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12/11/1975 | CJUE | N°95

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Trabucchi présentées le 12 novembre 1975., Union nationale des coopératives agricoles de céréales et autres contre Commission et Conseil des Communautés européennes., 12/11/1975, 95


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. ALBERTO TRABUCCHI,

PRÉSENTÉES LE 12 NOVEMBRE 1975 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

En-dehors de toute considération d'opportunité, ce n'est que sur la base d'une décision expresse du législateur qu'il serait juridiquement admissible de mettre à la charge de la généralité des contribuables, le risque de change normalement couru, à notre époque, par les entreprises travaillant sur le marché international.

Vous avez déjà relevé que le mécanisme des montants compensatoires mo

nétaires à l'exportation, que le législateur communautaire a placés sur le même plan que les restit...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. ALBERTO TRABUCCHI,

PRÉSENTÉES LE 12 NOVEMBRE 1975 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

En-dehors de toute considération d'opportunité, ce n'est que sur la base d'une décision expresse du législateur qu'il serait juridiquement admissible de mettre à la charge de la généralité des contribuables, le risque de change normalement couru, à notre époque, par les entreprises travaillant sur le marché international.

Vous avez déjà relevé que le mécanisme des montants compensatoires monétaires à l'exportation, que le législateur communautaire a placés sur le même plan que les restitutions à l'exportation uniquement en ce qui concerne le système de financement, n'a pas été institué pour protéger les intérêts particuliers des opérateurs économiques, mais essentiellement pour remédier aux inconvénients que l'instabilité monétaire pouvait créer pour le bon fonctionnement des organisations communes de marché; et,
qu'en conséquence, ce régime ne peut pas être considéré comme l'équivalent d'une protection des opérateurs économiques contre les risques liés aux variations des taux de change. Si dans l'arrêt 74-74, CNTA (Recueil 1975, p. 549) qui a fixé ces critères et qui constitue un précédent important pour les présentes affaires, vous avez reconnu la responsabilité de la Communauté pour une partie du dommage (le «damnum emergens») résultant pour l'entreprise requérante d'une modification de la réglementation
des montants compensatoires, effectuée sans aucun préavis et sans mesures transitoires, nous savons que la condamnation conséquente a été fondée exclusivement sur la violation de la confiance que l'entreprise requérante pouvait légitimement avoir dans le maintien de la réglementation antérieure plus favorable. Vous avez reconnu l'existence et l'obligation de protéger cette attente, en considération des circonstances qui caractérisaient l'affaire: en particulier l'absence de préavis relatif aux
modifications adoptées avec effet immédiat, et le manque total de mesures transitoires.

Le problème principal qui se pose donc dans les affaires en question est de voir si, compte tenu de la manière dont les faits se sont déroulés, les requérantes peuvent revendiquer une confiance digne de protection pour continuer à bénéficier du régime antérieur à celui qui a été institué par le règlement du Conseil no 1112/73 du 30 avril 1973, et que le règlement de la Commission no 1463/73 du 30 mai 1973 a rendu applicable, à partir du 4 juin 1973 aux exportations effectuées postérieurement à cette
date en exécution d'engagements pris avant l'application ou l'entrée en vigueur de ces actes modificatifs.

Disons tout d'abord, que, dans l'optique de votre jurisprudence précitée, la protection des intérêts particuliers au maintien du bénéfice d'un système que le législateur a modifié ou abrogé, n'est admissible qu'à titre exceptionnel, essentiellement pour des raisons d'équité. Pour reconnaître une confiance légitime susceptible de produire cet effet, il faudra donc, dans tous les cas, que le sujet qui entend s'en prévaloir ait pu continuer à travailler dans la conviction objectivement justifiée que le
régime en considération duquel il concluait ses affaires ne subirait pas de modifications avant l'époque où les conditions de fait nécessaires pour l'acquisition et la détermination concrète de son droit aux montants compensatoires, se soient réalisées.

Nous savons que, par leur fonction même, ces montants ne sont pas susceptibles de fixation anticipée, comme le sont au contraire les restitutions à l'exportation. Ils ne sont déterminés qu'au moment de l'exportation en fonction du rapport de change en vigueur entre les monnaies considérées.

Le règlement no 1112/73 a modifié substantiellement le régime des montants compensatoires, instauré par le règlement no 974/71, et cela en appliquant, dans le secteur agricole, la décision du 11 mars 1973 par laquelle les ministres des finances des États membres, réunis au sein du Conseil, ont décidé de maintenir un écart de 2,25 % pour les monnaies des États membres, à l'exception temporaire de trois États, pour des raisons conjoncturelles. Ce fait comportait la renonciation des États membres à
soutenir le dollar américain et, par conséquent, à le maintenir comme monnaie de référence dans le fonctionnement des mécanismes communautaires et en particulier du système des montants compensatoires dans le commerce international.

Le 12 mars, le Conseil chargeait la Commission de préparer les modifications qui, en conséquence, apparaissaient nécessaires pour le fonctionnement des mécanismes de l'organisation communautaire des marchés agricoles. A partir de ce moment, il devait être clair pour tout opérateur avisé que le régime des montants compensatoires monétaires ne pourrait plus continuer à être basé sur le rapport de change entre la monnaie nationale intéressée et le dollar américain. Et au cas où ce fait n'aurait pas
encore été évident pour tous, il aurait dû le devenir au moins le 21 mars suivant, lorsque la Commission a présenté au Conseil la proposition de règlement en vue de la modification prévue du régime des montants compensatoires. Cette proposition fut certainement connue sans retard des opérateurs intéressés.

Du moment que cette modification proposée n'était pas due à une initiative autonome de la Commission, mais répondait à une demande du Conseil lui-même, on doit exclure que, dans ces circonstances et pour des opérations d'exportation qui selon les prévisions devaient être réalisées dans un délai de plusieurs mois, les opérateurs aient pu encore avoir une confiance légitime dans le maintien d'une réglementation qui — on le savait — devait être radicalement modifiée. En effet, il était parfaitement
prévisible que la nouvelle réglementation ne devait pas rencontrer de difficultés pour être accueillie par le Conseil qui l'avait demandée. Et puisqu'il était non moins évident qu'elle était destinée à dissocier le calcul des montants compensatoires, des fluctuations du dollar par rapport aux monnaies européennes, les opérateurs disposaient d'éléments d'information suffisants pour se rendre compte que, dans un avenir très proche, la réglementation communautaire ne les garantirait plus contre les
fluctuations du dollar, à la baisse. A partir de ce moment, un observateur avisé aurait dû se prémunir soit en fixant une monnaie autre que le dollar pour ses ventes à l'étranger soit en établissant des délais de livraison très brefs, soit, en tout état de cause, en calculant le risque de change que la modification législative annoncée pouvait à bref délai entraîner, à son égard, pour les engagements qu'il allait prendre.

Les entreprises ont pu bénéficier du régime antérieur pour les exportations effectuées jusqu'au 4 juin. A partir du moment où il devait être évident que la réglementation des montants compensatoires allait être modifiée, les interessés ont donc disposé d'un laps de temps raisonnable pour prendre des mesures utiles.

Aucune demande de certificat revêtant de l'importance dans la présente affaire n'a été présentée avant le 30 mars 1973. A cette date, tous les opérateurs intéressés étaient parfaitement au courant de la proposition de la Commission du 21 mars.

Nous estimons donc que la situation subjective de confiance légitime, qui est nécessaire pour imposer à la Communauté la charge de réparer les pertes subies par les entreprises qui, en se fiant à leurs espoirs, ont pris des engagements définitifs, fait défaut pour toutes les opérations auxquelles les requérantes se réfèrent.

Toutefois, ces dernières, outre qu'elles se fondent sur l'exigence générale de protection de la confiance légitime, affirment aussi posséder, à l'égard des montants compensatoires, un droit acquis qu'elles présentent comme un droit à une créance future dont le montant est déterminé lors de l'exportation.

Cependant, cette thèse est déjà démentie par votre jurisprudence. L'arrêt déjà mentionné rendu dans l'affaire 74-74, tout en donnant partiellement satisfaction au requérant en ce qui concerne la non-perception de la somme espérée des montants compensatoires, s'était fondé exclusivement sur le principe de la protection de la confiance et non pas sur celui du respect d'un droit, et, sur cette base, il avait reconnu l'obligation d'indemniser le dommage subi par le requérant, uniquement dans la mesure
strictement nécessaire pour lui éviter une perte: cette limitation aurait été inadmissible si l'intéressé avait pu revendiquer un véritable droit à obtenir, pour le calcul des montants compensatoires monétaires, l'application des règles qui étaient en vigueur au moment où il a demandé ou obtenu le certificat d'exportation.

La distinction que les requérantes dans les présentes affaires cherchent à établir entre le régime facultatif dont l'application faisait l'objet de l'affaire citée et le régime obligatoire que nous considérons actuellement, n'a aucune importance pour la détermination de l'existence ou de l'inexistence d'un droit des opérateurs aux montants compensatoires. En effet, du moment que, sous le régime facultatif, un État avait décidé de se prévaloir de la faculté, que lui offre la réglementation
communautaire, d'accorder des montants compensatoires, la situation de l'entreprise exportatrice, par rapport à l'application du système des montants compensatoires, n'était pas substantiellement différente de celle où le droit communautaire prévoit obligatoirement le paiement de ces montants, sans qu'il soit nécessaire que la condition de la décision positive de l'État soit remplie.

A titre subordonné, dans le cas où vous estimeriez ne pas devoir admettre ces conclusions pour toutes les opérations en question, nous pensons qu'il faudrait repousser du moins toutes les demandes d'indemnisation concernant des opérations effectuées sur la base de certificats demandés après le 30 avril 1973.

Conformément à la décision mentionnée du ministère des finances du 11 mars 1973, l'article 1 du règlement cité du Conseil, du 30 avril, qui a remplacé l'article 2, paragraphe 1, du règlement no 974/71, institue, pour la fixation des montants compensatoires, un nouveau mécanisme qui, à la différence de ce que prévoyait la règle précédente, ne considère pas le rapport de change entre la monnaie de l'État membre en question et le dollar américain.

Par conséquent, au moins à partir de la publication de ce règlement, il était évident que les opérateurs économiques ne pouvaient plus compter sur le maintien, à leur égard, du bénéfice du régime antérieur, lequel cesserait automatiquement d'être applicable à partir du jour de l'entrée en vigueur des modalités nécessaires à son application, que la Commission devait adopter conformément à l'article 6 du règlement no 974/71. Il est vrai que le règlement no 1112 ne précisait pas la date à laquelle elle
devait prendre ces mesures d'application; mais, s'agissant d'un secteur particulièrement sensible aux mouvements monétaires, qui se produisaient à l'époque, tout opérateur avisé aurait dû penser que ces mesures ne pouvaient pas tarder. Et puisque, par ailleurs, le règlement no 1112/73 ne prévoyait aucune mesure transitoire, on peut certainement penser, qu'au moins à partir du 30 avril 1973, une confiance, au sens entendu par les requérantes, ne pouvait plus avoir de raison d'être. Les entreprises
étaient libres d'espérer des mesures transitoires: mais à leur risque et péril.

Dans cette perspective, sur la base de la confiance légitime, les demandes d'indemnisation qui se rapportent à des exportations effectuées en vertu de certificats demandés après la publication du règlement no 1112/73, sont totalement dénuées de fondement.

En ce qui concerne les exportations relatives à des certificats demandés au cours de la période comprise entre le 30 mars et le 30 avril 1973, il faudrait distinguer celles qui se rapportent à des certificats de durée normale et celle qui se réfèrent à des certificats de durée exceptionnelle. En effet, dans le premier cas, une fois que toutes les conditions de forme sont satisfaites, l'octroi du certificat suit presque automatiquement la demande et il est donc possible de faire remonter le droit à
l'exportation par fixation anticipée de la restitution au moment de la demande du certificat lui-même et à l'engagement corrélatif lié au versement de la caution imposée par les règles communautaires.

En revanche, dans le cas d'une demande de certificat d'exportation pour une durée supérieure à la normale, il n'est nullement garanti qu'elle ait une issue positive, puisque celle-ci est subordonnée à une autorisation spéciale de la Commission qui dispose à cet égard d'un large pouvoir discrétionnaire. Dans ce cas, l'engagement définitif d'effectuer l'exportation ne prend donc naissance qu'à partir du moment où le requérant reçoit une réponse favorable. C'est pourquoi, pour les opérations liées à
des certificats d'exportation d'une durée exceptionnellement longue, il faudra voir si ces certificats ont été obtenus, et non pas simplement demandés, avant ou après le 30 avril 1973. A l'égard des opérations effectuées sur la base de certificats obtenus après cette date, comme nous l'avons observé pour les opérations relatives à des certificats, même de durée normale, mais demandés après cette date, on ne pourra en aucun cas reconnaître une attente digne de protection.

Nous concluons donc, à titre principal, au rejet de tous les recours et à la condamnation des requérantes aux dépens.

A titre subsidiaire, nous concluons au rejet des demandes relatives à des exportations effectuées sur la base des certificats demandés après le 30 avril 1973 ou sur la base de certificats de durée exceptionnelle qui, quoique demandés avant cette date, ont été accordés postérieurement. Les autres demandes ne pourraient être accueillies que dans les limites de la réparation du «damnum emergens». Toutefois, pour les demandes d'indemnisation se référant à des certificats qui, bien qu'obtenus
antérieurement, ont fait l'objet d'un transfert après cette date, on devrait, dans tous les cas, exiger la preuve que ce transfert a eu lieu en exécution d'engagements certains et définitifs, stipulés avant cette date. Autrement, l'attente légitime du réquérant serait exclue.

Dans ce cas subordonné, il faudrait demander aux requérantes qui se trouveraient en situation de bénéficier de cette décision, de préciser toutes les données utiles à ce sujet, en réservant, à leur égard, la décision sur les dépens.

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( 1 ) Traduit de l'italien.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 95
Date de la décision : 12/11/1975
Type de recours : Recours en responsabilité - non fondé

Analyses

Céréales

Agriculture et Pêche

Mesures monétaires en agriculture

Responsabilité non contractuelle


Parties
Demandeurs : Union nationale des coopératives agricoles de céréales et autres
Défendeurs : Commission et Conseil des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Trabucchi
Rapporteur ?: Mackenzie Stuart

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1975:148

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