présente affaire concerne la même ordonnance mais d'autres arrêtés, à savoir l'article 3 de l'arrêté no 78-101/P du 5 octobre 1978 et l'article 1er de l'arrêté no 78-123/P du 29 décembre 1978, puisque les faits en question ont eu lieu en 1980. Une des principales questions dans cette affaire est donc celle de savoir si le raisonnement suivi
dans l'affaire Cullet est applicable à la législation antérieure.

L'effet des arrêtés de 1982 est utilement résumé dans la demande de décision préjudicielle présentée dans l'affaire 149/84, Binet, dans laquelle la juridiction nationale a déclaré qu'aux termes de ces dispositions « est fixé un prix limite de vente, ou prix plafond, déterminé à partir, notamment, d'un prix de reprise correspondant à la valeur du produit hors taxes à la sortie de la raffinerie et aux cours constatés dans les neuf États membres de la Communauté; que ce prix de reprise plafond est
calculé sur la base des cours européens si ceux-ci correspondent, avec une marge de 8 %, au prix de revient des raffineries françaises; que, dans le cas contraire, les cours européens n'intervenant plus que comme, éléments de-calcul, -le coût de production des raffineries françaises devient déterminant; qu'il s'ensuit que toute baisse au niveau des prix d'approvisionnement sur les marchés des autres pays membres de la CEE ne paraît pouvoir être répercutée au niveau des prix de vente au détail que
dans la limite autorisée par le prix minimal autorisé au détail, obtenu en diminuant le prix limite de vente d'un rabais de 9 et 10 centimes par litre d'essence ou de supercarburant ».

Dans la présente affaire, la législation de base concernant l'importation de produits pétroliers en France (qui inclut les achats aux raffineries française) découle, comme dans l'affaire précédente, de la loi du 30 mars 1928 (JORF du 31.3.1928, p. 3675) dans la version modifiée par l'arrêté no 79-1137 du 28 décembre 1979 (JORF du 29.12.1979, p. 3291). Il prévoit que seuls les titulaires d'une autorisation spéciale (dénommée « A3 ») peuvent importer en France des produits pétroliers. Ces importateurs
sont tenus de s'approvisionner à 80 %, moyennant des contrats à moyen terme, auprès des raffineries en France ou dans d'autres États membres de la Communauté. Les 20 % restants peuvent être achetés sur le marché « spot ». Ces dispositions, telles qu'elles ont été modifiées en 1979 suite à l'intervention de la Commission, ne sont pas contestées.

Le prix limite de vente au détail des carburants a toutefois été fixé par les autorités publiques à la lumière d'éléments indiqués à l'article 1er de l'arrêté no 78-123/P. Ce prix était déterminé en. tenant compte du prix autorisé pour la reprise en raffinerie, majoré des frais, des taxes et redevances, et des marges commerciales. L'arrêté n'indique pas de manière précise comment le prix autorisé pour la reprise en raffinerie a été déterminé, bien que la Commission ait exposé dans ses observations
les éléments qui , à son avis, entrent dans le calcul du prix de revient et des recettes des raffineries. Le prix limite de vente au détail, déterminé périodiquement, est variable selon la zone géographique.

Sur ce point, les deux modes de calcul du prix maximal de vente au détail (dénommé « prix limite de vente en vrac au consommateur ») sont différents. D'autre part, bien qu'aucun mode de calcul obligatoire du prix limite de vente au détail ne soit indiqué, il paraît évident que ce prix est fondé exclusivement sur les prix pratiqués par les raffineries françaises. Le prix minimal, tant à l'époque de la présente affaire qu'à celle de l'affaire Cullet, était déterminé en établissant le rabais maximal
applicable, à savoir 9 centimes au litre pour l'essence et 10 centimes pour le supercarburant. A l'époque entrant en ligne de compte, ce rabais était déterminé par l'article 3 de l'arrêté no 78-101/P.

Il est clair qu'un distributeur indépendant français avait la possibilité de couvrir 80 % de ses besoins en produits pétroliers auprès d'autres sources communautaires et y serait incité si, comme ce fut le cas à partir d'octobre 1980, les prix offerts ailleurs étaient inférieurs. En théorie, il en aurait tiré avantage par une augmentation de sa marge bénéficiaire potentielle, mais cet avantage ne pouvait pas être repercuté sur le consommateur au stade de la vente au détail, puisque ce carburant,
acheté ailleurs, ne pouvait pas être vendu à un prix inférieur de plus de 9 ou 10 centimes au prix maximal fixé pour la vente au détail de produits pétroliers raffinés en France. En fin de compte, le distributeur ne pouvait tirer aucun avantage concurrentiel des prix plus bas dont il bénéficiait en s'approvisionnant ailleurs qu'en France.

La Commission considère, il nous semble à juste titre, que cet élément tendait également à protéger les raffineries françaises même à l'égard des ventes aux distributeurs indépendants puisque ces derniers ne pouvaient pas exercer une concurrence sur les prix au niveau des ventes au détail.

Sur cette base, à propos de la première question qui concerne les articles 3, sous f), 5, 85 et 86 du traité, nous estimons qu'il n'y a pas lieu de distinguer cette affaire de l'affaire Cullet. La réponse doit être la même, à savoir que ces articles ne s'opposent pas à une réglementation nationale prévoyant la fixation par les autorités nationales d'un prix minimal pour la vente au détail des carburants.

Quant à la deuxième question, il est clair, sur la base de l'arrêt de la Cour dans l'affaire 82/77, Van Tiggele, Rec. 1978, p. 25, qu'une réglementation qui fixe un prix minimal peut constituer une mesure d'effet équivalent dans la mesure où elle empêcherait qu'un avantage au niveau des prix des produits importés soit répercuté sur le consommateur, même si cette réglementation est indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés.

A notre avis, l'idée fondamentale sur laquelle repose la décision de la Cour dans l'affaire Cullet est qu'une mesure nationale fixant pour un produit un prix minimal de vente au détail constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, incompatible avec l'article 30 du traité CEE, lorsqu'elle lie les prix minimaux de vente au détail aux prix pratiqués par les producteurs nationaux de manière à neutraliser l'avantage concurrentiel dont auraient sinon bénéficié les
importations moins chères du produit provenant d'un autre État membre, en excluant la possibilité de répercuter sur le prix de vente au détail leur prix de revient plus bas (voir points 26 à 29 de l'arrêt précité). Bien que le dispositif de l'arrêt dans l'affaire Cullet soit formulé en fonction des modalités précises établies par la législation française en 1982 pour déterminer les prix minimaux des carburants, le raisonnement exposé ci-dessus est d'application générale. Il s'ensuit qu'une
juridiction nationale peut considérer que des mesures nationales de fixation des prix sont incompatibles avec l'article 30 du traité CEE, indépendamment de la méthode exacte utilisée pour fixer les prix minimaux, dès lors qu'il est établi que leur effet consiste ou peut consister à lier les prix de vente au détail aux prix des producteurs nationaux de manière à neutraliser l'avantage concurrentiel dont auraient sinon bénéficié les importations moins chères du produit en provenance d'un autre État
membre.

En ce qui concerne l'applicabilité de l'article 36 du traité, on notera que, dans les points 32 et 33 des motifs de son arrêt dans l'affaire Cullet, la Cour a considéré qu'il suffisait de constater que le gouvernement français n'avait pas démontré qu'il ne pourrait pas faire face, grâce aux moyens dont il dispose, aux conséquences qu'une modification de la réglementation en cause conformément aux principes développés dans l'arrêt aurait sur l'ordre public et sur la sécurité publique. A notre avis,
il n'a pas non plus été démontré en l'espèce que le gouvernement français ne pourrait pas faire face aux conséquences en question.

La Cour ne paraît pas non plus avoir affirmé quoi que ce soit dans l'affaire 72/83, Campus Oil Ltd/Ministre pour l'Industrie et l'Énergie (Rec. 1984, p. 2727), qui justifie la conclusion selon laquelle le maintien des raffineries françaises ou la garantie d'un système de distribution approprié corrobore l'idée que ces réglementations en matière de prix étaient justifiées par des considérations d'ordre public ou de sécurité publique.

Par conséquent, nous considérons que les questions posées appellent les réponses suivantes:

1) Les articles 3, sous f), et 5 du traité CEE ne rendent pas inapplicable la réglementation d'un État membre prévoyant la fixation par les autorités nationales de prix minimaux (ou de rabais maximaux) pour la vente au détail des carburants.

2) L'article 30 du traité CEE s'oppose à une telle réglementation lorsque le prix minimal est déterminé sur la base des seuls prix et frais des producteurs nationaux et que l'avantage de prix dont auraient sinon bénéficié les produits importés moins chers est neutralisé au niveau de la vente au détail.

3) Il n'a pas été démontré que l'une quelconque des dispositions de l'article 36 du traité CEE. était applicable de manière à délier une telle réglementation de l'interdiction énoncée à l'article 30 du traité.

Il appartient à la juridiction nationale de statuer sur les frais des parties au principal. Il n'y a pas lieu de statuer sur les frais de la Commission et de la République française.

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( *1 ) Traduit de l'anglais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 34/84
Date de la décision : 14/05/1985
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal de grande instance de Nanterre - France.

Réglementation nationale des prix de carburants.

Concurrence

Libre circulation des marchandises

Restrictions quantitatives

Mesures d'effet équivalent


Parties
Demandeurs : Procureur de la République
Défendeurs : Michel Leclerc.

Composition du Tribunal
Avocat général : Sir Gordon Slynn
Rapporteur ?: Koopmans

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1985:189

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