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13/12/1978 | CJUE | N°103

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Warner présentées le 13 décembre 1978., Société des Usines de Beaufort et autres contre Conseil des Communautés européennes., 13/12/1978, 103


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 13 DÉCEMBRE 1978 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Les affaires sur lesquelles nous avons à nous prononcer aujourd'hui ont été introduites sur la base de l'article 173 du traité CEE par les sept entreprises produisant du sucre à la Guadeloupe et à la Martinique. La requérante dans chacune de ces actions demande que le règlement (CEE) no 298/78 du Conseil du 13 février 1978 soit déclaré nul et de nul effet. L'association professionnelle des

requérantes, le Syndicat général des producteurs de sucre et de rhum des Antilles françaises, est ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 13 DÉCEMBRE 1978 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Les affaires sur lesquelles nous avons à nous prononcer aujourd'hui ont été introduites sur la base de l'article 173 du traité CEE par les sept entreprises produisant du sucre à la Guadeloupe et à la Martinique. La requérante dans chacune de ces actions demande que le règlement (CEE) no 298/78 du Conseil du 13 février 1978 soit déclaré nul et de nul effet. L'association professionnelle des requérantes, le Syndicat général des producteurs de sucre et de rhum des Antilles françaises, est intervenu à
l'instance à l'appui des conclusions des requérantes.

Le Conseil ayant opposé une fin de non-recevoir aux requérantes sur la base de l'article 91 du règlement de procédure de la Cour, celle-ci a décidé de limiter les plaidoiries à ce point précis. Il a été plaidé le 30 novembre 1978. C'est donc à ce point que nous nous tiendrons présentement.

L'organisation commune des marchés dans le secteur du sucre, laquelle repose maintenant sur le règlement du Conseil (CEE) no 3330/74 du 19 décembre 1974 (JO no L 359 du 31. 12. 1974), vous est familière, Messieurs, et notamment le régime des quotas établi par les articles 23 et suivants de ce même règlement.

L'article 23 prévoit que ce régime est applicable pour les campagnes sucrières de 1975-1976 à 1979-80 incluses.

L'article 24, paragraphe 1, dispose que les États membres attribuent un «quota de base» à chaque entreprise qui a exploité son quota de base pendant la campagne sucrière 1974-1975. Le texte en langue anglaise de cette disposition dit, en fait, «used up», laissant entendre par là qu'une entreprise n'a droit à aucun quota pour aucune des campagnes de 1975-76 à 1979-80 si elle n'a pas épuisé son quota de base pendant la campagne sucrière 1974-1975. La lecture du texte de la disposition dans les cinq
autres langues officielles des Communautés ainsi que des considérants et dispositions du règlement pris dans leur ensemble montre clairement toutefois que le texte en langue anglaise est libellé erronément sous ce rapport. Le droit d'une entreprise à un quota de base pour une campagne sucrière quelconque n'est pas lié à la condition qu'elle ait exploité la totalité de son quota de base pour la campagne 1974-1975. La question présente une certaine importance dans la présente affaire, étant donné que
le Conseil soutient, sans être contredit sur ce point par les requérantes, qu'aucune de celles-ci n'a jamais produit plus d'une fraction de son quota de base, et cela dès avant la campagne 1974-1975.

L'article 24, paragraphe 2, précise la manière suivant laquelle les États membres procéderont à l'attribution prévue par le paragraphe 1 de cette même disposition. La méthode, en bref, est la suivante. Le dernier alinéa du paragraphe 2 de l'article 24 attribue à chaque État membre une «quantité de base». Dans le cas de la France, la quantité de base est de 2996000 tonnes, laquelle se décompose en deux parties: 2530000 tonnes pour la métropole et 446000 tonnes pour les départements d'outre-mer. Le
premier alinéa de l'article 24, paragraphe 2, définit une formule aux termes de laquelle tout État membre est tenu de diviser sa quantité de base, ou la partie de celle-ci attribuée à chacune de ses régions, entre les entreprises situées dans cet État ou dans cette région par référence à la production de chacune d'elles au cours des campagnes sucrières 1968-69 à 1972-73. Cette formulé est établie de manière à ne conférer aucun pouvoir discrétionnaire, quel qu'il soit, aux États membres. Il est
toutefois dit que sa mise en œuvre se fait sans préjudice de certaines dispositions qui sont les suivantes:

a) le deuxième alinéa de l'article 24, paragraphe 2, prévoyant que lorsque la production de référence d'une entreprise est inférieure à son quota de base de la campagne sucrière 1974-1975, ce quota sera utilisé au lieu de l'autre dans l'application de la formule;

b) le troisième alinéa, conférant aux États membres un pouvoir discrétionnaire limité pour s'écarter de la formule dans certaines circonstances déterminées;

c) l'article 24, paragraphe 3 — qui présente une importance fondamentale dans la présente affaire — , prévoyant que :

«Le Conseil, statuant, à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission, arrête les règles générales pour l'application du présent article et les dérogations éventuelles à ces dispositions»;

d) enfin, l'article 24, paragraphe 4, prévoyant que si des modalités d'application de l'article 24 s'avèrent nécessaires, elles sont arrêtées selon la «procédure du Comité de gestion».

Il n'est guère besoin de vous rappeler, Messieurs, que le sucre produit dans le cadre du quota de base d'une entreprise, communément dénommé sucre «A», donne droit au bénéfice plein et entier des mécanismes de soutien des prix prévus par le règlement et notamment au remboursement des frais de stockage (article 8), à l'achat au prix d'intervention (article 9) et aux restitutions à l'exportation (article 19).

Aux termes de l'article 25, chaque entreprise pour laquelle un quota de base a été fixé peut se voir attribuer un «quota maximum», égal à son quota de base affecté d'un coefficient fixé annuellement par le Conseil. Le sucre produit par une entreprise au-delà de son quota de base, mais dans les limites de son quota maximum, dit sucre «B», donne également droit au bénéfice plein et entier des mécanismes de soutien des prix, mais est assujetti à une cotisation à la production en vertu de l'article 27.

Quant au sucre produit par une entreprise en dehors de son quota maximum, soit le sucre «C», aux termes de l'article 26, il ne bénéficie pas de soutien des prix et ne peut être négocié sur le marché intérieur. Il doit être exporté hors de la Communauté sans bénéficier d'une restitution.

Le jour même où il adoptait le règlement no 3330/74, le Conseil arrêtait également le règlement CEE no 3331/74 «relatif à l'attribution et à la modification des quotas de base dans le secteur du sucre» (JO no L 359 du 31. 12. 1974). Ce faisant, le Conseil agissait en vertu de l'article 24, paragraphe 3, du règlement no 3330/74, si bien qu'il eût pu le faire sur la base d'une simple proposition de la Commission. Toutefois, le Conseil avait en plus l'avantage de disposer d'un avis du Parlement
européen et d'un avis du Comité économique et social.

La plus grande partie du règlement no 3331/74 traite des conséquences, sous l'angle des quotas de base, d'événements tels que les fusions, aliénations et cessations d'activités d'entreprises. Le règlement attribue toutefois aussi aux États membres le pouvoir de «diminuer le quota de base de chaque entreprise d'une quantité n'excédant pas, pour toute la période du 1er juillet 1975 au 30 juin 1980, 5 % du quota de base attribué originairement», «afin de tenir compte des changements éventuels dans la
structure de l'industrie sucrière et de la culture betteravière» — voir le 3e considérant et l'article 2, paragraphe 1. L'article 2, paragraphe 1, poursuit en disposant que «les États membres attribuent la quantité retranchée à une ou plusieurs autres entreprises». L'article 2, paragraphe 2, confère des pouvoirs spéciaux à la République italienne en vue de modifier le quota de base des entreprises situées sur son territoire dans la mesure nécessaire pour permettre la réalisation de projets de
restructuration soumis à la Commission.

Dans la mesure où il intéresse les présentes affaires, le règlement no 298/78 (JO no L 45 du 16. 2. 1978) dont les requérantes cherchent à contester la validité par les recours dont il s'agit en l'espèce, a été adopté par le Conseil en venu de l'article 24, paragraphe 3, du règlement no 3330/74, sur une proposition de la Commission, sans aucun avis du Parlement européen ou du Comité économique et social. Le Conseil y expose les considérations suivantes:

«… depuis l'entrée en vigueur de l'organisation commune des marchés du sucre, la production de sucre des départements français de la Guadeloupe et de la Martinique n'a jamais atteint la somme des quotas de base des entreprises établies dans ces départements et … les surfaces plantées en canne à sucre ont même régressé à la Martinique; . .. les perspectives de production ne permettent pas d'envisager, pour la plupart des entreprises en question, un changement de cette situation;

… dans le département français de la Réunion, il existe des possibilités d'extension des surfaces plantées en canne à sucre; … la seule autre culture alternative à celle de la canne, celle du géranium, est en déclin continu et ne présente plus aucune perspective valable;

… la production dans le département de la Réunion est répartie entre environ 15000 planteurs exploitant des surfaces restreintes; … il y a lieu, dès lors, en vue de mieux assurer un revenu équitable à ces planteurs, de faire usage des possibilités d'extension de ces surfaces; . . la condition préalable à toute amélioration des revenus des planteurs réside dans l'accroissement des quotas de base des entreprises sucrières en question;

… il convient, pour ces motifs, d'ouvrir la possibilité d'utiliser au profit de la Réunion une partie, non utilisée à là Guadeloupe et à la Martinique, de la quantité de base de la République française affectée par le règlement (CEE) no 3330/74 à ces départements d'outre-mer;

… il y a lieu, dès lors, de prévoir une augmentation du pourcentage dans la limité duquel la République française pourra modifier les quotas de base des entreprises établies dans ses départements d'outre-mer;... à cet effet, le règlement (CEE) no 3331/74 du Conseil … doit être modifié en conséquence …»

La partie opérationnelle du règlement se compose de deux articles.

L'article 1 ajoute ou vise à ajouter à l'article 2 du règlement no 3331/74 un nouveau paragraphe dont les termes essentiels sont les suivants:

«Par dérogation à l'article 24, paragraphe 2, premier, deuxième et troisième alinéas, du règlement (CEE) no 3330/74 et au paragraphe 1 du présent article, la République française peut diminuer le quota de base de chaque entreprise établie dans ses départements d'outre-mer sur la base de plans de restructuration du secteur de la canne et du secteur du sucre de ces départements, d'une quantité n'excédant pas, pour toute la période du 1er juillet 1977 au 30 juin 1980, 10 % du quota de base de chacune
d'elles, applicable durant la campagne sucrière 1976-1977.

La République française attribue le quota modifié . . .

Les plans de restructuration et les mesures affectant les quotas de base qui en découlent sont communiqués sans délai à la Commission.»

L'article 2 du règlement prescrit seulement la date à laquelle le règlement doit entrer en vigueur ainsi que celle (le 1er juillet 1977) à laquelle il est applicable.

Par leurs recours, les requérantes cherchent à contester la validité de ce règlement sur la base de deux moyens.

Elles soutiennent tout d'abord que le règlement est incompatible avec les règlements no 3330/74 et no 3331/74. Elles font valoir à cet effet que l'article 24, paragraphe 2, du règlement no 3330/74 établit le principe que les quotas de base doivent être fixés pour une période de 5 années. La mesure dans laquelle il est permis de déroger à ce principe a été définie par le Conseil dans le règlement no 3331/74. En tant que cela intéresse les présentes affaires, un État membre pouvait diminuer le quota
de base d'une entreprise à concurrence d'une quantité totale n'excédant pas, pour toute la période quinquennale, 5 % du quota de base. Le Conseil n'avait pas le pouvoir, disent les requérantes, de porter subséquemment ce pourcentage à 10 %.

En second lieu, les requérantes soutiennent que le règlement no 298/78 est incompatible avec le paragraphe 3 de l'article 40 du traité, lequel interdit toute discrimination entre producteurs de la Communauté. Le règlement, affirment-elles, les isolerait en faisant d'eux les seuls producteurs de sucre de la Communauté qui, abstraction faite de la position spéciale des producteurs italiens, seraient susceptibles de voir réduire leur quota de base de plus de 5 %. Les considérants de ce règlement
permettraient de dire, en particulier, qu'il doit être compris comme créant une discrimination entre elles-mêmes, les requérantes, et les producteurs de la Réunion.

Le Conseil soutient, pour sa part, que les recours sont irrecevables, moyen pris de ce que le règlement ne constitue pas une décision concernant directement et individuellement les requérantes au sens de l'article 173 du traité.

Cette argumentation soulève, en théorie, trois questions:

1) L'acte dont la validité est contestée constitue-t-il en réalité une décision, «bien qu'il soit pris sous l'apparence d'un règlement»?

2) Dans l'affirmative, s'agit-il d'une décision concernant directement ceux qui la contestent?

3) En ce cas, s'agit-il d'une décision les concernant individuellement?

La première question n'apparaît pas dans cette affaire au premier plan de l'argumentation des parties. Celles-ci se sont en effet concentrées sur la deuxième et la troisième question, croyant, pensons-nous, qu'une réponse correcte à celles-ci entraînerait une réponse correcte à la première.

Le Conseil est allé jusqu'à dire que le règlement no 298/78 ne concerne les requérantes ni directement ni individuellement. C'est là une affirmation qui ne saurait être justifiée, selon nous. Les requérantes font partie d'un groupe d'opérateurs commerciaux déterminé et connu, à savoir les producteurs de sucre établis dans les départements français d'outre-mer qui, ayant exploité leur quota de base en 1964-1965, se sont vu attribuer des quotas pour les cinq années suivantes. Il existe une ample
jurisprudence de la Cour établissant que si un acte d'une institution de la Communauté affecte un groupe ainsi délimité d'une manière différente de l'incidence qu'il a sur toute autre personne, cet acte «concerne individuellement» chaque membre de ce groupe. Nous avons cité la jurisprudence existant à cet égard dans nos conclusions dans l'affaire 100/74 CAM/Commission (Recueil 1975, p. 1406 et suiv.). Depuis lors sont intervenus les arrêts de la Cour dans cette affaire même (voir notamment les
attendus nos 15 à 19) et dans l'affaire 88/76 Société pour l'exportation des sucres/Commission (Recueil 1977, p. 709, en particulier les attendus nos 10 et 11). Un tel groupe doit être distingué d'une catégorie de personnes dont l'identité de ceux qui la composent peut être susceptible, à un moment donné, de faire l'objet d'une détermination plus ou moins précise, mais qui est définie sur un plan général de manière à y inclure, par exemple, tout qui exerce une forme particulière d'activité
commerciale.

Le Conseil se trouve, selon nous, sur un terrain plus ferme lorsqu'il soutient que le règlement no 298/78 ne concerne pas «directement» les requérantes, parce qu'il ne fait rien d'autre qu'attribuer un pouvoir discrétionnaire à la République française. Ici aussi la jurisprudence de la Cour est claire et constante. Lorsqu'un acte d'une institution communautaire n'a pas lui-même d'effet immédiat sur les droits d'une personne, mais habilite seulement un État membre à entreprendre une action pouvant
avoir tel effet, c'est non pas l'acte de l'institution communautaire, mais l'action de l'État membre, si tant est qu'il y en ait une, qui peut concerner directement cette personne; et cette action peut être contestée, si tant est que la chose soit possible, devant le juge national compétent, mais non pas devant votre Cour au titre de l'article 173, bien que la validité de l'acte communautaire puisse évidemment être mise en cause dans le cadre d'un renvoi du tribunal national, effectué sur la base de
l'article 177 du traité. La jurisprudence antérieure sur ce point est également citée dans nos conclusions dans l'affaire CAM, affaire depuis laquelle sa portée à été confirmée par l'arrêt intervenu dans l'affaire 123/77, UNICME/Conseil (Recueil 1978, p. 845), arrêt sur lequel le Conseil se fonde, à juste titre, selon nous.

Deux arrêts de la Cour, à savoir ceux dans les affaires 106 et 107/63, la première affaire Toepfer (Recueil 1965, p. 405) et dans l'affaire 62/70, l'affaire Bock (Recueil 1971, p. 897) établissent l'existence d'une exception apparente à ce principe. Ils montrent que, dans certaines circonstances, un acte d'une institution communautaire qui, apparemment, se limite à attribuer un pouvoir discrétionnaire à un État membre, peut être considéré comme concernant néanmoins de manière directe une personne
qu'il affecte, s'il n'y avait aucun doute à l'époque où l'acte en question a été adopté sur la manière suivant laquelle l'État membre exercerait ce pouvoir discrétionnaire. C'est sans doute en ayant cette jurisprudence présente à l'esprit que l'avocat des requérantes nous a dit à l'audience que l'examen d'une certaine correspondance échangée entre le gouvernement français et la Commission (correspondance qui ne figure pas au dossier de l'affaire) révèle que le règlement no 298/78 a été adopté à la
demande du gouvernement français. Il nous a dit aussi que le pouvoir discrétionnaire attribué à la République française par le règlement en question avait été exercé par le moyen d'un arrêté qui a été notifié aux requérantes en août 1978. Nous avouerons que ce que nous a dit l'avocat des requérantes ne nous a pas paru suffisant pour étendre l'exception précitée au cas qui nous occupe. Mais, quoi qu'il en soit, nous estimons que la Cour doit marquer son adhésion à la règle bien établie qu'elle ne
peut pas prendre connaissance de problèmes soulevés pour la première fois à l'audience, tout particulièrement en l'absence des preuves nécessaires à leur solution.

Dans leurs mémoires, les requérantes ont cherché à se soustraire à la conclusion que le règlement ne les concerne pas directement et que leurs recours sont irrecevables de ce fait; cela par trois moyens.

Tout d'abord, elles ont soulevé un problème de procédure. Elles ont soutenu que la demande interlocutoire, présentée par le Conseil en vertu de l'article 91 du règlement de procédure, est elle-même irrecevable, étant donné que le Conseil soulève non seulement dans celle-ci la question de la recevabilité des recours mais brode également sur elle, fût-ce succinctement, des questions relatives au fond de l'affaire. Nous croyons qu'il suffit de dire à ce sujet qu'une demande au titre de l'article 91 du
règlement de procédure n'est pas viciée, selon nous, si elle entre dans des questions de fond, quoiqu'il ne fasse aucun doute que son auteur peut être condamné aux dépens si elle le fait d'une manière excessive.

En second lieu, les sociétés requérantes ont cherché à différencier l'affaire UNICME en faisant valoir que les requérantes dans cette affaire ne constituaient pas un groupe bien délimité. Cela est vrai, sans conteste, et il faut en conclure que l'affaire UNICME se différencie de celle de l'espèce sur la question de l'intérêt «individuel», mais il n'en reste pas moins que cette jurisprudence est pertinente sur la question de l'intérêt «direct».

En troisième lieu, les requérantes ont soutenu que le règlement no 298/78 les concerne directement, en ce qu'il a pour effet immédiat (s'il est valide) de leur enlever à chacune d'elles le «droit» de ne pas voir son quota de base réduit de plus de 5 % pour toute la période du 1er juillet 1975 au 30 juin 1980. Le pouvoir discrétionnaire que le règlement critiqué confère au gouvernement de la République française constitue, selon elles, une atteinte portée à ce «droit».

En liaison avec ce troisième moyen, les requérantes avancent deux moyens subsidiaires.

Le premier consiste à dire que l'argument considéré, parce qu'il est fondé sur la proposition que sous l'effet des dispositions combinées des règlements no 3330/74 et no 3331/74, chaque producteur de sucre dans la Communauté possède un «droit» à ne pas voir son quota de base réduit de plus de 5 %, est à ce point «intimement lié» au fond même de l'affaire que la question de la recevabilité de leurs recours devrait ne pas être tranchée sur une simple demande interlocutoire.

Nous croyons, Messieurs, qu'il suffit de dire à cet égard que l'auteur d'un recours devant votre Cour, ne saurait, à force de baser sur la même proposition à la fois un moyen relatif à la recevabilité de cette action et un moyen concernant le fond de Cette dernière, empêcher la Cour d'examiner la question de la recevabilité de l'action dès le seuil de l'instance, en vertu de l'article 91 du règlement de procédure.

Le second moyen développé par les requérantes à titre subsidiaire consiste à dire que le «droit» de chacune d'elles de ne pas voir son quota de base réduit de plus de 5 % constitue un élément de l'actif de son entreprise qu'il est en droit de faire figurer dans son bilan. Et de fait, les requérantes ont produit un rapport élaboré par la Société d'expertise-comptable fiduciaire de France dans lequel il est dit qu'il est d'usage chez les sucriers d'inclure la valeur de leur quota de base dans leur
bilan et le rapport cite, à titre d'exemple, une distribution de parts effectuée par l'une des requérantes à la suite d'une acquisition d'actifs comprenant de tels quotas.

Il nous paraît évident toutefois qu'une entreprise ne saurait se fonder sur la manière dont est établi son bilan, même s'il l'est de la sorte sur le conseil d'experts-comptables, pour prouver les droits qui lui seraient consentis au titre de la législation communautaire. La détermination de ces droits est un problème non pas comptable, mais juridique.

Ainsi le véritable problème est-il de savoir si les requérantes ont raison de soutenir que par l'effet combiné des règlements no 3330/74 et no 3331/74, il leur a été conféré le droit de ne pas voir leur quota de base réduit de plus de 5 % durant la période du 1er juillet 1975 au 30 juin 1980.

Les requérantes ne nient pas, naturellement, que par l'article 24, paragraphe 3, du règlement no 3330/74, le Conseil s'est réservé le pouvoir d'arrêter des dérogations aux dispositions précédentes de cet article en statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission. Nous croyons comprendre que ce que disent les requérantes, c'est que le Conseil pouvait exercer ce pouvoir une seule fois seulement; l'ayant exercé par le règlement no 3331/74, il lui était interdit de l'exercer de nouveau
pendant la durée de validité du règlement no 3330/74.

Nous ne voyons, quant à nous, aucune raison de donner à l'article 24, paragraphe 3, un sens aussi restreint. Il ne nous a pas échappé que dans ses conclusions dans les affaires 103, 125 et 145/77 Royal Scholten-Honig (Holdings) Ltd. et autres/Intervention Board for Agricultural Produce et autres (20 juin 1978, inédit), M. l'avocat général Reischl a exprimé, à diverses reprises, l'opinion que les règles en matière de quotas figurant dans l'organisation commune des marchés dans le secteur du sucre,
lesquelles doivent rester en vigueur jusqu'en 1980, ont créé des «droits». Il a toutefois nuancé son opinion en se servant des mots «en un certain sens». De plus, à la lecture de ses conclusions, considérées dans leur entier, nous n'avons pas acquis le sentiment qu'il songeait au problème spécifique qui se pose dans la présente affaire.

Le pouvoir dévolu au Conseil par l'article 24, paragraphe 3, est sans nul doute limité, en ce qu'il est soumis aux principes généraux du droit communautaire dont l'existence vise à garantir que les pouvoirs discrétionnaires dont disposent les institutions de la Communauté ne soient pas exercés de manière arbitraire ou inéquitable. Mais, comme nous l'avons dit, nous ne voyons aucune raison de soutenir que ce pouvoir n'est pas continu.

A l'audience, l'avocat des requérantes a allégué que si les règlements no 3330/74 et no 3331/74 ne conféraient pas de droits acquis aux requérantes, ces règlements leur donnaient à tout le moins des espérances légitimes que le règlement no 298/78 a déçues. Nous ne croyons pas qu'il en soit ainsi, mais cette question non plus n'a pas été soulevée dans les mémoires et nous croyons que la Cour ne saurait en connaître.

Pour ces motifs, et sans vouloir approfondir la question de savoir si le règlement no 298/78 peut, en tout état de cause, être considéré comme constituant une «décision», nous conclurons au rejet des moyens et conclusions des requérantes ainsi qu'à l'irrecevabilité de ces dernières en leurs recours. Si vous nous suivez en cela, Messieurs, il conviendra, croyons-nous, de mettre les dépens de l'intervention à charge de l'intervenante et de condamner les requérantes aux autres dépens de l'instance —
voir l'affaire 26/76 Metro/Commission (Recueil 1977, p. 1875).

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( 1 ) Traduit de l'anglais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 103
Date de la décision : 13/12/1978
Type de recours : Recours en annulation - irrecevable

Analyses

Agriculture et Pêche

Sucre

Départements français d'outre-mer


Parties
Demandeurs : Société des Usines de Beaufort et autres
Défendeurs : Conseil des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Warner
Rapporteur ?: Donner

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1978:228

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