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04/10/1979 | CJUE | N°22/79

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Warner présentées le 4 octobre 1979., Greenwich Film Production contre Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) et Société des éditions Labrador., 04/10/1979, 22/79


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 4 OCTOBRE 1979 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La présente affaire a été déférée à la Cour par une demande de décision préjudicielle formée par la Cour de cassation française.

La partie demanderesse devant cette dernière juridiction est une société dénommée Greenwich Film Production qui, malgré son nom, est une société française ayant son siège à Paris. Comme son nom l'indique, son activité consiste à produire des film

s. Nous l'appellerons «Greenwich».

Il y a deux défenderesses au pourvoi.

La première est la Société des au...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 4 OCTOBRE 1979 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La présente affaire a été déférée à la Cour par une demande de décision préjudicielle formée par la Cour de cassation française.

La partie demanderesse devant cette dernière juridiction est une société dénommée Greenwich Film Production qui, malgré son nom, est une société française ayant son siège à Paris. Comme son nom l'indique, son activité consiste à produire des films. Nous l'appellerons «Greenwich».

Il y a deux défenderesses au pourvoi.

La première est la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, ou «SACEM», qui est l'équivalent français de la «SABAM» belge, de la «GEMA» allemande et de la «Performing Right Society» britannique. La SACEM a elle aussi son siège à Paris.

La seconde défenderesse est la Société des éditions Labrador, qui édite de la musique et exerce également ses activités à Paris. Nous la désignerons par «Labrador». Labrador est étroitement liée à une entreprise dénommée «Les éditions Francis Dreyfus», qui édite également de la musique à Paris et que nous nommerons «Dreyfus».

Bien qu'exprimée en termes généraux, la question qui vous est soumise par la Cour de cassation a une portée restreinte. La Cour de cassation vous demande de vous prononcer «sur l'application de l'article 86 du traité de Rome en ce qui concerne l'exécution dans des pays tiers de contrats conclus sur le territoire d'États membres par des parties dépendant de ceux-ci».

Pour comprendre le contexte dans lequel cette question se pose, ainsi que les raisons pour lesquelles la SACEM et la Commission ont toutes deux demandé avec insistance, au cours des plaidoiries présentées à l'audience, que votre Cour y réponde avec circonspection, il est nécessaire d'examiner avec quelque précision les faits de l'espèce et l'historique du litige ayant conduit à la question préjudicielle.

L'affaire porte essentiellement sur des redevances afférentes à l'utilisation des droits d'auteur sur la musique composée pour deux films produits par Greenwich, «Adieu l'ami» et «Le passager de la pluie». Le compositeur de la musique du film «Adieu l'ami» était M. François de Roubaix, pour «Le passager de la pluie», c'était M. Francis Lai. On nous a dit qu'il s'agit là de deux compositeurs français au talent reconnu et que M. Lai est même l'auteur de la très célèbre musique de «Un homme et une
femme».

M. Lai a adhéré à la SACEM en 1954, M. de Roubaix en 1961. Après cette adhésion, chacun d'entre eux a effectué, au profit de la SACEM, un apport dont les modalités essentielles étaient les suivantes:

«… je fais apport à la SACEM, pour le monde entier, du droit exclusif, qui m'est accordé par les lois françaises et étrangères sur la propriété littéraire et artistique, d'autoriser ou d'interdire, dans le cadre et les limites de son objet social, tel qu'il est défini par l'article 4 des statuts de la Société, l'exécution ou la représentation publique de toutes mes oeuvres présentes et futures, quelle que soit la nature ou la source d'audition ou de vision publique (notamment interprétation directe,
enregistrements, radiodiffusion, télévision, films cinématographiques, etc.).

La SACEM bénéficiera, également, de toutes les prorogations, quelle qu'en soit la nature ou la source, dont le droit en cause pourrait être l'objet.»

L'apport effectué par M. Lai est daté du 28 septembre 1958, celui de M. de Roubaix du 9 janvier 1962. Ils se sont donc produits, dans les deux cas, après l'entrée en vigueur du traité CEE.

(Voir les annexes 1 et 2 au mémoire de Greenwich et les annexes 6 et 7 au mémoire de la SACEM.)

Il s'avère que les statuts et règlements de la SACEM imposaient alors un aussi large apport de leurs droits aux membres de la société, avec la réserve suivante, nous a dit la Commission, à savoir que les statuts stipulaient déjà alors — et stipulent toujours — que:

«… les membres de la Société ont la faculté de conserver le droit d'autoriser ou d'interdire la reproduction de leurs oeuvres dans les films destinés à la projection dans les théâtres cinématographiques et pour lesquels ces œuvres ont été spécialement écrites.»

Par contrat du 25 juin 1968, M. de Roubaix a cédé à Dreyfus, pour l'univers entier, ses droits d'auteurs sur la musique de «Adieu l'ami». La cession était toutefois assortie d'une réserve expresse des droits antérieurement consentis à la SACEM dont il appert que Dreyfus était également membre en tant qu'éditeur de musique. Le contrat prévoyait des redevances dues par Dreyfus à M. de Roubaix mais pas pour tous les types d'utilisation des droits d'auteur. Il semble en particulier que le contrat
excluait toute obligation pour Dreyfus de verser des redevances à M. de Roubaix pour l'utilisation de sa musique dans la sonorisation d'un film lorsque cette utilisation donnait lieu d'autre part à la perception d'une redevance au profit de l'auteur. Il est possible qu'une telle clause ait visé à exclure l'obligation de payer des redevances, à la charge de Dreyfus, dans les cas où M. de Roubaix serait rémunéré par la SACEM (une copie du contrat figure en annexe 12 au mémoire de la SACEM).

Le 2 juillet 1968, c'est-à-dire environ une semaine plus tard, un contrat était conclu entre Greenwich (qui y était désigné comme «le producteur») et Labrador (désigné comme «l'éditeur»). Il s'agissait là à maints égards d'un étrange contrat. Entre autres singularités, la SACEM n'y était mentionnée nulle part. Les éléments essentiels de ce contrat semblent résider dans les clauses suivantes:

«3) Le producteur bénéficiera à titre exclusif du droit de reproduction et du droit de représentation de l'oeuvre musicale composée par Monsieur François de Roubaix pour le film “Adieu l'ami”, en vue de son exploitation cinématographique, télévisuelle ou par tous procédés audiovisuels connus ou inconnus à ce jour, et ce pour le monde entier et pour le temps que durera la protection légale y rattachée tant en vertu des législations en vigueur en France et à l'étranger (sic).

4) L'éditeur se chargera de l'édition de l'œuvre musicale par tout autre procédé que ceux précédemment énumérés dans l'article 3). S'il a recours, pour les éditions, à des tierces personnes, il devra tenir informé le producteur sur les conditions auxquelles il traitera.

5) L'éditeur garantit que les droits d'auteur de Monsieur François de Roubaix sont libres de toute autre cession. Il garantit également au producteur l'exercice paisible du droit cédé et s'engage à faire respecter ce droit et à le défendre dans toutes les atteintes qui lui seraient portées.»

(Une copie du contrat figure en annexe 3 au mémoire de Greenwich et en annexe 4 au mémoire de la SACEM.)

Des contrats similaires ont été conclus, respectivement le 4 novembre 1969 et le 5 février 1970, entre M. Lai et Dreyfus, d'une part, et Greenwich et Labrador, d'autre part, en ce qui concerne la musique du film «Le passager de la pluie» (voir l'annexe 4 au mémoire de Greenwich et les annexes 5 et 13 au mémoire de la SACEM).

La SACEM procède à la perception des redevances relatives aux droits d'auteurs en matière de musique de films selon deux méthodes différentes. Dans de nombreux pays, dits «pays statutaires», elle les perçoit directement auprès des exploitants des salles cinématographiques. Tous les États membres de la Communauté sont des «pays statutaires». En ce qui concerne les autres pays, dits «pays non statutaires», la SACEM demande au producteur de chaque film 3 % des sommes qu'il a obtenues pour la cession ou
la location du film aux fins de sa diffusion dans ces pays. Certains producteurs français sont parties à un accord entre leur association professionnelle — la «Chambre syndicale des producteurs et exportateurs de films français» — et la SACEM, aux termes duquel le pourcentage demandé est réduit à 2,5 %, mais Greenwich n'est pas parmi ces producteurs (une copie de cet accord figure en annexe 1 au mémoire de la SACEM).

Le 25 octobre 1971, la SACEM, n'ayant pu obtenir de Greenwich aucune rémunération sur la cession des films «Adieu l'ami» et «Le passager de la pluie» en vue de leur exploitation dans plusieurs pays «non statutaires», a assigné Greenwich devant le tribunal de grande instance de Paris pour le paiement de 3 % des produits de ces ventes. A l'initiative de Greenwich, Labrador fut appelée en garantie dans cette procédure. Par jugement du 26 avril 1974 le tribunal a fait droit à la demande de la SACEM
contre Greenwich et a fait droit pour partie à l'appel en garantie de Greenwich contre Labrador (annexe 2 au mémoire de la SACEM).

Aucune question de droit communautaire n'a été soulevée devant le tribunal.

Greenwich a interjeté appel du jugement de ce tribunal devant la Cour d'appel de Paris.

En 1970, la Commission avait mis en oeuvre contre la GEMA, la SABAM et la SACEM, une procédure sur la base de l'article 86 du traité et de l'article 3 du règlement no 17. En ce qui concerne la GEMA, la procédure a abouti à une décision de la Commission du 2 juin 1971 modifiée par une nouvelle décision du 6 juillet 1972 exigeant de la GEMA la modification de ses statuts sur plusieurs points (JO no L 134 du 20. 6. 1971, p. 15, et JO no L 166 du 24. 7. 1972, p. 22). La SABAM et la SACEM ont procédé
volontairement à la modification de leurs statuts pour se conformer aux exigences de la Commission. Il s'avère que la SACEM a procédé par étapes, effectuant la dernière série de modifications le 11 juin 1974.

Les modifications exigées de la SACEM par la Commission avaient pour objectifs principaux:

a) d'éliminer de ses statuts toute discrimination à l'encontre des nationaux d'autres États membres;

b) de permettre à un adhérent de n'apporter à la SACEM qu'une partie de ses droits: la Commission estimait qu'un auteur ou un compositeur devrait être libre de confier la gestion de différentes catégories de ses droits dans des pays différents à des sociétés de droits d'auteur différentes;

c) de réduire la durée de la période pour laquelle un adhérent était lié à la SACEM.

La pertinence des conceptions de la Commission a été confirmée pour une part substantielle par l'arrêt de la Cour dans l'affaire 127/73, BRT/SABAM, Recueil 1974, p. 313.

S'inspirant vraisemblablement des décisions de la Commission dans l'affaire GEMA et de l'arrêt de la Cour dans l'affaire BRT/SABAM, Greenwich a soulevé un nouveau moyen devant la Cour d'appel. Il consistait à faire valoir que les apports de M. Lai et de M. de Roubaix en faveur de la SACEM, sur lesquels celle-ci fondait sa demande, étaient entachés de nullité du fait de l'article 86. Greenwich soutenait que, au moment où ces apports avaient été effectués, la SACEM était une entreprise détenant une
position dominante dans une partie substantielle du marché commun, la France; qu'en exigeant de ses adhérents l'apport de la totalité de leurs droits pour le monde entier et pour une période prolongée, la SACEM avait abusé de cette position dominante; et qu'un tel abus affectait le commerce entre les États membres, car elle rendait plus difficile, pour les adhérents de la SACEM, le recours aux services de sociétés de droits d'auteur dans d'autres États membres.

Greenwich a fait également valoir que, pour les mêmes raisons, les activités de la SACEM devaient être considérées comme contraires à la législation française pour la protection de la concurrence, à savoir l'article 59 bis de l'ordonnance no 45-1483 du 30 juin 1945 (article introduit par le décret no 53-704 du 9. 8. 1953) dans sa version ultérieurement modifiée.

(Voir en annexe 5 au mémoire de Greenwich.)

Le 7 mai 1976, la Cour d'appel a rendu un jugement qui confirmait le jugement du tribunal. En examinant le moyen tiré de l'article 86 par Greenwich, la Cour d'appel a dit en premier lieu que, si elle devait en apprécier le mérite, elle le rejetterait pour les mêmes raisons qu'elle avait rejeté l'argument tiré par Greenwich de l'article 59 bis de l'ordonnance du 30 juin 1945. Ces raisons étaient que la thèse soutenue par Greenwich se ramenait à une simple affirmation générale que la SACEM, en
exigeant pour le monde entier et pour une longue durée l'apport de toutes catégories de droits, avait abusé de sa position dominante, mais que rien n'établissait ni ne permettait de penser que les activités de la SACEM aient (ou aient eu) pour objet ou puissent avoir (ou avoir eu) pour effet d'entraver le fonctionnement normal du marché ni, partant, puissent (ou aient pu) revêtir un caractère abusif. La Cour d'appel poursuivait cependant en déclarant irrecevable le moyen tiré de l'article 86 au
motif que le litige intervenait entre des sociétés françaises et portait sur les conséquences pécuniaires de contrats qui devaient s'exécuter hors du territoire de la Communauté européenne; qu'il n'était ni établi ni allégué que cette situation contractuelle était susceptible d'affecter le commerce entre les États membres; et que la nullité des apports en cause au regard du droit communautaire était dénuée de pertinence dans un litige qui ne concernait en rien la Communauté (une copie du jugement
figure en annexe 3 au mémoire de la SACEM).

C'est contre ce jugement que Greenwich s'est maintenant pourvue en cassation.

La question qui vous est soumise par la Cour de cassation est limitée, vous vous en souvenez, à l'application de l'article 86 «en ce qui concerne l'exécution dans les pays tiers de contrats conclus sur le territoire d'États membres par des parties dépendant de ceux-ci». Sa portée réduite pourrait être une conséquence du caractère restreint des motifs sur lesquels la Cour d'appel a fondé son jugement, ainsi que du caractère limité des compétences propres à la Cour de cassation. En toute hypothèse,
comme nous l'avons mentionné au début, le caractère limité de la question est un sujet d'inquiétude aussi bien pour la SACEM que pour la Commission.

La SACEM s'est efforcée de souligner à l'audience qu'aucune juridiction française n'avait jamais constaté que les conditions d'application de l'article 86 étaient réunies. Il n'avait jamais été jugé que la SACEM était une «entreprise» au sens dudit article; il n'avait jamais été établi qu'elle détenait, à un moment pertinent pour l'affaire en cause, une position dominante dans une part quelconque du marché commun; il n'avait jamais été conclu à un abus de cette position de sa part; et bien entendu
il n'avait jamais été établi qu'un tel abus pourrait avoir affecté le commerce entre États membres. Le souci exprimé par le représentant de la SACEM était qu'un arrêt de la Cour qui dirait en substance que la Cour d'appel avait interprété de manière inexacte la référence au commerce entre États membres contenue à l'article 86, pourrait être compris par les juridictions françaises devant lesquelles reviendrait l'affaire comme disant implicitement que toutes les autres conditions d'application de
l'article 86 étaient réunies. Il suffirait, nous semble-t-il, pour apaiser ce souci, que l'arrêt de votre Cour indique clairement que rien de tel n'y est implicitement inscrit.

La Commission a fait valoir de son côté que la Cour devrait, pour ainsi dire, pallier le caractère limité de la question de la Cour de cassation en se prononçant sur des points que cette question ne soulève pas.

La Commission a souligné (comme l'a fait également à vrai dire le représentant de la SACEM) qu'il était impossible de savoir si un abus de position dominante particulier pouvait affecter le commerce entre États membres avant d'établir auparavant en quoi consistait cet abus. D'après la Commission, la Cour devait donc donner à la juridiction française devant laquelle l'affaire serait renvoyée si la Cour de cassation cassait l'arrêt de la Cour d'appel de Paris, des lignes directrices pour la guider
dans l'appréciation de cette question préalable. La Commission a ajouté que, d'après elle, il n'y avait eu en l'espèce de la part de la SACEM aucun abus de sa position dominante, car ses statuts contenaient une disposition autorisant un adhérent à conserver ses droits en ce qui concerne la reproduction de son œuvre dans le cadre de l'exploitation publique des films pour lesquels cette œuvre avait été spécialement écrite. L'existence de cette disposition signifiait, aux dires de la Commission, que M.
Lai et M. de Roubaix avaient apporté à la SACEM ceux de leurs droits en cause dans le cas d'espèce, non pas parce qu'ils y étaient contraints comme condition de leur adhésion à la SACEM, mais parce qu'ils avaient librement choisi de le faire.

Nous pensons toutefois que l'arrêt de la Cour devrait se limiter à la question qui vous a été soumise par la Cour de cassation. Nous partageons, bien entendu, l'opinion de la Commission selon laquelle la Cour ne s'est jamais considérée comme liée de manière stricte par les termes dans lesquels sont formulées les questions qui lui sont soumises par les juridictions nationales. Toutefois, chaque fois que la Cour s'est écartée de cette formulation, il s'est agi, pensons-nous, de cas où elle a estimé
que cette formulation était inappropriée à un certain égard, par exemple parce qu'elle soulevait des questions de fait ou des questions liées au droit national, ou parce qu'elle soulevait un point d'interprétation d'une disposition du droit communautaire manifestement inapplicable aux faits établis par la juridiction nationale, ou encore, au contraire, parce qu'elle omettait de se référer à une disposition du droit communautaire manifestement applicable à ces faits. Ce que la Cour ne peut pas faire,
c'est de s'écarter complètement du cadre de la question ou des questions qui lui sont soumises par la juridiction nationale. L'article 177 du traité ne confère pas à la Cour la compétence de juger de questions qui ne lui ont pas été déférées. Si, comme la Commission l'envisage, la Cour de cassation casse l'arrêt de la Cour d'appel et renvoie l'affaire devant une autre juridiction française, cette dernière aura la possibilité de soumettre à la Cour toute question de droit communautaire qu'elle jugera
pertinente. Il se peut que la Cour de cassation ait eu de très bonnes raisons, liées aux règles du système français en matière de recours juridictionnel, pour limiter, comme elle l'a fait, la portée de la question qui vous est présentement soumise.

Un problème a été évoqué à la fois par la Commission et par le gouvernement italien. Ces deux intervenants semblaient enclins à penser que ce point sortait du cadre de la question posée par la Cour de cassation, mais tous deux, à juste titre pensons-nous, le considéraient comme important. Il s'agissait de faire valoir qu'une éventuelle infraction de la part de la SACEM à l'article 86 du traité n'entraînait pas obligatoirement la nullité totale ou partielle des apports effectués en sa faveur par M.
Lai et M. de Roubaix. La Commission ainsi que le gouvernement italien ont souligné que l'article 86 ne contient aucune disposition analogue à celle inscrite au paragraphe 2 de l'article 85. Nous voudrions ajouter que, même aux termes de l'article 85, toute transaction ou relation juridique liée à un accord, une décision ou une pratique concertée, interdit par cet article, n'est pas nécessairement nulle. Par exemple, dans l'hypothèse d'une entente ayant pour objet de fixer les prix, des ventes
effectuées par des membres de l'entente à des clients ne sont pas nulles même si elles ont été faites aux prix illégalement fixés. De même, dans le cas d'une licence accordée sur un brevet, l'incompatibilité avec l'article 85 de certains des termes de la cession de licence n'entraîne pas nécessairement la nullité de toute la licence — voir Chemidus Wavin Ltd./Société pour la transformation et l'exploitation des résines industrielles FSR 1977, p. 181, une affaire dans laquelle la Court of Appeal of
England and Wales a appliqué l'arrêt que vous avez rendu dans l'affaire 56/65, Société technique minière/Maschinenbau Ulm, Recueil 1966, p. 337. Pareillement, dans le cas d'abus de position dominante, il serait impensable que l'article 86 soit considéré comme annulant sans discrimination des contrats au détriment des victimes de l'abus ou de tierces parties. C'est à juste une pensons-nous, que la Commission a fait valoir que la solution pour la présente espèce se trouvait dans le jugement de la Cour
dans l'affaire BRT/SABAM, lorsqu'il y est dit pour droit:

«Il appartient au juge [national] d'apprécier si, et dans quelle mesure, les pratiques abusives éventuellement constatées se répercutent sur les intérêts des auteurs ou des tiers concernés en vue d'en tirer les conséquences sur la validité et l'effet des contrats litigieux ou de certaines de leurs clauses.»

Comme la question de la Cour de cassation vise l'exécution de contrats, nous pensons que vous n'en excéderiez pas la portée en donnant une indication similaire en l'espèce.

En ce qui concerne le principal aspect de la question de la Cour de cassation, il est clair, à notre avis, qu'il porte sur les motifs sur lesquel la Cour d'appel a fondé son jugement. Pour l'essentiel, l'idée de base du raisonnement, de la Cour d'appel semble avoir été que, du fait que le présent litige se déroulait entre des parties qui étaient toutes françaises et concernait uniquement les conséquences financières de la vente de films dans des pays tiers, aucun autre État membre n'était concerné
et le droit communautaire n'était donc pas applicable; il semble toutefois que la Cour d'appel pourrait être parvenue à une conclusion différente s'il avait été démontré que la situation découlant des contrats en cause pouvait affecter le commerce entre États membres.

Avec tout le respect dû à la Cour d'appel, il nous semble que cette juridiction n'a pas compris les véritables problèmes soulevés par cette affaire.

L'article 86 s'applique chaque fois qu'il y a eu un abus de position dominante du fait d'une entreprise, à l'intérieur du marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci, dans la mesure où cet abus peut affecter le commerce entre États membres.

L'abus qui est allégué ici consistait dans l'utilisation par la SACEM de sa (prétendue) position dominante en France pour imposer à ses membres l'obligation de transférer à la SACEM la totalité de leurs droits d'auteur pour le monde entier et pour une longue période. Il est allégué qu'un tel abus pourrait affecter le commerce entre États membres en ce qu'il ferait obstacle à la liberté des auteurs et compositeurs ayant adhéré à la SACEM de s'adresser à loisir à des sociétés de droits d'auteur dans
d'autres États membres pour certaines catégories de leurs droits ou pour l'exploitation de leurs droits dans certains pays. Comme cela a été souligné avec force, non seulement pour le compte de Greenwich mais également pour celui de la Commission, il est absolument évident qu'un tel abus (s'il s'est produit) pourrait affecter en ce sens le commerce entre les États membres. S'il en est ainsi, il serait sans importance pour l'espèce, que, dans le litige particulier mettant en cause les droits d'un
adhérent de la SACEM, les parties devant la Cour soient toutes françaises et que l'objet du litige soit la rémunération financière afférente à l'exploitation de ces droits dans des pays tiers.

L'exploitation des droits d'un auteur ou d'un compositeur dans des pays tiers est quelque chose qu'il pourrait, tout autant que l'exploitation de ses droits dans cet État membre lui-même ou dans un autre État membre, choisir de confier à une société de droits d'auteur dans un autre État membre, s'il en avait la liberté. La Commission a ainsi cité comme exemple le fait qu'un auteur ou compositeur français pourrait estimer que la Performing Right Society britannique est mieux placée que la SACEM pour
gérer l'exploitation de ses droits d'auteur dans les pays anglophones.

En conclusion nous pensons que, en réponse à la question qui vous a été soumise par la Cour de cassation, vous devriez dire pour droit que:

1. Lorsqu'il y a eu, de la part d'une entreprise, un abus de position dominante à l'intérieur du marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci, l'article 86 du traité peut s'appliquer en ce qui concerne l'exécution dans des pays tiers de contrats conclus dans le territoire d'un État membre par des parties dépendant de cet État, si l'abus est susceptible d'affecter le commerce entre États membres.

2. Lorsque la question est soulevée devant une juridiction d'un État membre, c'est à cette juridiction d'établir si, et dans quelle mesure, le caractère illicite de l'abus entraîne la nullité des contrats qui y sont liés ou modifie leurs effets.

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( 1 ) Traduit de l'anglais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 22/79
Date de la décision : 04/10/1979
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour de cassation - France.

Propriété intellectuelle, industrielle et commerciale

Concurrence

Ententes

Position dominante


Parties
Demandeurs : Greenwich Film Production
Défendeurs : Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) et Société des éditions Labrador.

Composition du Tribunal
Avocat général : Warner
Rapporteur ?: Donner

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1979:230

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