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01/02/1984 | CJUE | N°29/83

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Rozès présentées le 1 février 1984., Compagnie royale asturienne des mines SA et Rheinzink GmbH contre Commission des Communautés européennes., 01/02/1984, 29/83


CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÈS,

PRÉSENTÉES LE 1ER FÉVRIER 1984

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Par une décision du 14 décembre 1982 ( 1 ), la Commission a constaté diverses infractions à l'article 85 du traité, commises par cinq entreprises productrices de laminés et alliages de zinc. D'eux d'entre elles, la Compagnie royale asturienne des mines (ci-après CRAM) et la société Rheinzink GmbH, figurant parmi les principaux producteurs de zinc dans la Communauté, ont introduit contre cette décision un recours

par lequel elles demandent son annulation partielle. Elles visent particulièrement deux
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CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÈS,

PRÉSENTÉES LE 1ER FÉVRIER 1984

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Par une décision du 14 décembre 1982 ( 1 ), la Commission a constaté diverses infractions à l'article 85 du traité, commises par cinq entreprises productrices de laminés et alliages de zinc. D'eux d'entre elles, la Compagnie royale asturienne des mines (ci-après CRAM) et la société Rheinzink GmbH, figurant parmi les principaux producteurs de zinc dans la Communauté, ont introduit contre cette décision un recours par lequel elles demandent son annulation partielle. Elles visent particulièrement deux
séries d'infractions reprochées par la Commission:

1.  D'une part, les mesures de protection du marché résultant:

a) d'une concertation entre ces deux entreprises pour la protection du marché allemand ( 2 ) pour laquelle la Commission a infligé une amende à chaque partenaire;

b) de l'inclusion dans les contrats passés par la CRAM et un importateur belge Gebr. Schütz NV, d'une part, et la société Rheinzink et cette même firme, d'autre part, d'une clause comportant l'obligation de revendre dans un pays déterminé ( 3 );

2.  D'autre part, le contrat de dépannage réciproque conclu entre CRAM, Rheinzink et Vieille Montagne, autre société productrice de laminés de zinc ( 4 ).

Avant d'envisager successivement cette double série d'infractions, il faut relever qu'à titre préliminaire, la requérante Rheinzink considère qu'on ne saurait lui imputer les agissements de la firme «Rheinisches Zinkwalzwerk GmbH & Co.» à laquelle elle aurait succédé le 1er octobre 1981. Dans la mesure cependant où la décision de la Commission n'est susceptible de faire grief à la requérante que si les infractions retenues par la Commission sont établies et l'amende infligée, il nous paraît plus
cohérent de discuter ce moyen uniquement dans une telle éventualité, d'autant que CRAM est également mise en cause et requérante pour une partie de la décision contestée.

I — Les mesures de protection du marché

1. Le déroulement des faits ayant une importance décisive pour l'appréciation juridique du comportement anticoncurrentiel supposé des entreprises en cause, il nous semble indispensable de les exposer en détail.

Les prix pratiqués par CRAM de Rheinzink sur le marché des laminés et alliages de zinc sont analogues dans un seul et même pays, mais d'un niveau différent selon les Etats. Cette situation peut favoriser une certaine spéculation, consistant à revendre, sur un marché où les prix sont élevés (France et Allemagne, notamment), le zinc acheté à moindre prix dans d'autres États membres (Belgique, par exemple).

La firme Kestermann, entreprise spécialisée dans la commercialisation et la transformation des laminés, a cherché, par le biais d'un intermédiaire, la société Gebr. Schütz NV, à profiter de ces écarts de prix.

En effet, cette dernière société, après un premier essai infructueux, s'est finalement procuré auprès de l'Asturienne et de Rheinzink des laminés destinés selon elle à être réexportés au Moyen-Orient, notamment en Égypte. Sous cette réserve, les deux entreprises se sont engagées à lui livrer au courant de l'année 1976 respectivement 2000 et 1252 tonnes à des prix de 15 à 20 % plus bas que les prix pratiqués en République fédérale d'Allemagne.

Après avoir livré la moitié du volume demandé, CRAM accepta trois nouvelles commandes, la première datée du 8 septembre 1976 et portant sur 240 tonnes à livrer en octobre et les deux autres du 11 octobre concernant la livraison de 631 et 44 tonnes de laminés pour la fin du mois de novembre.

2. Dans sa décision, la Commission fait les constatations suivantes:

— Le 21 octobre, CRAM arrête ses livraisons, la dernière ayant été effectuée la veille; à cette date, 220 des 240 tonnes auraient été livrées.

— Ce même 21 octobre, Rheinzink reproche à Schiltz de violer la clause d'exportation.

— Le 26 octobre, Rheinzink communique par télex à CRAM une diminution des prix de 3 % environ sur le marché allemand.

— Le 29 octobre, ayant eu confirmation du détournement pratiqué par Schiltz, Rheinzink cesse ses livraisons ainsi que le traitement de toutes les commandes encore en suspens.

— Le 8 novembre, l'Asturienne réclame à Schütz le règlement de certaines factures impayées.

— Le 12 novembre, par télex, elle met en demeure Schiltz de régler onze factures impayées et de lui fournir tous les justificatifs d'exportation vers l'Egypte des 240 tonnes livrées, compte tenu des informations signalant la réexportation de ce produit vers l'Allemagne.

3. Des relations mouvementées entre CRAM, Rheinzink et Schiltz, la Commission tire deux conclusions:

a) Seule une concertation entre CRAM et Rheinzink peut expliquer:

— que le même jour (le 21 octobre), l'Asturienne arrête toute livraison à Schiltz et que Rheinzink adresse à cette dernière les premiers reproches de détournement;

— que Rheinzink informe un concurrent d'une diminution des prix de 3 % (télex du 26 octobre) ;

— qu'enfin CRAM attende les résultats de l'enquête menée par Rheinzink sur les agissements de Schiltz avant de lui réclamer le règlement des sommes qui lui étaient dues (8 novembre).

Tous ces éléments révéleraient un comportement parallèle vis-à-vis de Schiltz: la pratique concertée aurait pour objet la protection des prix sur le marché allemand en empêchant la réintroduction de laminés originaires d'Allemagne.

b) La clause obligeant Schiltz à exporter dans un pays déterminé, stipulée dans les commandes et rappelée par CRAM et Rheinzink, est aussi une restriction à la concurrence en tant qu'elle prive le revendeur de la liberté d'écoulement du produit vers la destination de son choix et permet aux deux fournisseurs de protéger les prix analogues qu'ils pratiquent sur les marchés français et allemand, en limitant les importations parallèles dans la Communauté.

Nous examinerons en premier lieu la concertation éventuelle entre les requérantes, puis, en second lieu, le problème de la clause de revente dans un pays tiers déterminé.

A — Concertation pour la protection du marché allemand

Afin d'apprécier la pratique concertée par laquelle CRAM et Rheinzink auraient cherché à protéger leurs marchés respectifs, il convient de rassembler les différents indices relevés par la Commission pour soutenir son appréciation des faits autour de deux questions, l'une relative au comportement parallèle des deux entreprises, l'autre aux relations manifestées par le télex du 26 octobre 1976.

a) CRAM et Rheinzink ont-elles adopté un comportement parallèle par rapport à Schiltz (arrêt concerté d'approvisionnement) ?

La décision de la Commission est fondée avant tout sur l'attitude de CRAM, qui aurait agi en fonction du comportement adopté par Rheinzink vis-à-vis de Schiltz.

Premier indice: la Commission constate que le jour même où CRAM «suspendait ses livraisons sans aucune raison apparente. Rheinzink avait reproché à Schiltz de ne pas respecter la clause d'exporter vers l'Égypte» ( 5 ).

Elle en déduit que le comportement de l'Asturienne s'explique par une concertation avec Rheinzink. Apprenant par cette dernière la fraude suspectée de Schiltz, elle aurait alors cessé toute livraison le 21 octobre 1976, ce qui expliquerait que la commande de 240 tonnes n'ait pas été complètement exécutée à cette date, 20 tonnes restant à livrer sur ce total.

Cette dernière constatation est fondée sur une erreur matérielle: comme le reconnaît en effet la Commission à la suite des observations présentées par CRAM, la commande de 240 tonnes a été complètement exécutée le 20 octobre et il ne s'agit pas d'une erreur de détail puisque tout lien logique entre le comportement de Rheinzink et la cessation des livraisons de la commande de 240 tonnes par CRAM disparaît aussi.

La Commission considère néanmoins qu'à partir du 21 octobre CRAM a cessé de livrer Schütz puisque les commandes de 631 et 44 tonnes à destination respectivement de l'Égypte et de l'Iran, quoique confirmées par CRAM le 11 octobre 1976, n'ont jamais été exécutées. Or, la confirmation de vente relative aux 631 tonnes indique que la livraison se fera «à la suite de la vente no 3446, et en tout état de cause avant fin novembre»: ainsi, pour la Commission, entre la livraison des 240 tonnes (vente no
3446) et celle des 631 tonnes, aucune interruption n'était prévue et l'arrêt de ces livraisons est donc bien daté du 21 octobre 1976.

Nous ne partageons pas la même appréciation que la Commission sur la pertinence de l'identité de date avancée. La conclusion tirée par la Commission de la mention relative au délai de livraison figurant sur la confirmation de vente des 631 tonnes n'est en rien confortée par le texte même de cette confirmation de vente qui implique certes que la commande devait être exécutée après la livraison des 240 tonnes, mais prévoit une «fourchette» de livraisons comprises entre le 21 et le 30 novembre au
plus tard. On ne saurait donc attribuer l'arrêt des livraisons par CRAM au comportement adopté par Rheinzink le 21 octobre.

Deuxième indice: l'Asturienne aurait attendu les résultats de l'enquête de Rheinzink sur Schiltz, le 29 octobre 1976, avant de réclamer à cette dernière le paiement des factures impayées le 8 novembre.

Le parallèle ainsi établi ne nous paraît pas davantage confirmé par les faits, ainsi que la Commission est elle-même amenée à le reconnaître. Bien avant la date indiquée, un contentieux s'était déjà élevé entre CRAM et Schütz à propos du règlement de certaines factures relatives à des livraisons effectuées en septembre. Par un télex du 14 octobre, puis du 2 novembre, CRAM en réclamait le paiement à Schütz. Le règlement des factures relatives aux 240 tonnes à livrer en octobre fit naître des
problèmes du même ordre, comme en témoigne un télex du 12 novembre.

De façon générale, on ne saurait donc expliquer le comportement de l'Asturienne par la seule communication supposée d'informations en provenance de Rheinzink, portant sur les résultats de l'enquête qu'elle avait menée auprès de Schütz. Au contraire, il ressort sans ambiguïté des nombreux télex échangés par CRAM et son client que CRAM était avant tout préoccupée d'obtenir le paiement des livraisons effectuées, ne réclamant les justificatifs d'exportation que tardivement et de façon subsidiaire
(télex du 12 novembre 1976). En conséquence, il n'est pas exact de reprocher à l'Asturienne d'avoir décidé la suspension des livraisons en attente «sans raison apparente», comme l'affirme la Commission, dès lors qu'il apparaît que son client Schütz retardait le règlement des factures impayées en raison de difficultés permettant de douter de sa solvabilité.

De la chronologie des événements, on peut certes retirer l'impression d'une succession logique des comportements respectifs des requérantes, s'inscrivant dans une période d'ailleurs assez brève. Cependant, les indices retenus par la Commission ne suffisent pas à établir l'existence d'une quelconque relation de causalité entre les décisions prises par CRAM et Rheinzink.

b) Quelle force probante convient-il d'attribuer alors au télex du 26 octobre 1976 produit par la Commission à l'appui de sa démonstration? Le télex du 26 octobre révèle-t-il l'existence d'une concertation?

La communication d'une diminution des prix à un concurrent peut certes constituer l'indice d'une pratique concertée entre les intéressés, d'autant que sur un marché oligopolistique comme celui du zinc, les producteurs sont rapidement informés par leur propre clientèle de l'évolution des prix de leurs concurrents. De plus, CRAM comme Rheinzink ont admis que des relations de ce type étaient plutôt rares. Enfin, la Commission voit dans le contrat de dépannage réciproque une preuve supplémentaire des
contacts entretenus par les deux entreprises.

La Commission avait cependant elle-même reconnu le caractère subsidiaire de l'indice constitué par le télex. Il venait conforter la concertation manifestée par le comportement parallèle de CRAM au regard de Rheinzink, mais ne pouvait pour autant à lui seul en faire la preuve, étant sans rapport explicite avec les agissements de Scriiltz. La portée attribuée à ce télex du 26 octobre aurait été d'ailleurs plus décisive si la Commission avait été en mesure de produire les conséquences éventuelles
qu'en avait tirées CRAM quant au niveau de ses propres prix. Les autres indices relevés sur les contacts entre CRAM et Rheinzink revêtent le même caractère subsidiaire. On relèvera simplement que, si l'ensemble de ces contacts étaient aussi étroits que paraît le suggérer la Commission, on comprend mal que CRAM ait attendu aussi longtemps pour réclamer les justificatifs d'exportation, alors que, dès le 21 octobre, Rheinzink était informé des agissements de Schütz; et, dans le même sens, il faut
aussi constater qu'une note purement interne de Rheinzink en date du 5 novembre 1976, concernant les agissements de Schütz, ne mentionne nullement que l'Asturienne ait été également victime du même procédé.

Au vu de l'ensemble de ces constatations, il apparaît que les indices réunis par la Commission ne suffisent pas à démontrer que CRAM et Rheinzink ont substitué «sciemment une coopération pratique entre elles au risque de la concurrence» ( 6 ) La Commission n'a pas réuni «des présomptions suffisamment précises et concordantes [qui] apportent la conviction que le comportement parallèle a été le résultat d'une concertation, d'une politique coordonnée» ( 7 ).

Il convient donc de retenir le grief soulevé par les requérantes à l'égard de l'article 1, paragraphe 1, de la décision de la Commission constatant la concertation intervenue entre CRAM et Rheinzink vis-à-vis de Schiltz; en conséquence, les amendes infligées par la décision pour cette seule infraction doivent être également annulées ( 8 ).

La solution ainsi proposée vide la discussion du moyen de procédure soulevé par Rheinzink relatif à l'atteinte aux droits de la défense dont la Commission se serait rendue responsable en lui soustrayant la connaissance de certains documents. Nous partageons d'ailleurs en tous points la position développée par la Commission quant à l'absence de fondement d'un tel grief.

B — Clause de revente dans un pays déterminé

Selon la Commission, l'obligation de revendre dans un pays tiers déterminé, telle qu'elle découle des commandes passées par Schütz tant avec CRAM qu'avec Rheinzink, priverait le vendeur de la liberté d'écoulement du produit dans la Communauté, protégeant ainsi le niveau élevé des prix pratiqués par les deux producteurs sur leurs marchés respectifs. Elle aurait donc pour objet et pour effet de restreindre la concurrence et elle affecterait par ailleurs les échanges entre Etats membres. Seule
l'entreprise Rheinzink conteste cette appréciation, dont il convient d'envisager successivement les différents éléments constitutifs.

a) D'après la Commission, l'objet même de la clause serait de restreindre la concurrence. Le consensus des cocontractants portant sur l'exportation des laminés, joint à la pratique des prix différenciés selon le pays de destination, impliquerait une restriction à la liberté de l'acheteur de disposer de la marchandise fournie.

Cette analyse ne nous paraît pas confirmée par les faits. Les télex et les bons de commande qui retracent les relations commerciales entre Rheinzink et Schütz portent la mention explicite du pays tiers de destination des marchandises. Cette indication est la condition même du prix avantageux consenti par le producteur à son client: la destination de la marchandise livrée est déterminée par l'acheteur lui-même en fonction de ses propres intérêts économiques, pour l'obtention d'un rabais important.
Quant à la différenciation des prix pratiqués pour l'exportation par rapport aux prix communautaires, elle peut se justifier tant par le souci de s'implanter sur un marché nouveau que par la volonté d'exploiter au mieux la capacité de production.

L'indication du pays de destination revêt, selon nous, une double signification: condition sine qua non du rabais accordé, elle doit figurer dans les documents contractuels; de ce fait même, elle constitue aussi la garantie que le produit sera effectivement exporté puisque sa violation entraînera la perte de l'avantage commercial accordé. En définitive, il n'apparaît pas que la Commission ait établi qu'une telle clause aurait pour objet de protéger le marché allemand «en restreignant la liberté
de l'acheteur d'utiliser la marchandise livrée en fonction de ses propres intérêts économiques» ( 9 ). Il reste cependant que cette clause est susceptible d'avoir un tel effet.

b) Pour la Commission, l'effet restrictif de la clause serait révélé par le comportement du fournisseur cessant toute livraison dès la découverte de la supercherie de Schiltz. Cette réaction, tant de CRAM que de Rheinzink, s'expliquerait par le souci de protéger les prix pratiqués par ceux-ci sur leurs marchés respectifs et témoignerait sans ambiguïté de l'impossibilité pour un revendeur, lié par une telle clause, d'écouler librement sa marchandise dans le marché commun, ce qui influencerait
nécessairement le commerce interétatique. Nous ne pouvons suivre la Commission dans son argumentation.

— Sa décision repose sur une manifestation de volonté à la fois occasionnelle, circonscrite et isolée de la part de deux entreprises dont l'attitude peut d'ailleurs être justifiée par la fraude dont Schilz s'est rendu coupable en violant une condition déterminante des contrats, en l'occurrence l'octroi d'un rabais à l'exportation vers un pays tiers, et pour CRAM également par les retards de paiement dont elle était l'objet.

La Commission ne nous semble pas avoir démontré qu'à elle seule la clause contestée puisse avoir un effet restrictif sur la concurrence: son argumentation aurait gagné, à cet égard, à être appuyée par la mise en évidence d'une pratique systématique en la matière. Cependant, même en ce cas, il ne s'agirait en vérité que d'un indice pouvant servir à démontrer l'existence d'une concertation sur les prix.

— Selon nous, en effet, la restriction de la concurrence et l'affectation consécutive du commerce entre les Etats membres qui en résulteraient ne peuvent être comprises en dehors d'un minimum de concertation sur le niveau des prix différenciés pratiqués par ces deux producteurs, comme cela résulte clairement de l'ensemble de la décision de la Commission, et notamment de son refus d'appliquer l'article 85, paragraphe 3, à la clause incriminée. Le maintien de la différenciation des prix relevée
constituerait en effet «la toile de fond» de cette affaire, sans laquelle la concurrence entre les producteurs pourrait se traduire par une diminution des prix des laminés de zinc résultant de la faculté pour les revendeurs d'écouler librement le produit dans le marché commun. A cet égard, les données fournies ne sont guère décisives: les statistiques relatives aux prix ne couvrent en effet qu'une courte période de trois mois (janvier à mars 1976), étant observé qu'elles ne concernent pas tous
les contrats passés par Schiltz avec Rheinzink, d'une part, ou avec CRAM, d'autre part, certains d'entre eux ayant été conclus après mars 1976.

— Il faut enfin faire remarquer que la présence d'une clause de revente dans un pays tiers, même si elle avait pour effet indirect d'empêcher la réimportation de la marchandise dans le marché commun, doit être appréciée en fonction de l'objectif de l'octroi d'un rabais substantiel sur le prix de la marchandise, qui peut être indispensable à la pénétration d'un nouveau marché et constituer ainsi une exigence commerciale nécessaire à la conclusion d'un tel contrat, comme l'ont soutenu tant
Rheinzink que CRAM, sans être contestées par la Commission.

Compte tenu de l'ensemble de ces considérations, il ne nous semble pas que la Commission ait établi avec suffisamment de certitude que la clause incriminée constitue une infraction à l'article 85, paragraphe 1 : sur ce point, il convient donc de faire droit aux griefs soulevés par l'entreprise Rheinzink.

II — Le contrat de dépannage réciproque

1. CRAM, Rheinzink et Vieille Montagne y souscrivent l'obligation de s'approvisionner en cas «de perturbations techniques ou autres entraînant une perte de production importante» (article 1), c'est-à-dire dépassant 20 tonnes par jour ou 200 tonnes au total. Les livraisons sont plafonnées à 1500 tonnes maximum par mois lorsqu'une entreprise est touchée, voire 2000 tonnes si deux d'entre elles sont concernées (article 4, points 2 et 3).

Le contrat a été appliqué en 1977 pour fait de grève chez Vieille Montagne (livraison par CRAM de 2427 tonnes de laminés entre avril et juin et par Rheinzink de 850 tonnes entre mai et août) et à la suite de problèmes techniques chez CRAM (livraison de 550 tonnes par Rheinzink).

2. La Commission considère qu'un tel contrat constitue une infraction à l'article 85, paragraphe 1.

D'une durée indéterminée puisque renouvelable chaque année par tacite reconduction (article 11, point 1), l'accord de dépannage réciproque fixe des plafonds de livraison importants qui représentent plus du tiers de la production mensuelle des intéressés. Il ne s'agirait donc pas d'un contrat de fourniture ou d'échange de services ponctuels qui porterait sur un produit de qualité déterminée, pour une quantité et à un prix fixés à l'avance. On a affaire, selon la Commission, à un contrat cadre par
lequel les partenaires s'engagent pour l'avenir à livrer à l'entreprise en difficulté le zinc transformé de qualité standard (article 3, point 1), pour une quantité indéterminée et à un prix évolutif (article 6, point 4).

Un tel accord obligerait les trois entreprises, en prévision de l'éventualité d'un dépannage, à réserver par anticipation une partie de leur capacité de production afin de satisfaire, le cas échéant, une demande d'assistance. En conséquence, ce contrat les priverait de la possibilité de profiter individuellement des difficultés rencontrées par un concurrent, en acceptant une obligation collective d'entraide.

Enfin, l'accord intéressant trois des principaux producteurs de laminés de zinc affecterait le commerce entre la France et l'Allemagne où sont implantées respectivement CRAM et Vieille Montagne, d'une part, et Rheinzink, d'autre part.

3. Contre cette appréciation, Rheinzink relève que l'accord en cause n'altère pas le jeu de la concurrence, en s'appuyant sur les arguments suivants :

— le contrat aurait pour objet de garantir la sécurité de l'approvisionnement de la clientèle, en la garantissant contre toute interruption due à des circonstances sur lesquelles les cocontractants n'auraient pas prise;

— le contrat n'aurait par ailleurs été appliqué qu'au cours de trois périodes en 1977, notamment pour cause de grève, l'entraide en ce cas étant tout à fait concevable.

4. Son argumentation ne peut être retenue. Elle néglige la nature de l'accord intervenu, révélée tant par sa durée indéterminée que par les événements susceptibles d'entraîner son application. Ces derniers ne sont pas en effet définis, s'agissant de «perturbations techniques ou autres», dont rien n'indique dans le contrat qu'il doive s'agir nécessairement de circonstances indépendantes de la volonté des entreprises, la référence au fait de grève étant à cet égard discutable.

L'appréciation portée par la Commission sur le contenu de l'accord de dépannage réciproque doit donc être partagée. On est en présence d'un contrat cadre par lequel les partenaires se garantissent mutuellement leur part de marché malgré les difficultés de tous ordres susceptibles de les affecter. En agissant ainsi, les trois producteurs ont substitué au risque inhérent à la concurrence une coopération constitutive d'un accord interdit par l'article 85, paragraphe 1.

On pourrait certes s'interroger sur l'applicabilité de l'article 85, paragraphe 3: il est vrai que les difficultés économiques que connaît à l'heure actuelle l'industrie européenne du zinc, comme a pu en témoigner à l'audience le représentant de l'Asturienne, pourraient expliquer la volonté des producteurs d'atténuer les perturbations résultant soit de la mise en place d'installations plus performantes, soit, plus généralement, de toute circonstance susceptible d'affaiblir l'industrie du zinc au
regard de la concurrence extracommunautaire. Il conviendrait donc, dans l'éventualité de l'application de l'exemption prévue par l'article 85, paragraphe 3, de prendre en considération l'état exact du marché de référence pour se prononcer en définitive sur la conformité à l'article 85 d'un contrat de dépannage réciproque entre concurrents. Mais on peut douter qu'un tel accord, conclu entre trois des principaux producteurs européens de zinc, soit sans conséquence pour la position concurrentielle
des autres producteurs.

De toute manière, la requérante n'ayant pas notifié l'accord en question, ni manifesté ultérieurement l'intention de le faire, l'exception du paragraphe 3 ne peut jouer.

Compte tenu de ces remarques, la décision de la Commission doit être maintenue en ce qui concerne l'infraction à l'article 85 relevée à l'égard du contrat de dépannage réciproque.

5. Nous en venons ainsi au moyen soulevé par Rheinzink concernant l'imputabilité d'une infraction commise par l'entreprise à laquelle elle aurait succédé depuis le 1er octobre 1981, la «Rheiniches Zinkwalzwerk GmbH & Co.».

Rheinzink soutient en effet que seule la démonstration d'une unité du comportement répréhensible entre les deux entreprises successives pouvait permettre à la Commission de lui adresser sa décision. Cette condition ferait défaut en l'espèce en raison même de l'antériorité des faits reprochés par rapport à la création de la nouvelle société. Rheinzink fonde son argumentation sur une interprétation de votre arrêt «Suiker Unie» où la Cour aurait souligné «une unité d'action évidente» unissant les
entreprises en cause pour considérer l'entreprise successive comme responsable des agissements de l'entreprise disparue ( 10 ).

La Commission estime au contraire qu'il faut apprécier la succession au regard de l'identité fonctionnelle, au point de vue économique, existant entre les entreprises. C'est l'unité d'action économique qui importe et non les relations juridiques entre les sociétés successives. La Commission se réfère également à votre décision «Suiker Unie» sur ce point.

Dans cet arrêt, s'agissant d'une association de coopératives qui avait succédé à l'association précédente et aux coopératives qui en étaient membres, vous avez considéré que le comportement des deux associations était «caractérisé par une unité d'action évidente qui rend ce comportement imputable à la requérante» (attendu 87). Cependant, cette conclusion était la résultante de trois indices convergents par lesquels vous aviez constaté:

— que la requérante avait repris tous les droits et obligations des coopératives membres de l'ancienne association (attendu 84),

— qu'elle n'avait pas contesté que la dénomination «Suiker Unie» recouvrait «les mêmes entreprises, dirigées en grande partie par les mêmes personnes et siégeant à la même adresse» (attendu 85),

— qu'enfin elle n'avait pas allégué que son comportement différait, sur le marché de référence, de celui de l'ancienne association (attendu 86).

Il ressort de ces motifs que l'interprétation donnée par Rheinzink est trop restrictive; elle privilégie l'un des indices cités (la continuité de comportement) et parait exiger que l'unité d'action soit révélée par la continuité du comportement répréhensible.

La Commission développe, quant à elle, une argumentation qui néglige les aspects juridiques de la succession, insistant sur l'unité économique existant entre les sociétés successives: une interprétation aussi extensive risquerait de n'établir qu'un lien de causalité trop lâche entre l'activité des entreprises.

Avant de présenter nos propres observations, il est nécessaire de rappeler les impératifs généraux qui doivent nous guider en cette matière. La solution au problème posé doit être recherchée par référence exclusivement aux règles du droit communautaire: on ne saurait, sans mettre en cause le respect uniforme des principes communautaires de concurrence, faire dépendre des règles de droit national l'application du droit communautaire.

A cet égard, comme le relevait très justement M. l'avocat général Mayras sous l'arrêt «Suiker Unie», il convient de ne pas compromettre l'effet utile du règlement no 17/62 du Conseil ( 11 ). Quelle serait en vérité la portée du contrôle exercé par la Commission, s'il suffisait à une entreprise de se transformer conformément aux règles du droit interne, pour échapper au respect des articles 85 et 86 du traité? M. l'avocat général Mayras citait comme exemple significatif le cas d'une entreprise
dont la transformation intervenait après la survenance des actes anticoncurrentiels, mais avant la constatation par la Commission d'une infraction aux règles du traité, dans un tel cas, en effet, on pourrait tout particulièrement craindre que la succession d'entreprises ne permette au successeur d'échapper aux sanctions communautaires, vidant ainsi de sa substance les pouvoirs de la Commission.

Qu'en est-il en l'espèce? On constate que l'hypothèse précitée correspond exactement à la situation décrite par la requérante, dont la création survient après 1976 mais avant la décision de la Commission. Cette constatation ne peut suffire, mais elle nous incite à reprendre la position de la Commission en la complétant cependant. Nous partageons en effet l'appréciation portée par la Commission quant à l'unité fonctionnelle entre les deux sociétés successives: elles exercent les mêmes activités
économiques, comme ne l'a d'ailleurs pas contesté la requérante.

Nous retenons par ailleurs qu'elle a succédé aux droits et aux obligations de la firme «Rheinisches Zinkwalzwerk», comme cela résulte sans ambiguïté du registre du commerce et comme le reconnaît Rheinzink elle-même en se référant aux dispositions du droit allemand.

Elle n'a pas non plus contesté que le siège et la direction de l'entreprise sont restés inchangés.

Certes, les deux entreprises successives ne sont pas identiques: la raison sociale et la forme juridique sont différentes, il nous semble pourtant que les indices retenus révèlent avec suffisamment d'évidence que les liens tant économiques que juridiques qui unissent les deux entreprises permettent d'inscrire leur action dans une continuité de nature à justifier l'imputabilité des infractions reprochées à Rheinzink.

En conclusion, nous vous proposons

1) de faire droit à la requête introduite par CRAM et Rheinzink en prononçant l'annulation de la décision par laquelle la Commission

— a constaté les infractions à l'article 85 du traité résultant:

a) de la pratique concertée entre CRAM et Rheinzink à l'égard de Schütz et

b) des clauses de revente dans un pays déterminé figurant dans les contrats passés respectivement par CRAM et Rheinzink avec l'entreprise Schiltz,

— a infligé des amendes aux requérantes pour la première infraction relevée;

2) de maintenir la décision de la Commission en ce qui concerne le contrat de dépannage réciproque.

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( 1 ) Décision 82/866/CEE, JO L 362, p. 40, du 23.12.1982.

( 2 ) Article 1, paragraphe 1, de la décision de la Commission.

( 3 ) Article 1, paragraphe 2.

( 4 ) Article 3 de la décision 82/866/CEE précitée.

( 5 ) Décision de la Commission, précitée, p. 46.

( 6 ) Arrêt du 14.7.1972, affaire 48/69, ICI, Recueil 1972, p. 619, attendu 64.

( 7 ) Affaire 48/69, precitee, conclusions de M l'avocat general Mayras, p 678

( 8 ) Article 2 de la décision de la Commission

( 9 ) Arrêt du 14.12.1983, Société de vente de ciments et bétons de l'Est, affaire 319/82, Recueil 1983, p. 4173, attendu 6.

( 10 ) Affaires jointes 40.1 48,50,54 a 56, 111, 113 n 114/73, Suiker Unie ct autres, Recueil 1975, p. 1663, attendu 87.

( 11 ) Suiker Unie, précité, p. 2081.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 29/83
Date de la décision : 01/02/1984
Type de recours : Recours en annulation - fondé, Recours contre une sanction - fondé

Analyses

Concurrence - Accords et concertations sur le marché des laminés de zinc.

Ententes

Concurrence

Pratiques concertées


Parties
Demandeurs : Compagnie royale asturienne des mines SA et Rheinzink GmbH
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Rozès
Rapporteur ?: Koopmans

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1984:38

Source

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