La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

02/10/1984 | CJUE | N°123/83

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Sir Gordon Slynn présentées le 2 octobre 1984., Bureau national interprofessionnel du cognac contre Guy Clair., 02/10/1984, 123/83


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

SIR GORDON SLYNN

présentées le 2 octobre 1984 ( *1 )

Monsieur le Président

Messieurs les Juges,

La loi no 75/600 de la République française (JOKF du 11 juillet 1975) prévoit la possibilité de reconnaître certaines organisations interprofessionnelles: représentant la production agricole d'un produit particulier. Aux termes de son article 5, les organisations interprofessionnelles créées par voie législative ou réglementaire existant à la date de la promulgation, de la présente loi, peuvent, sur l

eur demande, bénéficier des dispositions de ses articles 2, 3 et 4. En application de l'article...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

SIR GORDON SLYNN

présentées le 2 octobre 1984 ( *1 )

Monsieur le Président

Messieurs les Juges,

La loi no 75/600 de la République française (JOKF du 11 juillet 1975) prévoit la possibilité de reconnaître certaines organisations interprofessionnelles: représentant la production agricole d'un produit particulier. Aux termes de son article 5, les organisations interprofessionnelles créées par voie législative ou réglementaire existant à la date de la promulgation, de la présente loi, peuvent, sur leur demande, bénéficier des dispositions de ses articles 2, 3 et 4. En application de l'article 2,
les accords conclus dans le cadre d'organisations interprofessionnelles peuvent être « étendus », en tout ou partie, pour une durée déterminée par l'autorité administrative compétente lorsqu'ils tendent, entre autres, à faciliter la. mise en œuvre des règles de prix. Ces accords doivent être adoptés par décision unanime ou à la suite de la procédure prévue par la loi. Cette « extension » a pour effet de rendre les mesures envisagées dans l'accord obligatoires dans la zone de production en question
pour tous les membres des professions constituant cette organisation. Conformément à l'article 4, tout contrat de fourniture de produits, passé entre personnes ressortissant à un accord étendu et qui n'est pas conforme aux dispositions de cet accord est nul de plein droit. L'une des conditions de l'extension est que l'accord en question soit compatible avec les règles de la CEE (article 2).

Le Bureau national interprofessionnel du cognac (ci-après « BNIC ») est une personne morale créée par arrêté ministériel et financée par des taxes parafiscales prélevées sur les membres de la profession. Il a pour mission, entre autres, d'étudier et de préparer tous règlements concernant l'acquisition, la répartition, la distillation, le commerce, le stockage et la vente des vins et eaux-de-vie produits dans la région française de Cognac.

Il résulte d'une lettre datée du 14 avril 1977 adressée au directeur du BNIC pār un fonctionnaire du ministère français de l'Agriculture que le BNIC avait rencontré des difficultés pour faire appliquer lés prix qu'il avait fixés. En conséquence, le BNIC avait demandé à pouvoir bénéficier des dispositions de la lói no 75/600 aux fins de pouvoir « étendre » ses accords conformément à cette loi. Cette « extension » ā ultérieurement été accordée aux accords conclus par le BNIC,

A l'époque litigieuse, l'organisation interne du BNIC était régie par un règlement adopté le 19 juin 1978 et approuvé par arrêté du ministre de l'Agriculture du 2 août 1978 (JÖRF 16-17 août 1978). Aux termes de ce règlement intérieur, les membres du BNIC sönt divisés en deux « familles » représentant lés deux composantes de l'industrie du cognac que nous appellerons lés « négociants »et lēs « producteurs », et urî troisième groupe composé de représentants de différentes activités annexes. Les
membres sont nommés par le ministrē dé l'Agriculture à partir de listes de candidats établies par les organisations professionnelles intéressées. Chaque famille désigné un représentant officiel et peut tenir ses propres assemblées. Le directeur dû BNÍC participe aux assemblées et peut intenter une action en justice pour le Compte du BNÍC contre les infractions aux accords interproféssiórinels « étendus » par arrêté ministériel. Il est également prévu que le ministre nomme un « commissaire du
gouvernement » dont la fonction est d'être présent à toutes les assemblées du BNIC, de donner éventuellement son assentiment aux décisions du BNIC ou de les soumettre au ministre pour approbation. Le jugement de renvoi décrit « le commissaire du gouvernement » comme étant l'agent exécutif du BNIC.

Le premier stade de la procédure à suivre pour conclure de tels accords interprofessionnels au sein du BNIC consiste en une décision convoquant une assemblée pléniëre extraordinaire du BNIC aux fins de rédiger un accord interprofessionnel. Cette décision est prise lors d'une assemblée pléniëre ordinaire après consultation des assemblées des deux familles et des représentants dės activités annexes. Le projet d'accord ėst, sėmble-t-il, préparé pār une commission permanente comprenant huit membres du
BNIC. Il est soumis pour approbation aux assemblées de chaque famille. L'assemblée pléniëre extraordinaire entend ensuite le rapport du représentant officiel de chaque famille. Après délibération et consultation éventuelle des assemblées dės families, la décision prisé par chaque famille sur le projet d'accord est communiquée à l'assemblée plénière. Si l'accord s'est fait entre les familles sur ce projet, l'assemblée plénière extraordinaire demande âü ministre d'« étendre » l'accord en question. Eri
cas dé désaccord entre les families, l'affaire peut être portée devant un arbitre.

La présente affaire concerne un accord interprofessionnel relatif à la campagne 1980-1981, lequel a été conclu par les familles à l'assemblée plénière du BNIC qui s'est tenue le 7 novembre 1980. Il a été signé pár des représentants des deux familles et par lé directeur du BNIC, a fait l'objet d'une demande d'extension et a été rendu obligatoire pär arrêté ministériel dû 27 novembre 1980QÖRF du 3 décembre 1980),

D'après ses termes, l'accord en question s'applique à la France métropolitaine et aux professionnels qui produisent ou commercialisent des vins blancs distillables ou des eaux-de-vie ayant droit à l'appellation cognac (article premier) et a été adopté par décision unanime des familles qui ont demandé l'extension de la totalité de cet accord. Cet accord fixe notamment un prix minimal des vins de distillation, le prix des eaux-de-vie distillées en 1980 et antérieurement, ainsi qu'un prix minimal pour
le cognac (voir articles 2, 3, 4, 5 et 8).

En dépit de sa date antérieure, cet accord semble constituer l'accord interprofessionnel dont une décision, prise le 13 novembre 1980 par le commissaire du gouvernement attaché au BNIC, envisageait la conclusion. Cette décision traite des quotas de production et du montant des achats des négociants ainsi que du niveau des stocks. Aux termes de l'article 17, un prix minimal pour les vins destinés à la production de cognac devait être fixé- par un accord interprofessionnel.

M. Clair exerce une activité de négociant en cognac, pour laquelle il est dûment immatriculé au registre du commerce. Entre le 10 décembre 1980 et le 30 juin 1981, il a acheté un peu plus de 146 hectolitres d'eau-de-vie à divers viticulteurs à un prix inférieur à celui fixé par l'accord interprofessionnel. Le BNIC a intenté contre lui une action en justice tendant à l'annulation des contrats d'achat et au versement de dommages et intérêts. Lorsque le tribunal de grande instance de Saintes a eu à
connaître de la demande d'annulation, M. Clair a fait valoir que l'accord interprofessionnel en question était contraire à l'article 85 du traité CEE. Le tribunal de grande instance a saisi la Cour de trois questions préjudicielles. Pour plus de commodité, nous examinerons les deux premières ensemble:

« 1) La réunion, au sein du Bureau national interprofessionnel du cognac, de la famille de la viticulture et de la famille du négoce doit-elle être considérée comme une association d'entreprises, l'accord passé entre elles ayant été signé également par le président du BNIC?

2) La fixation entre la famille des viticulteurs et la famille du négoce d'un prix minimal d'achat des eaux-de-vie doit-elle être considérée comme une pratique concertée? »

Ces questions tendent toutes deux à savoir si, en l'espèce, la fixation de prix par le biais de l'accord interprofessionnel en question constitue une pratique restrictive interdite par l'article 85, paragraphe 1.

Il est clair que l'eau-de-vie distillée à partir du vin doit être considérée comme un produit industriel, de sorte que la réglementation relative aux produits agricoles ne s'applique pas. En outre, l'ordonnance de renvoi ne fait état d'aucune procédure engagée conformément au règlement no 17 du 6 février 1962 (JO 1962, p. 204) en vue d'exempter l'accord interprofessionnel visé à l'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

L'article 85 interdit « tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun ». Il a longuement été débattu du point de savoir si les accords conclus par le BNIC ou en son sein peuvent rentrer dans l'une de ces catégories. Telle est la raison pour laquelle un examen de la structure du BNIC s'avère nécessaire.

En premier lieu, le BNIC n'est pas, affirme-t-on, une entreprise, car il s'agit d'un organisme administratif n'ayant aucune activité de production, de distribution ni de commercialisation des marchandises. Le fait que l'accord soit signé par le directeur montre qu'il s'agit réellement d'un acte d'un organisme de droit public. L'accord en question n'est en tout état de cause qu'un simple document établi à titre consultatif par une organisation créée à cette fin, laquelle est soumise au contrôle de
l'autorité gouvernementale centrale, celle-ci étant seule habilitée à prendre une décision. Le BNIC n'est pas une association d'entreprises parce qu'il n'existe aucun lien contractuel entre ses membres, ce qui est une condition essentielle à l'existence d'une association. Le BNIC ne constitue pas « une entreprise » car ses membres sont choisis au sein d'associations professionnelles intéressées qui ne sont pas elles-mêmes membres du BNIC. Il s'ensuit que la fixation des prix par les deux familles ne
peut pas être considérée comme une pratique concertée.

Pour le compte de M. Clair, il a été soutenu que la réunion des deux familles en question est une association d'entreprises ou en tout état de cause une association d'associations d'entreprises, raccourci utile qui reflète la nature essentielle du BNIC. Le fait que le BNIC soit un organisme public et n'ait pas d'activité commerciale est sans importance. La fixation et l'application de prix au moyen de l'accord interprofessionnel visé constitue une pratique concertée.

La Commission considère que les membres du BNIC sont des représentants des associations professionnelles qui soumettent la candidature de leurs membres. Cela fait du BNIC une association d'entreprises et il agit en tant que tel lorsqu'il aboutit à un accord sur la fixation des prix. Dès lors que des entreprises prennent des mesures affectant le jeu. de la concurrence, celles-ci constituent une décision d'une association d'entreprises, quelle que soit en droit national la nature de l'organisation
dont les entreprises sont membres. Même si la fixation des prix ne résulte pas d'une décision d'une association d'entreprises, les membres des deux familles parviennent à un accord de volonté sur le prix à fixer et cela constitue un accord au sens de l'article 85, paragraphe 1.

Aucune partie n'a allégué que le BNIC devrait être considéré comme une entreprise au sens de l'article 90 du traité.

Le BNIC est-il une entreprise?

Pour l'application de l'article 85, une « entreprise » doit être comprise comme désignant une unité économique quelle que soit sa forme juridique (voir affaire 170/83, Hydrotherm Gerätebau GmbH/Compact, 12 juillet 1984, point 11, Recueil 1984, p. 2999) et quelle que soit l'activité économique qu'elle exerce. [Un organisme qui exploite des droits d'auteur et des droits voisins de ceux-ci est, par exemple, une « entreprise » même s'il n'est nullement impliqué dans la production ou le négoce de
marchandises (voir affaire 127/73, BRT/SABAM et Fonior, Recueil 1974, p. 313)]. En revanche, un organisme créé par arrêté ministériel et dont la seule mission est d'étudier et de préparer des règlements régissant l'exercice d'une activité économique par d'autres n'exerce pas lui-même une activité économique et ne doit pas être considéré comme « une entreprise » pour l'application des règles de concurrence. Eu égard aux faits de la cause, nous n'avons pas le sentiment que BNIC soit « une entreprise
».

Le BNIC est-il une association et, dans l'affirmative, est-il une association d'entreprises?

Hormis les deux « personnalités » qui représentent les deux branches de l'industrie, les membres du BNIC sont désignés à partir de listes établies par les associations professionnelles intéressées. Le fait que ces associations professionnelles proposent des noms sans y être tenues par la loi et que les personnes nommées acceptent leur fonction indique, à notre avis, que lorsqu'elles se rencontrent au sein du BNIC, ces personnes doivent être considérées comme une association aux fins de l'application
des règles de concurrence. Le fait qu'elles se rencontrent dans le cadre d'un arrêté comme celui du 18 février 1975 (JORF du 26 février 1975) et conformément aux dispositions en vigueur à cette époque n'en fait pas moins une association. Il y a clairement un ensemble de personnes réunies dans un but commun.

Pour que le BNIC soit ou renferme une association d'entreprises, selon nous, deux conditions auraient dû être remplies: 1) les personnes nommées par le ministre devraient être ou représenter une entreprise; 2) elles devraient être nommées et agir en leur qualité d'entreprise ou de représentantes d'entreprises.

En l'espèce, les membres des deux familles ne sont pas, semble-t-il, désignés par le ministre en leur qualité d'entreprises même si elles peuvent, en fait, être des entreprises selon leur statut propre. Par ailleurs, les deux « personnalités » sont nommées en tant que représentantes des deux branches de l'industrie; les autres membres sont nommés en tant que représentants des associations professionnelles qui ont soumis leur candidature. L'arrêté les qualifie de « délégués » et déclare qu'aucune
personne exerçant la profession de négociant, de courtier, de bouilleur ou une profession connexe ne peut « représenter » les producteurs et réciproquement. Le règlement intérieur du BNIC prévoit que la perte de la qualité professionnelle ou syndicale qui a motivé la nomination d'un membre entraîne de plein droit, la fin de son mandat.

L'avocat du BNIC a contesté cette analyse de la qualité des membres du BNIC. D'après lui, les membres ne sont pas mandatés par les associations professionnelles mais sont nommés par le ministre. A notre avis, cet argument n'est pas décisif. Un membre peut toujours représenter une association professionnelle même si son droit de participation résulte d'une décision du ministre. En second lieu, les membres sont, affirme-t-on, nommés personnellement en leur propre qualité et non en tant que
représentants. D'un autre côté, l'avocat du BNIC admet que les membres « représentent » en fait les différentes branches de l'industrie du cognac. Cela revient à dire, si nous comprenons bien, que même s'ils sont nommés pour représenter les intérêts commerciaux des différentes branches de l'industrie du cognac, les membres du BNIC ne sont pas formellement nommés en qualité de représentants de telle ou telle entreprise ou association professionnelle particulière.

Il appartient bien entendu en définitive aux tribunaux français de déterminer en quelle qualité les membres du BNIC agissent. Quoi qu'il en soit, nous pensons néanmoins qu'il s'agit en l'espèce d'une association d'entreprises au sens de l'article 85.

Si les associations professionnelles qui soumettent des listes de candidats sont des entreprises en leur qualité propre, les deux familles peuvent, à notre avis, être considérées comme des associations d'entreprises. Au BNIC, les décisions sont par conséquent prises par des associations d'entreprises. Si les associations professionnelles ne sont pas des « entreprises », elles semblent du moins être des associations d'entreprises. Chacune des deux familles et le BNIC lui-même peuvent, comme le
soutient le défenseur de M. Clair, être considérés comme des associations d'associations d'entreprises. Ils n'en relèvent pas moins des règles de concurrence. L'article 85, paragraphe 1, ne doit pas être interprété de manière restrictive comme se référant uniquement aux « associations d'entreprises ». Il inclut les « associations d'associations d'entreprises ». Dans le cas contraire, il serait aisé aux entreprises de se soustraire à l'application des règles de concurrence. U est plus exact de dire
que même si une association d'associations d'entreprises peut revêtir une forme différente d'une association d'entreprises, il n'existe entre elles aucune différence en substance et il n'y a aucune raison d'exclure l'application de l'article 85.

U est déterminant que les membres des deux familles fixent les termes de l'accord interprofessionnel en tenant compte des intérêts des différents opérateurs de l'industrie du cognac, ce qui en fait — sinon dans la forme, du moins en substance — les représentants, par le canal des associations professionnelles, des entreprises formant cette industrie. C'est ce qu'a virtuellement admis l'avocat du BNIC à l'audience. Le fait que l'accord puisse être « étendu » et qu'il puisse se voir conférer une
autorité juridique indépendante ou différente ne l'empêche pas d'être un accord ou une décision au sens de l'article 85. L'aspect de politique publique lié à la fixation des prix ne joue qu'après la conclusion de l'accord interprofessionnel. Le fait que le ministre des Finances puisse refuser d'étendre un accord interprofessionnel, comme lors de la campagne 1982-1983, apparemment parce que les prix fixés étaient trop élevés et incompatibles avec la politique anti-inflationniste du gouvernement
français, confirme, si besoin est, qu'une décision avait déjà été prise sous la forme de l'accord interprofessionnel conclu par les représentants des entreprises conformément à leurs intérêts commerciaux. Cet accord interprofessionnel tombe sous le coup de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

Si nous étions provisoirement parvenus à la conclusion qu'il n'y avait pas de « décision » au sens de l'article 85, paragraphe 1, par exemple parce que le BNIC n'était pas à strictement parler une « association d'entreprises », les faits de l'espèce nous auraient amené à considérer qu'en fixant des prix qui étaient respectés par les producteurs et les négociants, le BNIC prenait part à une pratique concertée interdite par l'article 85, paragraphe 1.

En dépit du fait que d'après les termes de la première question préjudicielle l'accord interprofessionnel a été signé par le président du BNIC, il apparaît à la lecture de l'accord lui-même qu'il n'en est rien. L'accord a été signé par les représentants des deux familles et par le directeur du BNIC, qui, suivant ce qui résulte de l'article 9 du règlement intérieur du BNIC, est une personne autre que le président du BNIC. Il semble constant qu'en le signant le directeur certifie le contenu de
l'accord. Il n'est aucunement obligatoire qu'il signe. II l'envoie ensuite au commissaire du gouvernement afin qu'il puisse faire l'objet d'une extension. Dans ces conditions, la signature apposée par le directeur ne fait pas obstacle à l'application de l'article 85. La conclusion serait apparemment la même si l'accord était signé par le président.

La troisième question déférée à la Cour est ainsi libellée: « La fixation d'un prix minimal d'un prix d'achat des eaux-de-vie doit-elle être considérée comme susceptible d'affecter le commerce entre États membres et d'avoir pour effet ou pour objet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun, alors que les eaux-de-vie concernées par l'accord du 7 novembre 1980 répondent à l'application d'origine contrôlée cognac, compte tenu de la nature du
cognac, eau-de-vie de raisin, qui se boit quasi exclusivement pur? »

Le problème posé concerne la fixation des prix des eaux-de-vie destinées à la fabrication de cognac, bien que l'accord interprofessionnel fixe également le prix des vins de distillation, les frais de distillation ainsi que le prix du produit fini. Du côté du BNIC, il a été soutenu que le commerce entre les États membres n'est pas affecté dans la mesure où la fixation des prix: 1) concerne des transactions effectuées sur des produits semi-finis (l'eau-de-vie utilisée dans la fabrication du cognac)
qui ne sont pas normalement destinés à la consommation ou expédiés hors de la région de Cognac; 2) a peu d'effet sur le consommateur; ou 3) tend à assurer aux viticulteurs un niveau de vie équitable, à stabiliser les marchés et garantir la sécurité des approvisionnements. Le BNIC s'est en particulier fondé sur la communication des griefs que lui a notifiée la Commission dans la procédure ayant abouti à la décision de la Commission 82/896 du 15 décembre 1982 (JO L 379, 1982, p. 1). La Commission y
soutenait que la fixation de prix minimaux pour les vins de distillation et les eaux-de-vie n'affectaient pas de façon sensible les échanges entre les États membres. Selon l'avocat de M. Clair, la fixation de prix minimaux affecte les échanges entre les États membres étant donné que le cognac est en concurrence avec d'autres alcools tels que le whisky et que le prix d'achat des eaux-de-vie utilisées dans la fabrication du cognac représente 40 à 50 % du prix de vente du cognac en bouteilles et 60 à
70 % du prix de vente du cognac en fûts. En outre, rien n'empêche la personne qui le désire d'acheter des eaux-de-vie pour les assembler hors de la région de Cognac et même à l'étranger. Pour le compte de la Commission, il a été affirmé que la fixation de prix minimaux pour les eaux-de-vie restreint la concurrence entre les distillateurs et entre les négociants au niveau des coûts d'approvisionnement. Cette restriction de la concurrence est répercutée sur le prix du produit fini, le prix de
l'eau-de-vie étant l'élément prépondérant du prix de revient du cognac. Le commerce intracommunautaire est susceptible d'être affecté, même si les eaux-de-vie ne font pas l'objet d'un commerce entre les États membres, car 50 % du cognac produit à partir de l'eau-de-vie est vendu dans les autres États membres.

L'article 85, paragraphe 1, interdit les accords susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, et notamment ceux qui consistent à « fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction ». A notre avis, l'accord interprofessionnel visé introduit une restriction de concurrence du type de celle envisagée par l'article 85, paragraphe 1. Le
fait que les prix soient fixés pour un produit déterminé, fabriqué dans une région strictement délimitée (la région de Cognac), ne signifie pas en soi que le commerce entre les États membres ne soit pas affecté. Le fait que le cognac se consomme généralement pur ne l'empêche pas d'être en concurrence avec d'autres produits ni ne s'oppose à ce que différents cognacs soient en concurrence les uns avec les autres.

La condition selon laquelle l'accord doit affecter le commerce entre États membres est satisfaite dès lors qu'il est possible « d'envisager avec un degré de probabilité suffisant qu'il peut exercer une influence, directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur le courant d'échanges entre États membres » (affaire 56/65, Société technique minière/Maschinenbau Ulm GmbH, Recueil 1966, p. 336 et notamment p. 339). En conséquence, il suffit que l'accord soit susceptible d'affecter le commerce entre les
États membres (voir, par exemple, l'affaire 19/77, Miller International Schallplatten GmbH/Commission, Recueil 1978, p. 131, point 15 des motifs, affaire 126/80, Salonia/Poidomani et Giglio, Recueil 1981, p. 1563, point 17 des motifs, ainsi que le point 18 des motifs de l'affaire Ziichner). S'il est établi que l'accord a pour objet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, il n'est pas nécessaire de rechercher s'il produit réellement cet effet (voir par exemple les affaires
56 et 58/64, Consten & Grundig/Commission, Recueil 1966, p. 429 et notamment p. 432). En revanche, si tel n'est pas l'objectif de l'accord, il convient de rechercher si son effet sur la concurrence est sensible ou appréciable. Pour déterminer l'objet d'un accord, il n'est pas nécessaire de s'interroger sur les intentions ou l'état d'esprit des parties. Il suffit que, par sa nature, cet accord empêche, restreigne ou fausse le jeu de la concurrence (voir l'affaire Maschinenbau Ulm, p. 359, le point 7
des motifs dans l'affaire Miller, et l'affaire 61/80, Coöperatieve Stremsel- en Kleurselfabriek/Commission, Recueil 1981, p. 851, points 12 et 13 des motifs).

Comme la Cour l'a souligné dans l'affaire 168/78, Commission/République française, Recueil 1980, p. 347, il existe un rapport de concurrence au moins partiel entre le cognac et d'autres boissons alcooliques dont certaines, tel l'armagnac, sont produites en France alors que d'autres, tels le whisky, la grappa et le genièvre, le sont dans d'autres Etats membres. Il existe de surcroît une concurrence entre différentes marques de cognac. Ces produits, ainsi que les différentes marques de cognac, entrent
en concurrence aussi bien sur le marché français que sur celui des autres États membres. Personne ne semble contester que les ventes de cognac dans le marché commun dans son ensemble représentent environ 52 % des ventes totales, les exportations vers les neuf autres États membres représentant environ 40 % des exportations totales, et que le commerce du cognac et des alcools concurrents entre les États membres a une importance économique certaine. Il semble ne pas exister entre les États membres de
commerce des eaux-de-vie utilisées dans la fabrication du cognac, bien que la possibilité de développement d'un tel commerce ne puisse pas être entièrement exclue.

La question est donc de savoir si la fixation de prix dans l'accord interprofessionnel peut affecter le commerce entre les États membres et la structure de la concurrence à l'intérieur du marché commun par son effet a) sur la concurrence en matière de prix entre le cognac et d'autres alcools concurrents ainsi qu'entre différentes marques de cognac, ou b) sur la concurrence entre les fabricants de cognac eux-mêmes.

La fixation du prix des eaux-de-vie utilisées dans la fabrication du cognac doit être envisagée dans le contexte des arrangements de fixation des prix dans le cadre des accords interprofessionnels globaux. Ils portent sur tous les stades de la production du cognac, de la vente du vin de distillation à la première vente du produit fini. La Commission a émis l'opinion que le prix payé par M. Clair pour l'eau-de-vie en question lui aurait permis de réduire ses prix de 27 % et 15 % respectivement pour
le cognac en fûts et le cognac en bouteilles. Bien qu'on puisse estimer que la qualité et la renommée jouent un rôle important dans le choix, par le consommateur, d'un cognac ou d'une marque de cognac, on ne saurait exclure la possibilité de concurrence au niveau des prix, surtout entre cognacs ou marques de cognac de qualité ou de renommée moindres, en cas de suppression des restrictions.

U semble évident qu'une décision fixant le prix de l'eau-de-vie de base est susceptible de produire un effet sur le prix du produit fini et donc sur le commerce entre États membres. S'il est vrai que, dans certains secteurs industriels, les effets des restrictions au jeu de la concurrence peuvent n'être ressentis que par des entreprises n'agissant que dans un seul État membre, il semble, en raison du volume de cognac exporté de France vers les autres États membres, que le commerce du cognac entre
États membres peut être affecté de manière sensible; mais, bien entendu, c'est à la juridiction nationale qu'il appartient en définitive de statuer à cet égard. L'effet ne peut être ignoré que s'il est négligeable. Dans la situation de fait telle qu'elle est connue de la Cour, cela semble peu probable.

Dans sa décision 82/896, la Commission a déjà estimé que la fixation de prix de vente minimaux pour le cognac lui-même constitue une infraction à l'article 85, paragraphe 1, et est donc nulle au titre de l'article 85, paragraphe 2. Même si la fixation de prix pour le produit fini était compatible en soi avec l'article 85, la fixation de prix pour le produit semi-fini n'en est pas moins de nature à produire un effet restrictif sur la concurrence en augmentant le coût général de fourniture du produit
fini.

Tout à fait indépendamment de son effet sur le prix du cognac, la fixation du prix dé l'eau-de-vie utilisée dans la fabrication du cognac, combinée à la fixation des prix concernant les premiers stades de production, peut affecter le jeu de la concurrence entre les négociants en limitant Ou neutralisant tous lés avantages qui découleraient en cette matière, par exemple du volume des opérations. Cela pourrait également tendre à avantager les entreprises les plus importantes, vraisemblablement plus
aptes à supporter des coûts excessifs, et à empêcher l'apparition sur le marché de nouveaux négociants où dé nouvelles marques. Les négociants désavantagés par lā fixation des prix aux différents stades de la production peuvent cependant dans une certaine mesure être protégés contre les effets de la distorsion de concurrence, si le prix du produit fini est également imposé. Toutefois, quel que soit le soulagement apporté par une telle solution à des entreprises spécifiques, elle empire l'effet de la
restriction sur les structures de la concurrence à l'intérieur de la Communauté. Le représentant du BNIC a souligné lõrs dé l'audience les effets bénéfiques de l'accord interprofessionnel pour l'industrie du cognac, en particulier son rôle pour adapter l'offre à la demande et pour garantir aux producteurs agricoles un revenu approprié. Il s'agit là sans aucun doute de critères qui, selon les circonstances, pourraient justifier une exemption de l'accord au titre de l'article 85, paragraphe 3, si
l'accord interprofessionnel avait été notifié à la Commission. La Cour a toutefois été informée du fait que le commissaire du gouvernement avait donné des instructions pour empêcher la notification par le BNÌC au motif que cela reviendrait à admettre que l'accord relevait de l'article 85. En conséquence, aucune réclamation contre les conséquences défavorables de l'absence de notification rie saurait être adrhise dans la présenté procédure.

Pour toutes ces faisons, nous estimons qu'il convient de répondre dans les termes suivants aux questions déférées à la Cour:

1) et 2) La fixation de prix par un accord interprofessionnel conclu entre la famille de la viticulture et la famille du négoce réunies au sein du Bureau national interprofessionnel du cognac constitue uñe décision d'une association d'entreprises au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE, même si cet accord est également signé par le président ou le directeur du Bureau.

3) La fixation d'un prix minimal pour dés eaux-dé-vie Utilisées dans la fabrication du cognac peut être jugée dé nature à affecter le commerce entre les États membres et comme ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché commun si, en elle-même ou en liaison avec toute autre condition imposée à la fabrication et à la commercialisation du cognac en ce qui concerne, entre autres, le prix, la fixation d'un prix minimal a un effet non
négligeable sur le prix de vente du cognac ou les possibilités de concurrence des négociants entre eux.

Il appartient à la juridiction de renvoi de statuer sur les dépens. Les frais exposés par la Commission ne peuvent pas faire l'objet d'un remboursement.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( *1 ) Traduit de l'anglais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 123/83
Date de la décision : 02/10/1984
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal de grande instance de Saintes - France.

Préjudicielle - Concurrence, article 85 - Fixation des prix minimaux des eaux-de-vie de cognac.

Concurrence

Alcool

Agriculture et Pêche

Ententes


Parties
Demandeurs : Bureau national interprofessionnel du cognac
Défendeurs : Guy Clair.

Composition du Tribunal
Avocat général : Sir Gordon Slynn
Rapporteur ?: Kakouris

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1984:300

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award