La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

24/04/1980 | CJUE | N°88/79

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mayras présentées le 24 avril 1980., Ministère public contre Siegfried Grunert., 24/04/1980, 88/79


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 24 AVRIL 1980

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La présente affaire préjudicielle vous permettra de préciser la portée des obligations des États membres à l'égard des directives relatives au' rapprochement des législations nationales concernant les additifs dont elles autorisent l'emploi dans les denrées alimentaires.

I —  La source du litige réside dans un contrôle effectué le 13 août 1975 par le service de la Répression des fraudes du département d

u Nord. Ce contrôle porta, entre autres, sur un sel conservateur utilisé dans les charcuteries et le...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 24 AVRIL 1980

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La présente affaire préjudicielle vous permettra de préciser la portée des obligations des États membres à l'égard des directives relatives au' rapprochement des législations nationales concernant les additifs dont elles autorisent l'emploi dans les denrées alimentaires.

I —  La source du litige réside dans un contrôle effectué le 13 août 1975 par le service de la Répression des fraudes du département du Nord. Ce contrôle porta, entre autres, sur un sel conservateur utilisé dans les charcuteries et les salaisons, fabriqué et vendu par la société ADITEC, de Strasbourg. Cette société, dont le gérant est M. Siegfried Grunert, fabrique des produits destinés à l'industrie alimentaire, et spécialement des additifs pour la charcuterie. Les analyses effectuées révélèrent
que l'un des conservateurs qu'elle avait vendus contenait de l'acide lactique et de l'acide citrique.

Or, la réglementation française ne permet pas l'utilisation de ces substances en charcuterie. En effet, en vertu de l'article 1 du décret du 15 avril 1912 modifié, portant règlement d'administration publique pour l'application de la loi du 1er août 1905 sur la répression des fraudes, est interdite l'addition aux denrées alimentaires de toutes substances qui n'ont pas fait l'objet d'une autorisation préalable. Il s'agit là du principe dit des listes positives d'additifs.

Il résulte de cette disposition qu'un additif ne peut être utilisé que lorsque son emploi est déclaré licite par des arrêtés pris de concert par plusieurs ministres, dont ceux chargés de l'agriculture et de la santé publique, sur l'avis du Conseil supérieur d'Hygiène publique de France et de l'Académie nationale de médecine, donc à l'issue d'une procédure particulièrement stricte.

L'emploi des acides lactique er. citrique dans les conservateurs destinés à la charcuterie n'ayant été autorisé par aucu'i texte est donc interdit. Dans ces conditions, en tant que pénaleinent responsable des agissements de sa société, M. Grunert fut poursuivi devant la deuxième chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Strasbourg pour falsification de produits alimentaires au sens de l'article 3 de la loi du 1er août 1905.

Le prévenu n'a pas contesté la matérialité des faits qui lui sont reprochés, mais a fait valoir que la législation française contreviendrait aux directives du Conseil no 64/54 du 5 novembre 1963 et no70/357 du 13 juillet 1970 qui, selon lui, autorisent l'emploi en France de l'acide lactique et de l'acide citrique dans les additifs destinés à la charcuterie. En raison de l'effet combiné de la primauté du droit communautaire sur les dispositions nationales contraires et de l'effet direct de
certaines dispositions contenues dans des directives, tel qu'il est reconnu par votre jurisprudence, il estime pouvoir en tirer des droits subjectifs dont il peut se prévaloir en justice.

Le ministère public niant que les directives en cause aient la portée que M. Grunert leur attribue, la solution du litige dépend ainsi de leur interprétation. Aussi le tribunal de grande instance de Strasbourg a estimé préférable de vous demander, en vertu de l'article 177, alinéa 2, du traité:

— «si les États membres avaient pour obligation d'autoriser dans leurs législation nationales l'ensemble des conservateurs pouvant être employés dans les denrées destinées à l'alimentation humaine et énumérées dans lesdites directives ou s'ils devaient seulement- interdire l'emploi de toutes les substances non comprises dans les nomenclatures retenues par la CEE,

— éventuellement, si le sujet communautaire auquel la législation nationale contraire à la directive communautaire fait grief peut invoquer l'inopposabilité à son encontre de la législation nationale».

II —  La première question du juge de renvoi appelle une observation préalable. Sa simple lecture indique, clairement, qu'elle porte sur l'emploi, dans les denrées alimentaires, des substances énumérées en annexe des directives. Elle ne concerne pas leur commercialisation.

Comme nous l'avons indiqué, il ressort du dossier que l'activité de la société gérée par M. Grunert ne consiste pas dans la fabrication de la charcuterie, comme l'a cru la Commission, mais se situe en amont, au stade de la production et de la commercialisation d'additifs pour ces produits alimentaires. La société ADITEC n'emploie donc pas elle-même d'additifs dans des denrées destinées à l'alimentation humaine; elle les commercialise. D'est ce que le gouvernement néerlandais a bien compris, en
répondant à la question posée du point de vue de la commercialisation des conservateurs et des substances ayant des effets antioxygènes.

Devrions-nous, dès lors, redresser les termes de cette question et y répondre comme si elle visait la commercialisation et non l'emploi?

Sur la base des cas où vous vous êtes permis de vous écarter de la formulation des questions par les juridictions nationales, tels qu'ils ont été systématisés par M. l'avocat général Warner dans ses conclusions conformes dans l'affaire Greenwich (affaire 22/79, Société Greenwich Film Production/SACEM et Société des Éditions Labrador, non encore publiée), nous ne nous y croyons pas autorisé. Cette question, dont le sens est dépourvu de toute ambiguïté, est formulée en termes abstraits et porte
uniquement sur le droit communautaire. Elle ne soulève pas un point d'interprétation d'une disposition de droit communautaire manifestement inapplicable aux faits établis par la juridiction nationale. Enfin, elle n'omet pas non plus de se référer à une disposition de droit communautaire manifestement applicable à ces faits. Dans ces conditions, l'interprétation des directives que nous vous proposerons se limitera à l'emploi des additifs; elle ne concernera pas leur commercialisation.

Nous voudrions ajouter, cependant, que cette distinction semble assez artificielle sur le plan pratique. Si l'interdiction par la réglementation française de l'emploi de certains acides dans des additifs destinés à une denrée alimentaire déterminée n'est pas contraire au droit communautaire, la commercialisation en France de ces additifs n'a aucun sens; à moins de contrevenir délibérément à leur législation nationale, les fabricants français de denrées alimentaires n'achèteront pas d'additif
dont l'emploi leur est prohibé. Autrement dit, en tant que préalable nécessaire à son utilisation, la commercialisation d'un produit subit le même sort qu'elle.

III —  Ainsi que l'indique la Commission, l'acide lactique et l'acide citrique sont essentiellement des agents de sapidité: ils rendent plus acide la denrée traitée. En tant que tels, ils échappent malheureusement à toute réglementation communautaire, car il n'existe pas, pour l'instant, de directive sur ce point.

1. En revanche, ils sont bien, comme l'affirme M. Grunert, visés, selon le cas, par une ou deux directives du Conseil.

L'acide lactique figure à la fois sur la liste contenue à l'annexe de la directive du Conseil du 5 novembre 1963, modifiée, dite «agents conservateurs»QO n° 12 du 27. 1. 1964, p. 161 à 165), en tant que substance «pouvant avoir un effet conservateur secondaire», et sur celle contenue à l'annexe de la directive du Conseil du 13 juillet 1970, modifiée, dite «antioxygènes» (JO no L 157 du 18. 7. 1970, p. 31 à 35), en tant que substance «pouvant renforcer l'action antioxygène d'autres
substances».

L'acide citrique n'est mentionné que sur la liste figurant à l'annexe de la directive «antioxygène», en la même qualité que l'acide lactique.

2. Quelle est la portée de ces mentions? Les textes que nous venons de citer ont-ils pour effet d'autoriser l'utilisation de toutes les substances qu'ils énumèrent, comme le prétend l'inculpé, ou seulement d'interdire l'emploi de celles qu'ils ne mentionnent pas, ainsi que le soutient le ministère public?

Les directives en cause dans la présente espèce sont, comme la directive sur les colorants (directive du Conseil du 23. 10. 1962), modifiée, JO n° 115 du 11. 11. 1962, p. 2645 à 2662) et celle sur les émulsifiants (directive du Conseil du 18. 6. 1974, modifiée, JO n° L 189 du 12. 7. 1974, p. 1 à 7), des directives horizontales. Par ce terme, on veut dire qu'elles concernent l'emploi d'une catégorie déterminée d'additifs dans les denrées alimentaires en général.

Les directives de ce type contiennent, en annexe, des listes de substances ayant, à titre principal ou accessoire, les propriétés visées par leur objet. Les substances ainsi énumérées sont, en vertu de l'article 1 de chacun de ces textes, les seules dont les États membres peuvent autoriser l'emploi dans les denrées destinées à l'alimentation humaine. A contrario, l'utilisation dans les denrées alimentaires, aux fins prévues par chaque directive, des substances qui ne figurent pas sur les
listes qui y sont annexées, est prohibée sur toute l'étendue de la Communauté. Par cette commune interdiction des substances exclues est entamé le processus qui, d'après leur titre, constitue l'objet de ces directives et sont obtenues, dans cette même mesure, l'amélioration de la protection de la santé des consommateurs et l'égalisation des conditions de concurrence, résultats recherchés à travers le rapprochement des législations, ainsi que l'atteste leur exposé des motifs.

3. Mais le Conseil n'a pas cru pouvoir opérer d'emblée une harmonisation plus étroite. Tant la directive «agents conservateurs», dans son article 2, paragraphe 2, que la directive «antioxygènes», par son article 9, indiquent en effet, en des termes voisins, que leurs dispositions n'affectent ni les législations nationales déterminant les denrées alimentaires auxquelles peuvent être ajoutées les substances qu'elles énumèrent en annexe, ni celles établissant les conditions de cette addition.

Une seule limite, qui semble dérisoire, a été apportée par ces directives au libre choix, par les États membres, des denrées pour lesquelles ils entendent autoriser l'emploi d'un additif déterminé. Cette limite résulte de l'article 2, paragraphe 2, in fine de la directive «agents conservateurs» et de l'article 9 de la directive «antioxygènes». Aux termes de ces dispositions, les législations nationales «ne doivent pas avoir pour effet d'exclure totalement l'emploi, dans les denrées
alimentaires, de l'une des substances» qu'elles énumèrent en annexe. Il suffit donc à un État membre de permettre l'emploi de chaque additif communautaire dans une seule denrée alimentaire pour ne pas manquer aux obligations qui lui incombent.

Pour les additifs litigieux, selon les informations que nous a fournies la Commission, la réglementation française répond à ces exigences. C'est ainsi, notamment,

— que l'acide lactique est autorisé, accessoirement, par circulaire du 27 janvier 1930, comme agent conservateur dans les sodas et limonades et, par circulaire du 17 juin 1965, comme agent antioxygène dans les produits de confiserie,

— que l'acide citrique est autorisé comme agent antioxygène dans la moutarde, en vertu d'un décret du 10 septembre 1937.

4. De cette persistance, dans une large mesure, des différences entre législations nationales, il résulte que l'objectif de la libre circulation des denrées alimentaires, également mentionné dans le préambule des directives, ne peut être, en l'état actuel des choses, que partiellement atteint. Les entraves techniques aux échanges résultant des divergences de législation subsistent puisque l'interdiction de l'emploi d'un additif dans une denrée s'étend non seulement à la production nationale,
mais aussi aux importations.

Pour que soit, ici, véritablement assurée la libre circulation des marchandises, dont on ne répétera jamais assez qu'elle constitue l'un des fondements de la Communauté, il faudrait que le législateur communautaire s'engage dans la deuxième phase du rapprochement des législations qu'il annonce lui-même en conclusion de l'exposé des motifs des directives analysées. Cette phase doit en effet porter sur les denrées alimentaires considérées individuellement, auxquelles les additifs énumérés en
annexe pourraient être ajoutés, et sur les conditions dans lesquelles cette addition doit avoir lieu.

Un autre moyen d'arriver au même résultat serait, nous a-t-on dit, d'inclure les indications que nous venons de mentionner dans des directives verticales, lesquelles portent sur une denrée alimentaire déterminée. L'utilisation de l'acide lactique et de l'acide citrique est ou devrait être ainsi autorisée et les modalités de cette utilisation définies pour le jus de raisin (en vertu de la directive no 75/726 du Conseil du 17. 11. 1975, modifiée, JO no L 311 du 1. 12. 1975, p. 40 à 49) et
pour les caséines et caséinates (en vertu d'une proposition de directive du 30. 1. 1979, JO no C 50 du 24. 2. 1979, p. 5 à 11). Mais une telle directive verticale n'existe pas pour la charcuterie.

Dans ces conditions, nous concluons à ce que vous répondiez à la première question posée par le tribunal de grande instance de Strasbourg:

— qu'en vertu de l'article 1 de la directive du Conseil n° 64/54 du 5 novembre 1963 et de l'article 1 de la directive du Conseil n° 70/357 du 13 juillet 1970 les États membres doivent seulement interdire l'emploi des additifs que ces textes ne retiennent pas,

— qu'en vertu de l'article 2, paragraphe 2, de la directive n° 64/54 et de l'article 9 de la directive n° 70/357 ils ne doivent autoriser leur utilisation que dans une denrée alimentaire seulement, à leur choix, et

— que, par conséquent, les dispositions nationales qui font usage de cette faculté sont à considérer comme valablement déterminées par 1 Etat membre considéré clans les limites de ces directives.

IV —  Cette réponse commande celle à la seconde question du juge de renvoi.

Celle-ci ne se pose que dans l'éventualité où une législation nationale serait jugée contraire aux directives, parce qu'elle n'autoriserait pas l'emploi dans toutes les denrées alimentaires de toutes les substances énumérées dans les directives. Tel n'étant pas le cas, il n'y a pas lieu d'y répondre.

De surcroit, ainsi que le rappelait récemment M. l'avocat général Warner dans ses conclusions dans l'affaire Santillo (affaire 131/79, La Reine/Le ministre de l'intérieur «ex parte» Santillo, non encore publiée), «il est évident que le fait qu'un État membre manque à son obligation de mettre en œuvre une disposition d'une directive n'emporte pas en soi que les particuliers puissent se prévaloir directement de cette disposition». M. Warner ajoutait, en citant les termes que vous avez utilisés
dans votre arrêt du 4 décembre 1974 (Van Duyn/Homc Office, affaire no 41/74, Receuil p. 1349), qu' «il convenait d'examiner, dans chaque cas, si ‘la nature, l'économie et les termes de la disposition’ sont susceptibles d'entraîner une telle exigence».

En l'espèce, ce sont les directives «agents conservateurs» et «antioxygènes» dans leur ensemble dont M. Grunert prétend, en affirmant qu'elles lui sont inopposables, qu'elles ont un effet direct.

Or, une des conditions que prévoit, à coup sûr, votre jurisprudence pour reconnaître un effet direct à une disposition d'une directive n'est, à l'évidence, pas remplie en l'espèce: des textes qui imposent pour toute obligation aux États membres, outre d'interdire l'usage des substances qu'ils ne mentionnent pas, d'autoriser l'emploi des additifs qu'ils énumèrent dans une seule denrée alimentaire de leur choix laissent aux États une liberté d'appréciation pour déterminer dans quelles denrées
tel additif sera autorisé, qui exclut de leur reconnaître le moindre effet direct.

Par conséquent, même à supposer qu'un État membre n'ait pas correctement exécuté les directives nos 64/54 et 70/357, un justiciable ne pourrait invoquer l'inopposabilité, à son encontre, de la législation de cet État qui n'autorise pas l'emploi d'un additif précis, comme l'acide lactique ou l'acide citrique, dans une denrée alimentaire ou un groupe de denrées alimentaires déterminé, comme les produits de la charcuterie.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 88/79
Date de la décision : 24/04/1980
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal de grande instance de Strasbourg - France.

Rapprochement des législations: agents conservateurs.

Rapprochement des législations

Agriculture et Pêche

Denrées alimentaires


Parties
Demandeurs : Ministère public
Défendeurs : Siegfried Grunert.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mayras
Rapporteur ?: Koopmans

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1980:110

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award