La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

09/02/1982 | CJUE | N°75/81

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Reischl présentées le 9 février 1982., Joseph Henri Thomas Blesgen contre État belge., 09/02/1982, 75/81


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL

PRÉSENTÉES LE 9 FÉVRIER 1982 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La présente affaire, qui concerne une nouvelle fois l'interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE, a pour origine une procédure pénale intentée par les autorités belges contre M. Joseph Blesgen, hôtelier et restaurateur belge. Ce dernier a été condamné par jugement du tribunal correctionnel de Verviers du 21 décembre 1977 pour violation des articles 1, 2 et 14 de la loi belge du 29 août 1919 sur le r

égime de l'alcool — la loi Vandervelde —, pour avoir, en état de récidive, étant débitant d...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL

PRÉSENTÉES LE 9 FÉVRIER 1982 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La présente affaire, qui concerne une nouvelle fois l'interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE, a pour origine une procédure pénale intentée par les autorités belges contre M. Joseph Blesgen, hôtelier et restaurateur belge. Ce dernier a été condamné par jugement du tribunal correctionnel de Verviers du 21 décembre 1977 pour violation des articles 1, 2 et 14 de la loi belge du 29 août 1919 sur le régime de l'alcool — la loi Vandervelde —, pour avoir, en état de récidive, étant débitant de
boissons à consommer sur place, détenu et débité, dans son établissement, des boissons spiritueuses dont la force alcoolique dépasse 22o à la température de 15oC.

Après confirmation du jugement par la cour d'appel de Liège — chambre correctionnelle —, l'accusé s'est pourvu en cassation auprès de la Cour de cassation belge, en faisant valoir que, même si elles sont indistinctement applicables aux produits nationaux et aux produits importés et n'ont pas pour but de protéger la production nationale, les règles énoncées par les articles 1 et 2 de la loi du 29 août 1919 constituent des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation de
boissons spiritueuses entre les États membres au sens de l'article 30 du traité CEE, dès lors que ces règles engendrent des restrictions à la consommation de ces boissons. Toujours selon M. Blesgen, ces mesures ne sont pas justifiées par l'une des raisons prévues à l'article 36 du traité, notamment par la protection de la santé et de la vie des personnes, dès lors que ces mesures ne présentent pas à cet égard un caractère de nécessité certain, actuel et pouvant être admis comme tel dans toute
l'étendue de la Communauté.

La Cour de cassation belge, qui doit juger de la conformité des articles 1 et 2 de la loi belge avec le droit communautaire, a sursis à statuer par décision du 18 mars 1981 et a invité la Cour de justice, conformément à l'article 177 du traité CEE, à se prononcer à titre préjudiciel sur les questions suivantes:

«1. La notion de ‘mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation’ figurant à l'article 30 du traité CEE doit-elle être interprétée en ce sens que relèvent de l'interdiction prévue par cette disposition:

a) Des mesures d'ordre législatif interdisant la consommation, la vente ou l'offre, même à titre gratuit, de boissons spiritueuses (c'est-à-dire de boissons dont la force alcoolique dépasse 22o à la température de 15oC à consommer sur place dans tous les endroits accessibles au public, notamment dans les débits de boissons, hôtels, restaurants, lieux de divertissement, magasins, échoppes, bateaux, trains, trams, gares, ateliers ou chantiers ainsi que sur la voie publique, même si cette
interdiction est indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés et n'a pas pour but de protéger la production nationale?

b) Des mesures d'ordre législatif interdisant aux débitants de boissons à consommer sur place de détenir quelque quantité que ce soit de boissons spiritueuses (au sens ci-dessus précisé) tant dans les locaux où sont admis les consommateurs que dans les autres parties de l'établissement et dans l'habitation y attenante, même si cette interdiction est indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés et n'a pas pour but de protéger la production nationale?»

En cas de réponse affirmative à la première question:

«2. Convient-il d'interpréter la notion de mesures ‘justifiées par des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes’ figurant à l'article 36 du traité CEE en ce sens que des mesures telles que celles décrites aux lettres a) et b) de la question 1 peuvent ou doivent être considérées comme justifiées par les raisons indiquées ci-dessus dans le présent dispositif?»

Nous avons l'honneur de prendre position comme suit sur ces questions:

I — Sur la première question

1. En posant la question citée sous a), la juridiction de renvoi souhaite connaître les critères d'interprétation lui permettant d'apprécier si une interdiction du type de celle qui est prévue à l'article 1 de la loi Vandervelde — l'article 3 de cette loi prévoit uniquement qu'on entend par boissons spiritueuses toutes les boissons dont la force alcoolique dépasse 22o à la température de 15oC — relève de la catégorie des restrictions quantitatives à l'importation ou des mesures d'effet équivalent au
sens de l'article 30 du traité CEE. La question posée sous b), elle, doit permettre à la juridiction de renvoi de juger de la conformité de la règle prévue à l'article 2 de la loi belge avec l'article 30 du traité CEE.

Ces deux dispositions de la loi belge sur le régime de l'alcool (ci-après, la loi) ont ceci de commun qu'elles ne prohibent pas la commercialisation ou la détention de boissons spiritueuses d'une teneur en alcool supérieure à 22o en soi et de façon générale dans le royaume de Belgique, mais qu'elles interdisent uniquement la vente et la détention des produits litigieux aux endroits qui y sont visés. Par suite, il ne s'agit pas d'une réglementation relative à la commercialisation, ces dispositions
se bornant à restreindre l'utilisation des boissons spiritueuses en question dans les conditions précitées. L'interdiction de détention qui est prévue à l'article 2 de la loi a manifestement pour seul but, à cet égard, de garantir le respect de l'interdiction de vente, que les autorités compétentes ne seraient sinon pas en mesure de surveiller de manière efficace. Cette finalité justifie de traiter comme un tout les deux dispositions, eu égard à la vérification à effectuer. En d'autres termes,
s'il devait s'avérer que l'interdiction de vente doit être assimilée à une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité CEE, il en va également de même pour l'interdiction de détention prévue à l'article 2 de la réglementation belge, et inversement.

2. Lorsqu'on examine la question de savoir si la réglementation litigieuse doit être considérée comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité CEE, il convient tout d'abord de rappeler que, d'après votre jurisprudence constante ( 2 ), il appartient aux États membres, en l'absence d'une réglementation communautaire relative à la fabrication et à la mise en circulation d'un produit, d'adopter, chacun pour ce qui concerne son
territoire, toutes dispositions concernant la fabrication, la commercialisation et la consommation dudit produit. En ce qui concerne la présente loi de 1919, il convient de remarquer à cet égard que les mesures restrictives qui y sont prévues, ainsi que le soulignent la juridiction de renvoi et les autres parties à la procédure, ont été adoptées tant dans un but de protection de la santé physique et mentale de la population qu'en vue de lutter contre l'alcoolisme en général, spécialement dans ses
effets criminogènes, qui se sont encore aggravés actuellement en raison de la circulation routière, et en tant qu'il frappe durement les ménages et les familles, du point de vue social, moral et matériel. Comme la Communauté ne pouvait prendre, et n'a pris, aucune disposition correspondante en ce domaine, on doit ainsi reconnaître de manière générale que chacun des États membres est resté compétent en matière de réglementation de la vente et de la détention de boissons spiritueuses et qu'il peut
donc exister aussi des régimes différents d'État à État.

Il faut toutefois, ainsi que la Cour de justice l'a souligné également dans de nombreux arrêts, que ces dispositions n'entravent pas le commerce intracommunautaire: on ne doit donc pas pouvoir les assimiler à des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation au sens de l'article. 30 du traité CEE. Le critère décisif à cet égard est ainsi de savoir si la réglementation litigieuse doit être considérée comme constituant un obstacle aux échanges au sens de cette
disposition.

L'accusé, qui est demandeur au principal, tout comme les gouvernements britannique et français et la Commission, entend répondre par l'affirmative à cette question, en se basant sur la formule employée pour la première fois par la Cour de justice dans son arrêt dans l'affaire Dassonville ( 3 ) et fréquemment reprise, selon laquelle «toute réglementation commerciale des États membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce
intracommunautaire est à considérer comme mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives». D'après cette formule, qui est extensive et qui a même été élargie ultérieurement à «toute réglementation nationale» présentant ces caractéristiques, ainsi que le montre par exemple l'arrêt de la Cour de justice dans l'affaire Vriend ( 4 ), il n'est pas à exclure, d'après les arguments des parties à la procédure précitée, que la réglementation litigieuse entrave l'écoulement de boissons
spiritueuses étrangères, importées d'autres États membres en Belgique.

Les opinions divergent uniquement sur la question de la justification de la mesure d'effet équivalent qui existe dans cette optique. Les trois arrêts que vous avez rendus dans les affaires du Cassis de Dijon, Gilli et Kelderman ( 5 ) sont unanimes à considérer que des mesures de ce type peuvent être justifiées dans la mesure où elles sont «nécessaires pour satisfaire à des exigences imperatives tenant, notamment, à un contrôle fiscal efficace, à la protection de la santé publique, à la loyauté
des transactions commerciales et à la défense des consommateurs». De l'avis du gouvernement français et également, en dernière analyse, du gouvernement belge, la réglementation litigieuse vise en premier lieu la lutte contre l'alcoolisme et sa nécessité est donc impérative pour des motifs de santé publique au sens de la réglementation précitée.

En revanche, l'accusé, demandeur au principal, de même que le gouvernement britannique, entend nier pour l'essentiel une telle justification. Indépendamment du fait qu'il serait douteux que la réglementation en question poursuive encore actuellement le même but que lors de son adoption, il faudrait considérer en tout état de cause qu'elle ne constitue pas le moyen le moins rigoureux pour atteindre ce but, ainsi que le montrent les systèmes de licences des autres États membres. En conséquence, la
mesure devrait être considérée en réalité comme une restriction déguisée au commerce entre les États membres. Enfin, la Commission signale en outre qu'en vertu de la jurisprudence de la Cour, il revient aux États membres d'apporter la preuve que les mesures litigieuses sont nécessaires à la protection de la santé publique et que, tout compte fait, cette preuve n'a pas été apportée par le royaume de Belgique.

Toutes les parties sont d'accord pour estimer qu'au cas où on entendrait justifier cette mesure en recourant à l'article 36 du traité CEE, les arguments allant en ce sens doivent en dernière analyse s'appliquer également à cette disposition.

3. Contrairement à ces propositions de solution qui, se basant toutes plus ou moins sur la formule employée dans l'arrêt Dassonville, estiment que la loi belge doit être considérée comme une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30, et qui mettent donc l'accent sur un contrôle des motifs invoqués pour justifier la réglementation, il nous paraît cependant plus que douteux que la réglementation litigieuse, qui s'applique indistinctement aux boissons spiritueuses importées et nationales,
relève bien du domaine d'application de l'article 30 du traité CEE. Il ressort en effet du seul libellé de cette disposition que sont seules interdites «les restrictions quantitatives à l'importation ainsi que toutes mesures d'effet équivalent entre les États membres, sans préjudice des dispositions ci-après». Cela suffit pour que cette disposition ne puisse jouer que si le commerce de marchandises d'une frontière à l'autre est affecté par des mesures nationales, soit que l'importation de
marchandises en provenance d'autres État membres est déjà entravée, voire rendue impossible, soit que la seule commercialisation de produits importés est rendue plus difficile. A cet égard, l'article 30 également, tout comme les autres libertés fondamentales prévues dans le traité, doit, en tant qu'il exprime de façon spécifique une interdiction générale de discrimination, la discrimination «de jure» mais aussi «de facto», empêcher, en matière de commercialisation, des marchandises importées par
rapport aux produits nationaux similaires. Cette remarque nous amène déjà à conclure que ne peuvent tomber sous le coup de l'article 30 que les mesures nationales qui sont spécifiquement de nature à affecter les échanges entre Etats membres ou, pour reprendre les termes de l'article 36, qui constituent un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres.

Enfin, il importe peu à cet égard, ainsi que le montrent les nombreux arrêts de la Cour dans ce domaine, que la discrimination soit due à des mesures différentes, applicables aux produits nationaux ou importés, ou qu'elle résulte de règles indifférenciées, applicables de la même façon aux produits nationaux et importés. La différence entre les deux types de mesures consiste uniquement en ceci que, dès lors qu'elles prévoient un traitement différent, les premières doivent toujours être justifiées,
lorsqu'elles aboutissent à l'occasion de la commercialisation à une discrimination à l'encontre des marchandises importées, alors qu'une telle justification n'est pas nécessaire dans le cas de mesures applicables de manière indifférenciée qui n'aboutissent pas en fait à une discrimination des produits importés par rapport aux marchandises nationales.

Sauf erreur de notre part, dans sa jurisprudence, la Cour, elle aussi, n'a examiné la question de savoir si une mesure est justifiée ou non sur la base des motifs visés à l'article 36 ou sur la base d'autres motifs que lorsque il s'était à tout le moins avéré que la mesure concernée, même si, formellement, elle s'appliquait de manière indifférenciée, conduisait bel et bien en fait à une inégalité de traitement des marchandises nationales et importées. A cet égard toutefois, nous concéderons que
l'objectif — éviter les discriminations dans la libre circulation des marchandises — n'a été exprimé que d'une manière inégale. Si la lutte contre les discriminations a d'abord été au premier plan, comme dans l'arrêt sur les vins mousseux et les eaux-de-vie de vin ( 6 ), cette préoccupation n'apparaît plus aussi nettement dans une série d'arrêts ultérieurs, commençant par l'affaire du Cassis de Dijon, ou encore dans les arrêts rendus dans les affaires Gilli et Kelderman. Dans ces affaires, qui
concernaient une réglementation en matière de commercialisation, applicable de manière indifférenciée, la Cour a reconnu qu'il existait des buts d'intérêt général, en particulier l'efficacité des contrôles fiscaux, la protection de la santé publique, la loyauté des transactions commerciales et la défense des consommateurs, qui pouvaient primer les exigences de la libre circulation des marchandises par la voie d'une pondération des intérêts. Toujours est-il que, dans ces affaires également, la
Cour a considéré que les mesures nationales litigieuses étaient susceptibles d'entraver directement ou indirectement, de manière actuelle ou potentielle, le commerce intracommunautaire dans la mesure où, on peut l'ajouter, elles constituaient un obstacle à l'écoulement de marchandises étrangères.

C'est ainsi que dans l'affaire Gilli, il était clair que l'interdiction de mettre en circulation des produits contenant de l'acide acétique qui ne provenait pas de la fermentation acétique du vin rendait impossible la commercialisation en Italie de tout vinaigre à base de fruits. Dans l'affaire Kelderman, la Cour a constaté que «l'extension, aux produits importés, d'une obligation de contenir une certaine quantité de matière sèche pouvait exclure la commercialisation dans l'État concerné de pain
originaire d'autres États membres». Et surtout, dans l'affaire du Cassis de Dijon également, la Cour, constatant que «l'effet pratique de prescriptions de ce genre consiste principalement à assurer un avantage aux boissons spiritueuses à forte teneur alcoolique, en éloignant du marché national des produits d'autres États membres ne répondant pas à cette spécification», a considéré que des dispositions relatives à la teneur minimale en esprit-de-vin de boissons alcooliques avaient un caractère
discriminatoire.

Dans une autre série d'arrêts, qui concernaient des réglementations nationales en matière de prix, il ne s'agissait pas, en revanche, de l'exclusion, du marché national, de marchandises étrangères qui ne pouvaient pas satisfaire, en tant que telles, à certaines caractéristiques prescrites, mais de l'existence, pour certains produits, d'une réglementation nationale en matière de prix. En examinant la question de savoir si une telle réglementation en matière de prix doit être considérée comme une
mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité CEE, la Cour a repris, tant dans l'affaire INNO que dans les affaires van Tiggele et Danis ( 7 ), la définition des mesures d'effet équivalent figurant déjà dans l'arrêt Dassonville. Mais dans les trois arrêts, elle a clairement affirmé qu'un régime national de prix, indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés,«ne constitue pas en lui-même une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative». Un
régime de prix allant en ce sens peut cependant produire un tel effet, selon les arrêts précités, s'il est conçu de manière à ce que l'écoulement des produits importés devienne soit impossible soit plus difficile que celui des produits nationaux similaires. Selon nous, l'exemple de ces arrêts met particulièrement en évidence le fait que la Cour n'entend assimiler une réglementation nationale applicable de manière indifférenciée à une mesure d'effet équivalent que si les produits importés font
l'objet d'une discrimination, lors de leur commercialisation, par rapport aux produits nationaux similaires.

Enfin, la Cour a eu l'occasion, dans l'affaire Groenveld ( 8 ), de préciser encore davantage la notion de mesure d'effet équivalent. Dans cette dernière affaire, il s'agissait d'apprécier une mesure nationale qui interdisait uniquement à une certaine catégorie de producteurs, à savoir les fabricants de charcuterie, de transformer et de détenir en stock de la viande de cheval, sans établir de distinction entre les produits destinés à l'exportation et les produits destinés à la vente sur le
territoire national. Selon la Cour, l'article 34 du traité CEE «vise les mesures nationales qui ont pour objet ou pour effet de restreindre spécifiquement les courants d'exportation et d'établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un État membre et son commerce d'exportation, de manière à assurer un avantage particulier à la production nationale ou au marché intérieur de l'État intéressé, au détriment de la production ou du commerce d'autres États membres». Par ce
critère supplémentaire des restrictions spécifiques aux courants commerciaux, la Cour a clairement affirmé que des réglementations nationales applicables indistinctement, qui n'ont rien à voir, en tant que telles, avec le franchissement de frontières par des marchandises et qui produisent tout au plus des effets secondaires sur les échanges entre les États membres, ne doivent pas tomber sous le coup de l'interdiction prévue aux articles 30 et suivants du traité CEE.

C'est logiquement que l'arrêt précité rendu dans l'affaire United Food (voir remarque 1) dit, lui aussi, que l'article 30 tend, entre autres, à l'élimination des entraves qui «visent spécifiquement les produits importés».

En se référant explicitement à la formule employée dans l'arrêt Groenveld, la Cour a ensuite dit pour droit, dans l'affaire Oebel ( 9 ), que les articles 30 et 34 du traité CEE ne s'opposent pas à une réglementation nationale interdisant le travail de nuit dans les boulangeries et les pâtisseries, car cette réglementation relève de la politique économique et sociale et s'applique en fonction de critères objectifs à l'ensemble des entreprises dans le secteur déterminé, établies sur le territoire
national, sans créer une différence de traitement quelconque en raison de la nationalité des opérateurs et sans distinguer entre le commerce à l'intérieur de l'Etat intéressé et celui d'exportation.

Selon nous, ce critère des restrictions spécifiques aux échanges, récemment invoqué par la Cour, coïncide en particulier avec la notion de mesures d'effet équivalent sur laquelle se base la directive 70/50/CEE de la Commission du 22 décembre 1969 (JO L 13 du 19. 1. 1970, p. 29). Aux termes de l'article 3, alinéa 1, de cette directive doivent en effet tomber sous le coup de l'interdiction prévue à l'article 30 du traité CEE celles des mesures relatives à la commercialisation de marchandises qui
sont applicables indistinctement aux produits nationaux et aux produits importés et «dont les effets restrictifs sur la libre circulation des marchandises dépassent le cadre des effets propres d'une réglementation de commerce». D'après l'article 3, alinéa 2, de la directive, tel doit être notamment le cas «lorsque ces effets restrictifs sur la libre circulation des marchandises sont hors de proportion par rapport au résultat recherché» ou «lorsque le même objectif peut être atteint par un autre
moyen qui entrave moins les échanges». Ici aussi, il apparaît clairement que seules doivent relever du domaine d'application de l'article 30 du traité CEE les mesures nationales qui sont susceptibles d'entraver les échanges commerciaux entre les États membres en défavorisant, lors de la commercialisation, les produits importés par rapport aux produits nationaux.

Dans ce contexte, en ce qui concerne la réglementation belge faisant l'objet du présent litige, laquelle relève indubitablement du domaine de la politique sanitaire et sociale et a pour but d'empêcher la vente de boissons spiritueuses à forte teneur en alcool sur les lieux qui y sont cités, il faut tout d'abord constater que cette réglementation n'affecte pas en soi la commercialisation de ces boissons alcooliques sur le territoire belge. En conséquence, cette réglementation n'affecte pas non
plus les courants commerciaux intracommunautaires en tant que tels par cette seule restriction que des boissons à forte teneur en alcool, déterminées en fonction de critères objectifs applicables aussi bien aux produits nationaux qu'aux produits importés, ne peuvent pas être mises en vente ou détenues sur les lieux visés par la loi belge.

4. Par conséquent, il reste uniquement à examiner si la réglementation — en dépit du fait qu'elle s'applique de manière indistincte — a pour objet ou pour effet d'apporter une restriction spécifique aux courants d'importation dans la mesure où elle défavorise en fait les produits importés par rapport aux produits nationaux. Un tel effet protectionniste ne pourrait tout au plus exister que si, comme le pensent l'accusé, demandeur au principal, et le gouvernement britannique, l'interdiction de vente
était prévue de manière à concerner en premier lieu et principalement des produits étrangers.

Or, ainsi que cela nous a été dit, la loi de 1919 a eu entre autres pour effet d'entraîner une diminution de la production belge de boissons spiritueuses. Mais, en dépit de ce recul, et comme le montre un examen des statistiques produites par la Commission, relatives à l'importation et à la consommation d'eau-de-vie dans les États membres de la Communauté, un pourcentage élevé de la consommation totale, en Belgique, de boissons à forte teneur en alcool revient à la production nationale. C'est
ainsi qu'en 1978, la consommation se montait au total à 234000 hi d'alcool pur. N'ont été importés en revanche que 146000 hl, dont 140000 provenaient des États membres de la Communauté. On a consommé, en 1979, 222000 hl d'alcool pur, dont 152000 ont été importés — les importations en provenance des États membres atteignant 146000 hl. En 1980 enfin, la consommation a atteint 234000 hl d'alcool pur, les importations se montant au total à 174000 hl, dont 170000 hl en provenance des pays de la
Communauté.

Ces chiffres démontrent d'abord l'existence d'une production d'eau-de-vie nationale importante, qui fait l'objet du même traitement que les produits importés en ce qui concerne la réglementation relative à son utilisation. D'autre part, les statistiques révèlent une augmentation non négligeable des importations, la consommation de boissons à forte teneur en alcool restant plus ou moins constante. Ce fait également tend à prouver que la réglementation litigieuse, pour autant qu'elle ait pu
influencer les courants d'importation, n'a pas eu d'effets défavorables sur la commercialisation des produits étrangers.

De même, l'argument selon lequel l'interdiction de vente frappant les boissons spiritueuses titrant plus de 22o d'alcool avantage l'industrie belge de la brasserie n'est pas pertinent. Il résulte déjà de l'esprit et de l'objectif de l'article 30 que ne peuvent être considérées comme mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation que celles des réglementations qui défavorisent les produits importés par rapport aux produits nationaux similaires ou concurrents et qui
aboutissent donc à procurer à ces derniers un avantage en matière de concurrence. C'est ce qu'a confirmé également la Cour, conformément à nos conclusions du 2 juillet 1980, dans son arrêt du 10 juillet 1980 dans l'affaire 152/78 relative à la publicité des boissons alcooliques ( 10 ). En ce qui concerne la similitude et le rapport de concurrence existant entre les produits faisant l'objet de cette dernière affaire, la Cour s'est explicitement référée à son arrêt du 27 février 1980 dans l'affaire
168/78 concernant le régime fiscal des eaux-de-vie ( 11 ). Or, il faut déduire de cet arrêt qu'au sein de la catégorie plus importante des boissons alcooliques, les eaux-de-vie constituent une catégorie qu'on peut distinguer, qui possède en commun certaines caractéristiques, comme la production par distillation, la teneur relativement élevée en alcool, etc. Inversement, il en résulte que la bière, qui est fabriquée par un processus de fermentation simple et qui se caractérise par une teneur en
alcool relativement faible, ne peut être qualifiée de boisson similaire aux eaux-de-vie et n'est pas non plus en rapport de concurrence avec celles-ci pour ce qui est de l'utilisation. En conséquence, on ne saurait non plus considérer que l'interdiction de vente des eaux-de-vie rend plus difficile l'écoulement des eaux-de-vie importées au bénéfice de la bière nationale.

En outre, et ainsi que le gouvernement belge le souligne à juste titre, la possibilité de mettre en vente toutes les boissons alcooliques qui sont produites par simple fermentation, et donc également le vin, qui est un produit typiquement étranger à la Belgique, va à l'encontre d'un tel effet de protection. Ainsi, si on entendait affirmer l'existence d'un effet de cette nature, les produits étrangers pourraient, eux aussi, tirer avantage de cette réglementation.

Enfin, la réglementation précitée ne saurait non plus être qualifiée, ainsi que cela a été allégué, de mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, au motif que la Belgique serait le seul pays de la Communauté à prévoir une telle interdiction de vente, alors que tous les autres État membres combattraient l'alcoolisme avec un système, agencé de manière différenciée, de licences ou de concessions pour le secteur de la restauration et des débits de boissons. Ainsi que la
Cour l'a déclaré dans l'arrêt van Dam ( 12 ) et, en termes identiques, dans l'arrêt Oebel, on ne saurait considérer comme contraire au principe de non-discrimination l's autres État membres combattraient l'alcoolisme avec un système, agencé de manière différenciée, de licences ou de conceapplication d'une législation nationale en raison de la seule circonstance que d'autres États membres appliquent des dispositions moins rigoureuses.

Pour ces motifs, et compte tenu de la jurisprudence précitée, nous en concluons finalement que la réglementation litigieuse, qui est applicable de manière indifférenciée, n'est pas en tant que telle susceptible de restreindre de manière spécifique l'importation de boissons spiritueuses à forte teneur en alcool. En particulier, les produits importés ne font pas l'objet d'une discrimination, lors de leur commercialisation, par rapport aux produits nationaux similaires. On ne peut donc pas qualifier
la réglementation de mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, et interdite, au sens de l'article 30 du traité CEE.

II — Il n'est donc pas nécessaire d'examiner si la mesure est justifiée par les motifs visés à l'article 36 du traité CEE ou bien développés par votre jurisprudence.

Si la Cour devait ne pas suivre notre opinion, nous nous permettons de remarquer, à titre subsidiaire, que la pondération des différents intérêts, prescrite par la jurisprudence, entre l'objectif de la libre circulation des marchandises, d'une part, et les préoccupations en matière de politique sanitaire et sociale poursuivies par la réglementation nationale, d'autre part, doit aboutir à la conclusion que cette mesure est justifiée. C'est d'ailleurs en ce sens que la Commission s'est, elle aussi,
exprimée, contrairement aux observations qu'elle a déposées en l'espèce, dans sa réponse du 27 janvier 1978 à la question écrite de M. Cousté relative à la vente de boissons alcooliques en Belgique (JO C 56 du 6. 3. 1978, p. 8).

III — Sur la base des considérations qui précèdent, nous proposons donc à la Cour de répondre comme suit aux questions posées:

L'article 30 du traité CEE ne s'oppose pas à une réglementation du type de celle qui est prévue à l'article 1, paragraphe 1, et aux articles 2 et 3 de la loi belge du 19 août 1919 sur le régime de l'alcool, modifiés par la loi du 2 avril 1965.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( 1 ) Traduit de l'allemand.

( 2 ) Parmi les arrêts récents, voir: arrêt du 7 avril 1981 dans l'affaire 132/80: — NV United Foods/État belge, Recueil 1981, p. 995; arrêt du 17 juin 1981 dans l'affaire 113/80: — Commission/Irlande, non encore publié; arrêt du 17 décembre 1981 dans l'affaire 272/80: — procédure pénale contre Frans-Nederlandse Maatschappij voor Biologische Producten BV, non encore publié.

( 3 ) Arrêt du 11 juillet 1974 dans l'affaire 8/74: — Procureur du Roi/Benoit et Gustave Dassonville, Recueil 1974, p. 837.

( 4 ) Arrêt du 26 février 1980 dans l'affaire 94/79: — procédure pénale contre Pieter Vriend, Recueil 1980, p. 327.

( 5 ) Arrêt du 20 février 1979 dans l'affaire 120/78: — Rewe-Zentral AG/Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, Recueil 1979, p. 649 (p. 662, 8e attendu); arrêt du 26 juin 1980 dans l'affaire 788/79: — procédure pénale contre Herbert Gilli et Paul Andres, Recueil 1980, p. 2071; arrêt du 19 février 1981 dans l'affaire 130/80: — procédure pénale contre Fabriek voor Hoogwaardige Voedingsprodukten Kelderman BV, Recueil 1981, p. 527.

( 6 ) Arret du 20 février 1975 dans l'affaire 12/74: — Commission/République federalo d'Allemagne, Recueil 1975, p. 181.

( 7 ) Arrêt du 16 novembre 1977 dans l'affaire 13/77: — GB-INNO-BM/Association des détaillants en tabac (ATAB), Recueil 1977, p. 2115; arrêt du 24 janvier 1978 dans l'affaire 82/77: — Ministère public du royaume des Pays-Bas/Jacobus Philippus van Tiggele, Recueil 1978, p. 25; arrêt du 6 novembre 1979 dans les affaires jointes 16 à 20/79: — Ministère public/Joseph Danis et autres, Recueil 1979, p. 3327.

( 8 ) Arrêt du 8 novembre 1979 dans l'affaire 15/79: — P.B. Groenveld/Produktschap voor Vee en Vlees, Recueil 1979, p. 3409.

( 9 ) Arrêt du 14 juillet 1981 dans l'affaire 155/80: — Sergius Oebel, non encore publié.

( 10 ) Arrêt du 10 juillet 1980 dans l'affaire 152/78: — Commission/République française, Recueil 1980, p. 2299.

( 11 ) Arrât du 27 février 1980 dans l'affaire 168/78: — Commission/République française, Recueil 1980, p. 347.

( 12 ) Arrêt du 3 juillet 1979 dans les affaires jointes 185 à 204/78: — procédure pénale contre la société J. van Dam en Zonen, Recueil 1979, p. 2345.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 75/81
Date de la décision : 09/02/1982
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - Belgique.

Mesures d'effet équivalent - Restrictions à la commercialisation des boissons spiritueuses.

Restrictions quantitatives

Mesures d'effet équivalent

Libre circulation des marchandises


Parties
Demandeurs : Joseph Henri Thomas Blesgen
Défendeurs : État belge.

Composition du Tribunal
Avocat général : Reischl
Rapporteur ?: Chloros

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1982:45

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award