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17/09/1980 | CJUE | N°22/80

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mayras présentées le 17 septembre 1980., Boussac Saint-Frères SA contre Brigitte Gerstenmeier., 17/09/1980, 22/80


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 17 SEPTEMBRE 1980

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Dans la présente affaire préjudicielle, le litige au principal trouve sa source dans la vente de ses produits par la société Boussac Saint-Frères, l'important fabricant français de textiles, à sa cliente, Mme Gerstenmeier, qui possède un commerce de détail de vêtements en Allemagne. Cette dernière n'ayant pas payé entièrement sa facture, établie en francs français, la société créancière introduisit auprès d

e la juridiction compétente, le tribunal d'instance de Berlin-Schöneberg, une procédure en
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CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 17 SEPTEMBRE 1980

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Dans la présente affaire préjudicielle, le litige au principal trouve sa source dans la vente de ses produits par la société Boussac Saint-Frères, l'important fabricant français de textiles, à sa cliente, Mme Gerstenmeier, qui possède un commerce de détail de vêtements en Allemagne. Cette dernière n'ayant pas payé entièrement sa facture, établie en francs français, la société créancière introduisit auprès de la juridiction compétente, le tribunal d'instance de Berlin-Schöneberg, une procédure en
injonction de payer («Mahnverfahren»).

La juridiction saisie ne put rendre, comme le souhaitait la requérante, une ordonnance portant injonction de payer à l'endroit de Mme Gerstenmeier à concurrence du solde de la créance, donc pour un montant libellé en monnaie étrangère. En effet, l'article 688, paragraphe 1, du Code de procédure civile («Zivilprozeßordnung» — ZPO) limite la recevabilité de la procédure introduite au paiement d'une somme libellée en monnaie nationale, du moins lorsque le débiteur n'est pas établi dans un État
contractant à la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 autre que la République fédérale. Le tribunal de Schöneberg préféra surseoir à statuer et, après vous avoir exposé que cette limitation a été introduite par une loi du 3 décembre 1976, entrée en vigueur de 1er juillet 1977, il vous défère à titre préjudiciel, en vertu de l'article 177, alinéa 2, du traité, «la question de savoir si cette modification du Code de procédure civile allemand constitue, relativement aux créanciers d'autres
États membres de la Communauté, une mesure d'effet discriminatoire et qui est privée d'effet à l'égard de ces demandeurs pour cause de violation de l'article 7 du traité CEE, si bien que ceux-ci peuvent encore poursuivre, par la voie du ‘Mahnverfahren’, le recouvrement de créances sur des débiteurs établis en république fédérale d'Allemagne, libellées en une monnaie étrangère».

Comme, dans le cadre des pouvoirs qui vous sont conférés par l'article 177, vous ne pouvez interpréter et, a fortiori, porter une appréciation sur une disposition de droit national, nous nous permettons de reformuler la question posée dans les termes suivants:

L'article 7 du traité CEE doit-il être compris en ce sens que constitue une mesure discriminatoire à raison de la nationalité une disposition nationale excluant de l'accès à une procédure simplifiée d'injonction de payer les titulaires de créances libellées en monnaie étrangère agissant contre des débiteurs résidant dans l'État membre qui a institué la disposition en cause?

I — Une réponse utile à cette question supposant toutefois de bien connaître le «Mahnverfahren», nous commencerons par une description de celui-ci.

Réglementée par les articles 688 à 703 d) du Code de procédure civile (ZPO), la procédure en injonction de payer est une procédure sommaire, d'exception, par opposition à la procédure normale de demande en justice («Klageverfahren») qui fait l'objet des articles 253 et suivants du même code.

a) Limitée depuis son institution en 1877 à certaines demandes ayant pour objet des droits patrimoniaux, elle est bien plus usitée que la procédure de droit commun pour le recouvrement de créances en numéraire, en particulier lorsque le débiteur ne conteste pas la créance de manière sérieuse. La procédure en injonction de payer est particulièrement bien adaptée à des prétentions («Ansprüche») simples, incontestables, celles qui surgissent en grand nombre de relations juridiques courantes et qui, de
ce fait, peuvent être classées en un nombre limité de types de contrat. Nous avons également appris que les plus grands utilisateurs de cette procédure étaient les entreprises qui s'adressent directement aux consommateurs finaux, comme les entreprises de vente par correspondance.

Par rapport à la procédure de la demande en justice, la procédure en injonction de payer se distingue par sa simplicité et permet aux créanciers de gagner un temps considérable. Il suffit à ceux-ci de déposer auprès du tribunal compétent une demande («Mahnantrag»), rédigée sur formulaire, qui, en sus de l'indication des parties, se limite à individualiser la créance des manière succincte. Si la demande remplit les conditions formelles légales, le tribunal délivre une ordonnance portant injonction
de payer («Mahnbefehl»), sans examen au fond, et la notifie d'office au débiteur.

Lorsque ce dernier ne paie pas et ne forme pas non plus contredit («Widerspruch») dans les deux semaines de la notification, le créancier peut demander une décision qui l'habilite à poursuivre l'exécution forcée à l'encontre du défendeur. Cette décision est également délivrée sans que le tribunal compétent examine le fond de l'affaire. Son effet équivalant à celui d'un jugement par défaut, elle peut être exécutée par provision. En revanche, lorsque le débiteur forme contredit dans les délais, la
procédure d'injonction se transforme en procédure de droit commun. Il s'ensuit notamment que le créancier doit, dans un délai de deux semaines, exposer les moyens de sa demande pour que le juge puisse examiner celle-ci au fond. En cas de contredit, la procédure d'injonction de payer représente donc un détour de procédure qui retarde considérablement la procédure normale, laquelle est de surcroît plus longue, ne serait-ce qu'en raison de la pratique dominante d'y inclure la tenue d'une audience.

A ce gain de temps, la procédure d'injonction ajoute une économie de frais. Les frais de justice découlant de son introduction s'élèvent à la moitié de ceux occasionnés par la procédure normale de demande en justice. De plus, elle ne requiert jamais le ministère d'un avocat, qui est au contraire obligatoire dans la procédure normale si la valeur du litige est supérieure à 3500 DM.

b) Cette description s'applique à l'état actuel de la réglementation qui a subi, au moins pour ce qui nous intéresse, deux modifications depuis les origines.

Jusqu'au 29 juillet 1972, la procédure en injonction de payer ne pouvait être engagée qu'à l'encontre de débiteurs établis en Allemagne, mais il était toutefois possible de faire valoir, sans distinction, des créances libellées en monnaie allemande et des créances libellées en monnaie étrangère. Ensuite, la matière a été régie par la loi du 29 juillet 1972 portant exécution de la convention du 27 septembre 1968 (convention de Bruxelles). A partir de cette date, la procédure étudiée pouvait être
en outre engagée à l'encontre de débiteurs établis dans les États contractants à la convention autres que l'Allemagne, et cela pour des créances libellées tant en monnaie étrangère qu'en monnaie allemande. Mais, depuis le 1er juillet 1977, date d'entrée en vigueur de la loi du 3 décembre 1976, portant simplification et accélération des procédures judiciaires (dite loi de simplification), il n'est plus possible de faire valoir, par la voie de la procédure sommaire, le remboursement de créances
libellées en monnaie étrangère contre des débiteurs établis en République fédérale, alors que cette possibilité existe encore à l'encontre de débiteurs établis dans les autres États contractants à la convention de Bruxelles, qui sont les cinq autres États membres originaires de la Communauté.

c) Quelles ont été les raisons de la réforme de 1976? Celle-ci a été introduite, nous a expliqué le gouvernement allemand, «dans le but d'améliorer la protection de la partie mise en cause et de rationaliser le travail au sein des tribunaux. En particulier, la loi a créé les conditions pour un traitement mécanisé des procédures, en vue de permettre le recours à l'informatisation». Or, l'enquête préparatoire au travail législatif a montré que l'inclusion des créances libellées en monnaie étrangère
dans un système de traitement informatisé de la procédure d'injonction de payer nécessiterait un élargissement considérable du programme de vérification (Software) de la demande, qui est déjà très compliqué. Cet élément, qu'il faut rapprocher du nombre extrêmement réduit de créances de ce type effectivement introduites, a abouti à la version critiquée de l'article 688, paragraphe 1, du Code de procédure civile (ZPO), rédigée dans les termes suivants:

«Lorsqu'une demande a pour objet le paiement d'une somme d'argent déterminée libellée en monnaie nationale, il est délivré, à la requête du demandeur, une ordonnance portant injonction de payer («Mahnbescheid»).

Pour le gouvernement allemand, il existe des différences fondamentales entre cette hypothèse et celle où le débiteur réside dans un État contractant à la convention de Bruxelles, qui expliquent le maintien, dans ce dernier cas, aux termes de l'article 688, paragraphe 3, de la recevabilité de la demande pour les créances en monnaie étrangère, lesquelles restent dès lors traitées manuellement. Dans cette hypothèse, en effet, la procédure ne se déroule que partiellement en Allemagne puisque la
notification et l'exécution de l'ordonnance sont du ressort du tribunal de la résidence du débiteur. La monnaie allemande étant une monnaie étrangère au lieu de l'exécution, l'exclusion des créances en monnaie étrangère aurait, d'après le gouvernement allemand, occasionné une inégalité entre le créancier engagé dans cette procédure et le créancier d'un débiteur résidant en République fédérale.

d) Le gouvernement allemand a encore ajouté que la limitation du champ d'application de l'article 688, paragraphe 1, n'était pas la seule modification entraînée par les exigences techniques de l'informatisation. Les plus significatives nous paraissent être la compétence exclusive du tribunal du demandeur — qui permet de centraliser les demandes émanant des grandes entreprises —, la faculté accordée aux «Lander» de centraliser les demandes auprès d'un seul tribunal d'instance et surtout l'abandon de
tout contrôle du fond de la demande, qui a fait, croyons-nous savoir, l'objet des critiques les plus vives adressées à la réforme de 1976.

De plus, la limitation de la procédure aux créances en monnaie nationale n'exclut pas seulement les créances libellées en monnaie étrangère, mais également celles ayant pour objet des biens fongibles et des valeurs mobilières qui, avant le 1er juillet 1977, étaient susceptibles d'être recouvrées de cette façon. Il est intéressant de noter à cet égard que, dans les droits des autres États membres — abstraction faite des droits néerlandais, irlandais et luxembourgeois pour lesquels nous n'avons pas
d'informations — il n'est pas opéré de distinction entre les dettes libellées en monnaie nationale et celles libellées en monnaie étrangère, pour le recouvrement desquelles les procédures sommaires sont par ailleurs également ouvertes.

e) L'isolement de la réglementation allemande est d'autant plus notable que, comme nous le verrons à l'instant, les raisons invoquées pour justifier la différence de traitement des créances suivant la monnaie dans laquelle elles sont libellées ne sont, réflexion faite, pas pertinentes.

Si on répertorie les différents cas dans lesquels la disposition restrictive de l'article 688, paragraphe 1, est applicable, on se rend tout de suite compte que deux d'entre eux sont largement théoriques et que seul le troisième, qu'illustre précisément la présente affaire, peut avoir des effets pratiques.

Au gouvernement allemand, qui a souligné à plusieurs reprises que l'irrecevabilité de la procédure atteignait les créanciers résidant en République fédérale aussi bien que ceux résidant à l'étranger, on répondra simplement que, dans un rapport juridique purement national, le choix d'une monnaie étrangère est rarissime et, en l'occurrence, soumis, de surcroît, à l'autorisation préalable des autorités compétentes (article 3 du «Währungsgesetz» du 20 juin 1948 et article 49 de
l'«Außenwirtschaftsgesetz — Anpassungsgesetz»). Le deuxième cas d'application possible, celui où le créancier résiderait dans un État membre de la Communauté autre que l'Allemagne et le débiteur dans un État tiers à la convention de Bruxelles, est également une hypothèse d'école: on voit mal comment une juridiction allemande pourrait être compétente pour régler un litige né dans ces conditions.

L'irrecevabilité des créances en monnaie étrangère n'a donc d'effet pratique que dans les cas où le créancier réside à l'étranger et le débiteur en Allemagne. Or, aux dires mêmes du gouvernement allemand, ces cas sont si peu nombreux qu'ils ne peuvent être pris en compte dans une statistique. De plus, conformément à l'article 689, paragraphe 2, du Code de procédure civile (ZPO), «si le demandeur n'a pas de domicile ou de siège (‘keinen allgemeinen Gerichtsstand’) dans le pays, le tribunal
d'instance (‘Amtsgericht’) de Schöneberg à Berlin est exclusivement compétent». Dans ces conditions, on ne saurait retenir l'argument du gouvernement fédéral suivant lequel le retour au traitement manuel pour ces créances requerrait l'engagement d'employés spécialisés dans de nombreux tribunaux, ce qui ruinerait l'avantage d'économie attendu de l'informatisation.

Il n'existe donc pas de raison objective pour exclure de la procédura en injonction de paiement les créances libellées en monnaie étrangère, l orsque le débiteur réside en Allemagne fédérale. Mais il faut se garder d'en conclure que la législation critiquée est, pour autant, incompatible avec l'article 7 du traité.

II — Avant d'examiner ce point, il nous faut observer que, bien que cette disposition soit la seule mentionnée dans sa question par le juge de renvoi, la requérante au principal a également invoqué, au cours de la présente procédure, deux autres règles de droit communautaire.

Elle a ainsi fait état de la violation de l'article 106, paragraphe 1, du traité, texte qui pose le principe de la liberté des paiements intracommunautaires. Mais, si, dans ses observations écrites, il a indiqué «qu'il n'était pas nécessaire d'examiner si (cette disposition) fondait à elle seule ou en relation avec l'article 7 une demande dirigée contre la mesure adoptée», son représentant a, lors de l'audience de procédure orale, dit sa conviction que «l'article 106 était la traduction de
l'interdiction générale de discrimination de l'article 7, de même que les prescriptions en matière de libre établissement ou de libre prestation de services». C'est pourquoi nous n'étudierons pas l'argumentation relative à ce texte indépendamment de la violation alléguée de l'article 7 lui-même.

Nous n'envisagerons donc de façon autonome que la seconde norme de droit communautaire dont la requérante au principal allègue la violation, en plus de celle de l'article 7, et qu'elle a appelée principe général de «Rückschrittsverbot» (interdiction d'apporter des restrictions à un régime libéral déjà existant) dans ses observations écrites et, suivant une terminologie qui vous est plus familière, principe de «standstill» au cours de l'audience.

Nous commencerons par l'examen de l'article 7.

a) Celui-ci, vous le savez, est ainsi rédigé :

«dans le domaine d'application du présent traité, et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination en raison de la nationalité».

Ce libellé appelle clairement deux questions préliminaires relativement à la réglementation en cause.

Tout d'abord, on ne peut, croyons-nous, nier qu'une créance née de la vente de biens d'un État membre à un autre entre dans la sphère de compétence communautaire. Il est, d'autre part, incontestable que, en ce qui concerne l'accès à une procédure simplifiée d'injonction de payer une dette contractée en achetant des marchandises, les dispositions particulières applicables, tant celles relatives à la libre circulation des marchandises que l'article 106, paragraphe 1, sur la libération des
paiements, loin de prévoir des dérogations à la règle générale de l'article 7, ne font au contraire que l'expliciter pour la matière qu'elles régissent.

b) Reste le point crucial de la discrimination en raison de la nationalité.

Une législation du type de la législation allemande ne constitue évidemment pas une réglementation ostensiblement ou, pour user d'un autre terme, directement discriminatoire puisque, pas plus que les étrangers, les créanciers allemands ne sont recevables à faire valoir des créances en monnaie étrangère contre des débiteurs résidant en Allemagne par la voie de la procédure étudiée.

Si discrimination il y a, ce ne peut être qu'une discrimination indirecte. Pour savoir ce que l'on entend par là, il suffit de se reporter à votre arrêt Sotgiu du 12 février 1974 (affaire 152/73, Recueil, p. 164, attendu no 11), dont vous avez rappelé les termes dans votre arrêt Commission/Irlande du 16 février 1978 (affaire 61/77, Recueil, p. 453, attendu no 78). Vous y avez exposé que «les règles d'égalité de traitement, tant du traité» (donc, en tout premier lieu, celle posée par l'article 7)
«que de l'article 7 du règlement no 1612/68, prohibent non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d'autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat». Ainsi que l'a relevé la requérante au principal, «le résultat pratique est donc plus important que le critère retenu» et «l'égalité des chances des ressortissants de la Communauté est affectée chaque fois qu'une
réglementation conduit en définitive à placer les nationaux dans une meilleure situation que les ressortissants d'autres États membres de la Communauté».

En l'espèce, comme on l'a vu, le critère de distinction dont il faut examiner s'il aboutit en fait au même résultat qu'une discrimination ostensible est double. Au premier paragraphe de l'article 688, c'est la qualité nationale ou étrangère de la monnaie qui ouvre ou ferme le droit d'introduire une demande en injonction de payer. Au troisième paragraphe du même article, c'est, entre les créances libellées en monnaie étrangère, la résidence du débiteur qui opère le même effet puisque, par
exception, les tribunaux sont tenus d'accueillir les demandes relatives aux créances en monnaie étrangère lorsque le débiteur est établi dans un État contractant à la convention de Bruxelles.

c) Pour la Commission, on ne peut exclure par principe que la monnaie puisse constituer un critère discriminatoire, mais, en l'occurrence, tel ne lui semble pas le cas. La distinction de la qualité nationale ou étrangère de la monnaie est, à son sens, un critère neutre qui touche aussi bien les Allemands que les étrangers. Ainsi, pas plus qu'une requérante française ordinaire, la filiale d'une société allemande qui a son siège en France et qui y exerce ses activités ne peut recourir à l'injonction
de payer pour recouvrer une créance libellée en francs français. A vrai dire, nous ne partageons pas cette opinion et l'exemple donné ne paraît pas particulièrement bien choisi: une filiale française d'une société allemande est une société de droit français; il n'est que normal que le législateur allemand la traite sur le même pied qu'une autre société de ce type.

Nous ferons plutôt nôtres les appréciations de la requérante au principal. Pour celle-ci, c'est avoir une vue bien théorique des choses que de soutenir que le critère de la monnaie est objectif en ce sens qu'il s'applique de la même façon à tous les ressortissants communautaires.

Un tel point de vue ne rend pas compte des avantages qu'il y a pour une entreprise, surtout de petite taille, à facturer dans la monnaie nationale les marchandises destinées à l'étranger: simplification dans le traitement des factures; élimination du risque de change, reporté sur le client; application d'un prix uniforme pour les opérations du marché intérieur et pour les exportations. Les entreprises allemandes établissent donc beaucoup plus que les autres leurs factures en monnaie allemande et,
partant, elles ont beaucoup moins que les entreprises étrangères tendance à demander des recouvrements en monnaie étrangère devant leurs juridictions nationales. La règle posée par la loi de 1976 touche donc principalement les entreprises étrangères. Parmi celles-ci, nous paraissent singulièrement atteintes les entreprises des autres pays membres de la Communauté, tant en raison des courants d'échanges existants qu'en raison de la difficulté de concilier la législation en cause, sinon avec les
règles du droit communautaire — ce qui n'est pas encore établi à ce stade de l'exposé — du moins avec l'esprit qui devrait présider à la construction d'une Communauté dont l'un des objectifs est la réalisation d'un vaste marché fonctionnant dans les conditions d'un marché intérieur.

d) D'autre part, parmi les créances libellées en monnaie étrangère, la législation critiquée n'opère-t-elle pas une distinction discriminatoire en n'admettant la recevabilité de la demande en injonction de payer que si le débiteur réside dans un État contractant à la convention du 27 septembre 1968?

Pour le gouvernement fédéral, l'article 688, paragraphe 3, doit, comme on l'a vu, être soigneusement distingué de l'article 688, paragraphe 1. L'article 688, paragraphe 3, simple disposition d'exécution de la convention, serait destiné à assurer l'égalité de traitement entre les ressortissants de tous les États membres. La recevabilité des demandes concernant les créances en monnaie étrangère serait indispensable pour que les décisions autorisant l'exécution de l'ordonnance portant injonction de
payer («die Vollstreckungsbescheide») soient reconnues et exécutées dans les autres États contractants à la convention où, par définition, la monnaie allemande est une monnaie étrangère. Autrement dit, sans le troisième paragraphe de l'article 688, les créanciers résidant en Allemagne auraient, à raison de la monnaie choisie, risqué de subir à l'étranger une discrimination par rapport à ceux établis dans le pays d'exécution.

En fait, les créanciers résidant en République fédérale étant le plus souvent allemands, cette disposition de faveur jouera essentiellement à leur avantage, alors qu'il n'existe pas, comme le souligne la présente affaire, de disposition comparable pour les créanciers établis dans les autres États contractants à la convention de Bruxelles.

Sous les angles où nous l'avons envisagée, la législation en cause est donc bien discriminatoire. Nous pensons toutefois que cette constatation ne suffit pas à démontrer qu'existe véritablement une discrimination condamnée par l'article 7 du traité.

e) En matière de discrimination indirecte ou déguisée, il nous semble en effet qu'il faut tenir également compte des effets pratiques de la réglementation critiquée. Or, ainsi qu'il ressort du dossier de la procédure écrite et des plaidoiries entendues lors de la procédure orale, et sous réserve de l'exacte appréciation de son droit par le juge de renvoi, ces effets semblent négligeables.

Ils seraient presque réduits à néant si, comme le suggérait curieusement le gouvernement allemand, le créancier étranger était en droit de convertir sa créance en monnaie allemande lors de l'introduction de sa demande. Mais cette conversion est contraire à l'article 244 du Code civil (BGB), qui ne la prévoit qu'au bénéfice du débiteur.

C'est plutôt la convergence des éléments suivants qui fonde notre opinion.

Il faut d'abord considérer que la réglementation litigieuse n'impose en aucune façon aux créanciers étrangers de libeller leurs titres dans leur propre monnaie. Ils n'y sont pas juridiquement tenus; s'ils le font, c'est parce qu'ils y trouvent des avantages. En second lieu, il est constant que la procédure en injonction de payer n'était que très rarement utilisée avant 1977 pour le recouvrement de créances en monnaie étrangère. Le gouvernement allemand a ainsi donné l'exemple, dans l'exposé des
motifs de la loi de 1976, du tribunal d'instance de Stuttgart qui, sur 3553 procédures en injonction de payer traitées, n'a pas connu un seul cas de créance libellée en monnaie étrangère.

La version simplifiée et accélérée de la procédure normale de demande eh justice, laquelle a été également partiellement modifiée par la loi de simplification de 1976, telle qu'elle est réglementée par les articles 276, 307, paragraphe 2, et 331, paragraphe 3, du Code de procédure civile (ZPO), semble également un moyen de nature à pallier les inconvénients, s'il en subsiste, de l'irrecevabilité critiquée de la procédure en injonction de payer. Enfin, parce que les créances libellées en monnaie
étrangère sont plus rarement d'un montant négligeable que celles libellées en monnaie nationale et parce que c'est le débiteur qui, dans de tels cas, supporte les risques de change, les risques de contredit sont, en pratique, extrêmement élevés, avec les inconvénients que cela entraîne.

C'est pourquoi nous estimons qu'une disposition du type de l'article 688 du Code de procédure civile, dans sa version entrée en vigueur le 1er juillet 1977, ne contrevient pas aux dispositions de l'article 7 du traité.

f) Dans ces conditions, on ne saurait considérer davantage que l'article 106, paragraphe 1, du traité a été violé. Ce texte, qui «vise à assurer les transferts monétaires nécessaires... pour la libre circulation des marchandises» (arrêt du 23 novembre 1978, Regina/Thompson, affaire 7/78, Recueil, p. 2276, attendu no 14) et oblige les États membres à autoriser le paiement des marchandises vendues dans la monnaie de l'exportateur établi dans un autre État membre, est en effet, comme la requérante au
principal l'a indiqué elle-même, l'expression, dans un domaine particulier, du principe général d'interdiction des discriminations contenu à l'article 7.

III — La troisième norme de droit communautaire dont la requérante au principal a invoqué la violation au cours de la présente procédure, que nous appellerons seulement, pour simplifier, principe de «standstill», a fait l'objet de très peu de développements de sa part au cours de l'audience de procédure orale.

Quelles que soient les raisons de cette brièveté, il convient de remarquer avant tout qu'une argumentation tirée de la violation alléguée d'un éventuel principe de «standstill» ne répond pas à la question du juge de renvoi, laquelle mentionne le seul article 7 comme disposition de droit communautaire que la modification de la procédure d'injonction de payer aurait violée.

Or, vous avez déjà répondu, nous semble-t-il, à la question de savoir si, dans le cadre de la procédure préjudicielle de l'article 177, vous avez le pouvoir d'examiner des arguments tirés de la violation alléguée de normes de droit communautaire dont l'interprétation ou l'appréciation de la validité ne vous a pas été demandée par le juge de renvoi. Dans votre arrêt du 18 juin 1975 (Industria Gomma Articoli Vari, IGAV/Ente nazionale per la cellulosa a per la carta, ENCC, affaire 94/74, Recueil, p.
713-714), vous avez exposé qu'«en dépit de la référence faite par cette juridiction (le pretore d'Abbiategrasso), dans son ordonnance de renvoi, au principe de la libre circulation des marchandises, à l'objectif de la fusion des divers marchés nationaux en un marché unique ainsi qu'à l'élimination de toute forme de discrimination par le traité, la Cour ne se trouvait pas saisie de questions suffisamment précises pour prendre en considération les objections soulevées par la requérante au principal»
et que «ces arguments (devaient) dès lors être écartés dans le cadre de la présente procédure» (attendu no31).

La transposition de la solution de l'arrêt IGAV à la présente espèce nous semble d'autant plus justifiée que l'ordonnance de renvoi du tribunal d'instance de Berlin-Schöneberg ne contient même pas de référence du type de celle opérée par le juge italien.

Nous croyons donc que ce serait abuser de votre temps que de procéder à l'examen d'une argumentation relative à un principe qui, à le supposer établi et violé, ne peut se rattacher d'aucune manière à l'interdiction de discrimination posée par l'article 7.

En définitive, nous concluons à ce que vous répondiez en ces termes à la question que vous a posée le tribunal d'instance de Berlin-Schöneberg:

L'article 7 du traité CEE doit être compris en ce sens que ne constitue pas une mesure discriminatoire déguisée à raison de la nationalité une disposition nationale excluant de l'accès à une procédure simplifiée d'injonction de payer les titulaires de créances libellées en monnaie étrangère agissant contre des débiteurs résidant dans l'État membre qui a institué la disposition en cause, pour autant que leur soit ouvert l'accès à la procédure normale de demande en justice, en particulier sous sa
forme accélérée.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 22/80
Date de la décision : 17/09/1980
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Amtsgericht Berlin-Schöneberg - Allemagne.

Libre circulation des capitaux.

Libre circulation des capitaux


Parties
Demandeurs : Boussac Saint-Frères SA
Défendeurs : Brigitte Gerstenmeier.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mayras
Rapporteur ?: Koopmans

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1980:210

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